Il y a longtemps que se trouvait posé la question de savoir si les membres des conseils délibérants tels que conseillers municipaux, membres de commissions administratives d’hospices, sont recevables à attaquer, par les voies de nullité contentieuses, les délibérations des assemblées dont ils font partie. Notre décision Bergeon semble acheminer la jurisprudence vers la solution rationnelle de cette difficulté qui est en même temps la solution libérale, c’est-à-dire vers la recevabilité du pourvoi. Comme la matière est importante, nous croyons devoir l’exposer avec quelque ampleur.
M. Laferrière dans son Traité de la juridiction administrative, 2e éd., t. II p. 443, affirme que les membres d’assemblées n’ont pas qualité pour former recours contre les délibérations des assemblées pas dont ils font partie; c’est pour lui un cas où le requérant ne justifie pas d’un intérêt personnel distinct de celui de la collectivité à laquelle il appartient « Les membres des corps électifs ne peuvent assimiler à un intérêt personnel qu’ils portent en raison de leur mandat aux affaires qu’ils contribuent à l’administrer. Aussi de nombreux arrêts ont déclaré non recevables des recours formés par des membres de conseils généraux ou municipaux, de conseils de fabrique, de commissions administratives d’établissements hospitaliers, etc., qui ne justifiaient pas d’un intérêt personnel distinct de l’intérêt de la collectivité. » Et il cite en note une liste d’arrêts à la fois inexacte et incomplète : inexacte, parce que les deux derniers seuls sont véritablement relatifs à notre hypothèse, incomplète, parce qu’il y avait bien d’autres arrêts à citer.
Ainsi, l’objection théorique à la recevabilité du pourvoi était que, en présence d’une délibération illégale du conseil général ou du conseil municipal, un conseiller général ou un conseiller municipal isolés n’avaient pas, à critiquer cette délibération, un intérêt personnel qui fût distinct de l’intérêt du conseil général ou du conseil municipal tout entier. Cette objection n’apparaissait point très solide, pour deux raisons. La première et que l’on ne verra pas souvent un conseil général ou un conseil municipal demander en corps l’annulation d’une délibération qu’il vient de prendre, parce que la majorité de se déjugera pas. On voit bien ces assemblées demander l’annulation des actes qui ont prononcé l’annulation de leurs délibérations, parce que c’est demander le maintien de celles-ci, et c’est tout. Dès lors, il n’est pas de bonne administration d’écarter un intérêt personnel à l’annulation, qui est efficace, sous le prétexte qu’il se confond avec un intérêt collectif inefficace. La seconde raison est que, si les voies de nullité organisées contre les délibérations d’assemblées ont pour objet d’assurer l’obéissance à la loi, assurément personne n’est mieux placé pour dénoncer les excès de pouvoir et les écarts d’une assemblée que les membres qui sont au courant de tout ce qui s’y passe. Sans doute, ce sont les membres de la minorité qui par là critiqueront les actes de la majorité, et cela se ramènera à la satisfaction d’un intérêt électoral ; mais qu’importe, si cet intérêt électoral se met au service de la légalité et de la bonne administration ?
A la vérité, pour établir la solidarité de tous les membres d’une assemblée délibérante, on peut faire observer que, par le seul fait qu’ils acceptent de délibérer ensemble, ils consentent à subir la loi de la majorité, et que, par conséquent, ils ne sont pas recevables à attaquer la décision prise par cette majorité. Mais il faut s’entendre. Sans doute les membres de la minorité acceptent d’avance la décision de la majorité, comme des joueurs acceptent d’avance le gain de la partie au profit de celui qui sera le plus fort, mais à une condition, c’est que les règles du jeu aient été loyalement observées. Des joueurs ont toujours le droit de discuter la régularité d’un coup de la partie. De même, des membres d’assemblées, qui ont participé à une délibération, doivent avoir le droit de discuter la régularité d’une délibération ou d’un vote. Ils ne sont obligés qu’à une chose, reconnaître l’autorité d’une majorité régulièrement formée sur un objet de la compétence de l’assemblée et qui soit dans l’esprit de ses fonctions. Ils ne seraient pas recevables à discuter l’opportunité de la décision prise, car ce serait s’insurger contre le fait de la majorité légalement formée. Mais c’est là tout ce que leur interdit la solidarité résultant de l’état de délibération dans lequel ils se sont mis.
D’objection théorique à la recevabilité des pourvois des membres d’assemblées contre les délibérations de celles-ci, il n’y en avait donc point qui s’imposât. Aussi la jurisprudence ne fit-elle d’abord aucune difficulté d’admettre les recours, et ses hésitations ne semblent avoir commencé qu’après la loi municipale du 5 avril 1883, par suite d’une interprétation, inexacte, croyons-nous, de l’art. 67 de cette loi, qui a eu dans la matière une grosse importance.
Avant la loi du 5 avril 1883, le Conseil d’Etat avait eu l’occasion de se prononcer deux fois. Dans une première affaire (V. Cons. d’Etat, 7 mai 1867, Comm. de Saint-Jean d’Angély, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.443), il s’agissait de conseillers municipaux et de plus haut imposés qui tous ensemble attaquaient une délibération du conseil municipal, motif pris de ce que des conseillers intéressés à l’opération avaient participé à la délibération ; cette cause de nullité, qui depuis a formé l’art. 64 de la loi du 5 avril 1883, avait été introduite par l’art. 21 de la loi du 5 mai 1885 ; or, la question de recevabilité ne fut même pas soulevée, et le Conseil d’Etat se prononça au fond, acceptant ainsi implicitement le recours. Dans une seconde affaire (V. Cons. d’Etat, 16 juill. 1875, Billot et autres, S. 1875.2.224 ; P. chr.), il s’agissait de conseillers généraux qui attaquaient une délibération du conseil général, motif pris de la violation de l’art. 30 de la loi du 10 août 1871, sur l’emploi du scrutin public. Ici, la question de non-recevabilité fut soulevée par le ministre de l’intérieur ; il semble donc que ce soit à la direction des affaires départementales et communales, dans les bureaux du ministère, que le scrupule soit né. Cette impression est confirmée par l’arrêt du Conseil d’Etat du 23 juillet 1875, Laisant, Rousse et autres (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.710), qui contient un non-lieu à statuer, mais où le ministre soulève également la fin de non-recevoir (V. la note, p.710). Mais le Conseil d’Etat ne s’arrête pas à ce scrupule : « Sur la question de savoir si le pourvoi est recevable :- Considérant que les requérants, tous membres du conseil général du département de la Corrèze, ont intérêt, et par suite qualité, pour contester la régularité des délibérations prises par cette assemblée, etc. »
Ainsi, la jurisprudence était partie sur l’idée de la recevabilité. Nous ne croyons pas devoir faire état de la décision du 9 août 1880, Bourgeois et autres (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.768), dans laquelle le Conseil d’Etat a vu un recours dirigé par des conseillers municipaux, non pas contre la délibération du conseil municipal, mais contre une décision du ministre de l’intérieur, acte de tutelle.
Mais, sur ces entrefaites, survient la loi municipale du 5 avril 1884, dont un article devait avoir en notre matière une grosse influence. Il s’agit de l’art. 67, relatif à la procédure de l’action en nullité contre les délibérations du conseil municipal ; on sait que cette voie de nullité comporte d’abord un recours administratif devant le préfet, puis : » Le conseil municipal, et, en dehors du conseil, toute partie intéressée peut se pourvoir contre l’arrêté du préfet devant le Conseil d’Etat. Le pourvoi est introduit et jugé dans les formes du recours pour excès de pouvoir. » Il est clair que ce texte, par l’opposition qu’il semble établir entre le conseil municipal, d’une part, agissant comme corps organisé et, d’autre part, prête à équivoque, il peut être interprété comme n’admettant le recours des parties intéressées que si celles-ci ne sont pas membres du conseil municipal. L’expression : « en dehors du conseil municipal », surtout prête à cette interprétation, bien qu’à la rigueur, les conseillers municipaux, agissant ut singuli, puissent être considérés comme étant « en dehors du conseil municipal », pris en corps. Cette dernière façon de voir paraît même confirmée par l’histoire de la rédaction de l’art. 67. Le texte de l’article était primitivement ainsi rédigé : « Le conseil municipal, ou chacun de ses membres individuellement peut se pourvoir… » La chambre le vota, en repoussant un amendement de M. Lorois, tendant à accorder en outre le droit de recours à toute partie intéressée (séance du 12 févr. 1883, J. off. du 13, déb. Parl., p.294 et s.). Mais, dans l’intervalle des deux délibérations, la commission modifia la rédaction, et soumit au vote de la chambre le texte qui est passé dans la loi et qui a été adopté sans autre observation tant à la Chambre qu’au Sénat.
On pourrait parfaitement interpréter ces faits parlementaires en ce sens que la commission a entendu incorporer au texte l’amendement Lorois, bien qu’il eût été rejeté ; peut-être avait-il été rejeté parce qu’il semblait faire en partie double emploi avec la fin du texte primitif. En fusionnant les deux rédactions, la commission faisait disparaître le double emploi, mais n’avait pas du tout l’intention d’exclure les membres du conseil municipal pris individuellement du nombre des parties intéressées (V. cep., la note sous Cons. d’Etat, 4 janv. 1895, Corps et autres, S. et P. 1897.3.15). Quoi qu’il en soit, le Conseil d’Etat prit tout de suite l’art.67 dans son sens apparent et restrictif, et il modifia sa jurisprudence antérieure, admettant désormais la fin de non-recevoir.
Le revirement fut immédiat en ce qui concerne le recours des conseillers municipaux (V.Cons. d’Etat, 15 juill. 1887, Hême et autres, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.574 ; 15. Nov. 1889, Vannaires et autres, S. et P. 1892.3.8. ; 22 nov. 1889, Feuillerant et autres, S. et P. 1892.3.11 ; 31 janv. 1890, Babault et autres, S.et P. 1892.3.57 ; 16 mars 1894, Bonnet et autres, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.208 ; 24 janv. 1896, Crosnier et autres, S. et P. 1898.3.36 ; 1er juin 1900, Fleury et Lejeas [3e espèce] Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 378 ; 8 mars 1901, Durand et Blayssol, Id., p.269 ; 30 janv 1903, Dupuy et autres, Id., p.84. V. aussi, Cons. d’Etat, 9 août 1889, Liais, S. et P. 1892.3.103 ; 9 mai 1890, Comm. de Saint-Leu- Taverny, S. et P. 1892.3.103 ; 1er avril 1892, Sanguinetti, S. et P. 1894.3.25 ; 8 avril 1892, Moisan et conseil municipal de Mauron, S. et P. 1894.3.28).
Les formules de ces arrêts sont toutes très claires, mais les plus nettes sont celles des arrêts Feuillerat, Babault, Crosnier, Dupuy. « Considérant, porte l’arrêt Feuillerat, que si, d’après les dispositions dehors du conseil, toute partie intéressée peut se pouvoir devant le Conseil d’Etat contre les arrêtés des préfets statuant sur les recours dirigés contre les délibérations des conseils municipaux, les requérants, soit comme faisant partie du conseil municipal, n’ont pas qualité pour agir au nom de ce conseil, soit comme parties intéressées ne justifient d’aucun intérêt direct et personnel ». L’arrêt Babault s’exprime en termes à peu identiques. « Considérant, lit-on dans l’arrêt Crosnier, que les requérants agissaient uniquement comme membres appartenant au conseil ; qu’en cette qualité, ils n’était pas parties intéressées, dans le sens de l’art. 65 de la loi du 5 avril 1884 ». « Considérant, dit à son tour l’arrêt Dupuy, que les requérants agissent uniquement comme conseillers municipaux ; qu’ils ne peuvent, en cette qualité, exercer le recours ouvert seulement par la loi du 5 avril 1884 au conseil municipal et aux parties intéressées » (Adde, dans le sens de cette jurisprudence, Morgand, Loi municipale, 6e éd., t. I n.477).
A signaler comme n’ayant pas opposé la fin de non-recevoir, mais rejeté pour des motifs tirés du fond, les arrêts du Cons. d’Etat, 4 janvier 1895, Paradis (S. et P. 1897.3.15 et 23 déc. 1898, Godard S. et P. 1901.3.55).
En ce qui concerne les recours formés par les conseillers généraux contre les délibérations de leur assemblée, le Conseil d’Etat tarda un peu à étendre sa nouvelle jurisprudence. Il y avait, dans le sens de la recevabilité, l’affaire Billot, précitée, qui constituait un précédent, et il n’était pas intervenu de texte analogue à l’art. 67 de la loi municipale. Fallait-il étendre ce texte par analogie ? Le Conseil paraît avoir hésité. Nous ne parlerons par ici d’un arrêt du 5 avril 1889, de la Borderie (S.1891.3.48 ; P. chr.), qui ne nous paraît pas exactement relatif à notre hypothèse, mais plutôt à celle où les intéressés sont pris en qualité de membres de la collectivité des conseillers généraux destinés à constituer le conseil général. Mais nous retiendrons la décision du 16 mars 1888, Fréry et Grisez (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 255), où il s’agit de la commission administrative du territoire de Belfort, faisant fonctions de conseil général, et d’une délibération de celle-ci, attaquée par des membres. La recevabilité du recours est implicitement admise, il n’affirme plus explicitement cette recevabilité, ce qui pouvait faire présager un revirement (nous sommes après la décision Hême du 15 juill. 1887, précitée, rendue en matière de conseillers municipaux), et, en effet, celui-ci se produit l’année suivante (V. Cons. d’Etat, 14 mars 1890, Duchasseint, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.276) par cette sèche formule : « Considérant que le sieur Duchasseint ne justifie d’aucun intérêt direct et personnel de nature à lui donner qualité ». Les considérants de l’arrêt Duchasseint ne nous révèlent pas la qualité de conseiller général et du requérant, mais l’arrêtiste l’affirme, et M. Laferrière, par sa citation, s’en porte garant (op. cit., t. II, p.443). Ce revirement était confirmé ensuite par les arrêts du Cons. d’Etat, 4 janvier 1895, Corps et autres, précité ; 26 mars 1897, Rochette et autres (S. et P. 1899.3.42) ; 23 juillet 1897, de Pitti-Ferrandi et autres (S. et P. 1902.3.91) ; 13 juillet 1900, Chion-Ducollet (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.478).
Enfin, la doctrine nouvelle était étendue aux membres des commissions administratives d’établissements charitables (V. Cons. d’Etat, 6 avril 1900, du Bouays et autres, S. et P. 1902.3.72. Comp. Cons. d’Etat, 28 juin 1901, Martin, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.587). Mais, comme il arrive souvent, à mesure que le Conseil d’Etat, sous l’influence de la rédaction malencontreuse de l’art. 67 de la loi municipale, développait logiquement toutes les conséquences la fin de non-recevoir opposée au recours des membres d’assemblées délibérantes, il en sentait les inconvénients et l’injustice. Aussi, en même temps que la fin de non-recevoir s’étendait successivement aux membres des diverses assemblées, un travail s’accomplissait dans la jurisprudence, qui tendait à en restreindre la portée vis-à-vis de chacun.
Une première restriction de la fin de non-recevoir provient d’une distinction entre l’intérêt que le réclamant pouvait avoir à l’annulation de la délibération en sa qualité de membre de l’assemblée, et l’intérêt qu’il pouvait avoir en toute autre qualité. Il fallait, en effet observer qu’un conseiller général ou un conseiller municipal n’en est pas moins un homme, un citoyen, un propriétaire, un contribuable, et qu’il peut avoir été, tout comme un autre, lésé par une délibération dans ses intérêts de propriétaire, de contribuable ou de citoyen. Sa qualité de membre de l’assemblée et la solidarité qui le lie ne peuvent aller jusqu’à lui imposer le sacrifice de ses intérêts personnels, et il doit jouir, à ce point de vue, des mêmes garanties que l’individu qui n’est pas membre d’assemblée. Le Conseil d’Etat commença par réserver à tout hasard, et d’une façon éventuelle, l’intérêt direct et personnel que pourrait avoir le requérant, et qui serait autre que celui de membre de l’assemblée (V. Cons. d’Etat 9 août 1889, Liais, précité : « Considérant, d’une part, que le sieur Liais n’a pas qualité, comme maire de Cherbourg, en l’absence de toute délibération l’autorisant à cet effet, pour représenter le conseil municipal ; qu’il ne justifie, d’autre part, d’aucun intérêt direct et personnel à l’annulation de ces actes. » V. conf., Cons. d’Etat 22 nov. 1889, Feuillerat, précité ; 31 janv. 1890, Babault, précité ; 1er avril 1892, Sanguinetti, précité.)
Les faits fournirent bientôt au Conseil d’Etat l’occasion de démontrer par l’exemple l’utilité de cette réserve. Les conseillers municipaux, se voyant refuser le recours contre les délibérations du conseil municipal en leur qualité de membres de l’assemblée, ne devaient pas tarder à s’apercevoir que, dans l’hypothèse spéciale de la nullité de l’art. 64 de la loi municipale (participation de conseillers : intéressées à l’affaire), le recours était ouvert aux simples contribuables, et ils devaient être amenés à invoquer cette qualité de contribuables concurremment avec celle de membres du conseil, la question fut posée dans un arrêt du 15 novembre 1889, Vannaire et autres, précité, ou les réclamants invoquèrent tant leur qualité de contribuables que celle de conseillers municipaux, et, en leur qualité de contribuables, le recours ne fut rejeté que parce qu’il avait été formé tardivement. Deux autres décisions (V. Cons. d’Etat, 9 mai 1890, Comm. de Saint-Leu-Taverny, précité ; 16 mars 1894, Bonnet et autres, précité), établissement que les conseillers municipaux peuvent bien exciper de leur qualité de contribuables pour attaquer une délibération en vertu de l’art. 64, mais à la condition d’avoir suivi la procédure spéciale imposée à cette voie de nullité, et, notamment, d’avoir adressé leur demande au préfet dans les quinze jours de l’affichage (arrêt du 16 mars 1894).
Depuis la jurisprudence instaurée par l’arrêt Casanova du 29 mars 1901 (S.et P. 1901.3.73), tout contribuable d’une commune a qualité pour attaquer toute délibération du conseil municipal, qu’engage les finances de la commune, non seulement dans le cas de la nullité de l’art. 64, mais aussi dans les cas de nullité de l’art. 63 c’est-à-dire pour toute espèce de violation de la loi. Comme tous les conseillers municipaux sont, – en fait- en même temps contribuables de la commune, ils peuvent profiter de cette extension de la recevabilité du recours du contribuable. A noter cependant l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 janvier 1903, Dupuy et autres, précité où, dans une affaire de budget municipal, la qualité de contribuable n’a pas été relevée au profit des conseillers municipaux, sans doute par la faute des parties.
Le Conseil d’Etat n’avait d’abord aperçu de réserve à faire à la non-recevabilité que pour l’intérêt personnel autre que celui de membre de l’assemblée. Un peu plus tard, il s’émut des prérogatives des membres des assemblées délibérantes, qui pourraient être considérées comme engendrant un intérêt personnel à leur profit. C’est dans l’arrêt du 23 juillet 1897, de Pitti-Ferranti et autres, précité, qu’apparaît cette préoccupation nouvelle, à titre de prévision hypothétique : « Considérant que les requérants, membres du conseil général de la Corse, ne justifient d’aucun intérêt direct et personnel qui puisse leur donner qualité pour demander l’annulation de la délibération ci- dessus visée du conseil général ; que, d’autre part, ils n’allèguent aucune atteinte à l’une des prérogatives attribuées par la loi aux conseillers généraux ; qu’ainsi leur requête n’est pas recevable. » Même formule dans l’arrêt du 6 avril 1900, du Bouays et autres, précité où il s’agit de membres d’une commission administrative du bureau de bienfaisance : « Considérant que les requérants ne justifient d’aucune violation des droits attachés par les lois et règlements à leur qualité d’administrateurs. » (V. encore, l’arrêt du Cons. d’Etat du 25 mai 1900, Gaudin et autres, précité). Mais l’arrêt du 13 juillet 1900, Chion-Ducollet, précité, ne fait plus cette réserve.
Jusqu’à présent aucune décision bien nette n’est venue préciser par un exemple ce que le Conseil d’Etat entendait par les prérogatives ou les droits attachés par la loi et les règlements à la qualité de conseiller général ou à celle d’administrateur du bureau de bienfaisance. Sans doute, il s’agissait des prérogatives individuelles que ces personnages exercent ut singuli, par opposition au droit qu’ils exercent quand ils participent à une délibération en commun. Nous croirions même volontiers qu’il s’agit de la qualité même de membres de l’assemblée que certaines délibérations du corps peuvent tendre à leur enlever, et c’est dans ce cas que pratiquement apparaît la possibilité d’une réclamation.
Les art. 18 et 19 de la loi du 10 août 1871 donnent au conseil général le droit de déclarer démissionnaires d’office les conseillers qui deviennent inéligibles, ceux qui se trouvent dans un cas d’incompatibilité, ceux qui, sans excuse légitime admise par le conseil, miner par voie de tirage au sort le canton auquel appartiendra le candidat élu dans plusieurs cantons, ou encore de procéder par la même voie à l’élimination des conseillers non domiciliés dans le département, lorsque le nombre des conseillers forains dépasse le quart des conseillers du département. Les délibérations prises pour ces objets peuvent être entachées d’illégalité, et il nous paraît naturel que l’intéressé soit recevable à les attaquer, car il n’est plus seulement sujet participant à la délibération, il est en même temps objet de cette délibération, puisqu’on statue sur son sort.
Dans tous les cas, c’est à cet ordre d’idées que se réfère une décision du 7 juillet 1899, Chanemòugaveladamodéliar (S. et P. 1901.3.138), qui a parfaitement admis les requêtes de conseillers généraux déclarés démissionnaires par le conseil général pour avoir manqué à une session ordinaire.
D’ailleurs, quelles qu’aient été les intentions du Conseil d’Etat dans les arrêts de Pitti-Ferrandi et autres, quand il insérait des réserves relatives aux prérogatives légales des membres d’assemblées délibérantes, en entrant dans cette voie, il se mettait sur le chemin du retour et du revirement complet de sa jurisprudence. La première des prérogatives légales d’un membre d’assemblée, c’est l’exercice de son mandat, et le premier des intérêts qu’il ait est celui de pouvoir s’assurer cet exercice dans les délibérations de l’assemblée conformément aux lois. C’est là, au premier chef, un intérêt direct et personnel. Un revirement complet s’imposait ; il était fatal. Il s’est accompli par notre décision Bergeon, rendue sur les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu, et trois mois seulement après la décision Dupuy, qui maintenait encore d’une façon rigide la non-recevabilité des recours des conseillers municipaux. Il est curieux de rapprocher des deux décisions si voisines, dont on ne s’expliquerait pas la contradiction, si l’on n’était pas au courant de tout le travail antérieur.- « Considérant, dit la décision Dupuy, 30 janvier 1903, que les requérants agissent uniquement comme conseillers municipaux ; qu’ils ne peuvent, en cette qualité, exercer le recours ouvert seulement par la loi du 5 avril 1884 au conseil municipal et aux parties intéressées. » – « Considérant, dit notre décision Bergeon, que les requérants, agissant comme conseillers municipaux, soutiennent que la délibération attaquée a fait obstacle à l’exercice de leur mandat et méconnu les dispositions de loi qui en garantissent l’accomplissement ; qu’ainsi, ils ont intérêt et qualité, et que leur requête est recevable. » Le revirement est total, car il n’y a pas de violation de la loi ou d’excès de pouvoir commis par une assemblée dans une de ses délibérations qui ne puisse être considéré comme un obstacle à l’exercice du mandat ou comme une méconnaissance des dispositions de loi qui en garantissent l’accomplissement. M. Laferrière (op. cit., t. II, p.443), avait dit : « Les membres d’assemblées ne peuvent assimiler à un intérêt personnel l’intérêt de leur mandat. » Nous sommes tout doucement arrives à une conclusion contraire.
On aurait dû y arriver plus tôt, car dès l’affaire Fréry et Grisez du 16 mars 1888, précitée, M. Le Vavasseur de Précourt avait vu très nettement qu’on ne pourrait refuser aux membres des assemblées le droit de contrôler la légalité des opérations de celles-ci : « Si, en général, les membres de la minorité d’un corps électif ne sont pas recevables à attaquer les décisions prises par l’assemblée dont ils font partie, il en est autrement, lorsqu’ils fondent leur requête sur une violation des dispositions constitutives de cette assemblée ou de celles déterminant des garanties spéciales pour le vote ; les conseillers généraux seraient ainsi recevables à déférer au Conseil d’Etat une décision prise par un scrutin public, en violation des dispositions de la loi qui prescrit le scrutin secret sur la demande d’un certain nombre de membres. » (V. Cons. d’Etat, 10 juill. 1875, Billot, précité ; Rev. gén. d’admin., 1888, t. II, p. 69).
Ainsi, dans ses observations sur l’affaire Fréry et Grisez, M. Le Vavasseur de Précourt ne faisait que maintenir la jurisprudence très raisonnable de l’affaire Billot, et dans notre affaire Bergeon, M. Romieu n’a fait que nous ramener aux conclusions de M. Le Vavasseur de Précourt.
Au reste, la jurisprudence admettant la fin de non-recevoir avait été maintes fois critiquée. (V. Brémond, Examen doctrinal, Revue critique, 1896, 1896, p.351 et s.). Notons que les conseillers municipaux sont recevables à attaquer la délibération, qu’ils aient assisté à la séance ou qu’ils n’y aient pas assisté, car, dans notre affaire Bergeon, un des requérants n’avait pas pris part à la délibération, les autres y avaient pris part. En fait, les requérants s’étaient opposés en séance au vote de la délibération. On peut se demander si un conseiller qui aurait voté la délibération serait admis à l’attaquer.
Il y a encore des points à élucider ; mais, en revanche, on peut considérer notre décision Bergeon comme portant plus loin que le cas particulier et comme contribuant à ruiner, d’une façon générale, le faux dogme d’après lequel les membres d’une collectivité ou d’un corps organisé n’aurait pas d’intérêt personnel à attaquer les actes intéressant la collectivité, sous le prétexte qu’il sont représentés par les organes de celle-ci et qu’ils sont liés par cette solidarité. Ce prétendu principe général, auquel malheureusement M. Laferrière a donné pour un temps l’appui de sa grande autorité, n’a jamais été qu’une systématisation erronée. En réalité, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir s’est développée progressivement ; l’intérêt des diverses espèces de réclamants s’est révélé peu à peu sous l’action d’une analyse de plus en plus délicate. On a vu d’abord les intérêts les plus apparents, plus tard ceux qui l’étaient moins. Il n’y a jamais eu autre chose que la logique et les étapes d’une évolution historique. Les membres d’une collectivité ne sont pas absorbés par celle- ci ; ils ont un intérêt individuel à ce qu’elle soit bien administrée ; il y a donc coexistence de l’intérêt individuel et de l’intérêt collectif. C’est une vérité qui n’est pas discutable quand il s’agit de l’Etat et de ses sujets ; les sujets ont des droits et des intérêts individuels. La chose n’est pas plus discutable pour une collectivité quelconque.
Déjà l’on a vu tomber les obstacles qui s’opposaient à la recevabilité du recours de l’habitant d’une commune contre les arrêtés de police du maire (V. Cons. d’Etat, 29 nov. 1872, Baillergeau, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.671), à la recevabilité du recours de l’électeur contre un sectionnement électoral (V. Cons. d’Etat, 7 août 1903, Chabot, S. et P. 1904.3.1). Voici que tombe l’obstacle à la recevabilité du recours du membre d’assemblée contre les délibérations de celle-ci. Il ne reste plus guère que la non-recevabilité des recours des membres des assemblées locales contre les actes qui porteraient atteinte aux prérogatives du corps. Mais il est évident que la jurisprudence ne pourra pas maintenir cette fin de non-recevoir, et que la position deviendra intenable, par suite du mouvement tournant accompli (V. comme décision récente sure ce point, Cons. d’Etat, 1er févr. 1901, Allegrain, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 110. Comp. sur toutes ces questions, Marcel Baudouin ; La notion d’intérêt dans les recours pour excès de pouvoir).
Quant au fond de notre affaire Bergeon, dont il faut bien que nous disions un mot, quoique la décision soit très explicite, la délibération du conseil municipal attaquée est annulée, parce qu’au lieu d’avoir été réellement discutée en séance publique, elle avait été concertée en une commission dite générale, comprenant tous les membres du conseil, et qu’en séance, on s’était borné à approuver par un vote d’ensemble les conclusions d’un rapport fait au nom de cette publicité. Il y a plus, croyons-nous ; elles supprimeraient la solennité de la délibération, laquelle solennité a une valeur indépendante de la publicité, et doit être considérée comme un élément essentiel de l’acte. Une délibération d’assemblée doit être prise en séance, et une réunion de commission n’est pas une séance, alors même qu’en fait, la commission comprendrait tous les membres de l’assemblée. D’autre part, prendre une délibération ne consiste pas à conclure par un vote une discussion antérieure ; la discussion est partie intégrante de la délibération ; par conséquent, la discussion doit avoir lieu en séance.