Sur les requêtes jointes de trois sociétés, le Conseil d’État s’est prononcé sur la régularité de l’article 4 du décret numéro 2003-751 du 1er août 2003 (JO 6 août 2003, p. 13571) transposant la directive numéro 2002/2/CE du 28 janvier 2002 (JOCE 6 mars 2002, n° L 63, p. 23) relative aux indications que doivent mentionner les emballages des aliments pour animaux. Cette directive avait été jugée régulière par la CJCE, alors qu’un doute sérieux sur la légalité du décret avait auparavant justifié sa suspension.
Le Conseil d’État se prononce ici sur les effets causés par les décisions juridictionnelles aux situations juridiques et les moyens dont il dispose pour les atténuer. Le juge administratif perfectionne son office en se reconnaissant la faculté de différer dans le temps les effets d’une décision juridictionnelle rejetant les conclusions aux fins d’annulation d’un acte réglementaire. Le principe posé, il en détermine les conditions et les modalités de mise en œuvre.
Le Conseil d’État rappelle implicitement que lorsque les conclusions d’un recours en annulation sont rejetées, l’effet produit est neutre pour l’acte attaqué. Une décision de rejet ne produit pas, à proprement parler, un effet rétroactif. La situation juridique est en principe laissée en l’état. L’acte continue d’être applicable, puisque l’introduction de la requête n’en a pas suspendu l’exécution suivant les dispositions de l’article L. 4 du code de justice administrative. La décision administrative pouvait donc être exécutée avant la décision juridictionnelle et elle continue de l’être après.
Toutefois, un arrêt de rejet est susceptible de modifier brutalement une situation juridique quand l’acte attaqué est préalablement suspendu par une ordonnance de référé (Code de justice administrative, article L. 521-1), comme en l’espèce. Le temps juridictionnel peut être suspendu, mais pas le temps réel, selon la formule du commissaire du gouvernement François Séners concluant sur la présente affaire. Selon les termes du juge administratif, l’acte dont il est mis fin à la suspension : « trouve ou retrouve application dès le prononcé de cette décision » car celle-ci est toujours provisoire et prend fin au jour où le juge saisi du principal statue. Aussi, le sens de la décision juridictionnelle importe peu. Néanmoins, si le juge administratif rejette le recours en annulation, le doute sérieux ayant motivé la suspension de l’exécution est dissipé. Dès lors, la décision administrative devient ou redevient immédiatement et automatiquement applicable. Nul n’est besoin pour l’administration d’en faire la demande.
Tel avait été le cas en l’espèce, une ordonnance rendue par le juge des référés avait suspendu l’exécution de l’article 4 du décret contesté (CE, ord., 29 octobre 2003, Société Techna, requête numéro 260768). Or, les articles 10 et 11 du décret de 2003 prévoient une période de transition de trois mois durant laquelle ce texte n’est pas applicable, afin que ses destinataires puissent avoir le temps de se conformer à ses dispositions. La longueur du processus juridictionnel, lié aux délais inhérents au renvoi préjudiciel devant la CJCE, a prolongé les effets de la suspension au-delà du délai d’adaptation ainsi prévu. La décision de rejet prononcée par le juge aurait eu pour conséquence de rendre cette réglementation plus sévère applicable immédiatement et dans toute sa rigueur.
Partant de ce constat, la Haute juridiction reconnaît pour la première fois au juge la faculté de moduler dans le temps les effets d’une décision de rejet. Il n’y avait été jusqu’ici recouru qu’en cas de prononcé d’une annulation contentieuse (CE Ass., 11 mai 2004, Association AC !, requête numéro 255886. CE, 23 février 2005, Association pour la transparence et la moralité des marchés publics (ATMMP), requête numéro 264712 : rec. p. 71. CE Sect., 25 février 2005, France Télécom, requête numéro 247866 : rec. p. 86). En l’espèce, le juge administratif admet qu’il peut moduler dans le temps la fin de la suspension en différant exceptionnellement l’exécution de sa décision de rejet. La circonstance que la décision de rejet fasse suite à une suspension de l’acte attaqué est, de ce point de vue, sans incidence.
L’arrêt prend soin d’encadrer ce pouvoir dérogatoire né de la jurisprudence. Tout d’abord, le juge administratif ne peut y recourir que si les effets de la décision de rejet portent atteinte au principe de sécurité juridique (CE Ass., 24 mars 2006, Société KPMG, requête numéro 288460. V. aussi CE, 25 juin 2007, Syndicat CFDT du ministère des affaires étrangères, requête numéro 304888). Cette dernière est caractérisée, selon le Conseil d’État, en raison « des difficultés de tous ordres qui peuvent en résulter et auxquelles l’administration ne serait pas en état de parer immédiatement elle-même ». Il faut que l’administration se trouve dans l’incapacité d’agir utilement – ce qui était le cas en l’espèce compte tenu des délais inhérents à l’adoption d’un nouveau régime transitoire – et qu’il existe une nécessité réelle de fixer le droit. Le juge doit ensuite concilier la préservation du principe de sécurité juridique avec l’intérêt général qui commande l’exécution des dispositions nouvelles et jugées régulières. À l’aune de cette confrontation, il peut décider, au cas par cas, de reporter les effets de la décision de rejet.
En l’espèce, il incombait bien au juge de rétablir, au nom de la sécurité juridique, un dispositif transitoire que seule la procédure juridictionnelle a empêché de fonctionner (conclusions préc.). Mettant en balance, d’une part, l’objectif de sécurité sanitaire et l’obligation de transposition des directives communautaires et, d’autre part, le principe de sécurité juridique, le Conseil d’État diffère de trois mois les effets du rejet des conclusions tendant à l’annulation de l’article 4. Ainsi, il est mis fin à la suspension dudit article non pas au jour où le juge statue, mais au 1er février 2007.
Les modalités de mise en œuvre de ce pouvoir ménage au juge administratif un large pouvoir d’appréciation, notamment concernant l’appréciation de l’atteinte au principe de sécurité juridique. Surtout, il ne peut, en aucun cas, être tenu de différer l’exécution d’une décision de rejet. A contrario, il s’autorise à y procéder d’office. Pour ces raisons, cette jurisprudence ne devrait vraisemblablement pas connaître beaucoup d’applications.
D’un point de vue strictement procédural, il faut noter enfin que le Conseil d’État n’a pas évoqué la question de savoir si une obligation pèse sur le juge d’inviter les parties à formuler des observations quand une modulation des effets d’une décision de rejet est envisagée comme cela est le cas en matière d’annulation contentieuse (CE Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, préc.). Sans doute, cette question ne se posait ni pour les requérants qui ont demandé, en cas de rejet, à ce que le juge enjoigne à l’État de prévoir une nouvelle période transitoire, ni pour l’administration qui souhaitait un nouveau délai de transition.</