L’espèce de l’arrêt ci-dessus rapporte est intéressante, en ce qu’elle permet de constater retendue de cette vérité que le contentieux des travaux publics est essentiellement compréhensif. On sait que ce contentieux a été attribue aux conseils de préfecture par l’art. 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII, reproduisant les art. 3 à 5 de la loi des 7-11 septembre 1790. Ce texte contenait une énumération de litiges incomplète :
« Le conseil de préfecture prononcera… sur les difficultés qui pourraient s’élever entre les entrepreneurs de travaux publics et l’Administration concernant le sens ou l’exécution de leurs marches; — sur les réclamations des particuliers qui se plaindront des torts et dommages procédant du fait personnel des entrepreneurs et non du fait de l’Administration; — sur les réclamations contestations concernant les indemnités dues aux particuliers à raison des terrains pris on fouilles pour la confection des chemins, canaux et autres ouvrages publics. »
Il se manifesta bientôt des conséquences de l’opération de travaux publics qui étaient en dehors de ce texte, par exemple les offres de concours, ou bien encore les dommages permanents résultant de l’exécution même de l’ouvrage, et par conséquent du fait de l’Administration, etc. La jurisprudence administrative ne s’arrêta pas un seul instant à l’interprétation littérale du texte de l’art. 4; elle considéra ces indications comme de purs exemples, et elle reprit la tradition de l’ancien régime, où le contentieux des travaux publics était tout entier aux mains des intendants.
La formule par laquelle on peut traduire cette jurisprudence est à peu près la suivante : Il y a compétence du conseil de préfecture toutes les fois que l’une quelconque des conséquences de l’opération de travaux publics est de nature à réfléchir sur l’Administration et à lui infliger une perte pécuniaire.
Cette formule générale se dégage d’un nombre considérable de décisions dont nous avons cité quelques-unes dans une note sous un arrêt du Tribunal des conflits du 11 janvier 1890, Veil, à propos de la question des offres de concours (S. 1892.3.49; P. 1892.3.49). Mais notre arrêt d’aujourd’hui nous fournit l’occasion de pénétrer un peu plus avant dans le travail de la jurisprudence, et de signaler quelques-unes des idées secondaires, grâce auxquelles elle est arrivée au résultat général. Ces idées sont fort intéressantes, car elles constituent en soi de véritables théories juridiques. Les hasards de l’annotation nous amèneront sans doute plus tard à en signaler d’autres. La jurisprudence, semblable en cela à l’architecte qui édifie un monument ne construit jamais une unité d’ensemble sans user de théories partielles plus ou moins artificieuses qui servent comme d’échafaudage. Et ces pièces d’échafaudage méritent un examen.
Il ‘y a dans nôtre arrêt deux de ces théories accessoires. La première peut être appelée théorie de l’individualité matérielle de l’ouvrage public; la seconde, théorie du lien indivisible.
I. — La première théorie consiste en ceci qu’un ouvrage public doit être considéré comme ayant une individualité et une qualité spéciale, non seulement pendant la période de construction, mais pendant toute sa durée d’ouvrage public, c’est- à-dire jusqu’à sa désaffectation. Cette qualité est limitée à ce qui est nécessaire pour maintenir l’ouvrage dans un certain état matériel (construction, réparation, entretien). Elle entraîne cette conséquence que tout ce qui a quelque rapport avec I ‘état matériel de l’ouvrage doit être rattachée, soit à l’opération de travaux publics primitive, soit à des opérations de travaux publics subséquentes. Et, spécialement au point de vie de la compétence, dans les litiges auxquels peuvent donner lieu les contras, les opérations, les accidents qui se produisent autour d’un ouvrage public, il n’y a pas à tenir compte, pour déterminer le tribunal compétent, de la nature juridique du fait qui a provoqué le litige, mais uniquement de cette circonstance que le fait s’est produit à l’occasion d’un ouvrage public.
C’est par application de cette idée que le contentieux des offres de concours a été attribué aux conseils de préfecture. En soi, l’offre de contours est un contrat d’allures judiciaires, c’est une sorte de don avec condition; mais, comme il est fait à l’occasion d’un travail public, compétence administrative, même lorsqu’il s’agit d’une offre en propriété (V. la note sous l’arrêt Veil du 11 janv. 1890, précité).
Même chose pour le règlement des dommages permanents : il a été confié aux conseils de préfecture, parce que ces dommages résultent de l’exécution même du travail public (V. Cass. 23 juill. 1889, S. 1892.1.404; P. 1892.1.404).
Cela s’est étendu jusqu’aux accidents qui se produisent au détriment des choses ou des personnes à l’occasion du travail public. Ici on se trouvait en présence d’une application possible de la théorie des fautes. Un pont s’écroule pendant la construction ou après, par suite d’un vice du plan; la cause juridique de la réparation du dommage est dans la faute de l’ingénieur; mais comme l’accident s’est produit à l’occasion du travail public, la cause juridique s’en trouve modifiée, et les choses se passent comme si c’était l’ouvrage public lui-même (V. Trib. des conflits, 17 mai 1873, Comp. l’Union riveraine, S. 1875.2.1.51; P. chr.; Cons. d’Etat, 30 nov. 1877, Lefort, S. 1879.2.277; P. chr.; Trib. des conflits, 23 janv. 1888, Serra et d’Ortoli, S. 1890.3.4, P. chr., et les notes). Le Tribunal des conflits fait cependant encore quelques distinctions, et, notamment pour les demandes d’indemnité d’ouvriers contre les entrepreneurs, renvoi à l’autorité judiciaire, sans doute parce que ces demandes ne sont pas de nature à réfléchir contre l’Administration (V. Trib. des conflits, 15 mai 1886, Bordelier, S. 1888.3.14; P. chr.).
Toutefois, cette notion d’individualité matérielle de l’ouvrage public doit être limitée par celle d’opération de travaux publics. Ce qui se produit à l’occasion de l’ouvrage n’appartient au contentieux des travaux publics qu’autant que le fait a quelque rapport avec la construction ou l’entretien de l’ouvrage. Que si le fait a trait seulement à l’exploitation de l’ouvrage une fois construit, l’extension du contentieux s’arrête, car ce contentieux est avant tout celui de l’opération de travaux publics, et ici on est tout à fait en dehors de cette opération : c’est ainsi que les accidents uniquement dus à une faute commise dans l’exploitation d’un chemin de fer cessent d’appartenir au conseil de préfecture (V. Trib, des conflits, 17 mai 1873, précité; Cass. 3 janv. 1887. S. 1887.1.263; P. 1887.1.630. V. aussi, Cass. 15 janv. 1889, S. 1889.1.74; P. 1889.1.157. Adele, Aucoc, Confér. sur le dr. admin., 2° edit., t. II, n. 1502 et s.; Christophle et Auger, Tr. des trav. publ., 1. 11, p. 450, 11.’2405; Perriquet, Trav. publ., t. II, n. 282).
Encore ne s’avisera-t-on pas quelque jour de remarquer que l’exploitation du chemin de fer est le résultat de la concession, et que la concession est liée à l’opération de travaux publics de construction et d’entretien ?
Quoi qu’il en soit, nous avons dans notre espèce un exemple de plus de l’absorption de la théorie de la faute par la théorie de l’individualité de l’ouvrage public.
Un voyageur circule en voiture sur une route, confiant dans le bon état de la voie; il ne surveille pas le terrain; son cheval met le pied dans une excavation qui s’est formée là, et dont aucun poteau, aucune barrière ne signale l’existence; le cheval tombe et se blesse dans sa chute.
Une chose évidente, c’est que ce voyageur a droit à une indemnité. Lorsqu’un service public est organisé, le public compte et est en droit de compter sur son bon fonctionnement. S’il existe un service de voirie, c’est pour assurer, non seulement la possibilité des voyages, mais encore leur facilité, en épargnant aux voyageurs la fatigue de surveiller les ornières. Il y a eu préjudice causé par suite du mauvais fonctionnement d’un service, donc droit à l’indemnité.
Mais contre qui et devant quelle juridiction l’action doit-elle être intentée ? C’est ici que nous allons voir entrer en jeu notre principe.
II a été commis une faute administrative; cette faute a même été commise par deux personnes : 1° par le directeur du service de la voirie départementale, car, dans l’espèce, il s’agite d’une route départementale; 2° par le maire de la commune, car l’excavation s’était produite dans la traversée de la commune, et les devoirs de police du maire lui enjoignent d’assurer la sécurité de la circulation dans les rues et de prévenir les accidents, même sur les voies qui ne sont point municipales (L. 5 avril 1884, art. 97, 1° et 6°).
Remarquerons d’abord que, dans l’espèce, ni le directeur de 14 voirie départementale, ni le maire n’ont été pris à partie directement; ils n’ont pas été poursuivis en responsabilité, et probablement ne pouvaient pas l’être, parce que qu’il n’y avait pas de leur part faute lourde, l’excavation étant sans doute toute récente. C’est contre le département et contre la commune, personnes morales responsables de la faute légère de leurs agents, que l’action a été intentée.
L’action a été portée devant le tribunal civil; et, en effet, cela paraissait conforme aux règles reçues en matière de responsabilité des départements et des communes. L’Etat, en cas de responsabilité, jouit du privilège de la juridiction administrative (V. Trib. des conflits, 8 févr. 1873, Blanco, S. 1873.2.153; P. chr.; 7 mars 1874, Desmolles et Faux, S. 1874.2.261; P. chr.; 15 fév. 1890, Piétri, S. 1892. 3.73; P. 1892.3.73; 10 mai 1890, Comm. d’Uvernet, S. 1892.3.105; P. 1892.3.105; 29 nov. 1890, Boutes et. Bruniquel, S. 1892.3.147; P. 1892.3.147. V. cep. Laferrière, Jurid. adm., t. I, p. 630). Il n’en est pas de même des départements et des communes (V. Trib. des conflits, 7 mars 1874, Desmolles et Faux [motifs], précité, el, la note. V. encore dans le même sens, Cass. 3 nov. 1885, S. 1886.1.249; P. 1886.1.606, et la note). Mais le réclamant n’avait pas songé (pie, pour articuler la faute commise par le département, il était obligé d’alléguer le défaut d’entretien de la route départementales, car c’est surtout cela qui avait occasionné l’excavation. « Attendu que la réparation du préjudice incombe tout, à la fois au département de l’Eure, qui n’a pas suffisamment surveillé l’état de la route et n’a pas entretenu convenablement cette voie » (V. en ce sens, pour l’action dirigée contre une commune, Trib. des conflits, 16 avril 1886, O’Carrol, S. ‘1888.3.10; P. chr.).
Or, l’entretien d’un ouvrage public est une conséquence de l’opération de travaux publics à la suite de laquelle cet ouvrage a été fait, ou, si l’on veut, une conséquence de l’existence même de l’ouvrage, car l’individualité de l’ouvrage survit à la période de construction. Non seulement donc les opérations d’entretien qui seront réellement exécutées constitueront des opérations de travaux publics, mais il naît à la charge de l’Administration une véritable obligation d’entretenir l’ouvrage, et les réalignements a cette obligation, c’est- à-dire le défaut d’entretien, se rattachent encore à l’opération primitive (V. Trib. des conflits, 22 avril 1882, Martin et Merlin, S. 1884.3.25; P. chr.; Cons. d’Etat, 22 few. 1884, Bonfante, S. 1885. 3.79; P. chr., et les notes; Cass. 5 mai 1885, S. 1888.1.102; P. 1888. 1.251. V. aussi, Trib. des conflits, 17 avril 1886, précité).
Au fond de tout cela, il y a bien la conception très forte de l’ouvrage public que nous avons signalée; un ouvrage public, un pont, une route, à son individualité, une certaine manière d’être, un certain état de solidité ou de viabilité, et, cette manière d’être, il doit la conserver constamment. Par suite tout ce qui est nécessaire dans la suite des années pour lui conserver cette manière d’être, entretien, réparation, tout cela est absorbé dans son individualité.
C’est cette conception toute matérielle qui fait ici échec à l’analyse juridique, car, au point de vue de l’analyse juridique, le défaut d’entretien est avant tout une faute administrative. II s’agirait d’un fait dommageable commis dans l’accomplissement de n’importe quel autre service, dans celui des postes ou dans celui des douaires, le fait matériel disparaîtrait derrière la qualité juridique de faute; ici, au contraire, c’est la qualité de faute qui disparaît, et avec elle la compétence judiciaire; il ne reste que le défaut d’entretien, fait intimement lié à une opération de travaux publics (V. Trib. des conflits, 29 dec. 1877. Leclercq, S. 1879.2. 312; P. chr.; Cass. 5 mai,1885, précité).
II. — La seconde théorie, celle du lien indivisible, se trouve aussi appliquée dans notre espèce. Il faut remarquer, en effet qu’il avait eu faute du maire de la commune, en même temps que faute du service de la voirie départementale, par suite responsabilité de la
commune. Si le réclamant eût poursuivi la commune seule, le tribunal judiciaire eût sûrement été compétente et le conflit n’eût pas pu être élevé; mais, dès lors que le réclamant poursuivait le département et même le poursuivait tant pour défaut de surveillance que pour défaut d’entretien, le Tribunal des conflits a pu dire : « Considérant que, dans ces circonstances, la demande se rattache, par un lien indivisible, a l’exécution ou à l’inexécution de travaux publics; que, dès lors, c’est à l’autorité administrative qu’il appartient d’en connaitre et d’apprécier également, les responsabilités pouvant résulter de l’insuffisance de surveillance et de l’absence de précautions imputées à l’Administration…; » jonction des deux poursuites.
Cette théorie du lien indivisible n’a rien de spécial à la juridiction administrative; il arrive à chaque instant qu’une juridiction civil ou commerciale s’empare de certains éléments d’une affaire, pour lesquelles elle ne serait pas compétente s’ils étaient isolés, mais pour lesquels elle devient compétente parce qu’ils sont liés d’une façon indivisible à un élément principal. Cet envahissement ne s’arrête que dans le cas ou il y a question préjudicielle, mais il y a tout de même ici quelque chose de particulier, c’est que l’élément de travail public, par cela seul qu’il existe, devient l’élément principal.
Cette théorie du lien indivisible apparaît dans bien d’autres hypothèses. C’est a cause d’elle notamment que les marchés passés par les villes avec les Compagnies de gaz sont considères comme marchés de travaux publics; par leur objet principal, ce sont des marchés de fournitures, mais il y a un travail public accessoire de canalisation, et cela suffit pour décider du caractère de l’opération (V. Cons. d’Etat, 12 juill. 1889. Soc. l’Union des gaz, S. 1891.3.80; P. chr.; Trib. des conflits, 22 mars 1890, Ville de Clermont-Ferrand, S. 1892.3.90; P. 1892.3.91); et la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 13 mars et 17 avril 1891, Medioni et Comm. de Saint-Justin, S. 1893.3.49; P. 1.893.3.49. Adde, Cass. 2 mars’ 1891, S. 1891. 168; P. 1891.1.393). Il en est de même de certaines entreprises de balayage auxquelles on adjoint des travaux de pavage; des entreprises de travail de détenus auxquelles on adjoint des travaux de réparation aux bâtiments de la prison.