Il y a sur notre intéressante décision une première explication à donner, très brève. Le conseil municipal de la ville de Poitiers avait voté une subvention de 9.500 francs à prendre sur un crédit de 10.000 francs, précédemment inscrit à son budget et approuvé par le préfet. Du moment que le crédit avait été approuvé par le préfet à titre de dépense inscrite au budget, et qu’il était de nature à être employé en subventions, la délibération par laquelle le conseil municipal employait par la suite ce crédit en une subvention n’avait pas besoin d’être approuvée. Au point de vue budgétaire, le conseil municipal avait pour ainsi dire un blanc-seing; sa délibération devenait donc exécutoire par elle-même à défaut d’annulation expresse, et le préfet commettait une erreur lorsqu’il prenait un arrêté portant refus de déclarer nulle de droit la délibération dont s’agit, sous prétexte que cela n’était pas nécessaire et qu’il suffirait de n’y pas donner suite.
Le réclamant ne s’étant tenu pour battu devant cette fin de non-recevoir, et s’étant pourvu en Conseil d’Etat contre l’arrêté préfectoral, le Conseil ne s’est pas borné à annuler cet arrêté; il a statué au fond sur la validité de la délibération du conseil municipal. C’est ici que l’affaire devient tout à fait intéressante à un double point de vue : 1° elle nous montre un cas d’application de la voie de nullité organisée par les art. 63 et s. de la loi du 5 avril 1884 contre les délibérations des conseils municipaux, voie de nullité sur laquelle les décisions de jurisprudence sont relativement rares; 2° elle pose la grave question de la compétence des administrations municipales en matière économique, car la délibération attaquée contenait vote d’une subvention en faveur d’une boulangerie coopérative, et elle est annulée parce que le conseil municipal, en intervenant ainsi dans des relations économiques, « est sorti de ses attributions légales ».
§ 1.
Voilà une délibération du conseil municipal annulée par le Conseil d’Etat, non pas par la voie du recours pour excès de pouvoir, mais par une autre voie de nullité dont la procédure est plus compliquée, dont les ouvertures sont d’une nature différente, voie de nullité organisée par les art. 63 et s. de la loi municipale. Cette voie de nullité est à deux degrés : il y a au premier degré une décision du préfet (art. 65), au second degré une décision du Conseil d’Etat, rendue sur un recours en la forme du recours pour excès de pouvoir (art. 67). Cette procédure est contentieuse comme celle de l’excès de pouvoir. Notre décision le prouverait au besoin, car elle est rendue au contentieux. La conséquence logique est que cette voie de nullité contentieuse, là où elle peut être invoquée pour faire annuler une délibération, exclut le véritable recours pour excès de pouvoir. Il y a fin de non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle (V. Laferrière, Tr, de la jurid. admin., 2° éd., t. 2, p. 474 et s.). Cette conséquence logique a en effet été déduite par le Conseil d’Etat dans une décision qui remonte déjà à plusieurs années, Cons. d’Etat, 1er avril 1898, Pillon de Saint‑Philbert, et qu’à raison de son importance doctrinale, nous reproduisons en note.
En somme, une voie de nullité contentieuse, d’une allure moins nette que le recours pour excès de pouvoir, mais aussi d’une portée plus large, s’est organisée contre les délibérations des conseils municipaux. Une voie, de nullité du même ordre, quoique non encore contentieuse et quoique plus restreinte, avait déjà été organisée par la loi du 10 août 1871 sur les conseils généraux, art. 33 et 34, et, sous cette forme, elle remonte, aux lois du 21 mars 1831, art. 28 et 29, et du 22 juin 1833, art. 14 et 15. Cette théorie de la nullité des délibérations d’assemblées a été étendue par la loi aux délibérations des comités de syndicats de communes (L. 5 avril 1884, art. 174). La voie de nullité y est la même que pour les conseils municipaux. Elle a été étendue par la jurisprudence aux délibérations de la commission départementale et là, la voie de nullité est celle employée contre les délibérations des conseils généraux (Avis Cons. d’Etat, 13 mars et 31 mai 1873).
Nous aurons dans un instant à comparer ces voies de nullité avec le recours pour excès de pouvoir, à faire ressortir les différences, à tirer certains enseignements que suggère le rapprochement. Mais il y a d’abord une remarque qui s’impose, c’est que les délibérations d’assemblées locales ne sont sans doute pas des actes d’administration tout à fait pareils aux autres, puisqu’on a pu songer à organiser contre elles une voie de nullité différente. Disons-le tout de suite, les délibérations d’assemblées sont des actes d’organes délibérants, les autres actes d’administration sont des actes d’organes exécutifs, des arrêtés de maires, de préfets, de ministres, des décrets de chef d’Etat. Les actes d’administration accomplis par les organes délibérants ne seraient donc pas tout à fait de même nature que ceux accomplis par les organes exécutifs. Sans doute, tous ces actes ont ceci de commun, du moins en apparence, d’être des décisions exécutoires, mais peut-être, en y regardant de près, s’apercevrait-on que leur vertu exécutoire n’est pas du même ordre; que, par exemple, tandis que les décisions des organes exécutifs sont en général exécutoires au regard du public des administrés, les délibérations des assemblées sont d’ordinaire exécutoires au regard de l’organe exécutif, en ce sens qu’elles contiennent mise en demeure pour celui-ci d’avoir à prendre des mesures d’exécution. Cela est exact, au moins dans la généralité des cas. Mais, avant de risquer une théorie, c’est-à-dire une explication, il convient d’observer tous les faits. Or, si les délibérations d’assemblées locales ont donné lieu à l’organisation d’une voie de nullité autre que les actes de l’organe exécutif, elles n’échappent pas pour cela complètement à l’action du recours pour excès de pouvoir. Sans doute, celui-ci, qui est éminemment subsidiaire, disparaît devant la voie de nullité là où elle est organisée et là où elle peut fonctionner, mais il reparaît contre les délibérations d’assemblées pour lesquelles il n’a pas été organisé de voie de nullité, par exemple contre les décisions du Conseil de 1’Université (Cons. d’Etat, 9 févr. 1900, Bonsignorio, S. et P. 1901.3.17, et la note de M. Hauriou); il reparaît encore contre les délibérations de conseil général ou de commission départementale, lorsque la voie de nullité, trop restreinte, ne s’applique pas (Cf. art.88, L.10 août 1871).
Par conséquent, les délibérations d’assemblées locales n’échappent point au recours pour excès de pouvoir à raison de leur nature, elles n’y échappent que par le jeu de la fin du non-recevoir tirée de l’existence d’un recours parallèle et seulement dans la mesure où une voie de nullité a été organisée. Les délibérations d’assemblées locales ont donc même nature que les actes qui émanent des organes exécutifs, au moins en tant qu’elles contiennent décision exécutoire; il n’y a pas à épiloguer sur les différences que présenterait leur vertu exécutoire. En réalité, les délibérations d’assemblées sont susceptibles à la fois et du recours pour excès de pouvoir et d’une voie de nullité autre; si le recours pour excès de pouvoir disparaît devant cette voie de nullité, ce n’est pas que la délibération ne soit pas un acte de son ressort, au contraire, c’est uniquement qu’il est, lui, subsidiaire.
La question, comme on le voit, se complique, puisque les délibérations d’assemblées locales comparées aux actes des organes exécutifs sont à la fois semblables et différentes. Semblables, car, à raison de leur nature identique de décisions exécutoires, elles sont, en principe, susceptibles du même recours pour excès de pouvoir; différentes, car on a cru devoir organiser contre elles une voie de nullité surérogatoire. En quoi consiste donc la différence?
En réalité, une délibération d’assemblée est un acte plus complexe qu’une décision prise par un organe exécutif. — La décision d’un organe exécutif nous apparaît toute faite, telle Minerve jaillissant tout armée du cerveau de Jupiter; nous n’assistons pas à la genèse de sa confection, même dans les cas où sa rédaction a été l’œuvre d’un conseil consultatif, et où il y a eu délibération de ce conseil, ce qui est le cas pour les décrets délibérés en conseil de préfecture, cette opération n’est pas prise en considération par le droit. On exigera que l’acte porte la mention : délibéré en Conseil d’Etat, délibéré en conseil de préfecture, mais on ne se préoccupera pas des conditions dans lesquelles se sera produite la délibération. — Il n’en va pas de même de la décision d’une assemblée délibérante. L’assemblée délibérante est faite pour délibérer, elle ne doit prendre une décision qu’après avoir délibéré. La délibération est l’opération par laquelle elle prend une décision. Cette opération a une valeur juridique et est astreinte à des règles, par cela même que l’organe est délibérant et par cela même que cet organe est séparé de l’organe exécutif par les lois organiques administratives. Toute décision d’assemblée délibérante présente donc un double caractère; elle est une décision exécutoire, si on n’envisage que son effet, mais elle est en même temps une délibération, si on envisage l’opération par laquelle elle a été prise, et, comme l’opération délibérative est astreinte à des règles, comme elle est juridique, on conçoit que, si elle a été entachée de quelque irrégularité, une voie de nullité puisse être créée pour anéantir la délibération en tant qu’elle est le résultat d’une opération délibérative irrégulière. Que si cette voie de nullité n’a pas été créée ou ne s’applique point dans l’hypothèse, alors on sera autorisé à se demander si la même délibération n’a pas été viciée dans son effet exécutoire par un excès de pouvoir, et ainsi l’on fera le procès de l’acte, tantôt du côté de la délibération, tantôt du côté de la décision exécutoire, produisant effet de droit.
On pourrait pousser plus loin cette analyse, montrer que la délibération est l’élément de forme, et qu’en effet, dans cette forme souple, se glissent bien d’autres actes que des décisions produisant effet sur les droits de la commune, par exemple des réclamations, des propositions ou des vœux (V. sur ce point, notre Précis de droit administratif, 11e éd., p. 223); que la décision sur l’exercice des droits de la commune, quand elle existe dans la délibération, constitue l’élément de fond. Il en résulterait que la voie de nullité s’attaque particulièrement à l’élément formel de l’acte, que le recours pour excès de pouvoir, au contraire, vise l’élément matériel ou fondamental: le contenu de la délibération lorsqu’il est de nature à produire un effet de droit. Mais ces considérations paraîtraient trop subtiles, étant dénuées de conséquences pratiques. Il est bon de savoir, en effet, que le recours pour excès de pouvoir et la voie de nullité produisent le même résultat, qui est l’anéantissement total de l’acte. Qu’on l’attaque dans sa forme ou dans son fond, comme délibération ou comme décision, s’il est annulé, il l’est à la fois sous les deux espèces.
Il sera plus profitable d’entreprendre la comparaison de la voie de nullité organisée par les art.63 et s. de la loi municipale et du recours pour excès de pouvoir, d’autant que, sous cette forme plus pratique, nous serons amené quand même à reprendre notre analyse, afin de déterminer, si possible, la différence qui sépare l’excès de pouvoir, et, par exemple, l’incompétence d’une assemblée envisagée dans l’opération de sa délibération (théorie de la voie de nullité), de l’incompétence de la même assemblée envisagée dans la décision prise par elle (théorie du recours pour excès de pouvoir).
Voyons les règles de la voie de nullité des art.63 et s. de la loi du 5 avril 1884; elles sont assez embrouillées par suite d’un mauvais agencement des textes.
Et, d’abord, il n’y a pas une voie de nullité; il y en a deux, dont la procédure est identique, mais dont les ouvertures et les conditions de recevabilité sont très différentes.
L’une de ces voies de nullité ne nous intéresse pas ici, c’est celle des art.64 et 66 : « Art. 64. Sont annulables les délibérations auxquelles auraient pris part des membres du conseil intéressés, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires de l’affaire qui en fait l’objet. — Art. 66. L’annulation est prononcée par le préfet en conseil de préfecture. Elle peut être provoquée d’office par le préfet dans un délai de trente jours à partir du dépôt du procès-verbal de la délibération à la sous-préfecture ou à la préfecture. Elle peut aussi être demandée par toute personne intéressée et par tout contribuable de la commune… dans un délai de quinze jours, etc. » Ainsi, d’une part, cette voie de nullité n’a qu’une seule ouverture, la participation d’un conseiller intéressé à l’affaire, et, d’autre part, elle ne peut être invoquée que pendant un certain délai.
L’autre voie de nullité, celle qui nous intéresse, est infiniment plus large, elle est prévue par les art.63 et 65 : « Art. 63. Sont nulles de plein droit : 1° les délibérations d’un conseil municipal portant sur un objet étranger à ses attributions ou prises hors de sa réunion légale; 2° les délibérations prises en violation d’une loi ou d’un règlement d’administration publique. — Art. 65. La nullité de droit est déclarée par le préfet en conseil de préfecture. Elle peut être prononcée par le préfet et proposée ou opposée par les parties intéressées à toute époque. » Ainsi, d’une part, deux larges ouvertures, d’incompétence de l’assemblée relativement à l’objet de la délibération, jointe à la réunion illégale, et la violation de la loi; d’autre part, une recevabilité que ne limite aucun délai.
Il semble peu utile de laisser subsister le dédoublement de la voie de nullité; il est une complication que ne balance aucun avantage sérieux. La législation antérieure à celle de 1884 se bornait à interdire la participation à la délibération des conseillers intéressés à l’affaire (L. 5 mai 1855, art. 21). Cette interdiction légale, si elle était violée, permettait de faire annuler la délibération; on retombait dans le cas de la violation de la loi. L’innovation de la loi de 1884, qui a organisé à part la voie de nullité fondée sur cette participation des conseillers intéressés à l’affaire, est donc peu heureuse, et il est à souhaiter qu’elle disparaisse. On resterait alors en présence d’une voie de nullité unique, celle des art.63 et 65. Bien que cette réforme ne soit pas réalisée, dans la suite de nos développements, nous ne parlerons plus que de cette voie de nullité des art.63 et 65, car c’est elle qui a été employée dans notre affaire. La procédure en est, ainsi que nous l’avons déjà dit, à deux degrés.
Au premier degré, il faut s’adresser au préfet par un recours purement administratif, qui est simplement un appel au contrôle de tutelle que ce magistrat exerce sur les affaires de la commune; le préfet doit prononcer en conseil de préfecture (depuis le décret du 5 novembre 1926 un arrêté motivé suffit); si son arrêté n’est pas pris en conseil de préfecture, il est nul pour vice de forme; notre décision formule expressément cette règle : « Considérant que, d’après l’art.65 de la loi de 1884, la nullité de droit des délibérations des conseils municipaux est déclarée par le préfet en conseil de préfecture; que cette disposition doit être entendue en ce sens que l’intervention du conseil de préfecture est obligatoire dans tous les cas où les préfets ont à statuer sur les demandes tendant à faire déclarer la nullité des délibérations précitées, soit qu’ils accueillent, soit qu’ils rejettent les demandes. »
Au second degré, la voie de nullité devient contentieuse (L. 5 avril 1884, art. 67) : « Le conseil municipal, et, en dehors du conseil, toute partie intéressée peut se pourvoir contre l’arrêté du préfet devant le Conseil d’Etat. Le pourvoi est introduit et jugé dans les formes du recours pour excès de pouvoir. » Au premier abord, à ne consulter que l’ordre des textes, on pourrait croire que le pourvoi contentieux contre l’arrêté du préfet n’est possible que dans l’hypothèse de la nullité spéciale pour participation à la délibération d’un conseiller intéressé à l’affaire; en effet, l’art. 66, qui précède, est uniquement relatif à cette hypothèse. Mais, outre que l’intention du législateur d’appliquer à la fois aux deux voies de nullité la procédure de l’art. 67 n’était pas douteuse, en tout état de cause, il eût fallu un recours contre l’arrêté du préfet, et, si ce n’eût pas été celui de l’art. 67, c’eût été alors le véritable recours pour excès de pouvoir. Le Conseil d’Etat n’a, d’ailleurs, jamais hésité dans son interprétation de l’art. 67; il déclare cette procédure applicable à la nullité de droit de l’art. 63; seulement chacune des deux voies de nullité, au travers de cette forme contentieuse identique, conserve sa physionomie propre, et, notamment, elle ne peut être invoquée devant le Conseil d’Etat que par ceux qui, au premier degré, pouvaient l’invoquer devant le préfet (V. conf., Cons. d’Etat, 22 janv. 1886, Castex, S. 1887.3.45; P. chr.; 8 mars 1889, Vedier, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 310; 4 févr. 1898, Debrotonne, S. et P. 1899.3.123, et la note). Or, ainsi que nous le verrons dans un instant, les parties intéressées recevables à agir devant le préfet ne sont pas tout à fait les mêmes dans les deux cas.
Comparons maintenant, avec le recours pour excès de pouvoir, notre voie de nullité, que les art.63 et 65 de la loi municipale appellent nullité de droit.
Observons d’abord que la nullité de droit des délibérations du conseil municipal n’est pas seulement une voie de nullité, c’est-à-dire une action ou un recours, mais qu’elle est une nullité opérant par elle-même sans l’intermédiaire obligé d’un recours, et qu’à ce titre, elle est opposable à toute époque par les intéressés; en d’autres termes, elle n’engendre pas seulement une action, mais une exception, à la ressemblance des nullités juridiques du droit civil. C’est ainsi que la commune intéressée à invoquer la nullité d’un engagement pris par une délibération irrégulière de son conseil municipal pourra, à toute époque, invoquer la nullité de la délibération. V. Cons. d’Etat, 24 févr. 1893, Comm. d’Orches (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 164). Il résulte même de la décision précitée que cet effet de la nullité juridique, qui consiste à être opposable, se produit de lui-même par cela seul que les règles légales imposées aux délibérations ont été violées, et sans qu’il soit besoin qu’une voie de nullité ait été organisée. En effet, elle a été rendue à propos d’une délibération municipale prise sous l’empire de la loi de 1837, qui n’avait point organisé de voie de nullité pour la violation de la loi. Voilà une différence capitale avec la théorie de l’excès de pouvoir. L’excès de pouvoir n’entraîne pas une nullité juridique de l’acte, l’excès de pouvoir ne peut être mis en œuvre que par un recours. Le vice résultant de l’excès de pouvoir n’est pas opposable par voie d’exception. A quelle différence profonde de conception juridique correspond cette différence dans les effets ? En somme, dans les deux cas, on est en présence d’actes irréguliers entachés de vices qui se ramènent plus ou moins complètement à l’illégalité. Pourquoi, d’un côté, l’illégalité entraîne-t-elle une nullité juridique, et pourquoi, de l’autre, n’entraîne-t-elle qu’une annulabilité par recours ? Il faut en revenir, croyons-nous, à l’explication proposée plus haut, à la distinction entre le point de vue de la formation de l’acte et celui de son effet de droit. Du point de vue de la formation de l’acte, qui est celui de la délibération, toute violation de la loi entraîne nullité juridique, parce que les formes et conditions imposées à l’acte sont censées l’être à peine de nullité, parce que l’acte est solennel, parce que, si les conditions voulues ne sont pas réunies, il est, en somme, inexistant; du point de vue de l’effet de droit, qui est celui de la décision entachée d’excès de pouvoir, l’acte existe en soi, par conséquent, ce dont il s’agit, s’il contient un excès de pouvoir, c’est de le faire annuler rétroactivement, et alors, il faut une action. Et qu’on ne croie pas que la théorie de la nullité juridique appliquée à la formation des actes soit spéciale aux délibérations des assemblées locales, et qu’elle traduise ainsi une sorte de mesure de protection pour les administrations locales, qu’on est toujours un peu tenté de considérer comme des mineures. On ferait fausse route; la même théorie est appliquée à des actes passés pour le compte de l’Etat, par exemple, aux marchés de travaux publics ou de fournitures qui auraient dû être passés par adjudication publique; et qui l’ont été de gré à gré (V. Cons. d’Etat, 4 juill. 1873, Lefort, Rec. des arrêts du Conseil d’Etat, p. 612; 18 mai 1877, Dalloz [Ibid., p. 481]. V. égal., pour les communes, Cons. d’Etat, 18 janv. 1878, Gaz. de Wazemmes [Ibid., p. 52]; 4 mars 1887, Mainguet [Ibid., p. 207]). Ainsi la nullité juridique nous apparaît comme la conséquence de la formation solennelle de certains actes de l’administration. Elle nous avertit qu’il faut distinguer les actes d’administration en solennels et non solennels. Les délibérations d’assemblées, les marchés par adjudication sont des actes solennels; aussi pour eux y a-t-il application de la nullité juridique; les arrêtés des préfets, des maires, des ministres, les décrets du chef de l’Etat eux-mêmes ne sont pas des actes solennels; il n’y a point pour eux application de la nullité juridique, et ils ne peuvent être recherchés que pour l’excès de pouvoir que contient leur décision.
Cela va bien, dira-t-on; pourtant il y a des cas où les arrêtés des préfets ou les décrets du chef de l’Etat sont astreints à des formes précises, par exemple à la mention qu’ils ont été délibérés en conseil de préfecture ou en Conseil d’Etat; ces formes ne sont donc pas solennelles ? Pourtant encore l’une des premières ouvertures du recours pour excès de pouvoir a été le vice de forme; pourquoi le vice de forme ici n’entraîne-t-il pas une nullité juridique ? Nous ne voyons toujours que la même réponse à faire. Pour les actes des organes exécutifs, la loi n’a pas fait de leur rédaction une opération juridique, elle a pu prescrire telle forme de détail, elle n’a pas réglementé l’ensemble de l’opération, par conséquent, on ne peut pas dire qu’un vice de forme fasse manquer l’opération de rédaction et doive être envisagé dans cette opération; il ne pourra être envisagé que dans l’acte une fois rédigé, en tant que l’omission aura pu influer sur l’effet de droit de l’acte. Sans doute, dans cette voie, il eût été logique d’enfermer le juge de l’excès de pouvoir dans les énonciations de l’acte lui-même, de ne pas lui permettre de rechercher dans les faits extérieurs les circonstances de sa rédaction; mais le Conseil d’Etat s’éloigne de plus en plus de cette rigueur primitive; pour le vice de forme, il ne se reconnaît pas lié par les mentions contenues dans l’acte, il se donne le pouvoir de vérification le plus étendu (Laferrière, op. cit., t. 2, p. 528); pour le détournement de pouvoir, voilà aussi qu’il cherche les véritables motifs de l’acte en dehors des énonciations de celui-ci. (V. Cons. d’Etat, 12 mai 1900, Maugras.) Il s’est donc produit une déviation sensible, qui fait que le juge de l’excès de pouvoir se préoccupe de la rédaction de l’acte et des conditions dans lesquelles elle s’est produite, mais cela ne va pas jusqu’à autoriser une nullité juridique opposable.
Observons encore que le recours pour excès de pouvoir ne peut être intenté que par des administrés, tandis que la nullité de droit des délibérations des conseils municipaux peut être prononcée d’office par le préfet; mais, à vrai dire, nous retombons ici dans les mêmes considérations que tout à l’heure, car il est bien évident que, si le préfet peut agir d’office, c’est justement parce qu’il y a nullité juridique.
La comparaison va prendre toute sa valeur si nous examinons maintenant, d’une, part, la question de savoir quels sont, les intéressés admis à invoquer la nullité de droit et à former recours, et, d’autre part, quelles sont les ouvertures à la voie de nullité et du recours.
1° L’art. 65, L. 5 avril 1884, s’exprime ainsi : « La nullité de droit peut être proposée par les parties intéressées à toute époque. » Les parties intéressées sont d’abord la commune dont les finances ont été engagées par la délibération, ensuite les tiers auxquels la délibération fait un grief spécial, qui, par conséquent, ont à son annulation un intérêt direct et personnel. Tels étaient dans notre hypothèse les boulangers de Poitiers, pour lesquels la délibération du conseil municipal de cette ville constituait une menace directe et personnelle. Faut-il comprendre parmi les parties intéressées les simples contribuables de la commune intéressés à ménager les finances de celle-ci ? S’ils agissent au nom de la commune en vertu de l’art. 123, L. 5 avril 1884, comme exerçant l’action de la commune et avec les formalités requises, sans aucun doute ils sont recevables; mais la question est de savoir s’ils peuvent mettre en mouvement la voie de nullité en leur propre nom. Pour ce qui est de la nullité relative des art. 64 et 66, ils le peuvent certainement, l’art. 66 énumère formellement « toute personne intéressée et tout contribuable de la commune ». Mais cela peut-il être étendu au cas de la nullité de droit ? Le Conseil d’Etat qui, jusqu’à présent n’était pas favorable au recours du simple contribuable, ne le pensait pas. (V. Cons. d’Etat, 22 janv. 1886, Castex; précité; 8 mars 1889, Vedier, précité; 4 févr. 1898, Debrotonne, précité, et la note. Comp. Cons. d’Etat, 29 juin 1900, Merlin, S. et P. 1900.3.65, et la note de M. Hauriou.) Mais, par un arrêt du 29 mars 1901, Casanova, il vient de modifier sa jurisprudence; par ce revirement bien des fois réclamé, particulièrement par nous, il admet les simples contribuables à mettre en mouvement la voie de nullité des art. 63 et 65 de la loi municipale. Nul doute que la réforme ne s’étende au véritable recours pour excès de pouvoir dans les cas où il pourra être intenté directement contre les délibérations d’assemblées locales, et ainsi, non seulement les conditions de recevabilité de note voie de nullité seront les mêmes que celles du recours pour excès de pouvoir direct, mais on pourra dire que c’est elle qui a fait progresser celui-ci.
2° Les ouvertures de la voie de nullité des art. 63 et 65 de la loi du 5 avril 1884 paraissent au premier abord plus nombreuses et plus larges que les ouvertures du recours pour excès de pouvoir; elles le sont assurément, cependant il est bon d’examiner la question de près.
On connaît les ouvertures du recours pour excès de pouvoir; elles sont au nombre de quatre : l’incompétence; la violation des formes, le détournement de pouvoir, la violation de la loi et des droits acquis.(V. Laferrière, op. cit., t. 2, p. 496 et s., et la note de M. Hauriou, sons Cons. d’Etat, 8 et 15 déc. 1899, Ville d’Avignon, et Adda, S. et P. 1900.3.73.) La plus large de ces ouvertures paraît être la dernière, la violation de la loi et des droits acquis; mais il faut observer qu’elle se trouve restreinte par une condition de recevabilité étroite; le réclamant doit justifier d’un droit acquis, la violation de la loi ne peut pas être invoquée par celui qui n’a qu’un intérêt direct et personnel (V. Laferrière, op. cit., t. 2, p. 532); cette condition de recevabilité étroite empêche la quatrième ouverture d’absorber les trois autres, car l’incompétence, la violation des formes, les détournements de pouvoir peuvent être invoqués par des réclamants qui n’ont qu’un intérêt personnel. On ne peut donc pas dire que le recours pour excès de pouvoir soit donné pour toute violation de la loi, il s’en faut de beaucoup; mais, en revanche, nous verrons plus loin que l’excès de pouvoir est, à certains égards, plus large que la violation de la loi (l’exigence du droit acquis a disparu depuis l’arrêt Aleindor du 1er juin 1906; notre précis du Dr. adm., 11e éd., p. 389).
Les ouvertures de la voie de nullité des art. 63 et 65 apparaissent comme très complexes : a) délibération prise sur un objet étranger aux attributions du conseil, par conséquent incompétence à raison de l’objet; b) délibération prise hors des réunions légales; c) violation d’une loi ou d’un règlement d’administration publique (art. 63). Il y a de cette complexité une explication historique. Les deux premières ouvertures : incompétence à raison de l’objet de la délibération, réunion illégale, sont celles qui existaient depuis les lois de 1831 et 1833, celles que l’on retrouve encore seules dans la loi du 10 août 1871 sur les conseils généraux. La troisième ouverture, violation de la loi ou d’un règlement d’administration publique, est l’ancien moyen d’annulation, non pas contentieux, mais purement administratif, qui était, sous l’empire de la législation antérieure, à la disposition de l’administration supérieure pour annuler les délibérations avant qu’elles ne devinssent exécutoires. Au lieu de charger l’administration supérieure d’apprécier s’il convient d’annuler ces délibérations, le législateur de 1884 veut qu’elles soient nulles de plein droit, parce qu’il n’y a aucun doute sur leur irrégularité (Circ. min. intérieur, 15 mai 1884, S. Lois annotées de 1884, p. 600; P. Lois, décr., etc., de 1884, p. 974). Maintenant que ce moyen d’annulation administratif tiré de la violation de la loi est devenu contentieux, il y a lieu de se demander s’il n’a pas absorbé les deux autres ouvertures, l’incompétence à raison de l’objet de la délibération, et la réunion illégale, et si, dans une prochaine refonte législative, pour plus de simplicité, on ne pourrait pas les supprimer.
En ce qui concerne la réunion illégale, il ne nous paraît guère douteux que ce ne soit un cas particulier de la violation de la loi; les conditions dans lesquelles les conseils municipaux peuvent valablement se réunir sont minutieusement réglées par la loi; il ne saurait y avoir réunion irrégulière sans violation de la loi.
Mais, en ce qui concerne l’incompétence à raison de l’objet de la délibération, nous avons des doutes, et nous ne croyons pas que cette ouverture puisse se ramener entièrement à la violation de la loi.
Nous remarquons d’abord que, cette incompétence du conseil municipal à raison de l’objet de ses délibérations étant une variété d’excès de pouvoir, admettre qu’elle constitue une violation de la loi, ce serait affirmer par là même que l’excès de pouvoir peut se ramener à la violation de la loi. Or, si, dans la plupart des hypothèses, les ouvertures à l’excès de pouvoir sont des cas d’illégalité (V. la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 8 et 15 déc. 1899, précités), ne se peut-il point qu’il y ait excès de pouvoir en dehors des cas où les pouvoirs de l’Administration sont formellement réglés par la loi ? Nous savons bien que la légalité est devenue la principale limite des pouvoirs de l’Administration. Cependant, comment ne pas être frappé de ce fait que, pour les délibérations définitives des conseils généraux, l’art. 47, L. 10 août 1871, prévoit un recours en annulation « pour excès de pouvoir ou pour violation d’une disposition de la loi ou d’un règlement d’administration publique », distinguant par là évidemment entre la violation de la loi et l’excès de pouvoir ? Il ne faut pas oublier non plus, qu’avant le décret du 2 novembre 1864, le recours pour excès de pouvoir était considéré comme distinct du recours contentieux en annulation pour violation de la loi, et, s’il s’est produit depuis une fusion des recours, ce n’est pas une raison pour qu’il s’en soit produit une des ouvertures; ni l’excès de pouvoir n’a absorbé complètement l’illégalité, ni l’illégalité n’a absorbé l’excès de pouvoir (V. sur ce point, Laferrière, op. cit., II, p. 409). Est-ce qu’en effet, il n’y aurait pas un certain domaine naturel du pouvoir administratif dont celui-ci ne doit pas sortir, alors même que ce domaine n’aurait pas été déterminé par la loi ? Si peut-être il n’y a violation des formes que dans les cas où les règles des formes ont été posées par les lois et règlements, ne saurait-il y avoir détournement de pouvoir que lorsque l’Administration aura dirigé son acte hors des buts administratifs légaux; n’y a-t-il point aussi des buts administratifs naturels, dont il ne doit pas s’écarter? D’ailleurs, quelle légalité invoque-t-on quand il s’agit de justifier le détournement de pouvoir? La légalité générale, l’esprit général de la légalité, qui est que l’Administration doit être orientée vers le bien public; qui ne voit que nous sommes loin ici de la violation de la loi proprement dite, qui est la violation d’un texte précis ? Ainsi le détournement de pouvoir dépasse certainement la violation de la loi proprement dite. Mais n’en est-il pas de même de l’incompétence? Ici nous nous rapprochons de l’espèce de notre arrêt.
Sans doute, en général, les compétences sont établies par des textes, mais elles ne le sont point toujours. On s’est peut-être trop laissé absorber jusqu’ici par la contemplation d’un aspect de la question de la compétence qui n’est point le seul. On envisage les attributions administratives en tant que partagées par les lois organiques entre un certain nombre d’autorités administratives; on ne se demande point si telle ou telle attribution est réellement administrative en soi; on présume qu’elle l’est; on se demande seulement si elle appartient au maire ou au préfet, au conseil municipal ou au maire, au conseil général ou à sa commission départementale. On pourra consulter les développements de M. Laferrière dans son Traité de la juridiction administrative, t. 2, p. 497 et s. On verra qu’il ne sort pas de cette hypothèse, et, sans doute, dans cet ordre d’idées, on se trouve en présence de lois, et règlements qui ont procédé au partage des attributions, qui ont fait des délégations de puissances publiques, etc. Mais il y a un autre aspect de la question de compétence autrement intéressant, c’est celui de savoir quelle est la compétence d’une autorité administrative dans l’organisation de services nouveaux, dans son intervention dans la vie sociale. C’est la question même de la fonction administrative de chacune des administrations publiques.
Dans l’Administration de l’Etat, cette question de l’étendue de la fonction administrative et de la compétence relativement à l’objet n’apparaît pas facilement sous son aspect juridique. Les publicistes la discutent, ils se demandent quel est le rôle économique de 1’Etat, jusqu’à quel point il peut intervenir dans les relations de la vie sociale; mais, en fait, lorsque l’Etat crée un service nouveau, c’est, soit par une loi, soit par un acte réglementaire qui pose une règle juridique en même temps qu’il réalise un acte administratif; dès lors, la question de compétence ne se pose pas, parce qu’elle est d’avance tranchée par la règle juridique nouvelle. De même, quand le Parlement vote une subvention, c’est par un acte en forme de loi et qui à force de loi. Il faudrait, pour que la question de compétence se posât, qu’un ministre, par exemple, par un arrêté non réglementaire, c’est-à-dire non créateur de règles de droit, fit un acte administratif qui sortît du domaine de l’Administration pour empiéter sur le domaine de la vie économique indépendante. Il y aurait alors incompétence à raison de l’objet.
Au contraire, la question se pose facilement pour les administrations locales, qui sont fréquemment tentées d’organiser des services nouveaux ou d’intervenir dans les relations économiques, et dont les actes ne possèdent point cette vertu juridique, qui étendrait dans la mesure voulue leur compétence administrative. Pour elles, on est amené à se demander si leurs délibérations ne sont pas entachées d’incompétence à raison de leur objet, non pas que la compétence administrative soit toujours fixée par des textes, mais parce que, dans tous les cas, elles ont une certaine compétence administrative naturelle. C’est ainsi que, dans notre hypothèse, le Conseil d’Etat a eu à se demander si un conseil municipal est compétent pour s’ingérer dans les relations économiques entre boulangers et consommateurs, et si l’abaissement du prix du pain est un des objets de l’administration municipale.
En dernière analyse, notre voie de nullité des art. 63 et 65 de la loi municipale, au point de vue de ses ouvertures, nous apparaît bicéphale. Elle repose sur la violation de la loi et sur l’incompétence, qui est une espèce d’excès de pouvoir. Elle a moins d’étendue que le recours pour excès de pouvoir en ce qui concerne le détournement de pouvoir, qu’elle n’admet pas, et qui ne rentre pas complètement dans la violation de la loi. Mais, d’autre part, du chef de la violation de la loi, qui contient ipso facto la violation des formes, elle est, plus large que le recours, parce qu’au point de vue de la recevabilité, il n’y a pas la limitation du droit acquis et qu’elle est ouverte à tout intérêt lésé.
L’existence de cette voie de nullité et du recours pour excès de pouvoir contre les délibérations des conseils municipaux, bien que nous en ayons donné plus haut les raisons, constitue une situation compliquée. Il est à prévoir que cela se simplifiera. Déjà le recours porté devant le Conseil d’Etat, en vertu de l’art. 67 de la loi municipale, est en forme de recours pour excès de pouvoir. Il se produira une fusion. II est probable que le recours pour excès de pouvoir direct, étant l’institution la plus forte et la plus souple (V. supra, la tendance qu’il montre à se préoccuper des conditions de formation des actes), attirera à lui la voie de nullité, et qu’on supprimera tout simplement le premier degré de l’instance devant le préfet; le recours pour excès de pouvoir y gagnera peut-être un élargissement de ses ouvertures. II y aura cependant une difficulté, qui est l’existence d’une nullité juridique opposable provenant du caractère solennel de la délibération, nullité qui est seule véritablement étrangère à la théorie du recours pour excès de pouvoir (V. supra); il est impossible de prévoir la façon dont cette difficulté sera résolue.
§ 2.
Abordons la partie économique de notre sujet. Rentre-t-il dans les attributions du conseil municipal d’une commune d’intervenir dans les rapports entre producteurs et consommateurs ? Spécialement, de faire baisser le prix du pain en votant une subvention en faveur d’une boulangerie coopérative ?
Notons d’abord que ce n’est point à l’aide des textes de loi que nous allons pouvoir résoudre la question; il y a dans notre décision une expression de nature à faire illusion : «qu’ainsi le conseil municipal est sorti de ses attributions légales ». Cela semblerait indiquer que les attributions des conseils municipaux sont limitativement énumérées par la loi. Spécialement, en ce qui concerne l’alimentation et la boulangerie, il semblerait que le conseil municipal ne peut intervenir « qu’en des circonstances exceptionnelles qui seraient de nature à compromettre l’alimentation publique », et que, dans ce cas, il aurait des attributions légales. Or, la vérité est qu’il n’existe aucun texte de loi prévoyant pareille intervention du conseil municipal en cas de circonstances exceptionnelles.
Le Conseil d’Etat, qui se garde bien d’en citer, a probablement entendu viser l’art. 97, § 6, de la loi du 5 avril 1884, qui indique parmi les objets de la police municipale « le soin de prévenir par des précautions convenables et celui de faire cesser par la distribution des secours nécessaires les accidents et fléaux calamiteux, tels que les incendies, les inondations, les maladies épidémiques et contagieuses, etc. ». Mais, d’une part, cet article ne prévoit point expressément les calamités relatives à l’alimentation, c’est-à-dire les disettes, et, d’autre part, il est relatif, non pas aux attributions du conseil municipal, mais à celles du maire, à qui appartient la police municipale. Et sans doute, en fait, nul ne contesterait la compétence du conseil municipal à voter des fonds pour distribution de secours pendant une disette, ou pour rémunération d’ouvriers boulangers militaires pendant une grève d’ouvriers boulangers civils qui compromettrait l’alimentation de la ville, mais il serait douteux que cette compétence pût s’établir sur le texte en question.
Nous ne pensons pourtant point non plus que le Conseil d’Etat ait entendu exhumer certaines dispositions de la législation révolutionnaire du maximum, celle-ci, par exemple, du décret du 9 août 1793, qui ordonne l’établissement de fours publics et de greniers d’abondance dans chaque district : Art. 6. « Il sera construit sur le champ, aux frais de la République et à la diligence des corps administratifs, des fours publics dans chaque section des villes en proportion de la population de chaque section et indépendamment des fours particuliers existants. » — Art. 7. « Les boulangers de ces villes seront mis en cas de besoin en réquisition par les municipalités pour l’activité des fours publics aussitôt qu’ils seront construits. » A supposer que cette législation n’ait pas été abrogée par les actes ultérieurs qui ont rétabli la liberté du commerce des grains, et, par voie de conséquence, rendu inutiles les greniers d’abondance et les fours publics qui devaient s’y alimenter, notamment par la loi du 21 prairial an V, il serait piquant de voir le Conseil d’Etat, qui n’approuve pas la subvention à une boulangerie coopérative, ressusciter un texte qui autoriserait les municipalités à construire des fours publics.
Si nous laissons de côté momentanément le cas spécial de la boulangerie et de l’alimentation, il est certain qu’en principe, la compétence administrative du conseil municipal n’est pas fixée d’une façon restrictive et limitative par la loi. Au contraire, la loi reconnaît qu’il existe des besoins locaux, un ordre public local, et qu’en principe les pouvoirs municipaux sont compétents pour donner satisfaction à ces besoins. L’art. 61 de la loi du 5 avril 1884 dit : « Le conseil municipal règle par ses délibérations les affaires de la commune »; l’art. 145, § 2, lui reconnaît le droit, sous certaines conditions, de voter des dépenses facultatives; d’autre part, il peut se procurer des ressources par certains impôts ordinaires. Il a une certaine autonomie financière. Dans les bornes de cette autonomie, le conseil peut créer des services publics ou voter des subventions à des œuvres d’intérêt communal. La loi surveille de très près cette autonomie assurément, la tutelle administrative est là pour veiller, l’administration supérieure a plus d’un moyen d’intervenir, mais cependant l’autonomie existe.
Si donc le Conseil d’Etat a pu dire que le conseil municipal de Poitiers était sorti de ses attributions légales, ce n’est pas en ce sens qu’il serait sorti des termes d’une énumération légale d’attributions, mais bien plutôt en ce sens qu’il serait sorti des bornes de l’administration municipale envisagée dans sa compétence générale et dans sa fonction, telle que nos lois organiques administratives la comprennent. Mais cette légalité générale, qui ne se condense en aucun texte précis, se confond, en réalité, avec la nature des choses, interprétée par les principes généraux de notre régime d’Etat, et finalement i1 s’agit de rechercher si, dans la nature des choses ainsi comprise, la fonction administrative municipale comporte l’intervention dans les rapports économiques ou dans quelle mesure elle la comporte.
Cette question de l’étendue de la fonction administrative est d’une gravité évidente. Elle ne se pose pas seulement à l’occasion des subventions votées dans un but économique. Elle s’est posée à l’occasion de l’organisation ou de l’exploitation en régie de certains services municipaux qui ne sont en fait que des exploitations industrielles (Avis Cons. d’Etat, 24 fév. 1887, exploitation par la ville de Paris du funiculaire de Belleville; Avis Cons. d’Etat, 3 août 1894, exploitation par la ville de Roubaix d’une pharmacie municipale, Revue gén. d’admin., 1894, t. 3, p. 435; Avis Cons. d’Etat, 1er et 15 mars 1900, entreprise des vidanges municipales par la ville de Lille, Revue gén. d’admin., 1900, t. 1er, p. 433). Le Conseil d’Etat est très hésitant sur cette question de l’exploitation des services, et ces hésitations se comprennent d’autant mieux qu’il s’agit en dernière analyse de l’exploitation en régie des monopoles communaux, omnibus, gaz, électricité, eau, qui, dans certains pays étrangers, produit d’excellents résultats (V. Eustache Pilon, Les monopoles communaux). — La même question s’est posée encore à l’occasion de la fixation, dans le cahier des charges des travaux de la ville de Paris, d’un salaire minimum pour les ouvriers et de la limitation de la journée de travail (V. Cons, d’Etat, 25. janv. 1895, Ville de Paris, S. et P. 1896.3.145, et la note), et, si cette question a disparu par suite des décrets du 10 août 1899, qui ont introduit dans tous les cahiers des charges des clauses à ce sujet, d’autres certainement naîtront, car nous sommes à une époque de fermentation et d’organisation économique. Les conseils municipaux ne votent-ils pas aussi des secours aux grévistes ?
II est donc urgent de se faire une théorie, un système, sur la nature de la fonction administrative, afin de ne pas être ballotté dans l’incohérence et la contradiction des décisions d’espèce. Nous ne sommes pas habitués en France à scruter le problème de la fonction administrative. Nous vivons sous l’empire de cette conception un peu superficielle que l’Administration, c’est l’activité de certains organes qui sont appelés administratifs. L’Administration, c’est l’activité du pouvoir exécutif. Quant à nous demander si cette activité est conditionnée par une fonction à remplir qui serait la fonction administrative, c’est une curiosité que nous n’avons point souvent eue. Cette indifférence étonne à juste titre les auteurs étrangers, qui ne comprennent pas que nous nous enfermions à ce point dans la contemplation du principe de la séparation des pouvoirs (V. not., Posada, Derecho administrativo, I).
On comprendra que nous n’ayons pas la prétention dans cette note d’élucider la matière de la fonction administrative. Nous voulons seulement présenter quelques observations qui nous paraissent la dominer, et que nous suggère d’ailleurs notre arrêt.
I. — La première règle à poser nous paraît être celle-ci : la fonction administrative est essentiellement de police, ce qui revient à dire qu’elle est essentiellement politique. Nous ne prenons pas, en effet, le mot police dans son sens étroit de maintien de l’ordre public matériel, il ne s’agit pas seulement de la tranquillité, de la sécurité, de la salubrité publiques; ce n’est pas la théorie de l’Etat gendarme que nous venons reproduire ici. Nous prenons le mot police dans son sens large, dans celui où le prenaient nos anciens auteurs, quand ils disaient « La police est le règlement de la cité » (V. Dictionnaire de Ferrière). Le règlement de la cité, c’est tout ce qui intéresse le corps politique, non seulement sa sécurité, sa protection, mais aussi son développement; la police, et par conséquent la fonction administrative, admettent donc ce que les Allemands appellent les buts de culture aussi bien que les buts de protection; seulement elles les admettent à la condition que la culture aura une importance politique. Par exemple, les services de l’enseignement public sont justifiés par cette considération que la culture intellectuelle de la masse de la nation a une importance politique incontestable. Spécialement, il devient évident que la supériorité de l’enseignement technique ou de l’enseignement commercial, dans certains pays étrangers qui sont nos rivaux au point de vue économique, finit par leur donner une supériorité politique. La préoccupation politique n’existe pas, d’ailleurs, uniquement par rapport à l’étranger, elle existe aussi à l’intérieur du pays dans l’équilibre à maintenir entre les diverses forces qui s’y développent, entre la prospérité des diverses régions. De ce point de vue, on comprend que la fonction administrative de l’Etat lui donne compétence même pour exécuter des opérations économiques, ou pour absorber des entreprises financières ou économiques dans des services publics, ou pour intervenir par des subventions dans les relations économiques dans la mesure où cela est nécessité par des besoins politiques. Personne ne contestera, par exemple, l’utilité politique des subventions aux messageries maritimes, celle d’une forte mainmise sur les compagnies de chemins de fer, et l’on ne discute plus sérieusement le principe des monopoles financiers, car il faut bien que l’Etat se procure de l’argent, et il y a un intérêt politique de premier ordre à ce qu’il ne le demande pas tout à l’impôt.
Nous arrivons donc à cette formule en ce qui concerne spécialement les relations économiques : la fonction administrative justifie l’intervention de l’administration publique dans les relations économiques toutes les fois qu’il y a nécessité politique.
On se demandera si cette formule, bonne pour l’Etat, peut être appliquée aux municipalités. Les communes ont-elles véritablement une existence politique? Il ne faut pas tenir compte uniquement du fait qu’il y a des élections communales, et, par conséquent, une politique électorale locale. Cela a son importance, mais ce n’est en soi que le signe d’une réalité politique plus profonde. Les communes ont des intérêts politiques par cela même que ce sont des collectivités, que leurs habitants forment un corps, et que les destinées du corps ont un retentissement sur les destinées individuelles. La politique, en soi, c’est ce qui intéresse un tout social, et, par répercussion, les parties de ce tout. Une commune est un tout social, par conséquent elle a des intérêts politiques. Assurément cela est plus on moins apparent. En général, les habitants d’une ville se sentiront plus solidaires les uns des autres que ceux d’une commune rurale; la vie urbaine augmente la solidarité, et, par suite, l’importance politique du groupe. Parmi les villes même, il y aura des différences, non seulement à raison de leur population, mais à raison de leur caractère industriel ou commercial. Il est clair que, dans une ville maritime, il y a un intérêt politique capital pour la cité, et c’est la prospérité de son port. Au premier abord, cet intérêt apparaît comme purement économique, mais, à la réflexion, on s’aperçoit que les progrès ou la déchéance de ce port auront les plus graves conséquences pour l’organisme collectif, et par conséquent pour chacun de ses membres, la ruine du port sera la ruine de la ville, il y a la une solidarité fatale. Il existe donc un organisme politique local, il a des besoins de protection et des besoins de croissance, et il est de la compétence de la fonction administrative municipale de donner satisfaction à ces besoins. C’est dans cet esprit qu’il convient d’envisager toutes les questions qui ont été soulevées, particulièrement celle de l’organisation des monopoles communaux et de leur exploitation directe. II importe assurément aux grandes villes, particulièrement à raison de la concurrence commerciale qu’elles se font, d’être outillées au point de vue des transports; au point de vue de l’éclairage; il leur importe aussi de ménager les contribuables en demandant des ressources au produit des monopoles.
Ainsi, autant la fonction administrative répugnerait à l’opération économique entreprise uniquement pour réaliser une plus-value ou un profit, autant elle admet l’opération économique en tant qu’elle s’associe à un service politique rendu à la cité. Cela est facile à vérifier en matière de travaux publics, et c’est la signification de la distinction des travaux publics proprement dits et des travaux d’intérêt collectif; les premiers ont pour but principal, non pas la plus-value qui en résultera, mais un intérêt politique, aussi peuvent-ils être exécutés par des associations syndicales auxquelles on a hésité longtemps à reconnaître la qualité d’établissements publics; encore eût-on mieux fait de les écarter complètement de l’administration publique. (V. sur ce point, Trib. des conflits, 9 déc. 1899, Canal de Gignac, S. et P. 1900.3.49, et la note.)
Il en est de même, croyons-nous, de l’intervention dans les relations économiques, notamment par la voie des subventions. En certains cas, elles peuvent être justifiées par l’intérêt de la cité. D’abord, dans des circonstances exceptionnelles, en cas de disette, l’intérêt de la cité commande impérieusement l’intervention, et notre arrêt le reconnaît : «Considérant que si, dans des circonstances exceptionnelles, l’intervention du conseil municipal peut être rendue nécessaire pour assurer l’alimentation publique » Mais est-il besoin de circonstances aussi exceptionnelles qu’une disette ou qu’une grève? N’est-il pas d’intérêt majeur pour une ville d’encourager les institutions qui tendent à abaisser le prix moyen de la vie ? Et dans combien de cas déjà ces interventions ne sont-elles pas autorisées ? Est-ce que les comités des habitations à bon marché n’ont pas pour but, par la concurrence que feront aux propriétaires libres, d’amener une baisse des loyers ? Or, la loi du 30 novembre 1894, qui a créé ces comités, autorise dans son art. 2 les communes à voter des subventions en faveur des comités. Les monts-de-piété et les caisses d’épargne ne sont-ils pas des institutions de crédit, qui tantôt monopolisent certaines opérations, tantôt font concurrence aux banquiers, et les villes ne participent-elles pas à leur administration ? N’a-t-on pas laissé les villes subventionner des bourses du travail qui tendaient à la suppression des bureaux de placement ? Est-ce que des coopératives de production n’ont pas reçu des subventions, notamment la mine aux mineurs de Monthieux ? Dès lors, pourquoi une coopérative de consommation ne pourrait-elle pas en recevoir ? La coopérative, particulièrement la boulangerie coopérative, est une institution sérieuse, qui a fait ses preuves, qui peut fonctionner, qui réalise une économie sensible, qui en soi est une forme de la liberté économique. Pourquoi une municipalité, pour lancer l’institution, pour aider à sa création, ne pourrait-elle pas lui fournir une subvention ? Ne serait-ce point, en effet, de la bonne politique non seulement électorale, mais véritablement civique, que de faire baisser le prix du pain, surtout de diminuer l’écart qui existe entre le prix du blé et celui du pain, écart qui ne profite qu’à quelques intermédiaires ? Et nous n’argumentons même pas ici par analogie du droit, qui appartient à la municipalité d’établir une taxe du pain, et qui montre bien qu’il y a un intérêt de police, non pas seulement occasionnel, mais persistant à ce que ce prix ne s’élève pas au-dessus d’un certain chiffre.
Nous n’affirmerions donc point le bien jugé de la décision du Conseil d’Etat, en tant qu’elle annule la délibération du conseil municipal de Poitiers, mais nous sommes obligés de reconnaître au conseil en ces matières un large pouvoir d’appréciation, ainsi qu’il résulte des observations suivantes.
II. — La règle qui vient d’être posée, à savoir que la compétence de l’Administration s’étend jusqu’où va la police de la cité, et, en somme, jusqu’où va l’intérêt politique, demande des correctifs, car, en soi, elle paraîtra d’une élasticité inquiétante. Où sont les relations économiques qui ne présentent pas, en un certain sens, un intérêt politique, et qui, à ce titre, ne justifieraient pas une intervention administrative ?
Nous voyons trois correctifs :
1° La fonction économique doit être envisagée non seulement dans les objets dont elle s’empare, mais encore dans la transformation qu’elle leur fait subir. Or, il faut bien remarquer que tout objet dont se saisit ou que protège l’administration publique doit être considéré comme service public ou comme chose publique ; une entreprise économique dont l’Administration s’empare, devient service public; une entreprise qu’elle subventionne devient par le fait institution d’utilité publique; un terrain qu’elle exproprie devient domaine public, etc.; qu’est-ce à dire ? Cela signifie que notre police de la citée, cet intérêt collectif qui justifie l’activité de l’administration, doit absolument se réaliser sous forme de chose publique, c’est-à-dire se transformer en un avantage individuel également accessible à tous les habitants. Il y a dans ce principe une limitation réelle de la compétence administrative et une garantie, car cela signifie qu’il ne rentrerait point dans la compétence de l’administration active d’organiser des services pour des catégories d’habitants, des services qui ne s’adresseraient pas à l’université, qui seraient de nature à créer des inégalités.
2° Un second correctif doit être trouvé dans les formes qui peuvent être imposées aux administrations locales pour créer des services nouveaux, faire des entreprises ou voter des subventions. Il est clair que l’administration centrale pourrait être appelée à donner son autorisation plus souvent peut-être qu’elle ne l’est. II y a une formalité qui n’existe que pour les entreprises de travaux publics; c’est la déclaration d’utilité publique, qui, en principe, doit émaner d’un décret. La déclaration d’utilité publique pourrait être étendue à la création de services nouveaux ou au vote de certaines subventions. Ce serait une grande garantie.
3° Enfin et surtout, il est une garantie que rien ne remplacera, et qui est l’esprit politique, c’est-à-dire l’esprit de conduite appliqué aux affaires publiques. Il est clair que l’intervention administrative dans les relations économiques demande une grande prudence. C’est affaire de tact et d’habileté. On conçoit les hésitations du Conseil d’Etat, quand on songe qu’à l’heure actuelle, les décisions des municipalités sont presque toujours influencées par la préoccupation de plaire à des électeurs dont l’éducation politique est loin d’être faite. Aussi croyons-nous que le Conseil d’Etat sera bien inspiré en réservant pour lui-même cette appréciation de l’opportunité. Il en a vraisemblablement l’intention, et c’est la seule explication raisonnable de la réserve qu’il fait relativement aux « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient l’intervention des conseils municipaux. Nous reviendrons prochainement, à propos de l’arrêt Casanova, sur cette question grave du rôle du Conseil d’Etat dans la tutelle des administrations locale.