Par un bel arrêt de section du 19 avril 2013, Chambre de commerce et d’industrie d’Angoulême (requête numéro 340093), le Conseil d’Etat complète sa jurisprudence relative à l’effet des revirements de jurisprudence.
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1) La Haute juridiction était saisie en cassation d’un arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux ayant refusé de déclarer nul un contrat administratif du fait de l’incompétence du signataire. La Cour ne faisait qu’appliquer la décision Béziers I (CE Ass. 28 décembre 2009, Commune de Béziers, requête numéro 304802).
Le Conseil d’Etat relève que l’instruction était close en septembre 2009, et que la Cour a rendu son arrêt le 1er avril 2010, en fondant sa décision sur la nouvelles jurisprudence Béziers I du 28 décembre 2009. Or les parties avaient fondé leur débat indemnitaire sur la responsabilité quasi-contractuelle et quasi-délictuelle : elles avaient en d’autres termes admis la nullité du contrat et débattaient sur le terrain de l’enrichissement sans cause, en prenant en compte l’état de la jurisprudence antérieur au 28 décembre 2009. La Cour avait au contraire rendu son arrêt sur le fondement de la nouvelle jurisprudence du Conseil d’Etat, intervenue entre la clôture de l’instruction et l’audience.
Mais la décision ici rapportée ne mérite pas l’intérêt en tant qu’application de la jurisprudence Béziers; elle constitue un prolongement de la jurisprudence Société Tropic Travaux (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, requête numéro 291545).
Le Conseil d’Etat énonce en effet :
3. […] que si, en faisant application des règles issues d’une décision du Conseil d’Etat, statuant au contentieux postérieure à cette dernière date, la cour s’est bornée à exercer son office en situant le litige sur le terrain juridiquement approprié et n’a pas soulevé un moyen d’ordre public qu’elle aurait dû communiquer aux parties en application de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, elle ne pouvait, eu égard aux exigences de la procédure contradictoire, régler l’affaire sur un terrain dont les parties n’avaient pas débattu sans avoir mis celles-ci à même de présenter leurs observations sur ce point ; qu’il lui incombait à cette fin soit de rouvrir l’instruction en invitant les parties à s’exprimer sur les conséquences à tirer de la décision du Conseil d’Etat, statuant au contentieux en date du 28 décembre 2009, soit de juger, par un arrêt avant-dire droit, qu’elle entendait régler le litige, compte-tenu de cette décision, sur le terrain contractuel et en demandant en conséquence aux parties de formuler leurs observations sur ce terrain ;
En d’autres termes, les parties devaient être mises à même de débattre en prenant en compte le nouvel état des principes jurisprudentiels.
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2) La décision CCI d’Angoulême prolonge le courant jurisprudentiel par lequel le Conseil d’Etat cherche à modérer les atteintes que peuvent porter ses revirements de jurisprudence au principe de sécurité juridique.
Après avoir permis la modulation des effets de ses annulations contentieuses (Conseil d’Etat, Assemblée, 11 mai 2004, Association AC !, requête numéro 255886), le Conseil d’Etat s’est inquiété des effets de ses revirements de jurisprudence. Pour la première fois dans sa décision Société Tropic (Conseil d’Etat, Assemblée, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, requête numéro 291545), le juge administratif a traité sa jurisprudence comme une véritable norme.
Le dispositif mis en place dans la décision Société Tropic afin de limiter les effets des revirements était, dans le détail, plutôt baroque. Mais le temps efface les souvenirs et seul reste le principe : le juge administratif a la possibilité de n’appliquer que pour le futur ses revirements, notamment en matière de contentieux contractuel. Les cas d’application sont plutôt rares (v. par exemple Conseil d’Etat, Section, 6 juin 2008, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris, requête numéro 283141).
Lorsque les effets d’un revirement ne sont ou ne peuvent être modulés, les parties à un procès peuvent avoir la mauvaise surprise de voir changer les règles du jeu en cours d’instance voire, comme en l’espèce, entre la clôture de l’instruction et l’audience. Dans ce cas le juge doit offrir aux parties la possibilité de bénéficier du principe du contradictoire.
L’hypothèse sera rare, mais pas exceptionnelle. Rare car s’il existe un délai entre la clôture de l’instruction et l’audience, ce délai ne devrait pas permettre beaucoup de changements des règles jurisprudentielles. Pas exceptionnelle car les délais contentieux sont parfois anormalement longs (en l’espèce, il s’est passé huit mois entre la clôture et l’arrêt), et parce que les règles jurisprudentielles évoluent constamment.
3) Le Conseil d’Etat propose deux solutions pour permettre aux parties d’exprimer leur point de vue. La première consiste à rouvrir l’instruction. C’est la solution la plus naturelle.
La seconde est plus inhabituelle. Elle consiste, nous dit le Conseil, à ce que la juridiction rende une décision avant dire droit en indiquant la solution qu’elle entend donner au litige et en invitant les parties à formuler leurs observations. Cette seconde solution est surprenante car la décision avant dire droit sert en principe à attendre une décision ou une information nécessaire à la solution du litige (question préjudicielle, expertise) et non à accorder un délai aux parties. Si le revirement intervient très peu de temps avant l’audience, la solution privilégiée par les juridictions sera certainement la radiation du rôle suivie d’une réouverture d’instruction.
4) Notons enfin l’originalité de cet arrêt, dans lequel le Conseil d’Etat cite sa jurisprudence. Les références jurisprudentielles dans les décision du juge administratif sont de moins en moins rares. L’autoréférence est plus inhabituelle. Elle marque la mue, actuellement en cours, à laquelle procède le juge administratif.
L’on se met à rêver qu’un jour, pas si lointain, il sera possible de lire les décisions du juge administratif comme des réponses, et non des énigmes, et que sera abandonnée la brevitas pas si imperatoria, stigmate d’une époque d’un mépris surrané pour la dogmatique juridique.