I. — Il y a dans cette affaire une première question de compétence qui ne présentait pas de difficulté: il appartenait au conseil de préfecture de statuer dans un débat élevé à propos d’un traité concédant une exploitation de tramways. Le débat s’élevait entre la ville de Tourcoing qui avait fait la concession, et la Comp. des tramways Tourcoing-Roubaix, concessionnaire : il portait sur l’interprétation même du traité de concession. Il suffit, pour justifier la compétence du conseil de préfecture, de faire remarquer que la concession de tramways est une concession de travaux publics; on se trouve alors dans un cas normal de contentieux de travaux publics, puisque le débat est entre le concédant et le concessionnaire.
Or, la concession de tramways présente tous les caractères d’une opération de travaux publics; ouvrage à construire ou à entretenir; utilité publique du service auquel l’ouvrage est destiné; personnalité administrative du concédant qui, dans l’espèce, est une commune.
Du reste, le Conseil d’Etat a formellement reconnu ce caractère de l’opération (V. Cons. d’Etat, 27 juin 1890, Comp. des chem. de fer à voie étroite de Saint-Etienne, S. 1892.3.124; P. 1892.3.124, la note et le renvoi). Mêmes décisions au cas de concession de l’éclairage au gaz d’une ville (V. Cass. 2 mars 1891, S. 1891.1.168; P. 1891.1.393, la note et les renvois; Cons. d’Etat, 12 juill. 1889, Soc. de l’Union des gaz C. Ville de Cette, S. 1891.3.86; P. chr.).
Il est vrai qu’on pourrait signaler au moins une décision qui se trouve en désaccord : dans une contestation entre une compagnie de tramways et une compagnie d’omnibus au sujet des droits et obligations résultant de leurs cahiers des charges respectifs, le Conseil d’Etat a admis la compétence judiciaire (V. Cons. d’Etat, 11 févr. 1881, Comp. des Chemins de far parisiens Tramways-Nord, S. 1882.3.45; P. chr.), tandis qu’à propos d’une contestation analogue entre deux compagnies de chemins de fer, il admet la compétence administrative (V. Cons. d’Etat, 19 févr. 1886, Compagnie P.-L.-M., Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 160). Cela semblerait indiquer que, dans sa pensée, les entreprises d’omnibus ou de tramways ne sont pas des entreprises de travaux publics au même titre que les entreprises de chemins de fer. Mais nous croyons plutôt que c’est une évolution de jurisprudence qui se dessine, même en matière de chemins de fer. On avait d’abord été frappé, dans ces contestations entre compagnies concessionnaires, de ce fait qu’il s’agissait en somme de l’intérêt privé des compagnies (V. Cass. 26 août 1874, S. 1874.1.490; P. 1874.1241), et c’est pourquoi on admettait la compétence judiciaire (même arrêt). Le Conseil d’Etat se montre plus frappé aujourd’hui de l’intérêt public en jeu, et revendique la compétence, sous prétexte qu’il s’agit d’interpréter un acte de concession de travaux publics. Il est probable qu’à l’heure actuelle, la même solution serait admise dans des contestations entre compagnies de tramways.
Toujours est-il que, dans notre affaire, la Cour de Douai s’est spontanément déclarée incompétente, et que le Conseil d’Etat mentionne comme chose hors de doute la compétence du conseil de préfecture.
Et il n’y avait pas d’objection à tirer de ce fait que le point en litige était relatif au payement du droit de stationnement dû par la compagnie à la ville. Sans doute, lorsque les permis de stationnement sont accordés par mesure de police et en vertu du tarif général voté par le conseil municipal, la redevance est assimilée à une taxe indirecte, et, par application de l’art. 2 de la loi des 7-11 septembre 1790, le contentieux en est attribué à l’autorité judiciaire. Mais, ici, la redevance de stationnement cesse de trouver sa cause dans une mesure de police; elle est devenue une clause d’un contrat synallagmatique; c’est un avantage que la ville se réserve en retour du monopole de fait qu’elle constitue pour les transports. Ce n’est plus à proprement parler la redevance de stationnement, c’est une obligation résultant d’un contrat, qui, au point de vue du contentieux, doit suivre le sort du contrat tout entier (V. au surplus; Cons. d’Etat, 1er mai 1885, Tramways de Nice, Rec. des arr. du Cons. d’Etat, p. 452).
II. — Une seconde question de compétence plus intéressante a été tranchée par le Conseil d’Etat.
La ville de Tourcoing soutenait que le titre de concession, en l’autorisant à prélever le montant de la redevance de stationnement sur les produits bruts de l’exploitation, avait créé à son profit un véritable privilège. Le conseil de préfecture avait admis cette prétention. Notre arrêt annule sur ce point l’arrêté du conseil de préfecture, et déclare qu’il a tranché une question de privilège, « dont il n’appartenait qu’à l’autorité judiciaire de connaître après l’admission de la ville au passif de la faillite ».
Le Conseil d’Etat déclare donc par là que l’autorité administrative est incompétente pour trancher une question d’existence de privilège, et que cette question doit être réservée à l’autorité judiciaire.
Il ne faut pas craindre de formuler cette proposition de manière à lui donner une portée générale. Rien dans les circonstances de la cause ne diminue cette portée. Le Conseil d’Etat venait de déclarer que la juridiction administrative était compétente pour statuer sur l’existence d’une certaine créance résultant d’un marché de travaux publics, et même sur le mode de payement de cette créance au point de vue de la compensation avec le cautionnement versé. Mais, devant la question d’existence d’un privilège, il s’arrête et l’on sait pourtant combien le contentieux de travaux publics est extensif.
Il n’est point impressionné par ce fait qu’il y a une procédure de faillite en cours, et il ne faut pas attacher d’importance à ce membre de phrase après « I’admission de la ville au passif de la faillite ». La solution serait la même s’il n’y avait pas de faillite ouverte. Ce n’est pas devant le tribunal de commerce, juge de la faillite, que le Conseil d’Etat s’arrête, c’est devant le Tribunal civil. Seulement, il sait que le débat devant le tribunal civil ne peut s’engager utilement qu’après l’admission de la ville au passif de la faillite parce qu’à ce moment-là, se posera la question de savoir si l’on appliquera l’art. 546, C. comm., et si l’on n’inscrira la créance dans la masse que pour mémoire, comme étant valablement nantie d’un gage. Il indique en passant que la querelle s’engagera ainsi sur la validité du privilège, mais cette complication de procédure n’a aucun intérêt; ce que le Conseil d’Etat respecte, c’est la compétence du tribunal civil.
Cette solution est très intéressante, parce qu’elle se rattache à tout un système de jurisprudence et qu’elle est un pas de plus fait dans une voie excellente. Le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits, ainsi que le fait admirablement ressortir M. Laferrière dans son Traité de la jurid. adm. et des recours contentieux (t. Ier, p. 423 et s.), s’attachent de plus en plus à interpréter largement le principe de la séparation des pouvoirs. Ils veulent que tout ce qui revient légitimement aux tribunaux judiciaires leur soit restitué. Or, si les tribunaux administratifs sont constitués gardiens de la puissance publique, les tribunaux judiciaires sont gardiens des libertés de l’individu. Par conséquent, tout ce qui intéresse l’existence d’un droit individuel rentre dans la sphère naturelle de compétence des tribunaux judiciaires.
De là, la compétence réservée à ces tribunaux en matière de questions d’état et de capacité, en matière de liberté individuelle, de liberté de la presse, de liberté du travail, etc.; et surtout en matière de propriété. Faut-il rappeler que le contentieux de l’expropriation pour cause d’utilité publique est judiciaire ? qu’en matière de délimitation des rivages de la mer et des fleuves, lorsque le décret de délimitation a pour conséquence une emprise d’une propriété privée, l’autorité judiciaire, qui n’a pas qualité pour réformer le décret, a qualité, à titre de gardienne de la propriété, pour allouer une indemnité (V. Trib. des conflits, 11 janv. 1873, De Paris-Labrosse, S. 1873.2.25; P. chr.; 1er mars 1873, Guillié, S. 1874.2.61; P. chr.) ? En matière de laïcisation d’écoles, lorsque la question de propriété est soulevée au profit de l’instituteur congréganiste, les tribunaux civils ne sont-ils pas déclarés compétents pour statuer sur la question de propriété et sur les conséquences de l’occupation de l’immeuble par l’instituteur laïque (V. Trib. des conflits, 28 dec. 1878, Demorgny, S. 1880.2.190; P. chr.; 13 avril 1889, Frères des écoles chrétiennes, S. 1891.3.56; P. chr.) ?
Les propriétés spéciales elles-mêmes, comme celle des mines, celle des offices ministériels, ne sont-elles pas protégées par la compétence judiciaire ?
Il était dans la logique des choses que cette doctrine fût étendue aux démembrements de la propriété, et, notamment, aux privilèges dont toute la législation est de droit étroit.
III. — Supposons maintenant que la question d’existence d’un privilège soit effectivement portée devant le tribunal civil. Ce privilège pourrait-il être reconnu, et la ville pourrait-elle être autorisée à opérer le prélèvement de la redevance de stationnement sur les produits bruts ?
Remarquons d’abord que les privilèges ne se créent point par la convention des parties, ils ne peuvent résulter que de la loi. Il s’agit donc de savoir si la ville se trouve dans un des cas de privilèges légaux. Inutile de chercher parmi les privilèges généraux, il ne peut être question que de privilèges spéciaux sur les meubles.
On ne saurait invoquer le privilège des frais faits pour la conservation de la chose, sous le prétexte que ce sont les frais faits par la ville pour fournir sa voirie qui ont permis à la Compagnie de tramways de faire ses recettes brutes. La chose ici, ce sont les produits bruts de l’exploitation, ce n’est pas une chose individuellement déterminée; c’est une somme d’argent considérée comme quantité. Or, les privilèges étant de droit étroit, tous les exemples donnés par l’art. 2102 à propos de ce privilège étant relatifs à des objets considérés in corpore, semences, récoltes, ustensiles, etc., il est impossible de l’étendre à une somme d’argent. La jurisprudence étend bien ce privilège aux frais faits pour la conservation d’une créance (V. Cass. 13 mars 1835, S. 1835.1.707; P. chr.; Aubry et Rau, t. III, p. 152, § 261, texte et note 51); mais il s’agit de créances considérées in corpore, et cela n’a aucun rapport avec la somme d’argent produit de l’exploitation, qui est une pure quantité.
Pourrait-on invoquer le privilège du bailleur ? On pourrait dire que, dans une entreprise de tramways, il y a location de la voie publique, et que la redevance de stationnement n’est que le prix de cette location. Ce serait une analogie tout à fait forcée. Sans doute, l’usage des voies publiques est concédé à l’entrepreneur de tramways, mais ce n’est pas par une location, au sens du droit privé. Le but de la concession d’usage n’est pas d’obtenir le payement d’une somme d’argent; il est d’assurer le fonctionnement d’un service public. Il est payé un droit de stationnement par le concessionnaire, mais ce droit n’est pas la contre-partie de la concession d’usage de la voie publique. Il est rendu nécessaire par ce fait que toute voiture servant au transport du public paye un droit de stationnement, et, si la redevance est en général plus élevée pour les entreprises d’omnibus ou de tramways que pour les simples voitures de place, c’est qu’aussi ces entreprises jouissent d’un monopole de fait qui élève le montant de leurs recettes. Le droit de stationnement est le rachat du monopole de fait créé par l’installation de la ligne. Il n’y a donc pas, entre la chose louée et le prix, cette corrélation qui seule constitue le contrat de louage. D’ailleurs, pour qu’en l’espèce le privilège du bailleur pût s’exercer sur le produit brut de l’exploitation, il faudrait considérer ce produit comme une récolte du fonds loué, c’est-à-dire de la voie publique, ce qui serait un peu forcé.
Cette impossibilité d’analyser l’opération en une location de la voie publique, justifie aussi cette proposition qu’énonce en passant notre arrêt, à savoir que la faillite ne peut avoir eu aucun effet sur l’obligation de payer la redevance de stationnement. D’abord, cela ne l’a pas fait disparaître, bien entendu; mais aussi, et en sens inverse, cela ne permet pas à la ville d’exiger par anticipation le payement des redevances à échoir, comme le bailleur d’immeubles exigerait les loyers à échoir (art. 550, C. comm.).