À l’occasion d’un recours pour excès de pouvoir contre un arrêté du ministre de l’écologie et du développement durable fixant les règles techniques auxquelles doivent satisfaire certains élevages au titre de la réglementation des installations classées, le Conseil d’État s’est prononcé sur l’applicabilité devant le juge administratif des dispositions de la Charte de l’environnement, adoptée par le Parlement le 24 juin 2004 à l’initiative du Président de la République Jacques Chirac. Il en a précisé la valeur et la portée pour ensuite en déterminer les conditions d’application.
La révision constitutionnelle du 1er mars 2005 (loi constitutionnelle n° 2005-205, 1er mars 2005, article 1er, JO 2 mars 2005 p. 3697) rattache la Charte de l’environnement à l’alinéa 1er du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 lui conférant ainsi valeur constitutionnelle, au même titre que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ou le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 (CE Sect., 12 février 1960, Société Eky, rec. p. 101).
Toutefois, la valeur constitutionnelle d’une norme ne saurait entraîner ipso facto son invocabilité directe devant le juge administratif. Ce dernier exige traditionnellement qu’une disposition du Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958 soit revêtue d’une précision suffisante pour pouvoir être utilement invoquée devant lui sans la médiation d’un texte d’application. La Haute juridiction administrative a ainsi dénié à l’alinéa 12 du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, aux termes duquel « la nation proclame la solidarité et l’égalité de tous les français devant les charges résultant des calamités nationales », la possibilité de servir de base à une action contentieuse en indemnité (CE, 10 décembre 1962, Société indochinoise de constructions électriques et mécaniques, rec. p. 676 ; CE, 29 novembre 1968, Sieur Tallagrand, rec. p. 607). En l’absence de dispositions constitutionnelles suffisamment précises, les requérants ne pourront invoquer que les lois ou engagements internationaux qui, le cas échéant, prévoient les modalités d’application des principes consacrés par le Préambule de 1946 (CE, 27 septembre 1985, France Terre d’asile, requête numéro 44484, requête numéro 44485, rec. p. 263).
Avec l’arrêt Association Eau et rivières de Bretagne, le Conseil d’État manifeste son intention d’étendre aux articles 1, 2 et 6 de la Charte de l’environnement de 2004 le régime contentieux des alinéas du Préambule de 1946. En effet, il affirme que la validité des décisions administratives doit s’apprécier au regard, non de ces articles de la Charte de l’environnement, mais des dispositions législatives du Code l’environnement qui ont pour objet leur mise en œuvre. Sans évoquer, ni citer le contenu des articles 1, 2 et 6 de la Charte, la Haute juridiction semble leur dénier toute invocabilité directe, comme le proposait le commissaire du gouvernement Mattias Guyomar en raison de « leur énoncé (…) trop peu précis et trop peu impératif ». Par conséquent, si le juge administratif examine la conformité de l’arrêté ministériel par rapport aux dispositions législatives du code de l’environnement, on peut supposer qu’en l’absence de telles dispositions législatives de mise en œuvre, le juge administratif rejettera systématiquement les moyens invoquant une violation des articles 1, 2 et 6 de la Charte comme inopérants.
Se pose alors la question de savoir si l’inertie du législateur est susceptible de constituer un frein à l’application des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004. Deux aspects de l’arrêt permettent d’en douter. Tout d’abord, la Haute juridiction adopte une acception large de la notion de dispositions « prises pour assurer la mise en œuvre des principes énoncés aux articles 1, 2 et 6 de la Charte de l’environnement ». En effet, le Conseil d’État admet que des dispositions antérieures à l’entrée en vigueur de la Charte sont susceptibles de mettre en œuvre les principes consacrés par la Charte. Ensuite, le Conseil d’État semble lui reconnaître la faculté d’abroger implicitement les dispositions législatives antérieures qui seraient « incompatibles avec les exigences qui découlent de cette charte ».
De prime abord, une telle solution ne saurait surprendre. Si le juge administratif refuse traditionnellement de contrôler la conformité des lois à la Constitution (CE, 6 novembre 1936, Arrighi, rec p. 966 ; CE, 5 janvier 2005, Mlle Deprez et M. Baillard, requête numéro 257341, rec. p. 1), il accepte néanmoins de contrôler la « caducité » constitutionnelle des lois anciennes (CE, Sect., 22 avril 1955, Association Franco-Russe dite Rousky-Dom, rec. p. 202 ; CE, 9 octobre 1959, Taddéi, rec., p. 495 ; CE, Sect., 12 février 1960, Société Eky, préc.). À l’inverse du juge judiciaire (Cass. crim., 18 novembre 1985, pourvoi numéro 84-90152, Bull. crim. n° 31), la juridiction administrative se reconnaît compétente pour constater l’abrogation implicite d’une disposition législative antérieure par une disposition constitutionnelle postérieure en raison de leur caractère inconciliable (CE ord., 21 novembre 2005, Boisvert, requête numéro 287217, rec. p. 517 ; CE Ass., 16 décembre 2005, Ministre des Affaires sociales, du travail et de la solidarité et Syndicat national des huissiers de justice, requête numéro 259584, rec. p. 570).
Cette exception à la théorie de l’écran législatif s’inspire de la maxime lex posterior derogat priori. Elle ne va pas sans rappeler une démarche analogue à celle qui, au temps du refus de contrôler la supériorité des normes internationales sur les lois, permettait au Conseil d’État de contrôler l’abrogation implicite d’une loi par un traité postérieur, lorsque ses dispositions s’avéraient incompatibles avec le traité (CE, 15 mars 1972, Dame veuve Sadok Ali, rec. p. 213).
Cela étant, l’arrêt Association Eau et rivières de Bretagne innove sur un point important. La Haute juridiction administrative admet pour la première fois qu’une loi de révision constitutionnelle, et non forcément une nouvelle Constitution, soit dotée d’une faculté abrogative de dispositions législatives adoptées sous l’empire de la Constitution de 1958.