Un procureur de la République, de la part de ses chefs hiérarchiques, fait à un notaire des observations relatives à la comptabilité de celui-ci, il l’interpelle sur ses intentions pour l’avenir, le tout par lettres transmises administrativement. Le notaire intente contre les actes du procureur de la République un recours pour excès de pouvoir, qui est rejeté par une fin de non-recevoir. Trois questions se posent : 1° La fin de non-recevoir opposée au recours est-elle justifiée ? Le procureur de la République était-il réellement dans l’exercice de ses pouvoirs ? 3° Les notaires sont-ils complètement désarmés contre les actes de surveillance du parquet ?
I. — La fin de non-recevoir opposée au recours du notaire était justifiée, et deux fois plutôt qu’une. D’une part, les observations et l’ interpellation du procureur de la République n’étaient pas des actes émanant d’une autorité administrative, mais des actes émanant d’une autorité judiciaire dans l’exercice d’un pouvoir de surveillance judiciaire; il n’est contesté par personne, en effet, que les notaires ne soient sous la surveillance du tribunal civil de l’arrondissement et le procureur de la République ne fait que participer à cette surveillance du tribunal; or, c’est un principe, en vertu de la séparation qui existe entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir administratif, que le recours pour excès de pouvoir, essentiellement administratif, ne saurait être employé contre les actes de la fonction judiciaire (V. Laferrière, Tr. de la juridict. adm., 2° éd., t. I, p. 486). D’autre part, les actes incriminés, eussent-ils émané d’une autorité administrative, n’auraient pas davantage été susceptibles de recours, car le recours pour excès de pouvoir n’est donné que contre l’acte d’administration proprement dit, c’est-à-dire contre la décision exécutoire tendant à produire un effet de droit quelconque, et non pas contre les simples interpellations ou mises en demeure (V. Cons. d’Etat, 10 déc. 1875, Behic, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 1038; 5 févr. 1892, Courmont, S. et P. 1893.3.157; 28 juin 1895, Comm. de Batna, S. et P. 1897.3.112, la note et le renvoi), ni contre les simples instructions adressées à des agents (V. Cons. d’Etat, 96 janv. 1880, Fabrique d’Astaffort, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 58; 9 juin 1892, Delhommé, Id., p. 455). Les rappels à l’ordre sont assimilables à des instructions. En somme, l’acte de surveillance pourrait être un acte de la fonction administrative, parce qu’il est une manifestation du pouvoir hiérarchique, mais il ne serait pas un acte d’administration, parce qu’en réalité, il ne statue pas sur une infraction à la discipline, il ne prononce aucune peine, il n’entraîne aucun changement dans la situation juridique du notaire. Cet acte peut être désagréable, mais il n’y a aucun intérêt juridique à le faire annuler! Sans intérêt juridique, pas d’action; la règle est aussi vraie en, matière administrative qu’en matière civile.
II. — Maintenant, le procureur de la République n’avait-il pas excédé ses pouvoirs en adressant au notaire ces injonctions et ces observations ? Remarquons que ce n’est plus la même question; il pourrait très bien se faire qu’il y eût excès de pouvoir, et que le recours pour excès de pouvoir ne fût pas recevable. Ce ne serait pas la première fois. Le Conseil d’Etat affirme que le procureur était dans l’exercice de ses pouvoirs « Considérant que les actes des magistrats de l’ordre judiciaire, dans l’exercice de leur pouvoir de surveillance sur les notaires, etc. » Il vise la loi organique du 25 ventôse an XI (S. 1er vol. des Lois annotées, p. 623), qui ne contient aucune disposition précise; la loi du 20 avril 1810 (S. 1er vol. des Lois annotées, p. 817), dont l’art. 45 est ainsi conçu « Les procureurs généraux… auront la surveillance de tous les officiers de police judiciaire et officiers ministériels du ressort »; le décret du 30 janvier 1890 (S. Lois annotées do 1890, p. 791; P. Lois, décr. , etc., de 1890, p. 1358), dont l’art. 8, conférant aux chambres de discipline le droit de vérification de la comptabilité des notaires, ajoute: « Sans préjudice des droits de surveillance qui appartiennent également au ministère public. » Ces textes établissent clairement un droit de surveillance du parquet. Reste à savoir si ce droit de surveillance autorise des lettres d’avertissement et des interpellations. Nous le croyons. Les notaires sont des fonctionnaires publics très privilégiés, mais enfin des fonctionnaires. Ils sont privilégiés au point de vue du pouvoir disciplinaire, qui ne saurait être exercé contre eux que par leur propre chambre de discipline ou par le tribunal, mais ils ne sont pas soustraits au pouvoir hiérarchique, car aucun fonctionnaire n’échappe à ce pouvoir (Cf. Laferrière, op. cit., t. I, p. 446 et s.). La surveillance des parquets est une manifestation du pouvoir hiérarchique; les lettres d’avertissement et les interpellations ne dépassent pas la limite du contrôle hiérarchique; elles ne constituent pas des actes disciplinaires, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer; par conséquent, le parquet n’a pas excédé ses pouvoirs. Et on se demande, d’ailleurs, comment le parquet exercerait sa surveillance, s’il n’avait le droit d’adresser des avertissements de ce genre (Comp. Delacourtie et Robert, Tr. prat. de la discipline des notaires, p. 121, n. 140). En résumé il convient de distinguer le contrôle hiérarchique et le pouvoir disciplinaire. Cette distinction ne présente pas d’utilité pour les fonctionnaires ordinaires ; elle en présente, comme on le voit, pour les fonctionnaires privilégiés au point de vue disciplinaire, parce qu’ils restent exposés aux manifestations du contrôle hiérarchique.
III. — Les notaires sont-ils donc complètement désarmés contre les actes de surveillance des parquets ? Non; ils ont à leur disposition la ressource universelle, le recours gracieux; ils peuvent en appeler du procureur de la République au procureur général et du procureur général au ministre de la justice. Reconnaissons seulement que, lorsque le procureur de la République n’a écrit que sur l’invitation du procureur général et du garde des sceaux, il y a peu de chance pour qu’il soit désavoué. Mais, tout au moins, si le ministre de la justice statue sur le recours gracieux, le notaire n’aura- t-il pas provoqué, cette fois, un acte d’administration émanant d’une autorité administrative et susceptible du recours contentieux ? Un acte d’administration, oui, mais non pas émané d’une autorité administrative; car le ministre, appréciant un acte de la hiérarchie judiciaire accompli dans l’exercice du contrôle hiérarchique judiciaire, n’est lui-même qu’une autorité judiciaire; il est beaucoup moins ministre que grand juge. Le pouvoir hiérarchique du ministre de la justice sur ses subordonnés est administratif en tant que relatif à la situation personnelle de ces subordonnés, mais judiciaire en tant que relatif au contrôle de leur conduite dans l’exercice de la fonction judiciaire. Et si, par l’artifice d’un recours gracieux intermédiaire, il est loisible de transformer en un acte d’administration susceptible de recours un simple agissement administratif, on ne comprendrait pas que le même artifice pût transformer un acte judiciaire en un acte d’administration. A l’intérieur de la fonction administrative, un acte peut bien être haussé d’un degré; aucun procédé ne saurait faire qu’un acte passât de la fonction judiciaire à la fonction administrative (V. Cons. d’Etat, 26 déc. 1867, Petitpied, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 963; Laferière, op. cit., t. I, p. 489). La séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif est à ce prix.
Il suit de tout cela que les notaires sont des fonctionnaires publics d’ordre judiciaire, soumis à un contrôle hiérarchique d’ordre judiciaire exercé par les parquets et la chancellerie; ce contrôle hiérarchique est forcément faible, parce qu’il n’est pas accompagné du pouvoir disciplinaire, mais il peut se traduire par des lettres de rappel, des observations, des interpellations.