Par Audrey Eugénie Schlegel, LL.M., Collaboratrice scientifique à la Chaire de droit public français de l’Université de la Sarre
La phrase de Saint-Just semble résumer le raisonnement ayant conduit à la création en Allemagne d’un Bureau fédéral pour la protection de la Constitution (Bundesverfassungsschutzamt). En 1949, lors de la rédaction de la constitution allemande, appelée Loi fondamentale (Grundgesetz), les constituants craignaient de voir les événements de Weimer se reproduire. Ils cherchèrent ainsi des mécanismes pour lutter contre les extrémismes politiques qui menaceraient de renverser l’ « ordre constitutionnel libéral et démocratique » (« freiheitliche demokratische Grundordnung ») visé à l’art. 21 §2 de la Loi fondamentale.
En référence à ce même article fut créé par la loi du 27 septembre 1950 sur la protection de la constitution (Bundesverfassungsschutzgesetz) le Bureau fédéral pour la protection de la Constitution. Sa mission consiste à surveiller tous les efforts visant à renverser l’ordre démocratique. L’activité principale du Bureau consiste à tenir des dossiers sur tout habitant de l’Etat allemand qui présenterait une menace pour cet ordre. Cependant, les informations rassemblées dans ces dossiers ne sauraient être obtenues par des mesures d’écoute ou de surveillances. Elles ne peuvent émaner que de déclarations publiques de l’individu observé (§8 de la Loi sur la Protection de la Constitution). Toutefois, le Bureau a été accusé de dériver dans l’exercice de sa mission vers des pratiques parfois comparables à celles de la NSA américaine ou des anciens Renseignements généraux français. Ces accusations semblent justifiées au vu de l’absence de transparence des pratiques du Bureau.
Une décision rendue le 17 septembre 2013 par la Cour Constitutionnelle Fédérale (Bundesverfassungsgericht) restreint cependant les pouvoirs du Bureau (Décision n° 2 BvR 2436/10, 2 BvE 6/08). Un ancien député était surveillé par le Bureau depuis 1986 en raison de ses activités pour le parti d’extrême gauche Die Linke. Il porta alors devant la Cour la question de savoir si la surveillance de parlementaires était constitutionnelle.
Cette décision est la première de la Cour statuant sur la question des pouvoirs du Bureau.
Cour Constitutionnelle Fédérale reconnait que cette surveillance constitue une restriction des droits constitutionnellement garantis des parlementaires (§107 de la décision). Une telle restriction est cependant justifiée, selon la Cour, par les nécessités de la protection de l’ordre constitutionnel libéral et démocratique cité à l’art. 21 §2 de la Loi fondamentale.
La justification de restrictions des droits constitutionnellement garantis sur le fondement de l’art. 21 §2 n’est pas une nouveauté dans la jurisprudence de la Cour. De jurisprudence constante depuis 1956 (Décision du 17 août 1956 n° 1 BvB 2/51 sur l’interdiction du parti communiste allemand), l’idée de la démocratie imprégnant la Loi fondamentale est celle d’une démocratie « capable de se défendre » (« wehrfähige Demokratie ») voire « capable de se battre » (« streibare Demokratie »). La surveillance des citoyens, y compris des parlementaires, est au nombre des armes de la démocratie et justifie donc une éventuelle restriction des droits constitutionnels.
Cependant, la Cour veille à ce que la démocratie « capable de se battre » ne retourne pas ses armes contre elle-même (§117). Pour cette raison, la justification de cette restriction est soumise à un sévère contrôle de proportionnalité, lequel doit être opéré au cas par cas. Précisément, des raisons donnant à penser que le parlementaire observé présente un danger pour l’ordre démocratique doivent être présentées individuellement. Une justification générale fondée sur l’appartenance à un parti, fut-il extrémiste, ne suffit pas.
Or telle était la justification présentée jusqu’ici par le Bureau. Il est dès lors permis de penser que le nombre de parlementaires faisant objet d’une surveillance doive drastiquement baisser dans les prochains temps, sauf si le Bureau parvient à justifier la mesure dans chaque cas. A titre indicatif, 27 des 53 élus de Die Linke étaient surveillés au cours de la législature 2005-2009, selon les indications du Bureau[1]. La justification présentée était celle de leur seule appartenance à Die Linke. Ce motif est d’autant plus discutable que les personnes surveillées font précisément partie d’un parti politique présent au Bundestag, et participant donc légalement au fonctionnement des institutions démocratiques.
Les questions de transparence de l’activité du Bureau ont déjà fait l’objet de décisions contentieuses. Le §15 de la Loi sur la protection de la constitution prévoit au nom du droit à l’autodétermination informationnelle (informationnelles Selbstbestimmungsrecht) un droit d’accès des citoyens à leur dossier. Cependant, les parlementaires ou citoyens demandant accès à leur dossier ne reçoivent fréquemment que des extraits de celui-ci ou une version du dossier comprenant de nombreux passages censurés. Pourquoi un tel secret alors que les informations contenues dans ce dossier ne sont censées être rassemblées qu’à partir de sources publiques ?
La pratique de la censure fut néanmoins validée par le Tribunal administratif fédéral (Bundesverwaltungsgericht), juridiction suprême de l’ordre administratif allemand dans une décision du 23 juillet 2010 (Décision n° 20 F 8.10). Selon lui, les censures sont légales dans la mesure où elles servent plusieurs but d’intérêt général : la protection des sources, la protection des méthodes de travail du Bureau et donc de son efficacité, ainsi que l’anonymat des tiers faisant également l’objet d’une mesure de surveillance et dont les noms pourraient être mentionnés.
Une autre justification des censures a été par ailleurs avancée par le Bureau à l’été 2013, dans son refus de remettre à une autre parlementaire membre de Die Linke son dossier non censuré : reconstituer le dossier de manière à le rendre lisible au format papier représenterait une charge de travail trop importante pour le Bureau, charge de nature à menacer l’efficacité de son travail. Les suites contentieuses à ce refus sont encore inconnues.
Les méthodes de travail du Bureau dénotent ainsi encore aujourd’hui un regrettable manque de transparence. Cependant, un encadrement des conditions d’ouverture d’une mesure de surveillance se profile dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle. Il est à espérer que l’exigence d’une justification individuelle de la surveillance soit étendue aux citoyens n’exerçant aucun mandat parlementaire.
Pour aller plus loin :
– Décision du 17 septembre 2013 du Tribunal Constitutionnel allemand (en allemand) : https://www.bundesverfassungsgericht.de/entscheidungen/rs20130917_2bvr243610.html
– Décision du Tribunal Administratif fédéral du 23.07.2010 (en allemand): http://www.bverwg.de/entscheidungen/entscheidung.php?ent=230710B20F8.10.0
– Décision du Tribunal Constitutionnel Fédéral du 15 juillet 1952 sur l’interdiction du parti SRP (en allemand) : http://sorminiserv.unibe.ch:8080/tools/ainfo.exe?Command=ShowPrintText&Name=bv002001
[1] Pour davantage d’informations sur les élus parlementaires surveillés par le Bureau pour la protection de la Constitution, cf. Impressions du Parlement allemand (Bundestagsdrucksachen) 16/14159 et 17/372 (en allemand).http://dip21.bundestag.de/dip21/btd/16/141/1614159.pdf, http://dip21.bundestag.de/dip21/btd/17/003/1700372.pdf.