La décision par laquelle le Conseil d’Etat admet la recevabilité du recours du simple contribuable contre la délibération d’un conseil municipal engageant une dépense ne saurait être trop tôt signalée. Elle était sollicitée, attendue, escomptée depuis longtemps. Ici même à diverses reprises, nous avions insisté sur la nécessité de cette évolution de jurisprudence (Conf. les notes de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 10 févr. 1893, Bied-Charreton et 10 mars 1893, Poisson,S. et P. 1894.3.129, et sous Cons. d’Etat, 29 juin 1900,Merlin, S.et P. 1900.3.65. V. de même les éditions successives de notre Précis de droit administratif, particulièrement la quatrième, p. 303 et p. 871). M. le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Merlin avait demandé au Conseil de franchir le pas décisif ; il était à prévoir que sa voix autorisée serait promptement entendue. Aussi ne pouvait-on pas se méprendre sur la portée de notre arrêt Casanova et Canazzi, et tout de suite l’importance en a été relevé dans les journaux spéciaux (V. not. le journal le Droit des 22-23 avril 1901).Certains journaux politiques (le journal des Débats du 10 avril 1901) les avaient même devancés. Mais les lecteurs de ce recueil ont le droit à ce qu’on leur donne des éclaircissements spéciaux.
I.- Il convient d’abord de caractériser nettement l’importance pratique de l’innovation. Nous le ferons d’un mot en disant que le Conseil d’Etat, en admettant le recours au contribuable, prend tout simplement en main la tutelle financière des administrations locales. En effet , admettre tout contribuable d’une commune, en cette seule qualité, à admettre la nullité de toute délibération du conseil municipal engageant une dépense , prononcer la nullité de cette délibération erga omnes , si elle est entachée d’illégalité ou d’excès de pouvoir, c’est offrir à s’exercer désormais d’une façon juridictionnelle sur la gestion financière des communes la surveillance que l’administration active exerçait par la voie préventive de la tutelle. Il n’est pas douteux que les recours des contribuables iront se multipliant ; non seulement des contribuables isolés agiront en tirailleurs, mais il se constituera dans les grandes villes des ligues de contribuables, il en existe déjà, qui méthodiquement éplucheront les budgets municipaux, qui soigneusement étudieront toutes les délibérations susceptibles de produire des conséquences financières. Le conseil d’Etat sera de tous les recours formés ; il annulera beaucoup de délibérations, car il en est beaucoup d’irrégulières ; bientôt il deviendra, plus que le préfet, plus que le ministre de l’intérieur, le tuteur et le régent redouté des conseils municipaux. Ce rôle a ses exigences ; il comporte en bien des cas, de la part du tuteur, un certain pouvoir d’appréciation. Le Conseil d’Etat l’a parfaitement compris et ce qu’il y a de plus intéressant peut-être dans notre arrêt Casanova, ce n’est pas tant la décision sur la recevabilité du recours, qui était très prévue, que la décision au fond faisant la part des circonstances exceptionnelles et rendant le Conseil juge de ces circonstances exceptionnelles qui peuvent, en certain cas, justifier les dépenses. Dès le premier pas que le juge a fait dans la voie de la tutelle administrative, il a senti qu’il lui fallait les pouvoirs du tuteur.
L’apparition de ce pouvoir d’appréciation sur lequel nous allons revenir, est tout à fait intéressante pour la théorie du recours excès de pouvoir ; le recours du contribuable lui apporte par-là bien autre chose qu’un élargissement des conditions de recevabilité ; il le remet au fond dans sa véritable voie. Le recours pour excès de pouvoir, depuis quelques années, risquait de s’immobiliser dans le contrôle de la légalité ; le Conseil d’Etat perdait ainsi un peu de sa haute situation, il devenait un juge, comme les autres, chargé d’assurer l’application de la loi. Par un coup de barre hardi , le recours pour excès de pouvoir revient à ce qu’il fut toujours essentiellement, un moyen de bonne administration, et il y revient par le pouvoir d’appréciation qui est inséparable de l’administration active ; le conseil d’Etat reprend du coup son véritable rôle , qui est non pas celui d’un juge chargé uniquement d’assurer l’application des lois , mais celui d’un juge chargé d’assurer la bonne administration .Et cela n’est pas la même chose , car la bonne administration ne se décrète point par les textes de lois, même les plus soigneusement rédigés.
II.- Il devenait urgent que le conseil d’Etat assumât la tutelle des administrations locales, au moins pour sauvegarder leurs finances. D’une part, les assemblées démocratiques sont dépensières, parce qu’elles ont une clientèle électorale à satisfaire ; elles ont une tendance à créer des emplois inutiles, à organiser des services coûteux, à donner des fêtes où l’argent des contribuables se volatilise en feux d’artifices ; elles ne s’oublient point d’ailleurs, et on leur sait plusieurs moyens de tourner la règle de la gratuité du mandat de conseiller municipal. Il est telle petite ville qu’on pourrait nommer, qui ayant été gratifiée il y a quelques années d’une donation princière, un château destiné à la fondation d’un hôpital, plus un bel ensemble de métairies pour fournir les revenus, jouissait en même temps d’un Conseil municipal d’une couleur politique uniforme, mais où étaient représentés tous les corps de métier .Ces édiles pensèrent que le château et les métairies devaient avoir besoin de réparations ; ils les décidèrent comme conseillers municipaux et les exécutèrent comme entrepreneurs, grâce à de transparents hommes de paille , si bien que les revenus annuels de la fondation étaient absorbés et que l’hôpital ne s’ouvrait jamais .Il se commet ainsi , non pas dans les communes rurales, non pas dans les très grandes villes , mais particulièrement dans les petites villes , beaucoup de gabegies, et dans les grandes sphères gouvernementales on les connaît parfaitement. Cependant l’administration préfectorale et le ministre de l’intérieur laissent faire. La tutelle de l’administration active qui fût si bien montée par les intendants du XVIIIe siècle, si fortement réorganisée en l’an VIII, qui fonctionna d’une façon si satisfaisante jusqu’à la loi municipale du 5 avril 1884, s’est depuis complètement énervée. C’est la conséquence fatale de la transformation progressive de ce rouage de l’administration centrale en un mécanisme électoral. Il n’est pas douteux que les préfectures et le ministère de l’intérieur ne se soient laissé prendre toujours davantage dans l’engrenage de la politique électorale, l’importance grandissante du cabinet du préfet, organe purement électoral, et l’effacement progressif des bureaux de la préfecture, organe administratif, suffiraient à le prouver. Or, l’administration subordonnée à la politique électorale est de la mauvaise administration. La préoccupation électorale fait approuver au préfet ce qu’il ne devrait pas approuver ; elle lui interdit d’annuler ce qu’il devrait annuler.
Cependant un grand pays comme la France ne peut pas au-delà d’une certaine mesure se passer de bonne administration. Si la politique électorale a eu besoin de se créer son organe, et si elle l’a trouvé dans la hiérarchie préfectorale, la bonne administration doit aussi se créer le sien. Il faut disjoindre la tutelle des administrations locales et la politique électorale. Cela ne peut plus aller ensemble. On ne peut pas être chargé de surveiller des gens quand on sollicite leurs suffrages. Puisque la hiérarchie préfectorale s’est trouvée, par la force des choses, poussée du côté de la politique, il est naturel que la tutelle administrative se suscite un nouvel organe, là où elle le trouve, le conseil d’Etat.
Et certes, l’organe est excellent, non seulement parce que le Conseil d’Etat, soustrait aux préoccupations directes de la politique électorale, fort de l’autorité que donne la collégialité, aura la main plus ferme, mais parce que, en même temps, le Conseil d’Etat est un juge. Nous avons eu l’occasion de le dire ailleurs, les conditions d’une décentralisation véritable exigent que la tutelle administrative soit confiée à un juge, parce que le juge est le seul garant possible d’une liberté (V.Béquet, Rép. du droit admin., V° Décentralisation n. 111 et s.). Eh bien ! Voilà qui est fait, voilà le juge, et si d’abord il apparaît comme le remède aux maux d’une décentralisation déjà pleine d’abus, une fois ces abus sévèrement réprimés, il deviendra la condition d’une décentralisation plus large et la rendra réalisable.
III.- On conçoit cependant que le Conseil d’Etat ait hésité avant d’assumer la tutelle financière des administrations locales. C’était une grosse affaire au point de vue politique ; il fallait que le moment fût venu de faire accepter cette substitution à l’administration active elle-même. Il y avait aussi des difficultés d’ordre technique, des hésitations possibles sur le meilleurs recours à employer, des raisons de douter que le contribuable pris en cette qualité eût véritablement cet intérêt personnel à l’action, qui est la condition ordinaire des recours en justice et la condition particulièrement sévère des recours en annulation administrative. Les tâtonnements duraient depuis une quinzaine d’années, et il ne sera pas inutile d’en retracer rapidement l’histoire ; on saisira mieux ainsi le point précis où sous la pression du flot montant du besoin ; s’est produite la rupture de la digue.
1° Il est un premier procédé de recours auquel les contribuables me semblent avoir jamais songé quant à eux, que le Conseil d’Etat a signalé de lui-même et qu’il a paru considérer comme possible, mais qui n’aurait pas été pratique ; c’est le recours de l’art. 123 de la loi du 5 avril 1884. On sait qu’aux termes de cet article, tout contribuable d’une commune peut être autorisé à intenter les actions en justice de la commune, à défaut de son conseil municipal. Pour que ce recours de l’art.123 pût être employé contre les délibérations du conseil municipal engageant des dépenses irrégulières ; il aurait fallu supposer que la commune , envisagée comme personne morale, avait la première intérêt personnel à faire annuler pareille délibération, que cet intérêt personnel lui conférait un recours, et que tout contribuable pouvait mettre en mouvement ce recours, non pas en son propre nom mais au nom de la commune. Une pareille construction juridique n’était certes pas inacceptable, car la commune, comme personne morale, a intérêt à être bien administrée ; on a vu des communes invoquer avec succès par voie d’exception la nullité de certains engagements irrégulièrement pris par leur conseil municipal (Cons.d’Etat 24 fév. 1893, Commune d’Orches, Rec. des arrêts du conseil d’Etat p 164) ;il n’aurait pas été beaucoup plus hardi de leur reconnaître un droit d’action et un recours virtuel contre les délibérations contenant ses engagements .Néanmoins , ce détour, qui transformait le recours du contribuable en un recours de la commune manié par le contribuable , n’était pas très satisfaisant pour l’esprit, et en même temps l’art.123 de la loi du 5 avril 1884 imposait une formalité trop gênante, qui était l’autorisation préalable du conseil de préfecture. Aussi, après deux décisions où le conseil d’Etat semblait avoir posé des jalons dans cette direction (Cons.d’Etat, 4 mars 1887, Mainguet, motif, S.1888.3.63 ; P. Chr ; 23 mai 1890, Siméon et autres, motifs, Rec. Des arrêts du Conseil d’Etat p. 524), il n’en fut plus question.
2° Les contribuables firent plutôt des tentatives du côté du recours ordinaire en matière de contributions directes et le Conseil d’Etat les y avait plusieurs fois encouragés ; mais ayant examiné à fond la question dans l’affaire Merlin plus haut citée, le Conseil s’est rendu compte que le recours en matière de contributions directes ne constituait pour le contribuable qui veut critiquer une dépense irrégulière qu’un moyen illusoire. En effet, d’une part, ce recours n’est fait que pour critiquer le rôle en vertu duquel sont opérés les recettes et, en principe, les décisions qui engagent des dépenses sont sans influence sur celles qui établissent des recettes ; d’autre part, à supposer qu’il pût aboutir, le résultat de ce recours ne serait point l’annulation erga omnes de la délibération critiquée, mais une décharge ou réduction de cote pour les seuls contribuables qui l’auraient intenté. C’est justement à la suite de ces constatations décourageantes que M.Romieu concluait : « Le recours tiré des contributions directes n’est pas une arme suffisante pour le contribuable ; il faut lui donner le recours pour excès de pouvoir contre les délibérations qui engagent des dépenses. » (V.la note précitée de M.Hauriou, sous Cons.d’Etat, 29 juin 1900).
3° Une troisième voie était entr’ouverte devant le contribuable, mais le Conseil d’Etat s’était refusé jusqu’à présent à l’ouvrir complètement, c’était la voie de la nullité organisée par les art.63 et 65 de la loi municipale contre les délibérations nulles ou annulables. Les art.63 et s. organisent contre les délibérations des conseils municipaux deux voies de nullité dont la procédure est sensiblement la même , en ce que , au premier degré, elles donnent lieu à une décision du préfet rendue en conseil de préfecture, et, au second degré à un recours au Conseil d’Etat en la forme du recours pour excès de pouvoir. Ce recours diffère du véritable recours pour excès de pouvoir : 1° en ce qu’il ne peut pas être intenté contre la délibération du conseil municipal omisso medio, il faut commencer par obtenir un arrêté du préfet ; 2° en ce que ce ne sont pas tout à fait les même ouvertures ; mais, pratiquement, les différences avec le recours pour excès de pouvoir ne sont pas très sensible et une fusion est à prévoir (V. le parallèle que nous avons fait récemment, sous Cons.d’Etat, 1er févr. 1901, Descroix, S et P. 1901.3.41).Or , pour l’une des deux voies de nullité, celle de l’art. 64,participation à la délibération d’un conseil municipal personnellement intéressé à l’affaire, l’art.66 dispose que l’annulation peut être demandée « par toute personne intéressée et par tout contribuable ».Au contraire pour l’autre voie de nullité la plus ample, celle qui est destinée aux délibérations nulles de droit pour incompétence, ou pour violation de la loi , le texte de l’art.65 dit qu’elle peut être proposée par « les parties intéressées », et il n’ajoute pas « les contribuables ».De l’opposition de ces textes, la jurisprudence avait jusqu’ici tiré cette conséquence que si le simple contribuable pouvait demander la nullité d’une délibération du conseil municipal dans le cas très spécial de la participation d’un conseiller intéressé à l’affaire, il ne le pouvait pas dans le cas de délibération nulle pour incompétence ou pour violation de la loi, et que là il n‘était pas partie intéressée à former recours (V. Conseil d’Etat.22 janv.1886 Castex, S.1887.3.45 ; P chr. , 8mars 1899, Védier , Rec .des arrêts du Cons.d’Etat, p.310 ;4 févr.1898,Debotonne,S.et P.1899.3.123).
IV.- C’est évidemment de ce côté que l’évolution de la jurisprudence devrait se faire ; c’est là qu’elle était le plus facile ; au lieu d’opposer l’un à l’autre deux textes aussi voisins que les art. 66 et 65 de la loi du 5 avril 1884, il n’y avait qu’à prendre le parti de les rapprocher et de les compléter l’un par l’autre, d’étendre à l’art. 65 la mention du contribuable qui se trouve dans l’art. 66. Outre la réforme directe que l’on opérait ainsi, cela avait l’avantage de satisfaire un besoin plus lointain, mais très impérieux, qui est de simplifier les institutions, de les fusionner, autant que possible. Désormais, en effet, les deux voies de nullité des délibérations municipales se ressembleront singulièrement, et, de concert, elles marcheront vers une identification plus complète avec le recours pour excès de pouvoir.
Voilà donc exactement l’innovation de notre arrêt ; il a ouvert au simple contribuable la voie de nullité tirée des art.63 et 65 de la loi municipale contre les délibérations nulles de droit pour incompétence ou pour violation de la loi, et cette voie de nullité aboutit à un recours en forme de recours pour excès de pouvoir. Il y a même cette avantage que , pour attaquer la délibération devant le préfet, il n’y a pas de délai , la nullité pouvant être invoquée à toute époque (V. la note précitée de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 1er févr. 1901). Si le préfet se prononce, sa décision doit être attaquée devant le Conseil d’Etat dans les deux mois (L.13 avril 1900, art.24, §4) ; s’il garde le silence, au bout de quatre mois, le silence est assimilé à une décision de rejet (L.17 juill. 1900,art.3), et on a également deux mois depuis l’expiration de ce délai pour former recours au Conseil d’Etat.
Il faut maintenant examiner d’un peu plus près notre décision :
1° Une première observation à faire est que la détermination du Conseil d’Etat de proclamer la recevabilité du recours du contribuable était pour ainsi dire prise d’avance, et qu’il n’attendait qu’une occasion de la manifester. S’il l’eût voulu, il eût pu le plus facilement du monde esquiver la difficulté dans notre affaire, ce à quoi il n’eût pas manqué, pour peu qu’il eût éprouvé quelque hésitation. En effet, il y avait plusieurs requérants ; la majeure partie étaient de simples contribuables, mais l’un d’eux avait un intérêt personnel tout spécial à attaquer la délibération du conseil municipal d’Olmeto car cette délibération instituait un médecin municipal, et ce requérant était médecin libre déjà installé dans la localité. Le Conseil aurait très bien pu ne retenir que cette requête, et, sans examiner la recevabilité des autres, statuer au fond. Au contraire, de propos délibéré, il saisit l’occasion de statuer sur la recevabilité des pourvois des autres requérants : « Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d’intérêt des requérants autres que le sieur Canazzi médecin à Olmetto, etc. ». Ainsi il n’y a pas à redouter que cette évolution de jurisprudence soit le résultat d’une sorte de surprise ; elle a été voulue préméditée, et jusqu’au fait que l’arrêt a été rendu sur les conclusions de M. Romieu dénonce la préméditation. Par suite la réforme est sérieuse, durable, définitive.
2° La délibération attaquée avait pour objet « l’inscription d’une dépense au budget de la commune ». Cette formule est à examiner et à discuter, si l’on veut se rendre un compte exact de la portée du recours du contribuable. Il est à remarquer d’abord que la qualité de contribuable est moins large que celle d’habitant. En qualité d’habitant, on peut se sentir lésé par des mesures d’administration qui ne se traduisent point par des dépenses. Si, par exemple, des habitants d’une commune réclament contre le changement de nom de cette commune prononcé par décret, ce n’est pas en qualité de contribuables, mais en qualité d’habitants (V.Cons.d’Etat, 27 mars 1896 Binot de villiers, S.et P.1808.3.59) ;s’ils réclament contre les autorisations d’inhumer dans l’église délivrées par l’autorité supérieure (V.Cons.d’Etat, 8 août 1873, Delucq, Rec. des arrêts du Cons.d’Etat p 729) c’est encore leur intérêt d’habitants qu’ils invoquent et non celui des contribuables, car il n’y a aucun rapport entre les faits du changement de nom d’une commune ou de sépulture dans une église et l’emploi plus ou moins régulier du produit des impôts. La question du recours de l’habitant n’est pas claire ; tantôt le conseil d’Etat en admis la recevabilité (Binot de Villiers), tantôt il l’a niée (Delucq).C’est une question qu’il faudra que nous reprenions quelque jour. Mais ce qui est certain et ce qui pour le moment nous suffit, c’est que contribuable et habitant font deux ; c‘est que toutes les délibérations de conseils municipaux indifféremment ne pourront pas être attaquées par les contribuables, parce qu’il en est beaucoup qui ne les intéresseraient qu’en qualité d’habitants.
Mais que faudra-il entendre par délibérations relatives à des dépenses ? N’y aura-t-il que celles ayant pour objet l’inscription d’une dépense au budget de la commune ? Cette interprétation serait trop étroite, il est d’autres actes relatifs aux dépenses. Outre l’inscription d’une dépense nouvelle au budget , il y a le mode d’emploi d’une dépense ancienne ; par exemple, le changement d’affectation d’un emprunt déjà voté , ou la modification dans un service déjà organisé et déjà doté de ressources (Conf.Cons.d’Etat, 23 mai 1890, précité).Les contribuables nous paraissent , en effet, avoir intérêt à discuter, non seulement le vote de dépenses nouvelles mais le mode d’emploi plus ou moins légal des dépenses déjà votées .Enfin , il y a une autre catégorie de décisions , celles qui , sans engager immédiatement des dépenses budgétaires , seraient de nature à les rendre inévitables pour l’avenir, en créant dès maintenant à la charge de la commune des dettes et des obligations par exemple, une délibération décidant la passation d’un marché de fournitures avec un délai de paiement. Ainsi, inscription d’une dépense nouvelle au budget, mode d’emploi d’une dépense ancienne, changement d’affectation, création d’obligations et de dettes administratives devant tôt ou tard se transformer en dettes budgétaires, il nous paraît que tous ces faits intéressent le contribuable. Du premier coup nous allons très loin, surtout en ce qui concerne les délibérations créant des dettes qui ne sont pas encore transformées en dépenses budgétaires ; peut-être la jurisprudence du Conseil d’Etat n’ira-t-elle pas de suite jusque-là, mais avec le temps elle y viendra. Le contribuable est sans doute celui qui fournit à la commune une recette budgétaire, et la corrélation des termes consacrés par la comptabilité publique veut pour un moment qu’il ne puisse critiquer la dépense budgétaire qui est l’exacte contre -partie de la recette. Dégageons- nous cependant de cette préoccupation de la comptabilité qui est en somme accessoire, le contribuable est surtout celui qui fournit à la commune des ressources, et il a peut-être intérêt à critiquer tous les actes qui engagent ces ressources, que ce soient ou non des inscriptions budgétaires.
Mais il faut faire attention que, si le contribuable peut par notre voie attaquer tous les actes qui engagent des dépenses ; ce n’est pas une raison pour qu’il puisse user du même moyen contre les délibérations du conseil municipal établissant des impôts ou des taxes. Au premier abord, cette réserve paraîtra singulière. Le contribuable est avant tout celui qui paye des impôts, et l’on sera étonné que « le recours du contribuable » ne puisse pas être dirigé contre les actes qui créent des impôts. C’est que contre ces actes il existe déjà d’autres recours, et que notre recours des contribuables, qui est « en forme de recours pour excès de pouvoir », sera peut-être aussi subsidiaire que le véritable recours pour excès de pouvoir. Dans la plupart des cas, les impôts ou les taxes établis par le conseil municipal seront des contributions directes ou des taxes assimilées ; les intéressés auront à leur disposition le recours en matière de contributions directes, devant lequel le recours pour excès de pouvoir disparaît et s’efface ; c’est du moins, l’opinion de M. Lafférière (Tr. de la jurid. adm. 2e ed., t.II, p. 268 qui cite plusieurs arrêts, notamment Cons.d’Etat, 30 nov. 1877, de Séré, S.1879.2.276 ; P. Chr. ; 29 juill. 1881, Guiotat, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 742). Dans les hypothèses où les taxes ne seront pas assimilables à des contributions directes, parce qu’elles seraient recouvrées sur état selon la procédure de l’art 154 de la loi municipale , les intéressés auront la ressource de faire opposition et de saisir le tribunal compétent de la question de la légalité de la taxe. Personnellement, cependant, nous n’affirmerions point que le recours du contribuable en forme d’excès de pouvoir ne sera jamais admis contre les actes créant des impôts et des taxes. Toutes ses fins de non-recevoir tirées de l’existence de recours parallèles ne sont pas satisfaisantes, parce que ces recours parallèles ne produisent pas le même effet que le recours direct pour excès de pouvoir. Les recours en matière de contributions directes sont bons pour obtenir la réduction d’une cote, ils ne le sont pas pour faire annuler un acte, or le but à atteindre, c’est l’annulation erga omnes des délibérations des conseils municipaux, aussi bien de celles qui créent des taxes illégales que celles qui votent des dépenses illégales. Le contribuable sera protégé certainement quand il pourra surveiller l’emploi de son argent ; mais il le serait encore bien mieux s’il pouvait empêcher qu’on ne lui en prenne. Notons que les art.63 et s.de la loi du 5 avril 1884 ne font aucune distinction ni aucune réserve au sujet des délibérations qui peuvent être attaquées par la nullité de droit ; il semble qu’elles puissent l’être toutes également, quel qu’en soit l’objet.
Il arrivera souvent que les délibérations des conseils municipaux engageant des dépenses auront été approuvées par l’autorité supérieure. Cette approbation sera-t-elle un obstacle au recours du contribuable ? Nous ne le pensons pas ; le Conseil d’Etat ne s’est pas prononcé sur la question, bien qu’il l’ait plusieurs fois rencontrée. (V.Cons.d’Etat, 24 juill. 1885, Fabrique de Grenouillac, Rec. des arrêts de Conseil d’Etat, p. 706 ; 22 janv. 1886, précité, Conf. Morgand, loi municipale. I, p.341). Toute la question sera de savoir s’il conviendra de suivre la procédure de l’art.65 de la loi municipale, ou si plutôt il n’y aura pas lieu de former directement un véritable recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté approbatif du préfet. Le Conseil d’Etat ne tardera pas sans doute à être appelé à fixer ce point de procédure.
3° La validité de la délibération du conseil municipal de la commune d’Olmeto, attaquée par les contribuables, dépendait de la question de savoir si ce conseil n’était pas sorti de ses attributions en organisant un service médical gratuit pour tous les habitants de la commune. C’est donc la question de la compétence des administrations locales pour l’organisation de services nouveaux, étudiée par nous sous l’arrêt du 1er février 1901, précité, qui reparaît ici. La solution donnée par le conseil d’Etat est identique ; la formule employée est la même : « Si les conseils municipaux peuvent, dans des circonstances exceptionnelles, intervenir pour procurer des soins médicaux aux habitants qui en sont privés, il résulte de l’instruction qu’aucune circonstance de cette nature n’existait à Olmeto… »Nous avions ajourné l’examen de cette formule, attendant qu’elle se confirmât par la répétition et s’éclairât par les événements ; notre décision nous paraît en fixer le sens.
La formule du Conseil d’Etat signifie d’abord que l’organisation d’un service nouveau doit demeurer une chose exceptionnelle ; normalement les besoins sociaux sont satisfaits grâce à l’initiative privée ; la vie et l’activité publiques sont à l’exception, la règle c’est la vie privée : les organisations administratives ne doivent se présenter que comme des remèdes aux défaillances ou aux insuffisances de l’activité privée. On ne peut nier que cette conception individualiste ne soit très sage et très en harmonie avec les principes fondamentaux de notre droit public. Mais cette distinction de circonstances où un service municipal est créé en normales et exceptionnelles conduit tout droit, il ne faut pas le dissimuler, au pouvoir d’appréciation du juge. C’est lui qui dira, d’après les faits de la cause, s’il existait des circonstances exceptionnelles justifiant la création du service .Ce n’est pas le résultat de ce pouvoir d’appréciation qui nous inquiète. Sans doute, il arrivera que des services seront autorisés dans certaines communes et pas dans les autres ; il y aura des inégalités et l’on criera quelque peu à l’arbitraire. Cela n’ira pas très loin, parce que le Conseil d’Etat se fera vite des règles de conduite pratiques. Mais ce qu’il importe d’établir, c’est la raison de ce pouvoir d’appréciation, car il faut toujours donner une raison des choses. C’est ici que notre décision sur le recours du contribuable est précieuse ; ainsi que nous le disions en commençant, l’admission du recours du contribuable, c’est la tutelle des administrations locales assumée par le Conseil d’Etat, et cela éclaire tout. Si le Conseil d’Etat s’attribue un pouvoir d’appréciation sur les circonstances dans lesquelles sont créés des services nouveaux, c’est parce qu’il relève et reprend pour son compte le pouvoir d’appréciation inhérent à la tutelle administrative. Si l’on pèse bien tous les éléments de cette nouvelle construction juridique, envisagée dans son ensemble, tant par rapport à la tutelle administrative que par rapport à la question de la compétence des administrations locales, on la trouvera satisfaisante.
Dans l’espèce, les circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier la création d’un poste de médecin municipal dans la commune d’Olmeto n’existaient évidemment pas. Notons d’abord avec l’arrêt, qu’il ne s’agissait pas d’organiser le service de l’assistance médicale gratuite des indigents, conformément à la loi du 15 juillet 1893, car le médecin municipal ne devait pas soigner seulement les indigents, mais tous les habitants de la commune. Il s’agissait donc bien d’un service médical pour tous les habitants ; la création de ce service ne se justifierait que s’il n’y avait pas de médecin dans la région (V. Cons. d’Etat, 7 août 1896, Bonnardot, S. et P. 1898.3.107, et la note), et si l’on pouvait désespérer d’en voir s’y établir. Or et c’est la circonstance relevée par l’arrêt, il y avait déjà deux médecins exerçant dans la commune d’Olmeto. L’initiative privée avait abondamment pourvu au besoin des services médicaux ; il n’y avait pas lieu de faire appel à une organisation administrative. Il n’en serait pas de même dans les communes d’un accès difficile, privées de médecin où l’expérience prouverait qu’il ne vient pas s’en établir spontanément. Là le médecin municipal, avec traitement complet ou tout au moins avec subvention, pourrait être autorisé, et de fait, il en existe un certain nombre.
V.- Il serait présomptueux de prétendre épuiser en une seule fois la matière du recours du contribuable ; des décisions nouvelles interviendront sûrement, qui nous permettront de reprendre ces explications bien insuffisantes. Il ne nous paraît guère douteux, par exemple, que le principe posé pour les contribuables de la commune vis-à-vis des délibérations du conseil municipal ne doive être étendu aux contribuables du département vis-à-vis des délibérations du conseil général, sauf la physionomie du recours qui changera, car ce sera ici un véritable recours pour excès de pouvoir. Même chose pour les contribuables des colonies. En somme tous les contribuables de toutes les administrations locales nous paraissent habilités à former recours contre les délibérations de leurs assemblées respectives. Ne pourra-t-on pas même sortir de ce cercle un peu étroit des administrations locales, s’affranchir du concept primitif de la tutelle administrative, accorder le recours même au contribuable de l’Etat contre certaines décisions des ministres ? Ne nous prononçons pas pour le moment ; engageons seulement les contribuables à former hardiment des recours pour mettre à même le Conseil d’Etat de se prononcer. La brèche est ouverte dans la muraille, il s’agit de faire pénétrer dans la place l’armée entière des contribuables avec armes et bagages.