« Là où commence l’action des agents de la nation doit cesser la vengeance populaire »
Georges Danton, août 1792
Depuis la tristement célèbre journée du 10 août 1792, le paysage institutionnel de la France s’est considérablement modifié. Si le nom de « République » figurait depuis un bon moment sur de nombreuses lèvres, force est d’admettre qu’une telle revendication ne fit pas partie de celles émanant du cénacle de l’Assemblée législative dont les membres peinaient, tant bien que mal, à mettre en œuvre la Constitution du 3 septembre 1791 ; léguée, juste avant qu’elle ne décide de céder sa place (30 septembre), par la Constituante qui la précédait. Il faudra cependant patienter jusqu’aux premiers jours du mois de septembre 1792 ainsi qu’au succès de Valmy (20 septembre) pour que la Monarchie soit abolie en France et les documents officiels datés de l’An I de la République (21-22 septembre). En attendant, les insurgés de la « Commune insurrectionnelle », constituée des quarante-huit sections parisiennes, avaient envahi le Palais des Tuileries dans l’intention de déchoir le Roi dont les actes manifestaient davantage sa réticence envers les nouveaux idéaux proclamés par la Révolution française et continuaient d’accroitre les suspicions à son encontre quant à une éventuelle intelligence avec les puissances étrangères contre les intérêts mêmes du Royaume. Des pétitions en ce sens circulaient déjà au cours du mois de juillet mais le Manifeste de Brunswick, signé à Coblence et connu à Paris le 1er août finit de tout accélérer. On présenta la demande de déchéance à la Législative sous forme d’un ultimatum qui prévoyait un délai jusqu’au 9 août mais le jour même, l’Assemblée se sépara sans s’être prononcée. Dans la nuit, on sonna le tocsin pour inviter les sections parisiennes à s’unir pour se substituer à la commune légale et envisager une prise d’assaut des Tuileries. Le 10 août à huit heures, parurent dans la cours du château les premiers émeutiers. S’engagea un combat terrible entre ces derniers et les gardes Suisses lesquels furent massacrés avant que Louis XVI, deux heures plus tard, ne donne l’ordre de cesser le feu. Sur les instances de Pierre-Louis Roeder, Procureur général syndic du département, le Monarque et sa famille prirent la direction de la Salle du Manège où siégeaient les députés afin d’échapper à la rage de la « populace ». Après avoir travaillé à maintes reprises contre la Représentation nationale, c’était à présent à elle que s’en remit le Roi en vue d’obtenir sa protection. On le mit dans la loge des logographes mais on n’osa pas voter sa déchéance. Il fut néanmoins suspendu jusqu’à ce qu’on se décide à se prononcer sur son sort. La Législative quant à elle prit acte de son échec et adopta un texte portant convocation d’une nouvelle assemblée qui se réunirait pour donner à la France une autre constitution et dont les membres seraient élus au suffrage universel (masculin). Ainsi, et selon de nombreux historiens spécialistes de la période, si 1789 fut une révolution bourgeoise, celle du 10 août fut véritablement nationale puisque les barrières politique et sociale qui fragmentaient la « Nation », récemment théorisée, tombaient. Cette seconde révolution y intégra le peuple par le biais du suffrage universel et l’armement des citoyens passifs qui étaient autorisés depuis le 30 juillet à effectuer leur service au sein de la garde nationale. Dans l’immédiat, deux problèmes appelaient des solutions aux conséquences pour le moins considérables pour la suite des évènements : la sanction des agissements de la contre-révolution et le destin de Louis XVI considéré finalement par un bon nombre de Français comme le premier représentant de ce nouveau parti mais dont la fonction éminente qu’incarnait son personnage jusqu’alors impliquait un traitement particulier. Interné à la prison du Temple par la Commune le 13 août, ce sera ensuite le fameux procès qui aura lieu quelques mois plus tard (en décembre) avec pour issue, fatale cette fois-ci, son exécution Place de la Révolution (actuelle Place de la Concorde), le 21 janvier 1793. Quant à la punition des crimes de contre-révolution, la Commune insista pour voir la création d’un tribunal criminel extraordinaire formé par des juges élus par les sections parisiennes. Malgré la répugnance de l’Assemblée à ce sujet, elle dût céder le 17 août 1792 marquant ainsi, sans le savoir, la préfiguration de l’organe le plus représentatif des horreurs perpétrées lors de la période de la Terreur : le Tribunal révolutionnaire.
I – Une redistribution des pouvoirs
La Constitution du 3 septembre 1791 consacrait en France une monarchie constitutionnelle. Si celle-ci s’inspirait du schéma adopté depuis la nuit des temps par nos voisins de l’outre-Manche, on avait souhaité le plus possible s’en détacher. C’est la raison, entre autres, pour laquelle le pouvoir législatif ne fut pas confié à un Parlement constitué du Roi et de deux chambres mais à une assemblée unique. De même, les pouvoirs du monarque Français n’épousaient en rien ceux de son homologue Anglais puisque le but affiché par les révolutionnaires avait été de fixer le Roi dans un domaine de compétences bien circonscrit, ce qui transparaissait avant tout dans les relations entretenues par les trois pouvoirs de l’État et qui trahissent une lecture pour le moins tronquée des écrits de Montesquieu lequel avait élaboré, quarante ans auparavant (De l’Esprit des Lois, 1748), une théorie bien spécifique de la séparation des pouvoirs.
D’un équilibre, on en avait déduit un fractionnement rigide où la dissolution tout comme l’engagement de la responsabilité politique du Gouvernement étaient tout simplement exclus. La seule interférence, et non des moindres, entre l’exécutif et le législatif était rendue possible par le véto suspensif accordé au Roi pendant deux législatures, autrement dit quatre ans. De quoi obstruer considérablement les réformes envisagées par la Révolution française et expliquer le sobriquet donné plus tard par la population à Louis XVI, « Monsieur Véto », parce qu’il en avait usé voire abusé sur des textes dont la portée était, pour l’époque, essentielle (décret sur les prêtres réfractaires et les nobles émigrés).
Si les intentions des constituants, hommes novices en politique pour la plupart, étaient parfaitement honorables, il y eut quelques erreurs de méthodes à déplorer car les résultats ne reflétaient guère les aspirations initiales. A un Roi auquel on souhaitait ravir une bonne partie des pouvoirs, on lui avait laissé une trop grande marge de manœuvre (c’est notamment le cas dans le domaine de la diplomatie) que celui-ci utilisa amplement à ses dépens.
La séparation stricte des pouvoirs quant à elle entraina un sévère retard s’agissant des mesures à prendre et que nécessitaient les circonstances du moment sans oublier l’augmentation corrélative de la haine contre Louis XVI ressentie par les Français pourtant attachés par tradition à la figure du Roi. Que dire encore du décret du 16 mai 1791, arraché de longue lutte par un Robespierre déterminé et qui entrainait l’inéligibilité des membres de l’Assemblée constituante à la première législature chargée pourtant d’appliquer la nouvelle constitution française ? Encore une fois, l’aspiration est bonne mais les conséquences néfastes car qui auraient été les mieux à même de faire fonctionner le texte constitutionnel sinon ses propres auteurs ?
Toujours est-il que le 10 août 1792, la sentence fut sans appel. Il fallait reconsidérer la distribution des pouvoirs au sein de l’État et cela passerait par l’adoption d’une nouvelle constitution. Celle-ci n’arrivera que bien plus tard (le 24 juin 1793 dite « Constitution de l’An I ») pour in fine, ne jamais être appliquée. Dans cette attente, et tandis que la tête de l’exécutif fut suspendue, on désigna un Conseil exécutif composé de vingt-quatre membres où figuraient à ses côtés les anciens ministres de Louis XVI (Roland à l’Intérieur, Clavière aux Contributions publiques, Servan à la Guerre) flanqués par les nouveaux tels que Monge à la Marine, Lebrun aux Relations extérieures et enfin Danton, à la Justice.
Le pouvoir législatif demeurait toujours dans les mains d’une assemblée unique dénommée à présent Convention nationale mais composée cette fois-ci de membres élus au suffrage universel. S’amorçait en quelque sorte une République démocratique et populaire contre laquelle certaines résistances ne tarderaient pas à s’affirmer. Formellement, cette assemblée adoptait indifféremment des lois et des décrets, actes qui pour son application se trouvaient dépourvus de sanction royale.
Enfin, le pouvoir judiciaire restait la compétence déléguée aux juges qui, comme la plupart des fonctionnaires de l’État, étaient « élus à temps par le peuple ». Pourtant, depuis les évènements de 1789, nombreux étaient les actes commis en infraction des nouvelles valeurs prônées par la Révolution française mais qui demeuraient néanmoins, tels que le déploraient certains, comme autant de crimes impunis. Pour pallier cette situation, la Commune insurrectionnelle appela de ses vœux la création d’un organe spécial chargé de juger des crimes imputables à la contre-révolution. Elle eut gain de cause le 17 août avec le tribunal criminel extraordinaire ce qui démontre le poids de son influence sur la scène politique.
On constate ainsi, et en dehors de la nouvelle tâche que s’assignaient les révolutionnaires, que le Conseil exécutif et l’Assemblée législative devaient dès maintenant composer avec un nouveau pouvoir, de taille puisqu’il disposait du soutien de la majorité des Parisiens. Ce nouvel état de fait n’avait pas fini de susciter de nombreuses craintes auprès des élites qui se maintenaient au pouvoir et celles qui allaient y accéder.
Émanation des quarante-huit sections en charge de maintenir l’ordre dans la capitale, la Commune insurrectionnelle défendit les idées des sans-culottes et eut une influence importante tant à Paris qu’au sein des anciennes provinces du Royaume. Un Comité central siégeant en permanence avait été mis en place. Les citoyens passifs, ceux qui ne pouvaient s’acquitter du cens et en étaient conséquemment exclus, parvinrent progressivement à s’y infiltrer jusqu’à ce qu’ils en obtinrent légalement le droit le 30 juillet 1792.
Dirigée à ses débuts par le général de brigade Antoine-Joseph Santerre, la Commune insurrectionnelle remplacera très vite la Commune (légale) de Paris puis parvint, le 21 août suivant, à obtenir la dissolution du département de Paris ce qui lui conféra, outre les pouvoirs municipaux, ceux du conseil général.
En rivalité constante avec la Législative finissante puis la Convention nationale, la Commune insurrectionnelle saura s’imposer tout au long des évènements qui suivront sa création et ce, jusqu’à l’adoption de la « Constitution de l’An III » (22 août 1795) qui instaure en France le Directoire. Dans un souci d’éviter toute dictature populaire, ce dernier remplacera ladite Commune par douze municipalités coordonnées par un bureau central.
II – Sus à la contre-révolution !
Avec pour objectif assigné de gagner l’armée et les départements au nouvel état de choses, l’Assemblée délégua, dès le 10 août, douze de ses membres auprès des quatre armées déployées près des frontières du Royaume avec le pouvoir de suspendre provisoirement les généraux mais aussi les autres officiers et fonctionnaires publics, qu’ils soient civils ou militaires.
En outre, l’une des premières mesures prises par Danton dans sa nouvelle fonction de Ministre de la Justice, a été de désigner parmi les membres de la Commune insurrectionnelle des commissaires en vue de les envoyer au sein de chacun des quatre-vingt-trois départements (institués par la loi du 26 février 1790) pour procéder à l’épuration des autorités, à l’arrestation de suspects ou encore à la création de comités de surveillance.
Le 11 août, avait été confié aux municipalités le soin de rechercher les crimes contre la sûreté de l’État et d’effectuer, le cas échéant, des arrestations provisoires. L’Assemblée imposait également à tous les fonctionnaires (y compris les prêtres) de prêter le serment de maintenir la liberté et l’égalité. Ceux qui, parmi les prêtres, refusèrent de s’y conformer étaient invités, à compter du 26 août, à quitter le Royaume sous peine de déportation à la Guyane. Des visites domiciliaires furent aussi autorisées le 28 août par l’Assemblée, sous la pression de la Commune, en vue de rechercher les armes détenues par des personnes suspectées d’alimenter la contre-révolution.
En somme, se mettait progressivement en place un véritable régime d’exception. Le tribunal criminel extraordinaire, dit également « tribunal du 17 août » en référence à sa date de création, en sera l’un des chantres avec un apport, somme toute, en demi-teinte. Tribunal exceptionnel s’il en est, il était chargé de juger sommairement les personnes refusant d’acter l’abolition de la Monarchie en France et l’emprisonnement du Roi à la prison du Temple.
Installé au Palais de Justice dans la Grande Chambre, rebaptisée « Salle de la Liberté », il n’aura à juger que d’une soixantaine d’affaires jusqu’à sa suppression (provisoire) le 29 novembre 1792. Y seront avant tout traduits des acteurs de la journée du 10 août tandis que son office aura lieu pendant et juste après les massacres de septembre commis entre les 2 et 6 septembre 1792 ; journées durant lesquelles les Parisiens vidèrent les prisons de la ville par le biais des pires atrocités tandis que les autorités laissèrent faire.
A Danton, alors Ministre de la Justice, on reprochera longtemps l’inertie dont il fit preuve. Madame Roland témoigna de l’une de ses phrases à ce sujet : « Je me f… bien des prisonniers, qu’ils deviennent ce qu’ils pourront » aurait-il ainsi déclaré. S’agissant de la Commune, cette dernière qualifiera l’évènement comme étant « un moyen nécessaire de salut public indispensable pour retenir par la terreur des légions de traîtres cachés dans nos murs au moment où le peuple allait marcher à l’ennemi ». On dénombrera tout de même plus de 1100 morts dont la plupart étaient recensés comme prisonniers de droit commun.
Bien qu’ont lieu entre-temps le discours de Saint-Just le 13 novembre, qui plaidait en faveur d’un procès du « Citoyen Capet », et la découverte de l’armoire de fer aux Tuileries sept jours plus tard, preuve la plus accablante concernant le chef d’accusation de haute trahison retenu contre Louis XVI, le tribunal criminel extraordinaire n’a pas eu la compétence pour en connaitre en raison, sans doute, de son défaut de prestige mais également d’une carence politique suffisante pour qualifier son caractère et être à même de statuer sur l’affaire la plus politisée de cette fin de XVIIIe siècle.
Par répugnance des Girondins pour l’usage de la répression, même légale, on le supprima le 29 novembre 1792, dans une indifférence totale et en contraste flagrant avec l’émotion que suscitera plus tard son remplaçant. Ainsi l’institution du 17 août s’était finalement montrée bien pâle, mais aura eu le mérite, ou bien plus exactement la déshonorante implication, d’enclencher un processus qui sera poussé bien au-delà de son simple paroxysme l’année d’après suite à la création d’un véritable « Tribunal révolutionnaire ».
Quant aux idées contre-révolutionnaires proprement dites, elles ne seront pas entièrement contenues et nombreux seront les penseurs (parmi lesquels figureront entre autres Jacques Mallet du Pan, Joseph de Maistre, Louis de Bonald ou encore Montlosier) qui s’ingénieront à développer le courant ; même parmi les députés de la Constituante, de la Législative puis de la Convention nationale. Dès lors, même si le mouvement sera infléchi d’une part en raison de la répression exercée par les pouvoirs publics à son encontre, il le sera aussi et surtout d’autre part, du fait de la forte émigration qui le privera de son principal soutien à l’intérieur du pays et qui ne manquera pas, elle aussi, de faire l’objet d’un sévère régime répressif au cas où elle caresserait l’idée d’un éventuel retour en France.
III – Le Tribunal révolutionnaire : instrument de la Terreur, un expédient à la mort
D’un point de vue juridictionnel, la Révolution française aura été un moment assez particulier mais surtout fondateur car, après avoir aboli les privilèges dans la nuit du 4 au 5 août 1789, qu’il s’agisse des juridictions d’exception ou encore du privilegium fori (privilège du for), tout est mis à plat. Rompre avec les pratiques de l’Ancien Régime est l’objectif premier des révolutionnaires ce qui suppose de prime abord une dépolitisation des affaires judiciaires.
Dès lors, le pouvoir de juger en dernier ressort qui avait été délégué aux treize parlements présents aux quatre coins du Royaume est supprimé en même temps que les parlements eux-mêmes. Le décret des 27 novembre et 1er décembre 1790 institua un Tribunal de cassation pour combler le vide et amorcer un début d’unification juridique ce qui n’était pas des moindres dans une période où on ne disposait d’aucun code à portée de mains et alors même que ce que l’on souhaitait par-dessus tout était de faire de la France un État unitaire et indivisible ; chose qui devait passer inévitablement par le droit.
Par ailleurs, les contestations au sujet du pouvoir d’interpréter la loi ne manqueront pas. On connait la célèbre formule attribuée à Robespierre : « Ce mot de « jurisprudence » doit être effacé de notre langue. Dans un État qui a une constitution, une législation, la jurisprudence des tribunaux n’est autre chose que la loi » pour mieux fustiger les largesses que s’étaient octroyés les juges sous l’Ancien Régime en n’hésitant pas à intégrer des considérations personnelles lorsqu’il s’agissait de commenter ou d’interpréter la loi.
Vint alors la loi des 16 et 24 août 1790 qui, en sus de consacrer le principe de la séparation des affaires judiciaires de celles de l’administration et marquant pour ainsi dire dans l’airain la naissance du droit administratif « à la française », mettait en place une institution qui existait déjà sous Louis XIV : le référé législatif. Par cette pratique, le juge était tenu de demander l’avis à l’Assemblée pour connaitre le sens de la décision à rendre en cas de difficulté dans l’appréciation de la loi. Survivance bien paradoxale au sein d’un régime prônant à hue et à dia la séparation (stricte) des pouvoirs. C’est ce qui explique la véritable dénomination de l’ancêtre de notre actuelle Cour de cassation, à savoir « Tribunal de cassation auprès du corps législatif ».
Parallèlement, on décide de réorganiser l’ensemble des tribunaux, ce que d’ailleurs, la réforme des territoires engagée à partir de décembre 1789 et entérinée en février de l’année suivante rendra nécessaire à travers la modification du ressort territorial corroboré par une exigence de simplification et d’efficacité.
Contrairement à la juridiction administrative pour laquelle le processus de consolidation venait à peine d’être amorcé, le pouvoir judiciaire est définitivement structuré par la loi du 22 ventôse An VIII (18 mars 1800) qui mettra un terme au référé législatif et donnera plus de poids au Tribunal de cassation rebaptisé définitivement « Cour de cassation » par le sénatus-consulte du 28 floréal An XII (18 mai 1804).
Malgré tout, en fait de principes, la Révolution française va connaitre aussi son lot d’exceptions ce qui s’observe, entre autres pour ce qui nous concerne, à travers l’instauration du Tribunal révolutionnaire en mars 1793. L’expérience tirée de la pratique de son prédécesseur va conforter les membres de la Convention nationale dans l’idée qu’une juridiction extraordinaire avec des pouvoirs beaucoup plus importants cette fois-ci est rendue indispensable.
Le 9 mars, en cette période de troubles marquée par la crainte d’actions conjuguées par les ennemis de l’intérieur et les envahisseurs de l’extérieur, la proposition des députés René Levasseur et Georges Danton – le même qui avait pourtant été le plus réticent lorsqu’il s’était agi de mettre en place le tribunal du 17 août – finit par convaincre la Convention nationale d’adopter un décret rétablissant à Paris un Tribunal Extraordinaire Révolutionnaire pour, selon les propres mots de Levasseur, juger sans appel ni recours auprès du Tribunal de cassation les traîtres, conspirateurs et autres contre-révolutionnaires.
« Profitons des fautes de nos prédécesseurs ; faisons ce que n’a pas fait l’Assemblée législative : soyons terribles pour dispenser le peuple de l’être ».
Georges Danton devant la Convention nationale, le 9 mars 1793
Pour en connaitre les tenants et les aboutissants, c’est à la loi du 10 mars 1793 qu’il convient de se référer même si de nombreuses modifications auront lieu par la suite. Une commission des Six, chargée d’alimenter le tribunal en prévenus tarde à s’affairer tendant ainsi à taxer les juges d’inertie. Dès le 2 avril suivant, à l’instigation de Marat et de Carrier, on décide de se débarrasser de la commission et d’attribuer l’ensemble de ses compétences à l’accusateur public.
L’accusateur public sera dès lors tenu de poursuivre les délits relevant de sa compétence soit sur décret d’accusation de la Convention nationale, soit sur dénonciations officielle ou citoyenne. Incarnée par le sombre Antoine Fouquier-Tinville, cette fonction est étroitement liée à l’idée de mort puisque figurent à son actif près de 2700 personnes envoyées sur l’échafaud.
Si le tribunal du 17 août n’était pas assez politique selon le goût de certains, il n’en est pas de même s’agissant du Tribunal révolutionnaire. On en veut pour preuve, les personnalités qui seront jugées par ce dernier. Décrété d’accusation par la Convention nationale le 12 avril, ce sera d’abord au tour de Marat lequel sera finalement acquitté le 24 avril sous les applaudissements de la population parisienne massée dans la « Salle de la Liberté » pour assister au procès. Cela ne manqua d’ailleurs pas de satisfaire les thuriféraires de cette instance d’exception, à commencer par Robespierre car ce premier jugement d’importance finit par légitimer aux yeux de tous l’action menée par le Tribunal révolutionnaire.
Marat n’en profitera pas longtemps puisqu’il sera assassiné quelques mois plus tard (le 13 juillet) par Charlotte Corday qui sera elle-même déférée devant le Tribunal révolutionnaire et condamnée à mort le 16 juillet. Viendra ensuite le tour de Barnave puis de Bailly, Madame Roland en passant par le Duc d’Orléans cousin du Roi et dit « Philippe-Egalité » sans oublier évidemment Marie-Antoinette. Seront jugées en tout environ 2800 personnes et les acquittements seront bien peu nombreux.
A la lecture du décret du 10 mars 1793, on comprend très vite que les compétences du Tribunal révolutionnaires sont vastes, pour ne pas dire illimitées :
« Il sera établi à Paris un tribunal criminel extraordinaire, qui connaîtra de toute entreprise contre-révolutionnaire, de tous attentats contre la liberté, l’égalité, l’unité, l’indivisibilité de la république, la sûreté intérieure et extérieure de l’État, et de tous les complots tendant à rétablir la royauté, ou à établir toute autre autorité attentatoire à la liberté, à l’égalité, et à la souveraineté du peuple, soit que les accusés soient fonctionnaires civils ou militaires, ou simples citoyens »
Article Premier du Décret du 10 mars 1793 relatif à la formation d’un tribunal criminel extraordinaire
En somme, les jugements étant exécutés sans recours possible devant le Tribunal de cassation (art. 13 dudit décret) la procédure suivie devant le Tribunal révolutionnaire violera continuellement pour les accusés un droit considéré comme étant fondamental aujourd’hui, le droit à un recours juridictionnel effectif selon l’interprétation de l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen donnée par le Conseil constitutionnel (Décision n°96-373 DC du 9 avril 1996). Il le sera davantage avec les simplifications procédurales opérées par la loi dite du « 22 prairial An II ».
IV – L’escalade et la « Grande-Terreur »
Si l’on ne s’accorde pas vraiment sur la date marquant le début de ce qu’on appelle communément la « Terreur », on peut néanmoins affirmer sans crainte que sa radicalisation aura lieu à travers l’adoption de la loi du 10 juin 1794 dite du « 22 prairial An II ». Voilà plus d’un an que le Tribunal révolutionnaire tourne à plein régime et que les condamnations à mort se succèdent invariablement.
Pourtant, si les compétences de ce dernier étaient initialement considérables, elles deviendront quasiment sans bornes avec la loi du 10 juin 1794 puisque quatre nouveaux « crimes » relèveront dès lors de sa compétence (art. VI de la loi précitée) : « inspirer le découragement », « dépraver les mœurs », « altérer la pureté et l’énergie des principes révolutionnaires » et tous ceux étant considérés un « ennemi de la République ». Autrement dit la liste s’allonge avec des chefs d’accusation qui, juridiquement mais intentionnellement, sont difficiles à caractériser.
La notion élargie de complot aristocratique permit d’inculper dans le même procès des accusés sans lien entre eux mais jugés solidairement pour leurs actions menées contre la Nation. Autant dire que la technique dite de « l’amalgame » était monnaie courante.
Son principal rédacteur, Georges Couthon, présentera cette loi comme une mesure de démocratisation visant à mettre les riches et les aristocrates au même niveau que le peuple. L’esprit du texte s’explique en ces termes :
« Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître ; il s’agit moins de les punir que de les anéantir. Il n’est pas question de donner quelques exemples, mais d’exterminer les implacables satellites de la tyrannie ou de périr avec la République ».
De même, et dans la droite ligne de la « Loi des suspects » adoptée 17 septembre 1793 qui supprimait pratiquement toute garantie procédurale en faveur des accusés, la loi de prairial supprime l’interrogatoire préalable à l’audience, l’assistance d’un avocat, l’audition facultative de témoins et le caractère indispensable de preuves tangibles puisque le tribunal pouvait se prononcer sur de simples présomptions morales.
Le fonctionnement du tribunal sera tel que ce dernier n’aura finalement plus guère le choix qu’entre l’acquittement ou la mort. La présomption d’innocence pas plus que la non rétroactivité des lois en matière pénale ne seront respectées alors même qu’elles étaient inscrites au frontispice des nouvelles valeurs mises en exergue par la Révolution française (et notamment dans la Déclaration de 1789 ce qui démontre bien que le texte ne faisait pas partie d’un corpus de droit positif).
Avec cette nouvelle loi, le bilan sera lourd. Alors que 1251 condamnations à mort seront prononcées entre avril 1793 et juin 1794, il y en aura 1376 de plus entre le 10 juin et le 27 juillet 1794, date de la chute de Robespierre. Pour reprendre une phrase cynique de Fouquier-Tinville, les « têtes tombaient comme des ardoises ».
Le nombre de prisonniers qui remplissaient les geôles parisiennes, estimés à près de 8000, fit craindre une révolte fomentée par les détenus. L’épisode dit de la « conspiration des prison » entrainera la justification de trois « fournées » en juin, sept au mois de juillet.
Selon l’historien Donald Greer, le nombre de sentences capitales prononcées en tout et pour tout et par le Tribunal révolutionnaire et par les diverses juridictions d’exception instaurées un peu partout dans le pays s’élève à plus de 16 594. Voilà une preuve suffisante pour avancer que les Français n’ont pas acquis leurs libertés en 1789 mais bien après car jusqu’en 1794 le dogme pour le moins paradoxal était que pour préserver aux mieux les libertés, encore valait-il simplement les supprimer ; mais ce, au prix de nombreuses vies humaines.
Sources :
SOBOUL (A) La Révolution française, Ed. Gallimard, octobre 1984, p. 608
SUEUR (Ph) Histoire du droit public français XV-XVIIIe siècles T1 & T2, Ed. PUF octobre 2001
BARANGER (D) Écrire la constitution non-écrite. Une introduction au droit politique britannique, Ed. Léviathan PUF, juin 2008, p. 315
CARCASSONNE (G) La Constitution, Ed. Point Essai, 2011, p. 480