Le contentieux des réfugiés est emprunt de complexité : soulevant régulièrement des questions de principe tant juridiques que géopolitiques, il demeure également marqué par la présence de nombreux recours dilatoires qui justifient un traitement contentieux distinct et dérogatoire tant sur le plan organique que sur le plan procédural, afin de garantir l’effectivité du droit d’asile (1952-2012 : le juge français de l’asile, actes du colloque du 29 octobre 2012, coll. Droits et débats du Conseil d’État, La documentation française, 2013, 157 p.).
M. E., de nationalité turque et d’origine kurde, a quitté son pays et sollicité son admission au statut de réfugié politique (Article 53‑1 de la Constitution du 4 octobre 1958 ; Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ; articles L.711‑1 et s. du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) ou, à défaut, le bénéfice de la protection subsidiaire (Articles L.712‑1 et s. du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides afin de pouvoir demeurer sur le territoire français.
Suite au refus qui lui a été opposé, il a saisi la Commission de recours des réfugiés, devenue depuis la Cour nationale du droit d’asile (Loi n° 2007‑1631 du 20 novembre 2007. En application de ces dispositions, les affaires dont la Commission était saisie ont été transmises d’office à la Cour), juridiction administrative spécialisée, qui va rejeter son recours par une décision du 25 mars 2011 à l’encontre de laquelle il formera un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État le 24 mai 2011.
La question de principe soulevée à cette occasion, dépassant largement le cadre des seules règles applicables au juge de l’asile, justifia le renvoi de l’examen de cette affaire à la Section du contentieux qui va, par une décision du 1er octobre 2014, déterminer des règles communes applicables à l’ensemble des juridictions administratives.
En effet, si dans le cadre de ses pouvoirs d’instruction inquisitoriaux, le juge administratif peut solliciter toute « mesure utile » pour pouvoir déterminer la solution à apporter à un litige, il ne peut y procéder que dans le respect du principe du contradictoire et sous la réserve du respect des secrets légalement protégés. Or, la mesure d’instruction ordonnée n’avait pas donné lieu à une possibilité réelle de discussion contradictoire.
La méconnaissance de ces principes par la Cour nationale du droit d’asile imposait donc la cassation et, comme c’est la pratique dominante en pareille situation, le renvoi devant cette même juridiction.
1°) La procédure administrative contentieuse est issue d’une longue construction prétorienne du Conseil d’État qui a été peu à peu codifiée, sous ses auspices, et se distingue à de nombreux égards de la procédure judiciaire (Ch. Debbasch, Procédure administrative contentieuse et procédure civile, LGDJ, 1962, 467 p.).
Outre ses caractères principalement écrit (CE, 11 février 1953, Société industrielle des produits chimiques Bozel-Maletra, Rec. p. 62), contradictoire (Article L.5 du code de justice administrative) et secret (CE Ass. 4 octobre 1974, David, concl. Gentot Rec. p. 464), c’est l’option pour une procédure inquisitoire administrative qui la caractérise généralement le mieux (CE Sect., 1er mai 1936, Couespel du Mesnil, Rec. p. 485, GACA n° 55).
Ce caractère inquisitoire permet au juge d’ordonner toute mesure utile à la solution du litige dont il est saisi (CE, 25 juin 1948, Brillaud, Rec. p. 292 ; CE, 1er juillet 1949, Société financière de Lyon, Rec. p. 323) même s’il appartient au requérant d’exposer, a minima, un commencement de preuve (CE, 24 mars 1950, Établissements Age, Rec. p. 184) ou des allégations crédibles de nature à justifier ses prétentions (CE, 4 mai 1951, Veuve Bisme et dame Permis, Rec. p. 58). Ces règles traditionnelles ont été récemment synthétisées par une décision Cordière (CE, 26 novembre 2012, Cordière, obs. Eveillard DA n° 02‑2013 p. 29) qui a précisé qu’en l’absence de détermination légale de la charge de la preuve devant le juge administratif, il appartient à ce dernier s’établir sa conviction à la vue des productions des parties et, dans l’hypothèse où cela n’apparaîtrait pas comme suffisant, d’ordonner toutes mesures d’instruction utiles ce qui n’est pas sans rappeler la formule désormais célèbre de l’arrêt Barel (CE Ass., 28 mai 1954, Barel, concl. Letourneur Rec. p. 308, GAJA n° 68), ici réitérée.
Or, et c’est là tout l’intérêt de la décision commentée, le Conseil d’État systématise ces solutions et les étends à l’ensemble des juridictions administratives et des voies de droit, y compris pour les juridictions administratives spécialisées, comme ici la Cour nationale du droit d’asile.
Il s’agit donc ici de l’un de ces principes généraux de procédure applicables même sans texte qui ne peuvent être mis en échec que par une disposition spéciale (CE Sect., 2 mars 1973, Demoiselle Arbousset. C’est le cas en procédure fiscale contentieuse où la charge de la preuve est déterminée comme étant soit à la charge de l’administration, soit du contribuable suivant les dispositions des articles L.191 et s. du livre des procédures fiscales). Si ceci a pour avantage de « tracer » une ligne de conduite au profit des justiciables, il ne faut pas oublier qu’elle permet également au juge supérieur (juge d’appel ou juge de cassation) d’exercer pleinement son contrôle sur la décision rendue (CE, 18 mai 2009, Société BDA, n° 302.090).
Au cas présent, il était donc parfaitement loisible et utile pour la solution du litige de s’assurer de l’authenticité d’une décision de justice étrangère qui attestait de la réalité d’une partie des allégations et craintes du demandeur d’asile débouté quant aux persécutions dont il serait susceptible d’être l’objet dans l’État dont il a la nationalité (CRR, 6 avril 2005, M. Z., n° 43‑6054). Néanmoins, une telle mesure ne peut être opérée que dans des conditions compatibles avec les autres règles processuelles applicables. Ceci impliquait ici que le requérant et ses proches ne puissent subir une quelconque forme de représailles de la part de l’État turc (CNDA, 29 septembre 2001, M. Mohammed A., n° 10‑05484) ce qui pouvait justifier, le cas échéant, certains aménagements procéduraux.
2°) Toutefois, pour que la mise en œuvre des pouvoirs inquisitoriaux du juge administratif ne puisse constituer un dévoiement de son esprit, le juge se doit de tenir compte des nécessités impérieuses tirées de l’ordre public et des autres secrets légalement protégés.
Sur le plan du respect de l’ordre public, il est exclu qu’il puisse être normalement versé au dossier contentieux des éléments qui ne pourraient être communiqués aux autres parties (CE Ass., 6 novembre 2002, Moon Sun Myung, Rec. p. 380). Ceci implique, en toute logique, qu’il ne peut être adressé au juge des documents destinés à lui seul sur lequel il pourrait ensuite se fonder. En cas de nécessité procédurale, il appartient à la partie concernée de volontairement renoncer au bénéfice de la possession d’informations confidentielles ou protégées s’il souhaite en user par la suite en justice (A titre comparatif, le droit processuel américain peut admettre de tels procédés lorsque la « Sécurité nationale » est en cause. Voir en ce sens les dispositions fédérales créant des juridictions ad hoc en matière d’interception de sécurité (50 USC 36 § 1801 et s.).
Ainsi, le juge s’il veut disposer d’informations médicales confidentielles, doit inviter l’administration à communiquer au patient concerné son dossier afin que celui-ci puisse, de sa propre initiative, le verser au dossier contradictoire (CE, 3 mars 1995, Ministre de l’Intérieur c. F. D., n° 112.856). Si cette solution peut apparaître artificielle, elle n’est que la conséquence de l’absence de texte général autorisant une communication directe au profit du juge d’un dossier administratif contenant des informations protégées qui mettrait en échec la règle du secret. Il est cependant prévu de rares dérogations à ce principe en matière en matière d’aide sociale (Article R.772‑8 du code de justice administrative introduit par l’article 6 du décret n° 2013‑730 du 13 août 2013) ou d’asile (Article R.733‑10 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et de l’asile) et il nous semble qu’il serait plus judicieux de systématiser la solution suivant laquelle le juge peut recueillir l’assentiment des parties sur une telle communication directe dans les autres cas, ce qui dispenserait le requérant individuel des sujétions techniques liées au versement de tels documents (production par l’administration, reprographie, numérisation, etc.; cf. CE, 20 juillet 1971, Pasquier, Rec. p. 562).
Les seules hypothèses dans lesquelles le juge administratif peut statuer sur des éléments qui ne sont communiqués qu’à lui seul demeurent les cas pour lesquels l’objet même du litige serait tranché s’il était procédé autrement.
Ainsi, lorsqu’il est demandé au juge de l’excès de pouvoir de déterminer si un document administratif peut être communiqué à un administré, sur le fondement de la loi du 17 juillet 1978 (Loi n° 78‑753 du 17 juillet 1978), il ne saurait soumettre le contenu de ce document à la contradiction (CE Sect., 23 décembre 1988, Banque de France, Rec. p. 464, GACA n° 52) ce qui apparaît comme logique sauf à priver l’instance d’objet (CE Sect., 17 janvier 1986, Ministre de l’Économie, des finances et du budget, n° 622.82). Néanmoins, le juge administratif a admis, dans le cadre de l’application de textes classés comme confidentiels au titre du secret de la défense nationale, que celui-ci peut fonder la solution du litige sur de tels actes si l’ensemble des parties en avait reçu la notification préalable (CE, 24 juin 2002, Wolny, n° 227983) ce qui, au fond, le dispense de toute contradiction à ce titre. Il en est de même lorsque cela s’impose, eu égard à la configuration du litige, lorsqu’à défaut la décision rendue impliquerait nécessairement la méconnaissance du secret protégé (CE Ass., 11 mars 1955, Secrétaire d’État à la Guerre c. Coulon, Rec. p. 149).
Ces solutions semblent avoir été clairement à l’origine des principes rappelés par la solution ici présentée. En effet, le Conseil constitutionnel avait lui même précisé que la confidentialité des échanges et pièces en matière de droit d’asile était une garantie essentielle de celui-ci (CC, 22 avril 1997, « Loi portant diverses dispositions relatives à l’immigration », n° 97‑389 DC, obs. O. Lecucq RFDC 1997 p. 571). Par voie de conséquence, si la Cour nationale du droit d’asile pouvait parfaitement ordonner une mesure d’instruction (ici la vérification de l’authenticité d’une décision de justice étrangère), ce n’est que dans le respect du principe de la contradiction et de la sûreté des personnes en cause (CC, 4 décembre 2003, « Loi modifiant la loi n° 52‑893 du 25 juillet 1952 relative au droit d’asile », n° 2003‑485 DC, obs. O. Le Bot D. 2004 p. 1279).
Cela impliquait, pour le juge de l’asile, de prendre toutes mesures utiles pour s’assurer de l’absence totale d’identification du demandeur d’asile par les autorités d’un autre État afin de ne pas faire courir le moindre risque à celui-ci ou à ses proches (CNDA, 1er février 2011, M. Mammadov, n° 10‑003262). Le Conseil d’État se garde volontairement de préciser comment y procéder afin de laisser au juge compétent le soin d’y apporter une réponse pragmatique et adaptée à la situation géopolitique de chaque État. Ceci permet également de systématiser cet obiter dictum au profit des autres juridictions administratives spécialisées.
Enfin, l’absence de contradiction sur le résultat de la mesure d’instruction impliquait nécessairement la cassation (CE, 10 août 1918, Villes, concl. Berget Rec. p. 848). Il était en effet requis, même si les parties n’étaient pas informées des mesures ordonnées, qu’elles puissent en avoir connaissance a posteriori afin de pouvoir y apporter toute réponse utile ou de verser toute observations qu’elles estimeraient pertinentes. Ce n’est, en réalité, que la transposition prétorienne du mécanisme instauré en 1992 (Décret n° 92‑77 du 22 janvier 1992 portant dispositions diverses relatives à la procédure administrative contentieuse, actuellement codifié à l’article R.611‑7 du code de justice administrative ; CE, 29 avril 1998, Commune de Hannappes, Rec. p. 185) en matière de moyens d’ordre public.