Au cours de l’année 2013, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de fournir des précisions quant aux effets d’une procédure judiciaire sur le délai de reprise dont bénéficie l’administration fiscale.
En effet, ce délai est fixé par le livre des procédures fiscales (LPF), qui prévoit que « Lorsqu’il n’est pas expressément prévu de délai de prescription plus court ou plus long, le droit de reprise de l’administration s’exerce jusqu’à l’expiration de la sixième année suivant celle du fait générateur de l’impôt » (art. L. 186 LPF). Pour l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés, le délai expire à la fin de la troisième année (art. L. 169 LPF).
Cependant, le LPF prévoit une exception pour les informations qui sont portées à la connaissance de l’administration à l’occasion d’une procédure judiciaire :
« Même si les délais de reprise sont écoulés, les omissions ou insuffisances d’imposition révélées par une instance devant les tribunaux ou par une réclamation contentieuse peuvent être réparées par l’administration des impôts jusqu’à la fin de l’année suivant celle de la décision qui a clos l’instance et, au plus tard, jusqu’à la fin de la dixième année qui suit celle au titre de laquelle l’imposition est due ».
C’est sur ces dispositions de l’ancien article L. 170 LPF, qui figurent à l’article L. 188 C LPF depuis la loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-1520 du 29 décembre 2012), que le Conseil d’Etat s’est prononcé par deux arrêts Leandri (Conseil d’Etat, SSR., 19 juin 2013, requête numéro 342340) et Patenotre (Conseil d’Etat, SSR., 23 décembre 2013, requête numéro 350967) . Son interprétation a porté notamment sur la signification à donner au mot « révélées » contenu dans cet article. Dans quelles circonstances les informations sont-elles révélées par une action judiciaire en cours ? Quels sont les pouvoirs de l’administration dans cette hypothèse ?
Le jurisprudence de la Haute Juridiction sur le sujet était résumée dans un arrêt Aubry du 29 avril 2009 (Conseil d’Etat, SSR., 29 avril 2009, requête numéro 299949). Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat avait précisé qu’il appartient au juge de rechercher si l’administration disposait d’éléments suffisants lui permettant, par la mise en œuvre des procédures d’investigation dont elle dispose, d’établir, dans le délai normal de reprise, les insuffisances ou omissions d’imposition. Il ne peut être jugé « au seul motif que les renseignements recueillis par l’administration fiscale, avant la saisine des autorités judiciaires, ne pouvaient suffire à établir les redressements correspondant aux insuffisances d’imposition qui pouvaient être présumées, que ces insuffisances devaient être nécessairement regardées comme ayant été révélées par l’instance pénale » et en déduire que « l’administration fiscale avait pu se prévaloir du délai de reprise dérogatoire » sans avoir effectué cette recherche. Dans l’arrêt Aubry, le Conseil d’Etat avait exclu la possibilité de bénéficier du délai de reprise dérogatoire lorsque l’administration fiscale dispose déjà d’un certain nombre d’informations, saisit l’autorité judiciaire pour qu’elle ouvre une enquête pénale et puis décide d’exercer le droit de communication auprès d’elle pour réintégrer ensuite les éléments manquant dans le cadre d’une vérification de comptabilité. Ce qui était censuré par cette jurisprudence était, en quelque sorte, la fainéantise de l’administration qui préférait allonger le délai de reprise en instrumentalisant la fenêtre ouverte par l’ancien article L. 170 LPF pour les « révélations » judiciaires.
Par ces deux arrêts de 2013, le Conseil d’Etat analyse deux situations opposées entre elles, pour apprécier la possibilité d’invoquer les « révélations » judiciaires lorsqu’elles sont nécessaires, mais pas suffisantes pour l’administration (I) et lorsqu’elles viennent compléter, après l’expiration du délai de reprise de droit commun, des informations que l’administration possède déjà (II).
I. Des révélations judiciaires nécessaires mais pas suffisantes
L’espèce qui a donné lieu à l’arrêt Leandri est un exemple topique d’interaction entre enquête pénale et redressement fiscal, car elle constitue l’une de nombreuses suites de l’« affaire Elf » et concerne l’une des personnes mises en examen en tant que bénéficiaire d’un emploi fictif au sein de la société Elf Aquitaine International.
Dans cette affaire, l’administration fiscale s’était vu communiquer certains procès-verbaux d’interrogatoires et de comparution après l’expiration du délai de reprise. En considérant que les éléments qui lui avaient été transmis par l’autorité judiciaire n’étaient pas suffisants, elle a décidé d’exercer son droit de communication, ce qui lui a permis de prononcer le redressement à l’encontre de M. Leandri. En avait-elle le droit ? Le requérant soutenait, en effet, que l’ancien article L. 170 LPF permet d’utiliser les informations relevées par une instance en cours et de n’utiliser que ces informations, à l’exclusion de tout élément ultérieurement recherché par l’administration fiscale.
A titre préliminaire, le Conseil d’Etat réitère sa position sur la question de savoir si ces dispositions peuvent s’appliquer pour les informations dont l’autorité judiciaire a connaissance dans le cadre d’une instruction pénale. La réponse positive avait déjà été donnée par un arrêt du 27 avril 2009( Conseil d’Etat, SSR., 27 avril 2009, requête numéro 295346) : « l’instance devant un tribunal au sens de cet article doit être regardée comme incluant la phase de l’instruction conduite par le juge d’instruction ». Dans cet arrêt, le Conseil précisait en outre que l’administration n’est pas tenue d’attendre l’issue du procès pénal, car elle peut notifier les redressements et recouvrer les impositions supplémentaires, si elle a connaissance d’omissions ou d’insuffisances d’imposition lors d’une instance pénale. De manière générale, le Conseil d’Etat affirme que ces dispositions les dispositions sur les révélations judiciaires <« ne limitent pas la nature de l’instance devant le tribunal au seul jugement de l’affaire ».
En ce qui concerne le point de droit nouveau, qui n’avait pas encore été jugé dans sa jurisprudence, le Conseil d’Etat n’est pas plus hésitant. Il considère, en effet, que lorsque l’administration n’en sait pas assez après la communication des informations révélées par l’information judiciaire, elle peut poursuivre ses investigations :
« [les dispositions de l’ancien article L. 170 LPF] ne font pas obstacle à ce que, lorsque l’essentiel des informations relatives à des omissions ou insuffisances d’imposition lui ont été révélées par une instance, l’administration fiscale les complète, afin d’établir les cotisations dues, par ses moyens propres d’investigation, notamment le droit de communication qui lui est reconnu par les articles L. 81 et suivants du livre des procédures fiscales »
Dans se conclusions sous cette affaire, le rapporteur public Edouard Crépey avait annoncé cette solution, qui est cohérente avec l’esprit du texte, tendant à conférer un pouvoir supplémentaire à l’administration et non pas à en limiter les possibilités d’action. Il avait néanmoins posé un cadre plus général, en rappelant que le délai spécial de reprise ne peut être rouvert que si l’information judiciaire fournit l’essentiel des renseignements, que l’administration fiscale peut éventuellement compléter. Ce rappel annonçait déjà, peut-être, la solution qui aurait été adoptée quelques mois plus tard par la plénière fiscale dans l’arrêt Patenotre.
II. Des révélations judiciaires peu surprenantes
Dans l’affaire Patenotre, l’administration disposait dès avant l’acquisition d’informations auprès de l’autorité judiciaire des éléments relatifs à l’impôt. En effet, au cours des investigations relatives à un examen de situation fiscale personnelle, l’administration a exercé son droit de communication auprès d’un cabinet d’avocat et des autorités judiciaires afin de compléter les informations qu’elle avait recueillies auprès du contribuable s’agissant des modalités d’alimentation de deux contrats d’assurance-vie. Cet examen n’a donné lieu à aucun redressement au titre de la période vérifiée, mais l’administration fiscale a notifié un redressement d’impôt sur le revenu et de contributions sociales résultant d’une cession d’actions pour laquelle le délai de reprise ordinaire était expiré. L’administration a invoqué l’application de l’article L. 170 LPF au motif que le prix d’acquisition et de cession de ces actions avait été révélé par un procès-verbal d’audition établi dans le cadre de l’information ouverte par l’autorité judiciaire.
Le rapporteur public Edouard Crépey avait rappelé, tant dans ses conclusions devant les sous-sections réunies que lors du renvoi devant la plénière fiscale, que, conformément à la jurisprudence Aubry, il ne suffit pas que les informations détenues par l’administrations ne soient pas suffisantes pour le redressement pour justifier le recours à l’ancien article L. 170 LPF : il faut, en outre, exclure que ces informations auraient permis à elles-seules d’effectuer les investigations nécessaires sans attendre l’information judiciaire (cf. les conclusions du commissaire du gouvernement Emmanuel Glaser sous l’arrêt Aubry). Il s’agit d’une jurisprudence qui tend à éviter le détournement de ces dispositions, en imposant de vérifier que l’administration n’ait pas été à même de profiter du délai de reprise ordinaire. Une révélation, au sens de l’article L. 188 C LPF, doit donc être interprétée comme un écart dans les informations à la disposition de l’administration supérieur à ce qu’aurait permis d’obtenir la procédure de contrôle fiscal. L’instance pénale doit fournir des éléments nouveaux. En effet, la justification de cet article réside dans la volonté de taxer les opérations qui ont été si soigneusement cachées qu’il faut utiliser la procédure contentieuse devant le juge judiciaire pour les découvrir. Le simple fait que cette procédure fournisse quelques éléments supplémentaires ne suffit pas pour faire bénéficier l’administration du délai de reprise dérogatoire.
En suivant le rapporteur public, la plénière fiscale a donc jugé que
« des insuffisances ou omissions d’imposition ne peuvent pas être regardées comme révélées par une instance devant les tribunaux au sens de cet article lorsque l’administration dispose d’éléments suffisants lui permettant, par la mise en œuvre des procédures d’investigations dont elle dispose, d’établir ces insuffisances ou omissions d’imposition dans le délai normal de reprise prévu à l’article L. 169 du livre des procédures fiscales ; qu’il en va également ainsi lorsque, à la date à laquelle l’administration dispose de ces informations, le délai prévu à l’article L. 169 du livre des procédures fiscales est expiré et qu’elle n’est plus en mesure, sur ce seul fondement, de réparer les insuffisances et omissions d’imposition ; que la circonstance que ces informations seraient ultérieurement mentionnées dans une procédure judiciaire n’ouvre pas à l’administration le droit de se prévaloir de l’article L. 170 du livre des procédures fiscales dès lors qu’en pareille hypothèse, ces informations ne peuvent être regardées comme ayant été révélées par cette instance ».
Le recours à l’article L. 188 C LPF est donc paralysé dans deux hypothèses. D’une part, il ne peut être invoqué si la procédure judiciaire vient confirmer des éléments qui sont déjà connus par l’administration : dans cette hypothèse, en effet, il suffirait à l’administration de transmettre les informations à l’autorité judiciaire pour ensuite les récupérer et bénéficier du délai de reprise dérogatoire. D’autre part, le délai de reprise dérogatoire ne peut être utilisé lorsque l’administration aurait pu recueillir par ses propres moyens d’investigations les informations qui lui sont transmises par l’autorité judiciaire : il ne s’agit pas d’une révélation, mais d’une simple information de source judiciaire que l’administration aurait pu obtenir par elle-même. Comme le rappelait Emmanuel Glaser dans ses conclusions sous l’arrêt Aubry, « lorsqu’il manque à l’Administration diverses informations pour asseoir une imposition supplémentaire, il lui appartient de les rechercher si elle veut procéder à un redressement. Si elle choisit de ne pas mettre en œuvre les moyens dont elle dispose et se contente de transmettre les informations au parquet ou de porter plainte, elle ne peut, ensuite, se prévaloir de la prescription spéciale de l’article L. 170 ».
Le Conseil d’Etat prend soin de préciser que cette solution s’applique également lorsque le délai de reprise ordinaire est expiré, ce qui rend sa position encore plus radicale. En effet, dans la jurisprudence Aubry, le recours au délai de reprise dérogatoire était fermé, mais l’administration se trouvait encore dans le délai de reprise ordinaire et pouvait poursuivre la procédure sur ce terrain là. Dans l’arrêt Patenotre, toutes les voies sont fermées à l’administration, qui ne peut se prévaloir du délai de reprise dérogatoire à partir du moment où elle aurait pu procéder au redressement fiscal si elle avait utilisé la plénitude de ses pouvoirs d’investigations au cours du délai de reprise ordinaire, en faisant jouer le droit de communication auprès des tiers.