En raison de la lenteur et de l’inefficacité de son appareil bureaucratique, l’Italie est loin des premiers rangs dans les classements de la Banque mondiale sur la performance des administrations. Parmi les États membres de l’Union européenne, elle n’occupe que la vingt-cinquième place en ce qui concerne l’efficacité des organismes publics (Banque mondiale, Worldwide Governance Indicators, 2013) et la vingt-deuxième place dans le classement relatif à l’octroi d’autorisations et licences (Banque mondiale, Doing Business 2015). C’est l’une des raisons pour lesquelles les institutions européennes ont formulé des recommandations à l’Italie en cette matière, en l’invitant à moderniser son administration et à simplifier les démarches et procédures administratives (Conseil de l’Union européenne, Recommandation du Conseil du 14 juillet 2015 concernant le programme national de réforme de l’Italie pour 2015 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de l’Italie pour 2015, JOUE du 18 août 2015, C 272/61).
Pour essayer de répondre, entre autres, à ces différentes sollicitations, le Parlement italien vient d’achever, après un an de débats, l’examen d’une vaste réforme administrative, qui porte le nom de la ministre en charge du dossier Marianna Madia.
Cette loi n° 124 du 7 août 2015 « donnant délégation au Gouvernement en matière de réorganisation des administrations publiques » (Deleghe al Governo in materia di riorganizzazione delle amministrazioni pubbliche) intervient sur de nombreux domaines qui touchent à l’administration italienne. Mais elle s’insère dans le cadre d’une réforme plus globale de l’État, voulue par la majorité actuelle. En effet, la loi Madia doit être lue à la lumière de deux autres textes qui font partie du « paquet » de réformes promues par le gouvernement Renzi : le projet de révision constitutionnelle et la nouvelle loi électorale dite Italicum (loi n° 52 du 6 mai 2015, « Dispositions en matière d’élection de la Chambre des députés »). Le projet de révision constitutionnelle, qui doit encore être définitivement approuvé par le Parlement et sera ensuite soumis à referendum, est centré sur la rupture de l’égalité entre le deux Chambres qui caractérise le système constitutionnel italien – ce que les constitutionnalistes italiens appellent « bicamérisme parfait ». En cantonnant l’intervention du Sénat, qui cesserait d’être élu au suffrage universel direct, aux textes les plus importants et à ceux concernant les collectivités locales, le nouveau texte constitutionnel permettrait d’établir un lien plus fort entre le Gouvernement et la Chambre des députés, qui serait la seule à lui voter la confiance. En même temps, avec l’Italicum, déjà promulgué mais qui n’entrera en vigueur qu’en juillet 2016, la composition de la Chambre des députés permettra au parti sorti vainqueur des élections, auquel des sièges seront attribués en « prime », de s’appuyer une majorité plus solide de celles que l’Italie a connu depuis l’instauration de la République en 1946. La réforme Madia vient compléter ce schéma : le Gouvernement, soutenu par une forte majorité à la Chambre, pourra faire passer les textes nécessaires à la mise en œuvre de son programme électoral et, ensuite, en garantir l’application grâce à une administration mieux organisée et des procédures simplifiées. En rétablissant la chaîne élections-approbation des lois-mise en œuvre, l’on souhaite redonner à l’Etat la légitimité qu’il a perdue ces derniers temps, faute d’être guidé par une classe politique à la hauteur des attentes des citoyens et des défis du monde contemporain.
La loi Madia est une nouvelle étape dans la série de réformes qui se sont succédées depuis les années 90 (I). Mais sa portée n’est pas encore certaine car de nombreux textes d’application devront être adoptés pour la quasi-totalité des articles qui la composent compte tenu de la technique législative employée (II).
1. La dernière étape d’une série de réformes
La loi Madia arrive après vingt-cinq ans marqués par plusieurs vagues de réformes qui ont intéressé l’administration italienne. On identifie généralement trois moments de ce processus, en utilisant les noms des ministres qui ont porté les projets de loi en question : Cassese en 1992-1993 (loi n° 421 du 23 octobre 1992 « donnant délégation au Gouvernement pour la rationalisation et la révision des normes applicables en matière de santé, fonction publique, prévoyance et finances locales » ; decreto legislativo n° 29 du 3 février 1993, « Rationalisation de l’organisation des administrations et révision du droit de la fonction publique, en application de l’article 2 de la loi n° 421 du 23 octobre 1992 »), Bassanini à la fin des années 90 (loi n° 59 du 15 mars 1997 « donnant délégation au Gouvernement pour le transfert de fonctions aux régions et collectivités territoriales, la réforme de l’administration et la simplification administrative ; decreti legislativi n° 300 du 30 juillet 1999, « Réforme de l’organisation du Gouvernement, en application de l’article 11 de la loi n° 59 du 15 mars 1997 », n° 303 du même jour, « Organisation de la Présidence du conseil des ministre, en application de l’article 11 de la loi n° 59 du 15 mars 1997, n° 165 du 30 mars 2001, « Normes générales en matière de travail au sein de l’administration ») et Brunetta en 2009 (loi n° 15 du 4 mars 2009 « donnant délégation au Gouvernement finalisée à l’optimisation de la productivité du travail au sein du secteur public, à la performance et la transparence des administrations et portant dispositions complémentaires en matière de fonctions attribuées au Conseil national de l’économie et du travail et à la Cour des comptes » ; decreto legislativo n° 150 du 27 octobre 2009, « Application de la loi n° 15 du 4 mars 2009 en matière d’optimisation de la productivité du travail au sein du secteur public et de performance et transparence des administrations »)1. L’esprit qui a caractérisé l’ensemble de ces réformes a été la recherche de l’efficacité de l’administration, à travers la transposition au sein de l’administration des instruments de droit privé ou propres aux organismes privés. Le législateur italien a été sensible aux théories du New Public Management, indépendamment de la couleur politique du gouvernement en place : il s’agissait, respectivement, de ministres de gouvernements composé d’experts, de gauche et de droite.
Le point d’attaque commun à ces trois réformes a été le droit de la fonction publique. Le changement majeur est intervenu avec la réforme Cassese, qui a « privatisé » le droit de la fonction publique. À l’exception de certaines catégories (magistrats, ambassadeurs, préfets, militaires), depuis les années ’90 les fonctionnaires italiens sont soumis aux mêmes règles que les travailleurs du secteur privé. Cela implique notamment la compétence du juge judiciaire pour les litiges entre les fonctionnaires et l’administration. Seuls les aspects propres à l’administration, tels que l’organisation des concours, sont soumis à des règles différentes et restent de la compétence du juge administratif.
Le trait d’union entre la réforme du droit de la fonction publique et une réforme plus globale de l’administration a été, depuis les années 90, le rôle de la haute fonction publique. Une autre innovation majeure introduite par la loi Cassese a été la séparation entre la sphère politique et l’administrative stricto sensu, l’idée étant que les ministres donnent des directives et les fonctionnaires, sous la responsabilité de leurs dirigeants, les mettent en œuvre. De là découle l’idée selon laquelle les responsables des services, dotés d’une certaine autonomie, doivent être évalués pour leurs résultats. Compte tenu du rôle-clé attribué aux responsables des services, la réforme avait aussi un impact sur l’organisation de l’administration dans son ensemble, car chaque entité devait être structurée d’une façon telle qu’il fût possible d’établir un lien direct entre les tâches attribuées à un service et l’évaluation des résultats.
Ces principes demeurent encore valables aujourd’hui. Les réformes Bassanini et Brunetta (et d’autres modifications législatives plus ponctuelles qui se sont succédées entretemps) ont, néanmoins, apporté des modifications sur certains points, en ce qui concerne notamment le rapport entre sphère politique et administrative et évaluation des performances. Ce dernier aspect est, en particulier, au cœur de la réforme Brunetta, qui a introduit des obligations détaillées pour chaque administration, qui doit fixer dans un programme annuel et pluriannuel les objectifs de chaque service et les ressources à employer pour les atteindre.
La réforme Bassanini était également intervenue sur ces sujets, en accroissant le poids de la négociation collective dans le secteur public ; mais elle avait un objet encore plus large. Elle visait, en effet, à réorganiser tous les organismes de l’administration centrale de l’État (ministères, établissements publics nationaux, sociétés publiques), en rationnalisant les compétences de chacun. C’est à Bassanini que l’on doit l’adoption de l’une des lois les moins respectées du droit italien : celle qui fixe à douze le nombre des ministères et que chaque gouvernement modifie lors de son entrée en fonction, distribution des portefeuilles ministériels oblige.
En parallèle des interventions législatives qui ont intéressé l’organisation administrative, la procédure administrative non contentieuse a été réformée. Le texte central dans ce domaine est la loi « n° 241 » (loi n° 241 du 7 août 1990, « Normes en matière de procédure administrative non contentieuse et droit d’accès aux documents administratifs), qui place la procédure suivie par les administrations sous le sceau des principes d’efficacité, impartialité, publicité et transparence. Elle identifie certains mécanismes destinés à fournir des garanties aux administrés, tels que l’obligation d’informer l’intéressé au début de l’instruction et d’indiquer le nom du fonctionnaire en charge du dossier, l’obligation de motivation des actes administratifs, le droit d’accès aux documents administratifs. Elle contient également des mécanismes de simplification, qui devraient être utilisés en cas d’inertie d’une administration appelée à intervenir pendant l’instruction. D’autres sujets, qui en France sont des créations purement jurisprudentielles, trouvent leur discipline dans la loi n° 241 : certains articles portent, par exemple, sur le retrait et l’abrogation des actes administratifs ou sur les cas d’ouverture du recours pour excès de pouvoir. Cela ne signifie évidemment pas que la jurisprudence ne soit pas intervenue pour interpréter cette loi.
Interprétation jurisprudentielle et modifications législatives (on en compte vingt-cinq depuis 1990) sont venues compliquer le schéma, apparemment clair, dressé par le législateur. Les mécanismes de simplification, détournés de leur objectif initial, ont contribué à alourdir et allonger la procédure suivie par l’administration. Les administrés se trouvent parfois dans des situations ubuesques, dans lesquelles ils ne savent pas s’ils doivent présenter une demande d’autorisation ou si une déclaration préalable suffit. Tous les avantages que l’on espérait tirer d’une loi fixant des règles applicables à toutes les procédures administratives ont été anéantis par les multiples exceptions et régimes dérogatoires prévues par les lois spéciales (nationales ou régionales, d’ailleurs).
Organisation et action administratives sont les deux piliers sur lesquels doit être bâtie toute administration qui se veut efficace. Ce sont les deux rails sur lesquels ont voyagé les réformes depuis les années 90. Ce sont aussi les deux thèmes auxquels s’attaque la réforme Madia.
2. La première étape d’une réforme globale
La réforme Madia essaie de remettre de l’ordre dans l’administration italienne. Elle est structurée en trois parties, consacrées respectivement à la simplification des procédures administratives (articles 1 à 7), à l’organisation administrative (articles 8 à 15) et à la simplification normative (articles 16 à 23).
Dans la partie consacrée à la simplification, il est question de différents mécanismes qui sont déjà prévus en droit italien, notamment dans la loi n° 241 de 1990, et que la réforme Madia va modifier dans le but d’accélérer la procédure devant l’administration : le silence valant accord, les instruments de coordination entre plusieurs administrations appelées à intervenir dans une même procédure (les conferenze di servizi), les cas d’autorisation et de déclaration préalable, le retrait des actes administratifs. Cette partie aborde également le thème de la transparence et de la corruption et de l’administration digitale.
La deuxième partie sur l’organisation est structurée autour de deux thèmes majeurs : l’organisation de l’État dans ses différents échelons (administration centrale et services déconcentrés) et la haute fonction publique. Au-delà de certaines dispositions ponctuelles (portant sur l’ordre du mérite de la République italienne, le corps des avocats de l’Etat et la procédure disciplinaire pour les militaires), elle s’intéresse à des catégories particulières d’administrations, les établissements de recherche et les chambres de commerce et de l’industrie. Elle contient également des mesures en matière de conciliation entre travail et vie de famille, qui devront être précisées par une instruction (direttiva) du Président du conseil.
La troisième partie est plus hétérogène, parce qu’elle n’est pas centrée sur un thème, comme les deux précédentes, mais sur un objectif : la simplification du droit applicable dans certains domaines. Pour cette raison, elle s’ouvre avec un article contenant les lignes directrices de cette clarification dans tous les domaines visés : le droit de la fonction publique, les services publics locaux, les entreprises publiques. Dans cette partie, qui s’intéresse aussi à la procédure devant la Cour des comptes, l’on trouve une disposition assez novatrice en matière d’adoption des dispositions d’application des lois, par laquelle le Gouvernement entend aborder le problème des retards dans leur élaboration.
Il s’agit d’une loi qui contient essentiellement des principes. En effet, seuls cinq articles peuvent être directement appliqués. Parmi ces derniers, trois contiennent d’ailleurs les mesures ponctuelles portant sur l’ordre du mérite de la République italienne, le corps des avocats de l’Etat et la procédure disciplinaire pour les militaires que nous avons évoquées. Pour les autres, c’est-à-dire pour la quasi-totalité de la loi, des mesures d’application sont nécessaires. Il s’agit, à deux exceptions près, de la technique des decreti legislativi, qui se rapprochent des ordonnances. Avec la loi Madia, le Parlement a autorisé le Gouvernement à adopter des textes ayant la même valeur qu’une loi, pourvu qu’il se conforme aux principes qu’il a lui-même indiqués. Pour cette raison, la loi de Madia est définie comme une loi de délégation (du pouvoir législatif au Gouvernement). Cette technique, prévue par l’article 76 de la Constitution italienne2, est employée, comme pour les ordonnances, pour des matières particulièrement complexes ou lorsqu’il est nécessaire de rassembler dans un texte unique ou code toutes les dispositions qui concernent la même matière. Pour l’élaboration des decreti legislativi, le Gouvernement dispose d’un délai qui, dans la loi Madia, est généralement d’un an – des délais de trois, six, huit ou dix-huit mois sont prévus dans certains cas. Dans ce délai, le Gouvernement doit demander l’avis de l’organisme de concertation entre l’Etat et les Régions (la Conferenza Stato-Regioni) et du Conseil d’État, ainsi que des commissions parlementaires compétentes par matière, des commissions des finances des deux assemblées et de la Commission parlementaire pour la simplification. Dans tous les cas, la loi prévoit un délai dans lequel ces organes doivent rendre leur avis, qui n’est pas conforme. Expiré ce délai, le Gouvernement peut passer outre. En ce qui concerne l’avis des commissions parlementaires, il est prévu que, si le Gouvernement n’entend pas modifier son texte selon les indications qu’elles fournissent, il doit le leur renvoyer avec des observations. Les commissions parlementaires procèdent à un nouvel examen, à la suite duquel le Gouvernement peut en tout cas procéder à l’adoption du texte.
Le processus de réforme ne s’achèvera pas avec l’adoption des decreti legislativi. La loi Madia prévoit déjà que le Gouvernement puisse adopter, dans le délai d’un an, des nouveaux décrets pour compléter ou corriger les précédents. Cela contribuera peut-être à accroître l’instabilité normative qui, tout comme l’inefficacité administrative, caractérise l’Italie, mais est aussi un signal de la complexité des domaines qui seront touchés par la réforme Madia. En outre, lorsqu’il s’agit d’intervenir sur les pratiques et la structure de l’administration, l’expérience démontre que les résistances internes peuvent être fortes et les exigences d’adaptation nombreuses. Il faudra donc des années pour pouvoir apprécier les résultats, bons ou mauvais, du texte qui vient d’être approuvé.
La Revue générale du droit présentera, dans une série d’articles consacrés à la réforme de l’Etat en Italie, les différents points abordés par la réforme Madia. Nous commencerons, dans les semaines qui viennent, par les deux articles qui vont produire immédiatement leurs effets. Ils ont tous deux trait à la simplification administrative et portent respectivement sur le silence valant accord entre administrations (art. 3) et le retrait des actes administratifs (art. 6). Ensuite, nous présenterons un par un les autres thèmes abordés par la réforme. Nous nous concentrerons, d’abord, sur les principes posés par la loi elle-même, en illustrant l’état du droit antérieur sur chaque sujet, et en nous réservant de mettre à jour nos chroniques si les mesures d’application tardaient à être adoptées, tout en donnant priorité aux textes qui seront adoptés en premier. Il nous faut néanmoins souligner que les principes fixés par la loi du 7 août dernier fournissent déjà des indications assez précises sur les grands traits des évolutions attendues. Leur présentation donnera au lecteur, nous l’espérons, une idée de l’administration italienne d’aujourd’hui et de celle qui devrait être l’administration italienne de demain.
- En doctrine, v. Sabino Cassese, « Le nouveau régime de la haute fonction publique en Italie : une modification constitutionnelle », Revue française d’administration publique, 4/2002 (n° 104), pp. 677-688 ; Roberto Caranta, « Point de vue sur les réformes récentes en matière de fonction publique en Italie », Rapport public du Conseil d’État 2003. Perspectives pour la fonction publique, p. 399-413 ; Edoardo Ongaro, Nicolas Bellé, « Réforme de la fonction publique et introduction de la rémunération liée aux performances en Italie », Revue française d’administration publique 4/2009 (n° 132), p. 817-839 [↩]
- L’article 76 de la Constitution italienne dispose que « L’exercice du pouvoir législatif ne peut être délégué au Gouvernement qu’en déterminant les principes et lignes directrices, pour un délai limité et un objet circonscrit » [↩]
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