Les deux décisions ici réunies, très rapprochées par leur date, sont relatives toutes les deux à la théorie du recours pour excès de pouvoir; la doctrine commune qu’elles contiennent marque plus fortement que par le passé la véritable nature de ce recours. Ces précisions viennent à leur heure, les préoccupations scientifiques grandissent dans l’école, les études de droit comparé se fortifient, les tentatives de systématisation du droit administratif se multiplient, il y a des occasions de méprise et d’erreur, la jurisprudence doit veiller plus que jamais à la rigoureuse logique de ses solutions, car elles sont le fondement des constructions théoriques.
Pour bien comprendre la portée des décisions qui vont nous occuper, il convient, au préalable, de définir exactement l’objet et le but du recours pour excès de pouvoir; c’est un point sur lequel il n’y a peut-être pas des développements d’une netteté suffisante dans le Traité de la juridiction administrative de M. Laferrière, qui, cependant, a projeté tant de lumière sur cette difficile matière. M. Laferrière (op. cit., 2e édit., t. II, p. 571) a insisté surtout sur les résultats auxquels aboutit le recours pour excès de pouvoir; ces résultats immédiats sont l’annulation par le juge de la décision administrative entachée d’excès de pouvoir, le juge ne pouvant ni réformer la décision ni statuer sur les suites administratives ou pécuniaires que comporterait l’annulation; le contentieux de l’excès de pouvoir devient ainsi le type d’un contentieux de l’annulation qui s’oppose au contentieux ordinaire dit de pleine juridiction, dont les effets sont plus larges, qui donne au juge des pouvoirs plus étendus et lui permet de réformer la décision administrative ou de statuer sur les conséquences pécuniaires du tort de l’Administration. Assurément il était utile que cette opposition du contentieux de l’annulation et de celui de la pleine juridiction fût établie et soigneusement étudiée dans toutes ses conséquences; mais, maintenant qu’elle a été comprise et acceptée de tous, il ne faudrait pas s’y laisser enfermer. Il y a autre chose à considérer dans le recours pour excès de pouvoir; il y a son objet propre, son domaine, sa sphère d’application; il y a aussi son but final, car, enfin, si le recours aboutit pratiquement à l’annulation d’actes administratifs, c’est bien dans un certain but juridique ou dans un certain but administratif élevé.
Or, il n’y a pas sur ces deux points, dans le magistral ouvrage de M. Laferrière, toute la clarté désirable, et peut-être le Conseil d’Etat n’avait-il pas lui-même encore pris décidément son parti.
A. — Il est bien entendu que l’objet auquel s’applique le recours pour excès de pouvoir, c’est la décision exécutoire administrative, mais est-ce toute espèce de décision ? La question n’est pas définitivement réglée. Un certain nombre de fins de non-recevoir tirées de la nature de l’acte se sont bien établies. Le recours n’est admis ni contre les décisions parlementaires (V. Cons. d’Etat, 2 juill. 1880, Valentin, S. 1882.3.4; P. chr., et les renvois; Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 423; Ducrocq, Cours de dr. admin., 7e éd., t. II, n. 426; Hauriou, Précis de dr. admin., 11e éd., p. 390), ni contre les actes de Gouvernement (V. Cons d’Etat, 10 février 1893, Thubé-Lourmand, S. et P. 1894.3.134; Laferrière op. cit., t. II, p. 422; Ducrocq, op. cit., t. II, n. 425; Hauriou, op. cit., p. 395); d’autre part, comme il est subsidiaire et disparaît devant les autres recours, on peut dire qu’il n’est point recevable contre les actes qui donnent lieu par eux- mêmes à d’autres recours. (V. Cons. d’Etat, 17 juill. 1896, Comp. des tramways de Paris et du départ. de la Seine, S. et P. 1898.3.95; Laferrière, op. cit., t. II, p. 474; Hauriou, op., cit., p. 411). Mais, de toutes ces solutions acceptées, aucune formule générale ne s’est dégagée. Le moment est venu, nous croyons, de se décider, de donner le coup de pouce de la destinée. Il y a un domaine de fait certain de notre recours, il s’agit de le reconnaître franchement comme son domaine de droit. En fait, le recours pour excès de pouvoir a pour objet les actes d’administration qui sont accomplis par la voie d’autorité (V. Laferrière, op. cit., t. I, p. 17); il est écarté des actes accomplis par la voie de gestion par la fin de non-recevoir tirée du recours parallèle, parce que ces actes, d’eux-mêmes, engendrent un recours contentieux ordinaire (V. Laferrière, op. cit., t. I, p. 15 et 484, et t. 11, p. 474 et s.); il n’est pas donné contre tous les actes d’autorité; il faut excepter, pour des raisons diverses, les décisions parlementaires et les actes de gouvernement; mais il est donné en principe contre les actes d’autorité. Voilà le fait très simple. A la vérité, le domaine du recours pour excès de pouvoir apparaît ainsi comme subordonné à une distinction à faire entre des actes d’Administration, mais cela est naturel, car c’est un recours contre l’acte et sa théorie ne peut qu’être dominée par celle de l’acte d’Administration. D’ailleurs, la distinction entre la voie d’autorité et la voie de gestion est dès maintenant posée en principe; sans doute, elle n’est pas complètement précisée encore, mais elle se précisera, l’essentiel n’est pas toujours de vider les questions, mais de les placer dans une bonne voie de solution. Nous avons donné de cette distinction des actes d’Administration une interprétation que nous croyons acceptable (V. notre brochure La gestion administrative). A notre avis, toute décision administrative qui tend principalement à assurer l’application des lois est prise par la voie d’autorité tandis que toute décision qui tend principalement à assurer l’exécution d’un service public est prise par la voie de gestion. Cette classification nous paraît d’autant plus satisfaisante que les deux grandes fonctions de l’Administration sont, en effet, de procurer l’application des lois et d’assurer le fonctionnement des services, et qu’il y a aussi des raisons intrinsèques de penser que l’application de la loi entraîne naturellement la voie d’autorité, tandis que l’exécution des services entraîne naturellement la voie de gestion où la Puissance publique est liée par des concours. Mais que ces vues soient ou non reconnues exactes, nous considérerions déjà comme un grand point que le domaine du recours pour excès de pouvoir fût franchement assigné sur l’acte d’autorité, sauf à déterminer ensuite l’acte d’autorité.
B. —Le but final du recours pour excès de pouvoir est peut-être plus facile à désigner que son objet; ce recours contentieux est un moyen d’obtenir dans l’Administration et de l’Administration l’observation de la légalité. Il s’est produit assurément sur ce point une évolution dans les idées. L’excès de pouvoir a été au début une sorte de notion vague et complexe où il y avait un certain désir de justice et aussi une préoccupation d’ordre dans l’Administration; mais, à mesure que la légalité s’est développée par la multiplication des lois et règlements, en fait, l’ordre administratif s’est trouvé complètement déterminé par la légalité et s’est confondu avec celle-ci; les diverses ouvertures à recours (V. sur ces ouvertures, Laferrière, op. cit., t. II, p. 496 et s., avec les arrêts cités) sont devenues autant de cas particuliers d’illégalité, parce que, toutes les fois qu’un administrateur excède ses pouvoirs, il les excède tels qu’ils sont réglés par la loi; le vice d’incompétence est une illégalité, car toutes les compétences sont réglées par la loi; le vice de forme est une illégalité, car les formes sont réglées par la loi; le détournement de pouvoir est une illégalité, car les lois et règlements déterminent l’esprit général de l’Administration, qui doit être uniquement la préoccupation du bien public et du service public; enfin la dernière ouverture, la violation de la loi et des droits acquis, est évidemment un cas d’illégalité, bien que restreint par la condition du droit acquis. Pour qui ferait abstraction de la réalité jurisprudentielle et s’en tiendrait à la notion purement théorique de l’excès de pouvoir, il semblerait qu’il existe une différence entre les trois premières ouvertures et la quatrième, l’illégalité étant envisagée dans les trois premiers cas dans la conduite de l’agent, et dans le quatrième dans la violation même du texte de la loi, de sorte qu’on pourrait distinguer des ouvertures pour conduite illégale de l’administrateur (excès de pouvoir) et une ouverture pour illégalité proprement dite (violation de la loi). Mais cette distinction ne reposerait que sur des apparences illusoires. En réalité, toutes les ouvertures à notre recours dénoncent également un vice de l’acte, qui doit être envisagé objectivement dans l’acte. D’une part, tout ce qui, dans l’excès de pouvoir proprement dit, paraîtrait évoquer l’idée d’une conduite personnelle ou d’une responsabilité personnelle de l’agent, est écarté de la théorie du recours (V. Trib. des conflits, 15 déc. 1877, Figarède, S. 1879.2.307; P. chr.; cf. Laferrière, op. cit., t. I, p. 652); d’autre part, la violation de la loi doit être envisagée également, non pas dans la loi, mais dans l’acte. II suit de là que, dans cette notion commune de vice de l’acte, toutes les ouvertures à recours ont fraternisé, et que les cas d’excès de pouvoir sont devenus aisément des cas d’illégalité. Ce mouvement s’est accentué évidemment lorsqu’à la suite du décret du 2 novembre 1864, la jurisprudence a annexé aux trois premières ouvertures la quatrième, et ce n’est pas à proprement parler, comme le dit quelque part M. Laferrière (op. cit., t. 2, p. 409 et 410), la violation de la loi et des droits acquis qui est entrée un peu artificiellement dans la notion de l’excès de pouvoir; c’est, au contraire, l’excès de pouvoir qui est devenu une variété de la violation de la loi. La violation de la loi, comme notion plus générale, absorbe ici celle de l’excès de pouvoir, tout comme elle l’a absorbé dans le recours en cassation en matière civile.
D’ailleurs, à côté du recours pour excès de pouvoir, qui, malgré sa grande importance, n’est pas une voie de nullité universelle, nous voyons se créer d’autres voies de nullité, par exemple, dans la matière des délibérations d’assemblées départementales ou municipales; or, ce sont des nullités pour illégalité; partout la notion de l’illégalité devient dominante.
Et cela est parfaitement logique, non seulement parce qu’en fait, les lois et règlements ayant aujourd’hui réglé avec minutie les démarches administratives, il est simple et commode d’obtenir le bon ordre par l’observation de ces lois et règlements, mais parce qu’il y a une raison plus haute. A mesure que l’Administration apparaît comme le pouvoir chargé de procurer l’application des lois, il devient évident que ce pouvoir doit le premier s’astreindre à l’observation des lois, qu’il doit en procurer l’application non seulement hors de lui, mais aussi en lui. Ces idées s’affermissent à mesure que s’établit lui-même plus fortement dans notre régime d’Etat le règne de la loi.
Mais il ne suffit pas d’assigner au recours pour excès de pouvoir, comme but final, le pourchas des illégalités commises par l’Administration, encore faut-il se rendre compte de la façon dont ces illégalités sont entendues. Ainsi que nous l’avons indiqué plus haut, elles le sont uniquement comme des vices de l’acte, elles sont envisagées dans l’acte, non pas dans la loi, non pas davantage dans les droits que les lois violées avaient pu conférer aux intéressés. En d’autres termes, le recours pour excès de pouvoir est un moyen de nullité objectif, organisé dans un but de bonne administration. Tel il a été créé et tel il est resté. Si on confie son maniement à des intéressés, c’est pour transformer ceux-ci en des surveillants de l’Administration; ils ont un intérêt personnel sans doute, mais en même temps ils agissent dans l’intérêt de la Puissance publique; dans l’instance engagée, ils ne sont pas des parties en cause défendant leur droit, leur situation se rapproche de celle d’un ministère public poursuivant la répression d’une contravention.
I
Ce caractère de voie de nullité objective, ne donnant pas aux intéressés la qualité de parties en cause, est celui que met en relief notre première décision du 8 décembre 1899, Ville d’Avignon. Elle a été rendue dans des conditions particulièrement intéressantes. Il existe à Avignon un musée-bibliothèque, du nom de Musée Calvet, qui constitue en réalité une fondation autonome, mais dont la ville d’Avignon a la prétention d’être propriétaire; le Conseil d’Etat a eu en 1893 l’occasion de se prononcer indirectement sur cette question, il a déclaré recevable un recours pour excès de pouvoir formé par la commission administrative du Musée Calvet contre un arrêté du préfet de Vaucluse mettant à la retraite le conservateur du Musée et lui nommant un successeur; c’était par là même reconnaître à la fondation Calvet le droit d’ester en justice, c’est-à-dire la personnalité et l’autonomie. (V. Cons. d’Etat, 19 mai 1893, Administration du Musée Calvet, S. et P. 1895.3.37). La ville d’Avignon a formé une requête en tierce opposition tendant à obtenir que le Conseil d’Etat rapportât cette décision comme étant de nature à préjudicier à ses droits. Or, le Conseil d’Etat répond par ces considérants remarquables, qui définissent à la fois le caractère de la tierce opposition et celui du recours pour excès de pouvoir : « Considérant que la voie de la tierce opposition est ouverte seulement aux parties contre les décisions qui préjudicient à leurs droits, et lors desquelles ni elles, ni ceux qui les représentent n’ont été appelés; — Considérant que les instances engagées par application des dispositions des lois des 7-14 octobre 1790 et 24 mai 1872, n’ont pas le caractère de litiges entre parties, etc. » Ainsi, d’une part, la tierce opposition n’est ouverte qu’aux parties, et les intéressés au recours pour excès de pouvoir ne sont pas des parties; d’autre part, la tierce opposition est un moyen de faire valoir des droits, et les intéressés n’ont pas à faire valoir des droits dans l’instance du recours pour excès de pouvoir.
La suite des considérants est pour marquer la différence qu’il convient de faire entre la tierce opposition, qui n’est pas recevable, et l’intervention, qui reste recevable : « Considérant… que, si le Conseil d’Etat peut admettre les personnes qui se prévalent d’un intérêt au maintien des actes de la puissance publique attaqués par la voie du recours pour excès de pouvoir à lui présenter leurs observations avant le jugement de ces instances, la circonstance que les intéressés n’auraient pas usé de cette faculté ne peut leur ouvrir la voie de la tierce opposition pour remettre en discussion des décisions d’annulation rendues définitivement par le Conseil d’Etat à l’égard de tous. »
Ainsi, les destinées de l’intervention et celles de la tierce opposition sont désormais séparées; pour être admis à intervenir dans une instance, il suffit de justifier d’un intérêt (V. en ce sens, sur l’intervention devant le Conseil d’Etat, Cons. d’Etat, 16 nov. 1894, Brault et autres, S. et P. 1896.3.65; 26 juill. 1895, Genevey-Mantaz, S. et P. 1897.3.126); pour être admis à former tierce opposition, il faudrait justifier d’un droit; or, ici, cette justification serait inopérante, puisque le recours pour excès de pouvoir n’engendre point un contentieux qui roule sur des droits. Et il ne faut point, de ce qu’on aurait pu intervenir dans l’instance, conclure qu’on doive être admis à former tierce opposition; la décision qui est venue clore l’instance constitue un fait nouveau d’une grande gravité, elle a été rendue à l’égard de tous, elle a une autorité de chose jugée, non point relative, mais absolue (V. Laferrière, op. cit., t. II, p. 573; Hauriou, op. cit., p. 434).
Ce qui donne une grande importance à notre décision, c’est qu’elle constitue un changement de jurisprudence. Depuis une vingtaine d’années, le Conseil d’Etat avait établi une relation entre la tierce opposition et l’intervention dans la matière de l’excès de pouvoir : une décision du 28 avril 1882, Ville de Cannes (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 387), avait déclaré recevable la tierce opposition d’une ville qui aurait eu qualité pour intervenir dans l’instance. D’ailleurs, d’après le Code de procédure civile (art. 466 et 474), les parties qui auraient qualité pour former tierce opposition sont recevables à intervenir et réciproquement; la même règle est appliquée dans les matières contentieuses ordinaires soumises au Conseil d’Etat, car le décret du 22 juillet 1806, art. 21 et 37, s’est borné à régler les formes de la tierce opposition et de l’intervention et pour le fond s’en est référé au droit commun. On n’avait donc fait qu’étendre au contentieux de l’excès de pouvoir un principe de droit commun admis dans le contentieux ordinaire. Il est d’autant plus remarquable de voir le Conseil d’Etat se raviser, et se rejeter, au contraire, du côté de cette idée que le contentieux de l’excès de pouvoir est spécial et différent des autres. M. Laferrière avait conseillé ce revirement dans la deuxième édition de son Traité, t. II, p. 565; c’est lui qui avait fait remarquer que si, en droit commun, il existe un lien entre la tierce opposition et l’intervention, c’est que le Code de procédure et le décret de 22 juillet 1806 ont en vue des parties qui ont des droits à faire valoir, tandis que, dans l’instance de l’excès de pouvoir, il n’était question que de simples intéressés. On peut donc dire que notre décision est puisée dans le Traité de la juridiction administrative. Cependant, cela n’est vrai que jusqu’à un certain point, non pas complètement. La décision du Conseil d’Etat est plus absolue que ne l’étaient les conclusions de M. Laferrière. Celui-ci faisait des distinctions : « Si l’on doit renoncer à l’idée d’une conciliation absolue entre l’intervention et la tierce opposition, dit-il (p. 566), il n’en faut pas conclure que la tierce opposition n’est jamais recevable contre un arrêt prononçant l’annulation d’un acte administratif : nous pensons au contraire que cette voie de recours est ouverte à ceux qui satisfont aux conditions requises par le droit commun, c’est-à-dire qui justifient que l’arrêt d’annulation « préjudicie à leurs droits… ». Tel serait le cas où le Conseil d’Etat aurait annulé pour excès de pouvoir un acte ayant conféré des droits à des tiers ou un acte de tutelle ayant servi de base à un contrat, etc. »
Les considérants de notre décision semblent vouloir écarter cette distinction dans une pensée de simplicité; les exemples cités par M. Laferrière de cas où un tiers opposant aurait pu invoquer la lésion d’un droit ne paraissent d’ailleurs ni bien importants ni bien pratiques, quelques-uns sont discutables. L’auteur avait cédé évidemment à la pente des déductions logiques tirées de l’idée de parties en cause ayant ou n’ayant pas des droits, mais le Conseil invoque un autre argument, qui est le caractère absolu de la décision d’annulation rendue à l’égard de tous, caractère qui ne permet pas qu’elle soit remise en question par qui que ce soit. Et nous disons que cet argument péremptoire remet le recours pour excès de pouvoir dans sa véritable voie de moyen de nullité objectif; cela le libère de certaines hésitations qui se reproduisent périodiquement depuis que la quatrième ouverture, la violation de la loi et des droits acquis, a semblé en faire en certain cas un moyen de faire valoir des droits.
II
La seconde décision du 15 décembre 1899, Ville de Constantine, peut se résumer ainsi : il ne faut point mêler la question de l’illégalité des actes administratifs, question qui est réservée au contentieux de l’excès de pouvoir, avec celle des indemnités qui pourraient être dues par les administrations, qui est une affaire de contentieux ordinaire; et, d’ailleurs, un acte accompli par la voie d’autorité ne peut par lui-même, même s’il est irrégulier ou illégal, engager la responsabilité pécuniaire de l’Administration.
Ces solutions sont donc relatives à la distinction du contentieux de l’excès de pouvoir et du contentieux de l’indemnité (qui est un contentieux ordinaire), mais elles portent plus loin, car elles posent aussi la distinction entre la voie d’autorité, qui ne saurait engendrer d’obligation d’indemnité, et la voie de gestion, qui, seule, peut en engendrer.
Il est bon d’abord de noter les conditions dans lesquelles l’arrêt est intervenu; il s’agit d’une de ces réclamations d’employés municipaux révoqués qui se sont multipliées depuis l’arrêt Cadot, du 13 décembre 1889 (S. et P. 1892.3.17), arrêt célèbre, puisque c’est celui par lequel le Conseil d’Etat a affirmé sa compétence de juge de droit commun en matière de recours contentieux ordinaire. Un employé municipal, ayant été révoqué par le maire de Constantine, de ses fonctions de commis de 3e classe à la mairie, avait présenté au conseil municipal une demande d’indemnité, qui fût rejetée par délibération du 26 novembre 1896; c’est cette délibération que l’employé déférait au Conseil d’Etat en concluant à ce que la ville fût condamnée à lui payer une indemnité de 30.000 francs. Remarquons que le recours intenté était un recours contentieux ordinaire, non pas un recours pour excès de pouvoir, et que le Conseil l’a implicitement déclaré recevable, puisqu’il a statué au fond; le Conseil a renoncé à reproduire la formule sur la recevabilité qu’il avait inaugurée dans l’arrêt Cadot : « Considérant que, du refus du conseil municipal, etc., il est né un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître; » sans doute, maintenant que sa compétence est reconnue, il juge inutile d’insister sur ce point. Donc, notre décision est rendue sur un recours contentieux ordinaire. Mais il se trouve que son contenu intéresse surtout la théorie du recours pour excès de pouvoir et des actes d’autorité; cela tient à ce que le requérant avait eu l’idée de motiver sa réclamation d’indemnité sur ce que l’arrêté de révocation du maire était illégal, mêlant ainsi lui-même la question d’illégalité d’un acte avec la question d’indemnité pour révocation intempestive.
Cela dit, abordons le commentaire de la décision en distinguant les deux propositions qu’elle contient.
1° La première est ainsi formulée : « Considérant, d’une part, que l’arrêté de révocation d’un fonctionnaire communal ne peut, même s’il est irrégulier, engager, la responsabilité pécuniaire de la commune. » C’est, nettement affirmée, l’irresponsabilité de la Puissance publique agissant par voie d’autorité et dans l’acte même où elle se manifeste par voie d’autorité. A cette affirmation nous ne pouvons qu’applaudir; autant nous croyons que, dans tout ce qui est exécution d’un service, la responsabilité peut être engagée, fût-ce dans les services de police (V. note sous Cons. d’Etat, 13 janv. 1899, Lepreux, S. 1900.3.1), autant nous sommes d’avis que l’arrêté de police, acte réglementaire, dont le but est l’application des lois, est un acte d’autorité pur, exclusif de toute idée d’exécution de service, par conséquent de toute idée de responsabilité. Observons seulement que voilà les communes mises sur le même rang que l’Etat en ce qui concerne l’irresponsabilité de la Puissance publique agissant par voie d’autorité, que, par conséquent, voilà admise cette idée que la Puissance publique est la même dans les administrations locales que dans l’Administration centrale (V. sur l’irresponsabilité de l’Etat, agissant par voie d’autorité, Cons. d’Etat, 13 janv. 1899, précité, et la note. Mais, à ce point de vue, l’assimilation entre l’Etat et les communes, admise par les tribunaux administratifs, est repoussée par les tribunaux judiciaires. V. la note sous Cass. Belgique, 13 avril 1899, S. et P. 1899. 4.32). La doctrine du Conseil d’Etat, qui est à notre avis la conséquence logique de la décentralisation exclusivement politique dont nous jouissons, conduit à des conséquences multiples, mais ce n’est pas ici le lieu de les développer. Revenons à notre proposition; l’illégalité de l’acte ne saurait engager la responsabilité pécuniaire de l’administration. Elle évoque le souvenir de cette autre proposition, établie par la décision du Tribunal des conflits plus haut citée 15 décembre 1877, Figarède, à savoir que l’illégalité de l’acte ne suffit pas à engager la responsabilité personnelle du fonctionnaire qui l’a accompli. Et alors, on voit que la théorie de l’illégalité de l’acte se sépare progressivement de toutes les théories de la responsabilité. A propos d’un acte d’administration pourraient être responsables deux personnages, le fonctionnaire et l’Administration. Et bien, en somme, ni l’un ni l’autre ne le seront à raison de l’illégalité de l’acte, parce que, pour l’illégalité de l’acte, il y a une autre théorie qui est celle du contentieux de l’illégalité, qui en un sens est opposée aux autres, car elle est objective, et les théories de la responsabilité sont essentiellement subjectives. Du côté de la responsabilité du fonctionnaire, la séparation s’est faite par la distinction de l’acte et d’un fait personnel séparable de l’acte qui, seul, entraîne responsabilité. (V. la note de M. Hauriou sous Trib. des conflits, 26 juin 1897, Métivier, S. et P. 1898.3.49; la note, in fine, de M. Perreau, sous Pau, 2 juill. 1898, S. et P. 1899.2.137. V. encore sur la compétence, Riom, 21 nov. 1899, S. et P. 1900.2.166). Du côté de la responsabilité de l’Administration, la séparation doit se faire par la distinction de l’acte et d’un fait de service accompli à l’occasion de l’acte, c’est-à-dire d’un fait relatif à l’exécution d’un service qui puisse éveiller l’idée de la gestion. Spécialement, dans l’hypothèse de la révocation des employés communaux, le principe de l’indemnité ne peut pas être cherché dans l’irrégularité de l’arrêté de révocation parce que, comme on dit, il ne faut pas confondre les genres, mais il pourrait l’être dans les circonstances extérieures de cette révocation, dans la façon intempestive dont elle est intervenue ; et, en somme, dans le mauvais fonctionnement de ce service spécial que l’on peut appeler la direction du personnel. Nous considérons, en effet, comme désirable au point de vue de la justice, que la jurisprudence arrive à admettre l’idée d’une indemnité de révocation, consistant tout au moins en un certain nombre de jours de traitement envisagés comme représentant un délai de congé.
2° La seconde proposition découle de la première : « Considérant, d’autre part, qu’en tenant pour exactes les allégations du requérant, la seule voie de recours qui lui fût ouverte était celle du recours pour excès de pouvoir; que, le sieur Adda ne s’étant pas pourvu dans le délai légal contre l’arrêté qui l’a révoqué, le Conseil d’Etat ne peut plus aujourd’hui en prononcer l’annulation. » Si le réclamant ne peut pas obtenir d’indemnité de révocation, parce que l’illégalité de l’arrêté n’est pas un motif de responsabilité pécuniaire, il ne peut non plus, par le recours qu’il a formé et qui est un recours ordinaire, obtenir l’annulation de l’arrêté. Pour ce faire, il aurait dû intenter un recours pour excès de pouvoir, et maintenant les délais sont passés. Ainsi, il est bien entendu que le contentieux de l’illégalité est réservé au recours pour excès de pouvoir, et que c’est tout autre chose que le contentieux de l’indemnité.