Par un bel arrêt qui deviendra certainement un des « classiques » de la matière, le Conseil d’Etat a précisé le statut des collections des musées à l’égard de leur exploitation commerciale par des opérateurs privés. L’arrêt ne vaut pas tant par son apport (il reprend des solutions assez classiques) que par la tentative de synthèse dont il fait preuve (Conseil d’Etat, 29 octobre 2012, SARL Photo Josse, requête numéro 341173).
La SARL Photo Josse attaquait la décision du maire de Tours rejetant sa demande tendant à ce que lui soit accordée l’autorisation de photographier certaines des œuvres exposées dans le musée des beaux-arts de Tours.
La requête avait été rejetée par le Tribunal administratif d’Orléans. La Cour administrative d’appel de Nantes avait annulé le jugement et la décision du maire de Tours, en considérant que le refus pur et simple d’accéder aux collections du musée des Beaux-Arts de Tours, alors que des autorisations de photographier des œuvres du musée avaient, à plusieurs reprises, été délivrées auparavant à des photographes professionnels, violait le principe de liberté du commerce et de l’industrie (CAA Nantes, 4 mai 2010, EURL Photo Josse c/ Commune de Tours, requête numéro 09NT00705 ).
Cet arrêt de la CAA de Nantes, rendu sur conclusions du rapporteur public Degommier, avait été remarqué (Sébastien Degommier, « Liberté du commerce et de l’industrie et gestion des musées », AJDA, 2010, p. 1475).
La SARL Photo Josse, apparemment active dans le domaine, tant de la photographie des œuvres d’art que des recours contentieux, était déjà à l’origine d’un autre arrêt, celuil-là de la Cour administrative d’appel de Lyon, (conclusions et note sur le site de l’ALYODA : http://alyoda.univ-lyon3.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=1616:gestion-du-domaine-public-museal-et-liberte-du-commerce-et-de-lindustrie-&catid=46:proprietes&Itemid=119).
Dans un arrêt du 11 juillet 2011, EURL Photo Josse (CAA Lyon, 7 juillet 2011, EURL Photo Josse, requête numéro 09LY02676), la CAA de Lyon avait annulé le refus opposé par le président du Conseil général de l’Isère à la demande de la société tendant à obtenir le droit de photographier certaines des œuvres exposées dans le musée de la Révolution française à Vizille.
La Cour avait rappelé que l’exploitation économique des collections des musées, dépendances du domaine public, était soumise au principe de liberté du commerce et de l’industrie.
La Cour considérait que ces dépendances du domaine public mobilier pouvaient par principe faire l’objet d’une exploitation commerciale qui ne pouvait être refusée qu’au cas où cette exploitation remettrait en cause la protection des œuvres. Dans un considérant manifestement rédigé par référence à l’arrêt de la CAA de Nantes, la CAA de Lyon avait considéré « […]que les photographies, pour lesquelles l’EURL PHOTO JOSSE, spécialisée dans la photographie d’oeuvres d’art dont elle assure la diffusion auprès des éditeurs d’ouvrages ou de revues scolaires, artistiques ou historiques, a demandé l’autorisation, devaient être effectuées sans manipulation des oeuvres et en éclairage naturel, dans des conditions de nature à assurer leur protection ; qu’en opposant, par la décision implicite attaquée, un refus de principe à la demande de l’EURL PHOTO JOSSE, sans examiner la possibilité d’exercer son activité dans des conditions compatibles avec les nécessités de la gestion du musée et du respect de l’intégrité des oeuvres, le président du conseil général de l’Isère a méconnu le principe de la liberté du commerce et de l’industrie ; ».
La différence entre les deux affaires était que dans le premier cas, le maire de Tours avait déjà accordé à plusieurs reprises le droit à des photographes professionnels de photographier les œuvres. Cette « rupture d’égalité », bien que le principe d’égalité n’ait pas été évoqué, participait manifestement de l’illégalité de la décision et caractérisait une violation du principe de liberté du commerce et de l’industrie.
L’arrêt de la CAA de Lyon allait plus loin, puisque le président du Conseil général de l’Isère refusait par principe l’accès aux œuvres, sans que d’autres opérateurs économiques aient pu eux-mêmes y accéder.
Les deux Cours avaient rappelé le principe posé par le Conseil d’Etat dans sa célèbre décision Société EDA : « […]s’il appartient à l’autorité administrative affectataire de dépendances du domaine public de gérer celles-ci tant dans l’intérêt du domaine et de son affectation que dans l’intérêt général, il lui incombe en outre lorsque, conformément à l’affectation de ces dépendances, celles-ci peuvent être le siège d’activités de production, de distribution ou de services, de prendre en considération les diverses règles, telles que le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, dans le cadre desquelles s’exercent ces activités […] » (V. Conseil d’Etat, Section, 26 mars 1999, Société Eda, requête numéro 202260, rec. p. 108).
Le principe de l’application de la liberté du commerce et de l’industrie étant posé, il résultait des deux arrêts que ce principe devait s’articuler avec les nécessités de la conservation des œuvres et que l’accès aux œuvres ne pouvait être refusé que s’il portait atteinte à leur conservation.
L’accès aux dépendances du domaine public était le principe, la restriction l’exception.
Ces deux arrêts semblaient équilibrés. Ils pouvaient cependant paraître incomplets, en ce qu’ils se focalisaient sur les œuvres elles-mêmes en tant que dépendances du domaine public, sans s’attarder sur leur usage. Il est cependant évident que derrière la question de l’accès aux œuvres se pose celle de l’exploitation commerciale de leur image.
* * *
Par la décision rapportée, le Conseil d’Etat avait à connaître, en qualité de juge de cassation, de l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Nantes du 4 mai 2010.
La Haute juridiction décide, elle aussi, de restreindre son analyse à la question de l’accès au domaine public mobilier des personnes publiques, sans aborder aucunement le statut des images des œuvres. En traitant la question sous l’angle du droit d’utilisation privative du domaine public, le Conseil d’Etat donne des indications intéressantes sur le régime juridique des œuvres ; l’analyse est cependant nécessairement incomplète (I).
L’analyse portée par le Conseil d’Etat peut être étendu à toutes les dépendances du domaine public, mobilier comme immobilier. L’on retiendra essentiellement cette règle selon laquelle le principe de liberté du commerce et de l’industrie n’impose pas à l’administration de laisser l’accès à son domaine (II).
I. LE STATUT DES COLLECTIONS
A./ Le statut des œuvres
1) Les collections des musées appartiennent au domaine public mobilier de leur propriétaire
Les collections des musées appartiennent, depuis l’entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques, au domaine public mobilier des personnes publiques qui en sont propriétaires.
Aux termes de l’article L. 2112-1 CG3P :
« Sans préjudice des dispositions applicables en matière de protection des biens culturels, font partie du domaine public mobilier de la personne publique propriétaire les biens présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science ou de la technique, notamment : […] 8° Les collections des musées ; […] ».
Le statut protecteur de la domanialité publique est encore renforcé pour les collections appartenant aux Musées de France. Ces collections, non seulement appartiennent au domaine public, mais leur déclassement est soumis à un régime particulier en application des articles L. 451-5 s. du code du patrimoine. Constitue par exemple une dépendance du domaine public mobilier et élément des collections des musées de France une tête Maorie appartenant au Musée d’histoire naturelle, d’ethnographie et de préhistoire de la Ville de Rouen (CAA Douai 24 juill. 2008, Commune de Rouen c/ Préfet de la région Haute-Normandie, req. n° 08DA00405).
Les collections des musées font donc l’objet du statut protecteur de la domanialité publique, principalement l’inaliénabilité, dans le but principal d’éviter leur dilapidation.
Mais le régime de la domanialité publique a bien d’autres conséquences que l’inaliénabilité et l’imprescriptibilité. Les conditions de leur usage privatif sont réglées par le CG3P et les principes subsidiaires posés par la jurisprudence administrative.
2) Les prises de vues sont des utilisations privatives
Le Conseil d’Etat dans l’arrêt rapporté, confronté à une question d’accès aux œuvres des musées aux fins de les photographier décide d’appliquer le régime de la domanialité publique à l’acte de photographier, en utilisant des éléments de régime qui ont été pensés pour le domaine public immobilier.
Le Conseil d’Etat considère ainsi, reprenant à son compte l’appréciation des deux arrêts de CAA précités, que « la prise de vues d’œuvres relevant des collections d’un musée, à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues, doit être regardée comme une utilisation privative du domaine public mobilier impliquant la nécessité, pour celui qui entend y procéder, d’obtenir une autorisation ». La Haute juridiction traite dans la décision Photo Josse des prises de vue en tant que procédé de captation de l’image, et non le résultat de ce procédé, les photographies.
Cette approche est critiquable. Le CG3P, lorsqu’il traite de l’utilisation privative du domaine public, confond naturellement l’occupation et l’usage qui en est fait. Occuper le domaine pour y installer une terrasse constitue occupation du domaine, en même temps qu’il permet d’exercer l’activité économique objet de l’occupation.
Les prises de vue sont de nature différente : peu intrusives par nature, le caractère « privatif » est extrêmement ponctuel et non exclusif d’autres usages. Il peut dès lors être étonnant de qualifier la prise de vue d’utilisation privative.
L’usage privatif est, selon nous, celui qui est fait du musée, ouvrage immobilier qui sera la plupart du temps (mais pas nécessairement) lui-même une dépendance du domaine public.
Le second enseignement de cet arrêt est, sur ce point, que le Conseil d’Etat décide de se placer sur le terrain du procédé de captation, sans s’occuper directement du résultat de cette captation : l’image. C’est pourtant de cela qu’il s’agit en réalité, et du droit d’exploitation commerciale qui en découle.
Le Conseil d’Etat, en réservant son analyse au seul procédé de captation évacue par la même occasion la question de l’exploitation commerciale, non pas des œuvres elles-mêmes, mais de leur image.
L’arrêt apporte donc peu d’informations concernant le statut des images issues des collections des musées publics.
Mais à bien y regarder, le Conseil d’Etat a peut-être voulu régler le sort des images, en ne s’occupant que du procédé de captation. La Haute juridiction délimite en effet le champ d’application matériel de sa décision au cas des demandes d’utilisation privative « à des fins de commercialisation des reproductions photographiques ainsi obtenues ».
Ceci exclut deux situations : la captation des images aux fins d’usage privé, et l’utilisation de banques de données d’images déjà constituées.
B./ Le statut des images
C’est la grande inconnue de cet arrêt. Le statut des images n’est pas abordé. En restreignant son analyse, la Haute juridiction laisse en suspens la part essentielle du régime des collections publiques des musées.
Ce silence est peut-être révélateur du fait que le droit d’accès aux œuvres est le seul moyen, pour les propriétaires d’œuvres appartenant au domaine public, de réglementer leur exploitation commerciale (1).
L’arrêt du Conseil d’Etat ne traite pas en effet des banques de données d’images déjà constituées, mais de la captation de l’image des œuvres originales (2).
1) La liberté d’usage commercial des œuvres photographiées
Une fois l’œuvre « captée », l’image ainsi obtenue peut faire l’objet d’une exploitation commerciale.
Il a longtemps existé en droit civil deux courants doctrinaux. Le premier considérait que l’image d’un bien est un démembrement de la propriété de ce bien, pouvant faire l’objet d’une protection au titre du droit de propriété. Le second courant considérait que l’image d’un bien ne constitue pas un démembrement de la propriété de ce bien ; l’usage de l’image aurait été libre, sous réserve du préjudice que pourrait créer au propriétaire la divulgation de l’image du bien (Jacques Ravanas, « L’image d’un bien saisie par le droit », Recueil Dalloz 2000 p. 19).
C’est le second courant qui l’a emporté et la Cour de cassation, dans une décision d’assemblée plénière, a indiqué que « le propriétaire d’une chose ne dispose pas d’un droit exclusif sur l’image de celle-ci ; qu’il peut toutefois s’opposer à l’utilisation de cette image par un tiers lorsqu’elle lui cause un trouble anormal ; » (Cass. plén., 7 mai 2004, pourvoi numéro 02-10.450, arrêt dit « Hôtel de Girancourt »).
La domanialité publique, qui n’est qu’un régime de protection de la propriété, ne peut pas protéger l’image des œuvres si celles-ci ne sont pas des démembrements des œuvres. L’image des œuvres n’appartient pas au domaine public, puisqu’elle n’est pas susceptible d’appropriation privative.
C’est pourquoi la protection patrimoniale de l’image des œuvres appartenant au domaine public mobilier ne peut passer, selon nous, que par la réglementation des procédés de captation de ces images.
Ces observations sont faites sous réserve des droits patrimoniaux de l’auteur des œuvres, et non pas de leur propriétaire.
2) Les images des collections publiques et les données publiques
Comme on le sait, la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal a récemment été modifiée par l’ordonnance n°2009-483 du 29 avril 2009 prise en application de l’article 35 de la loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 relative aux archives.
Aux termes de l’article 1er, modifié, de la loi de 1978 :
« Sont considérés comme documents administratifs, au sens des chapitres Ier, III et IV du présent titre, quels que soient leur date, leur lieu de conservation, leur forme et leur support, les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’Etat, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. Constituent de tels documents notamment les dossiers, rapports, études, comptes rendus, procès-verbaux, statistiques, directives, instructions, circulaires, notes et réponses ministérielles, correspondances, avis, prévisions et décisions ».
L’article 10 de la loi dispose désormais que « Les informations figurant dans des documents produits ou reçus par les administrations mentionnées à l’article 1er, quel que soit le support, peuvent être utilisées par toute personne qui le souhaite à d’autres fins que celles de la mission de service public pour les besoins de laquelle les documents ont été produits ou reçus ». Cependant, la loi prévoit que la notion d’informations est liée à l’existence d’un droit d’accès : ne constituent des informations communicables que celles qui sont contenue dans des actes communicables.
Une exception à l’exception es prévue, ce qui rend les dispositions difficiles d’interprétation.
L’article 10 alinéa 3 prévoit que « Ne sont pas considérées comme des informations publiques, pour l’application du présent chapitre, les informations contenues dans des documents :
a) Dont la communication ne constitue pas un droit en application du chapitre Ier ou d’autres dispositions législatives, sauf si ces informations font l’objet d’une diffusion publique ; ».
Il résulte de ces dispositions que les collections d’images d’œuvres d’art ne sont pas des informations publiques communicables en elles-mêmes. Elles deviennent communicables cependant dès lors qu’elles font l’objet d’une diffusion publique, ce qui est une tautologie.
Mais l’article 11 prévoit (par une exception à l’exception de l’exception) que « Par dérogation au présent chapitre, les conditions dans lesquelles les informations peuvent être réutilisées sont fixées, le cas échéant, par les administrations mentionnées aux a et b du présent article lorsqu’elles figurent dans des documents produits ou reçus par :
a) Des établissements et institutions d’enseignement et de recherche ;
b) Des établissements, organismes ou services culturels ».
En somme, il n’existe aucune obligation légale de créer des banques de données d’images des collections des musées. Il n’existe non plus aucune obligation de diffuser ces banques de données si elles existent, puisque les images des œuvres ne constituent pas des documents administratifs communicables.
En revanche, dès lors que ces banques d’images sont diffusées, les établissements culturels doivent en réglementer l’accès sans que s’imposent à eux les dispositions du chapitre II de la 78-753 du 17 juillet 1978. La réglementation de l’accès aux banques de données d’images des collections de musées sont alors soumises aux principes de liberté du commerce et de l’industrie et au principe d’égalité.
L’articulation de ces dispositions et de la décision du Conseil d’Etat du 29 octobre 2012 implique une « fermeture » du droit d’accès aux œuvres, sauf dans le cas particulier où les propriétaires des œuvres décident de leur diffusion publique au moyen de collections d’images.
II. LES APPORTS DE L’AFFAIRE AU PRINCIPE DE LIBERTE DU COMMERCE ET DE L’INDUSTRIE
Le considérant de principe de l’arrêt du 29 octobre 2012 est un apport intéressant au régime du principe de liberté du commerce et de l’industrie. Le Conseil d’Etat y affirme d’abord la règle classique selon laquelle l’usage privatif du domaine public doit être compatible avec son affectation et sa conservation. Deuxièmement le Conseil pose, et c’est un apport majeur de l’arrêt, que l’affectataire du domaine n’est jamais tenu d’accord un droit d’utilisation privative sur le domaine public (A).
Lorsque l’accès au domaine public est autorisé, cet accès doit respecter le principe de liberté du commerce et de l’industrie qui implique que les restrictions aux activités de production, de distribution ou de services exercées par des soient justifiées par l’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi (B).
A./ La liberté du commerce et de l’industrie et l’accès au domaine public
L’apport essentiel de cet arrêt, et ce pour quoi il sera retenu, au-delà de la question somme toute assez ponctuelle de l’exploitation commerciale des collections des musées est l’affirmation selon laquelle
« […] l’autorité chargée de la gestion du domaine public peut autoriser une personne privée à occuper une dépendance de ce domaine ou à l’utiliser en vue d’y exercer une activité économique, à la condition que cette occupation ou cette utilisation soit compatible avec son affectation et sa conservation ; que la décision de refuser une telle autorisation, que l’administration n’est jamais tenue d’accorder, n’est pas susceptible, par elle-même, de porter atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie […] ».
L’affirmation, qui n’est pas nouvelle, peut sembler étonnante. Elle ne remet pas en cause, selon nous, les règles classiques d’accès au domaine public (1). Un doute est cependant permis, et le Conseil d’Etat sera très certainement obligé de préciser sa pensée, en rappelant les exceptions à ce principe apparemment absolu (2).
1) La préservation des droits d’utilisation du domaine public ouvert à la circulation publique pour l’exercice des activités économiques
Le Conseil d’Etat reprend le considérant de principe qu’il avait adopté dans une affaire récemment jugée (Conseil d’Etat, 23 mai 2012, Régie autonome des transports parisiens (RATP), requête numéro 348909).
Etait en cause dans cette affaire RATP la décision du directeur générale de la RATP accordant au groupe Bolloré le droit d’occuper le domaine de la RATP, au détriment de la société 20 Minutes.
Le Conseil d’Etat avait à cette occasion indiqué que l’administration n’était jamais tenue d’accorder une autorisation d’occupation du domaine public, et que cette décision n’était pas susceptible en elle-même de porter atteinte au principe de liberté du commerce et de l’industrie. La Haute juridiction ajoutait que l’administration était tenue de refuser d’accorder une telle autorisation lorsque sa décision « aurait pour effet de méconnaître le droit de la concurrence, notamment en plaçant automatiquement l’occupant en situation d’abuser d’une position dominante, contrairement aux dispositions de l’article L. 420-2 du code de commerce », confirmant l’application des principes concurrentiels aux autorisations d’occupation du domaine public.
L’on ne peut s’empêcher en lisant le considérant précité de penser immédiatement à l’arrêt Daudignac (CE Ass., 22 juin 1951, Daudignac, requêtes numéros 590 et 2251, p. 362). Rappelons que le Conseil d’Etat, ayant à connaître de l’arrêté d’un maire interdisant l’activité de photographe filmeur dans les rues de Montauban (on ne devrait jamais quitter Montauban) avait indiqué que le maire « ne saurait, sans […] porter atteinte à la liberté de l’industrie et du commerce garantie par la loi, subordonner l’exercice de ladite profession à la délivrance d’une autorisation ; ».
La décision EURL Photo Josse, et la décision RATP qui la précède, ne remet évidemment pas en cause la jurisprudence Daudignac, ni le courant jurisprudentiel séculaire qui restreint les atteintes que l’administration peut porter au libre exercice des professions. La décision Daudignac porte sur les pouvoirs de police administrative générale et non sur ce que l’on peut appeler la « police du domaine ».
La distinction est classique en effet, qui distingue l’application du principe de liberté du commerce et de l’industrie aux pouvoirs de police d’une part, et aux actes de gestion du domaine public d’autre part.
La décision Photo Josse n’en jette pas moins un certain trouble. Dans l’affaire Daudignac en effet, l’activité exercée par le photographe filmeur s’exerçait sur le domaine public. Mais c’était un domaine public ouvert à la circulation du public. Il semble donc nécessaire de distinguer les actes de gestion du domaine public ouvert à la circulation publique, et la gestion du domaine qui n’est pas librement accessible au public.
La distinction est cependant ténue, comme l’illustre l’abondante jurisprudence issue de la jurisprudence Société des autobus antibois (CE 29 janvier 1932, Société des autobus antibois, p. 117). Le domaine public, même et surtout le domaine ouvert à la circulation publique, est potentiellement le siège de nombreuses activités économiques.
En affirmant que l’administration n’est jamais tenue d’accorder une autorisation d’utilisation privative du domaine public, le Conseil d’Etat jette un trouble, qu’une interprétation raisonnable permet de dissiper.
Une autorisation n’est pas, par principe, nécessaire pour exercer une profession sur le domaine ouvert à la circulation publique (Daudignac). Cependant, lorsque l’utilisation du domaine implique son utilisation privative, une autorisation est nécessaire, qu’elle constitue une simple permission de voirie, ou une autorisation d’occupation. Dans ce cas, l’administration n’est jamais obligée de délivrer cette permission ou cette autorisation.
Ce principe, qui n’était pas jusqu’ici exprimé, n’a rien de choquant en soi. Il est évident que l’utilisation privative du domaine public n’est pas un droit. L’application irraisonnée de ce principe pourrait cependant avoir des conséquences excessives. L’on peut penser par exemple à l’installation des terrasses des cafés sur le domaine ouvert à la circulation générale. Un conseil municipal pourrait décider d’interdire purement et simplement les terrasses, puisque l’octroi d’autorisations n’est pas un droit. Seul le principe d’égalité permettrait d’installation des terrasses : dès lors qu’une d’entre elles serait autorisée, les autres devraient pouvoir l’être.
Mais la question dépasse la seule problématique des permissions de voiries.
La Cour administrative d’appel de Marseille a récemment annulé un jugement du TA de Nîmes rejetant le recours exercé contre une délibération du conseil municipal d’Avignon instaurant ce que l’on appelé une « taxe trottoir ». Cette redevance avait pour objet de frapper les commerces qui, étant tournés vers le domaine public, nécessitent l’arrêt temporaire du client, tels que les distributeurs automatiques de billets et les restaurants de vente à emporter. La CAA de Marseille faisait remarquer que « l’utilisation, le temps d’une transaction, de la dépendance du domaine public de la commune d’Avignon constituée par les trottoirs bordant les voies publiques de ladite commune et normalement affectée à la circulation générale des piétons, par les clients des établissements bancaires disposant de distributeurs automatiques bancaires installés en façade de bâtiment et accessibles directement depuis ledit domaine public, ainsi que de tous les commerces pratiquant des ventes ou activités diverses au travers de vitrines ou de comptoirs ouvrant sur le même domaine, présente un caractère momentané ; qu’une telle utilisation du domaine public, non privative, ne dépasse pas le droit d’usage qui appartient à tous et ne requiert pas ainsi la délivrance par la commune d’une autorisation ». (CAA Marseille, 26 juin 2012, Société ABC La brioche chaude c. Commune d’Avignon, requête numéro 11MA01675).
Cette appréciation, libérale, protège la liberté d’exercice des professions. Si le Conseil d’Etat retenait une interprétation moins libérale, la conjonction de la nécessité d’obtenir une autorisation pour exercer une activité économique tournée vers les dépendances du domaine ouvertes à la circulation générale et le principe selon lequel nul n’a un droit acquis à obtenir une telle autorisation pourrait avoir des effets dévastateurs sur la liberté d’exercice des professions.
Nous ne pensons pas qu’une telle évolution de la jurisprudence administrative ne soit ni possible, ni souhaitable.
2) La restriction aux autres usages privatifs du domaine
Qu’en est-il des cas dans lesquels une activité économique nécessite une autorisation d’utiliser privativement le domaine ? Tel est le cas des autobus qui doivent marquer un arrêt sur ou aux abords du domaine public routier (CE 29 janvier 1932, Société des autobus antibois, p. 117), ou des navires accostant sur les quais (CE, 30 juin 2004, Département de la Vendée, requête numéro 250124 ; AJDA 2004, p. 2210, note S. Nicinski, et p. 2309, note N. Charbit ; RJEP 2004, p. 487, concl. Collin ; Rev. Lamy conc. 2004, n° 1, p. 50, note S. Destours ; JCP A 2004, n° 1712, note M.-Ch. Rouault).
Est-il envisageable d’opposer désormais le principe selon lequel l’administration n’est jamais obligée de délivrer une autorisation permettant l’usage privatif du domaine public ?
La réponse nous semble pouvoir être positive, mais dans un nombre extrêmement réduit de cas : ceux dans lesquels aucune activité de production, distribution ou service ne prend le domaine pour siège.
Si le considérant de principe du Conseil d’Etat a un sens, il est désormais possible à un maire d’interdire l’arrêt d’un autobus sur son territoire, si aucun autre autobus ne s’arrête. Il est possible d’interdire l’accostage (ou plus exactement de refuser de délivrer une autorisation) sur un quai si ce quai n’est pas affecté à une activité économique.
En revanche, dès lors que le domaine est le siège d’une activité de production, de distribution ou de service et que l’exercice de cette activité nécessite la délivrance d’une autorisation, celle-ci devra être délivrée dans le respect du principe d’égalité et des règles de concurrence.
Quant au principe de liberté du commerce et de l’industrie, il n’est pas applicable, que l’autorité administrative délivre, ou refuse de délivrer une autorisation. C’est ce que l’on apprend de la lecture combinée des décisions RATP du 23 mai 2012 (requête numéro 348909, précitée) et 29 octobre 2012 SARL Photo Josse (requête numéro 341173, décision commentée).
B./ Le principe d’égalité, supplétif de la liberté du commerce et de l’industrie
1) Du recours au principe d’égalité
On le sait, le principe d’égalité est l’auxiliaire du principe de liberté du commerce et de l’industrie. Il intervient souvent dans des cas où l’on aurait imaginé que la liberté du commerce et de l’industrie s’appliqua.
En l’espèce, le Conseil d’Etat semble indiquer qu’il y avait matière à censurer le refus d’accès aux collections du musée non sur le fondement du principe de liberté du commerce et de l’industrie, mais sur celui d’égalité.
En effet, la Haute juridiction note qu’ « en se fondant, pour faire droit à la requête de l’EURL Photo Josse, sur ce que la décision du maire de Tours avait opposé un refus pur et simple à la demande de l’entreprise sans examiner avec elle la possibilité d’exercer son activité dans des conditions compatibles avec les nécessités de la gestion du musée municipal et du respect de l’intégrité des œuvres, alors que des autorisations de photographier des œuvres de ce musée avaient auparavant, et à plusieurs reprises, été délivrées à des photographes professionnels dans le cadre de conventions particulières fixant les conditions des prises de vues et de leur utilisation, pour juger que le maire de la commune avait méconnu le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, la cour a commis une erreur de droit ».
Il est raisonnable d’interpréter ce considérant comme appelant l’autorité administrative à permettre l’accès au domaine dans des conditions respectant le principe d’égalité entre les opérateurs économiques.
Le Conseil d’Etat ne règle pas l’affaire au fond, et renvoie à la CAA de Nantes le soin de juger en fait. Il est probable que l’arrêté du Maire de Tours sera annulé, non plus pour violation du principe de liberté du commerce et de l’industrie, mais pour violation du principe d’égalité entre les opérateurs économiques.
En revanche, dans l’affaire jugée par la CAA de Lyon, il ne semble plus désormais exister de moyen, pour l’opérateur économique, d’obtenir l’accès aux collections. Aucun autre opérateur n’ayant obtenu accès aux collections, le principe d’égalité ne pourra pas être invoqué.
2) La place incertaine de la liberté du commerce et de l’industrie
La place du principe de liberté du commerce et de l’industrie est plus qu’incertaine.
Le Conseil d’Etat en effet semble écarter ce principe alors même que des opérateurs économiques ont déjà eu accès aux collections du Musée des beaux-arts de la Ville de Tours. Il l’écarte également lorsque le directeur général de la RATP accorde une autorisation d’occupation privative du domaine de la Régie.
Dans la décision des Passages d’eau de la Vendée, le Conseil d’Etat avait rappelé que les personnes affectataires du domaine devaient respecter, dans l’adoption de leurs décisions relatives à l’utilisation de ce domaine, les règles de concurrence et le principe de la liberté du commerce et de l’industrie CE, 30 juin 2004, Département de la Vendée, requête numéro 250124, précité).
Cette approche n’est peut-être pas remise en cause sur le plan des principes. Mais en l’espèce le Conseil d’Etat n’envisage pas les propriétaires de collections comme étant des opérateurs économiques. Il ne considère pas que le principe de liberté du commerce et de l’industrie doive permettre en lui-même un égal accès aux ressources économiques. La Haute juridiction le souligne bien, en indiquant qu’il est […] loisible à la collectivité publique affectataire d’œuvres relevant de la catégorie des biens mentionnés au 8° de l’article L. 2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques, dans le respect du principe d’égalité, de ne pas autoriser un usage privatif de ce domaine public mobilier sans que, ainsi qu’il a été dit au considérant 2, puisse utilement être opposé à ce refus aucun droit, fondé sur le principe de la liberté du commerce et de l’industrie, à exercer une activité économique sur ce domaine public ; ».
Quant au vieux principe de liberté du commerce et de l’industrie, il implique « […] que les personnes publiques n’apportent pas aux activités de production, de distribution ou de services exercées par des tiers des restrictions qui ne seraient pas justifiées par l’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi […] » sauf lorsqu’est en cause la gestion du domaine public ?