« Le premier caractère de la puissance judiciaire, chez tous les peuples, est de servir d’arbitre »
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835-1840)
Contrairement à ce qui est communément avancé, la création des Parlements sous l’Ancien Régime allait de pair avec l’accroissement des pouvoirs du Roi qui, ayant progressivement la mainmise sur la conduite de la plupart des affaires du Royaume à la fin du XIIIe siècle, se vit dans l’obligation de procéder à une sorte de « spécialisation » des différentes fonctions qui peu à peu lui incombaient. De la Cour du Roi (Curia Regis) qui entourait traditionnellement le Monarque dans le gouvernement des affaires, il a fallu répartir les compétences de cette dernière au sein de plusieurs organes distincts à savoir le Conseil du Roi (affaires politiques), la Chambre des comptes (affaires financières) et les Parlements (justice). C’est ainsi que l’Ordonnance de Vivier-en-Brie de 1319 pose les principales règles de fonctionnement de la Chambre de comptes qualifiée plus tard (1464) de « Cour souveraine, principale, première et singulière du dernier ressort en tout le fait du compte des finances ». La Cour des aides de Paris quant à elle, chargée de juger en appel des décisions rendues par les juridictions compétentes en matière fiscale, fut créée par une ordonnance de 1389. Elle sera définitivement établie en 1426. Dans la même veine, et toujours autour de la fin du XIIIe siècle, fut créé le Parlement de Paris. A sa suite, une multitude d’homologues virent le jour sur l’ensemble du territoire pour atteindre in fine le nombre de treize à la veille de la Révolution française. Dès 1422, sont concernés Toulouse, Rouen et plus tard bien sûr Bordeaux (1462) où siégèrent les plus illustres noms tels que La Boétie (1554), Montaigne (1557) ou encore Montesquieu (1716). Cours de justice royale, les Parlements vont considérablement soutenir le Roi et l’aider à imposer son autorité à l’intérieur du Royaume laquelle était fort limitée sous la période dite du « Moyen-Âge central ». Sa puissance législative étant réduite à la garantie du commun profit, une part importante du droit – notamment le droit privé dominé en grande partie par la coutume – échappe aux prérogatives royales. Rappelons que lors du sacre, le Roi prête serment de protéger les bonnes coutumes du Royaume – et donc de ne pas y toucher – et d’écarter les mauvaises. En revanche, au cours de cette même cérémonie, ce dernier reçoit un certain nombre d’attributs – les regalia – symboles de légitimité parmi lesquels figure la main de justice. De fait, il était admis que le Roi était fontaine de toute justice (fons justitiae). C’est par ce biais qu’il parviendra à affermir sa majestatem. Rendue principalement par les seigneurs dans le cadre étroit des seigneuries, parce qu’il était évident que le Monarque ne pouvait être physiquement présent à plusieurs endroits au même moment, cette justice « seigneuriale » fut petit à petit concurrencée par celle du Roi avec l’instauration notamment de l’appel (remota appellatio) mais également des cas royaux sans oublier les innombrables manifestations de la justice retenue que sont l’évocation, la cassation ou encore le droit de grâce. A travers l’Ordonnance du Villers-Cotterêts (10 août 1539), le Roi ira même jusqu’à procéder au « rachat » de certaines charges à l’occasion d’une réforme globale de la justice. Néanmoins, cette part toujours plus grande dans l’administration de la justice va entrainer un renforcement de l’organe au sein duquel elle est rendue, le Parlement. Sollicités comme ils le sont dans le domaine judiciaire, les Parlements vont l’être également dans un autre domaine que le Monarque tente de monopoliser, la législation. Si la compétence royale demeure encore bien circonscrite en la matière, une des limites qui perdurera jusqu’à 1789 – certes de manière interrompue sous le règne de Louis XIV – est celle de l’enregistrement des actes royaux, autre mission confiée aux cours de justice du Roi ; le tout s’inscrivant dans le cadre de ce que Maurice Hauriou appelait une « administration judiciaire de la loi ». Se sentant investis d’une charge particulière de contrôler les actes que le Roi souhaitait voir s’appliquer, les Parlements vont être dans une position ambivalente consistant à la fois à renforcer l’autorité royale tout en la fragilisant à travers les refus obstinés de faire passer certains édits, ordonnances et autres lettre patentes. Plusieurs tactiques seront envisagées pour contourner l’obstacle « parlementaire ». Il y aura également des réformes qui auront plus ou moins de succès à court ou à moyen terme. Finalement, cette longue lutte de près de cinq siècles prend fin en 1789 car le Royaume, à l’épreuve du conservatisme dont ont fait preuve les magistrats siégeant dans ces cours de justice, était considérablement sclérosé ; non seulement sur le plan financier mais aussi et surtout sur le plan institutionnel.
I – Le jeu de l’alambic
Si la Monarchie française d’Ancien Régime se caractérise par son absolutisme, c’est à raison d’une multitude de facteurs qui passent outre et trop rapidement un nombre considérable d’institutions avec lesquelles le Roi était amené à composer pour pouvoir in fine imposer son autorité. Parmi celles-ci, une place importante revient tout particulièrement aux Parlements qui, trop conscients de la charge qui leur revenait, s’interposaient constamment entre l’exercice de la volonté royale et les sujets du Royaume.
Depuis le XIVe siècle, les actes royaux en forme de lettres patentes devaient être enregistrés au Parlement de Paris. Au préalable, les membres qui y officiaient considéraient que, conformément à la tradition féodale, il était de leur devoir de conseiller le Roi. Avait donc lieu une délibération au cours de laquelle certaines réserves voire doléances étaient émises pour être présentées au Roi. Ce qu’on appellera bientôt le « droit de remontrance » donnera donc lieu à un jeu de va-et-vient systématique jusqu’à ce que l’un des protagonistes veuille bien céder ; en général le Parlement à la suite d’un « lit de justice ».
Il faut dire que, s’agissant concrètement du droit de remontrance, la tradition ne peut servir à le justifier complètement d’autant que le Parlement ne se l’est pas arrogé de manière discrétionnaire. Les ordonnances de 1318 et 1320, relatives au fonctionnement du Parlement de Paris, invitaient d’ores et déjà ses membres à émettre des conseils au Roi. Celle du 11 mars 1344 portant organisation définitive réitérait une nouvelle fois cette invitation. Progressivement, les remontrances allaient s’institutionnaliser au cours du XVe siècle comme le démontrent les premiers registres du Parlement de Paris datant de juillet 1489.
Sur la mission proprement dite, le Parlement de Paris, et les autres cours au fur et à mesure de leur création, procédait à un contrôle qui transparaissait à travers plusieurs vocables que sont la « vérification », « l’homologation » ou encore « l’autorisation ».
La « vérification » signifiait que les conseillers en Parlement opéraient un examen de régularité et de conformité des actes qui lui étaient soumis par le Roi. « L’homologation » en revanche renvoyait à l’idée d’une approbation accordée à un acte pris en dehors du Parlement et permettant son exécution. Enfin, s’agissant de « l’autorisation », cela s’apparentait à l’auctoritas du Sénat romain lequel était amené à l’accorder aux sénatus-consultes.
Il faut bien comprendre qu’à cette époque, l’acte législateur revêtait une dimension essentiellement religieuse. Il en allait donc de même pour sa vérification. Les membres des Parlements, soumis à une norme transcendante tout comme l’était le Roi, tentaient de réduire ce dernier à la raison et par là même, de le décharger de sa conscience sur la leur. On aperçoit donc bien le caractère spirituel d’une telle mission. Néanmoins, tant que l’acte royal n’était pas enregistré, les parlementaires répétaient à l’envie que l’on ne fût pas en présence d’une véritable loi.
On arrivait donc à cette situation ambigüe où les Parlements assuraient par leur enregistrement et la diffusion et l’application de la loi mais qui, du fait du caractère indispensable de leur intervention, pouvaient également bloquer le processus législatif tout entier. Cette procédure, comparée à un alambic, fut particulièrement bien décrite par le juriste Étienne Pasquier (1529-1615) dans l’un de ses plus célèbres dialogues, le Pourparler du Prince :
« En ces congrégations et assemblées, où les voies sont libres et sans craintes […] en fin se trouve que de toute ceste masse alambique [-t-] on quelque chose plus expédiant au public que quand par l’entremise d’un seul cerveau les affaires prennent leur trait ».
Également, les conseillers en Parlement se sentaient tout à fait légitimes en procédant de cette manière en raison de leur connaissance approfondie du droit et particulièrement du droit romain où fourmillaient d’innombrables adages à travers lesquels la participation des parlementaires trouvait sa pleine justification. Selon une formule d’Ulpien dans le Digeste, la « science du droit correspondait à la connaissance des choses divines et humaines » (divinarum atque humanorum rerum) mais supposait une pratique régulière à laquelle le Roi ne s’astreignait guère.
Cela a de quoi annoncer déjà l’argumentation avancée plus tard en Angleterre par le jurisconsulte Edward Coke (1552-1634) au Roi Jacques Ier lorsque ce dernier, en 1606, voudra faire usage de sa Prérogative en arguant une connaissance du droit que le juriste ne manquera pas de lui contester.
Par ailleurs, l’ordonnance de Montils-lès-Tours (avril 1454) à travers laquelle le Roi décidera de mettre par écrit toutes les coutumes du Royaume, enjoignait également les Parlements à ne pas tenir compte des lettres royales « inciviles et déraisonnables ». La référence constante à la « civilité de la loi » sera une autre justification au contrôle préalable des cours ; et Étienne Pasquier d’ajouter :
« Grande chose véritablement, et digne de la Majesté d’un Prince, que nos Roys auxquels Dieu a donné toute puissance absoluë, ayent d’anciennes institutions voulu réduire leur volontez sous la civilité de la loi ; et en ce faisant que leur Edicts et Décrets passent par l’alambic de cet ordre public ».
Le caractère raisonnable des actes soumis aux Parlements n’étaient donc pas présumé de sorte qu’il revenait aux conseillers de veiller à ce que la volonté du Roi n’aille pas à l’encontre de ce qui intéresse la res publica. Le pouvoir redoutable entre les mains des Parlements que constituait le contrôle de civilité des lois fera même dire au Professeur Marie-France Renoux Zagamé qu’il était ainsi analogue à ce que nous nommons aujourd’hui le contrôle de constitutionnalité des lois ; sauf qu’on ne renvoyait évidemment pas à une constitution écrite mais à un droit transcendant.
Ajoutons encore que les Parlements se considéraient « cours souveraines » puisque l’une de leur fonction était de juger en appel et surtout en dernier ressort pour le Parlement de Paris. Toutefois, un partage de souveraineté était également revendiqué dans ce qui avait trait à l’exercice du pouvoir royal et notamment celui consistant à légiférer. En ce sens, le Parlement de Paris n’hésitait pas à mettre en avant sa filiation avec l’ancien Sénat de Rome.
Enfin, fonction essentielle concernant justement le droit transcendant qui contraste avec nos constitutions écrites du XVIIIe siècle, les Parlements se considéraient gardiens des « loys fondamentales du Royaume » lesquelles renvoyaient à une constitution coutumière composée de règles portant sur l’hérédité et la succession au trône – la loi salique – ainsi que sur l’inaliénabilité du domaine de la Couronne (édit des Moulins de 1566) afin de garantir l’intégrité du territoire sur lequel s’étendait le royaume.
Pour les juristes et historiens les plus ambitieux, s’ajoutaient à ces deux premières règles fondamentales celle de la majorité du Roi à treize ans (depuis l’ordonnance de 1374 réitérée en 1403 et 1407) et la loi dite de « catholicité » adoptée par Henri III en 1588. En revanche, chose notable pour la suite du cours historique, le droit de remontrance des Parlements n’a jamais fait partie des « loys fondamentales » même s’il est vrai que la question avait été abordée par les États Généraux entre 1560 et 1579.
Dès lors, toute atteinte de près ou de loin à l’une de ces règles, entrainait la compétence des Parlements lorsque ceux-ci étaient sollicités s’agissant de la validité des testaments laissés par les rois défunts.
II – La rationalisation de la justice
Les remontrances, qui donnaient lieu à des réponses du Roi par « lettre de jussion » pouvaient s’ensuivre d’itératives remontrances jusqu’à ce qu’il soit décidé d’un enregistrement forcé par le procédé du « lit de justice » ; séance au cours de laquelle le Monarque se rendait personnellement en Parlement avec l’ensemble de sa cour pour imposer ses volontés aux conseillers récalcitrants.
Pour autant, les relations Roi-Parlement, sous couvert d’être systématiquement conflictuelles, cachaient souvent « un sentiment très vif de mutuelle dépendance » puisqu’au départ, chacun pouvait y gagner. C’est ce qui explique que le Roi n’était pas toujours celui qui détenait le dernier mot. Il lui arrivait même d’être assez conciliant. Ce sont les évolutions ultérieures qui vont néanmoins faire que les relations vont peu à peu se dégrader.
Tout d’abord, les membres du Parlement étaient titulaires d’une charge laquelle se caractérisait surtout par sa vénalité. Si on tenta de dissimuler la vente honteuse dont la justice royale était l’objet, notamment avec la création en 1524 d’une « Caisse des finances extraordinaires et parties casuelles », cela ne pouvait également pas remédier au caractère héréditaire que leur conféraient les parlementaires depuis peu.
Le lignage d’officiers de justice qui émanait de cette hérédité créait ainsi de fortes solidarités lesquelles furent renforcées par un prestige social considérable. Le Roi peinait donc de plus en plus à s’opposer aux revendications corporatistes de ses conseillers.
L’opposition répétée du Roi allait totalement de soi puisque c’est au même moment que la population lui consentit davantage de confiance pour diriger les affaires de la France de sorte que de nombreuses affaires reposaient sur ses seules épaules et devait donc selon lui relevait en dernier lieu de son unique décision. Fort de ce gain de notoriété, il était clair que les velléités d’une assemblée avaient de quoi frustrer.
Dès lors, les épisodes où parlementaires et Monarque n’avaient pas la même conception du « raisonnable » dans la conduite des affaires abondaient depuis le début du XVIe siècle. On retiendra, entre autres, la difficulté rencontrée par François Ier lors de l’enregistrement du Concordat de Bologne de 1516 (enregistré le 22 mars 1518) mais également le refus du Parlement de Paris quant à l’enregistrement de l’édit portant création de douze conseillers au Châtelet de Paris (1519-1523) ou encore le lit de justice du 24 juillet 1527 faisant suite aux remontrances des parlementaires vis-à-vis de la politique fiscale du Roi.
Ce n’est qu’un peu plus tard , dans les années 1560, que les bouleversements qui traversaient la société à cause des troubles religieux allaient pousser les proches du Roi, principalement les juristes, à diffuser dans tout le Royaume l’idée selon laquelle le Monarque était le seul à même de pouvoir y remédier car « tout l’État est en lui » (Jacques Bossuet) et qu’en tant qu’ « Empereur en son Royaume », il était investi d’une souveraineté dont la première marque fut celle de « faire et de casser la loi » (Jean Bodin). Autrement dit, sa volonté ne devait souffrir aucune contestation.
Comme il fallut du temps pour faire accepter ce nouvel état de fait, quelques subterfuges furent empruntés afin de contourner les oppositions parlementaires avec finalement bien peu de succès. En effet, l’habitude avait été prise de prendre en Conseil du Roi des arrêts dits « en commandement » pour les affaires courantes ; actes qui n’avaient pas besoin de passer par l’étape de l’enregistrement pour pouvoir être mis à exécution. Néanmoins, ces arrêts ne pouvaient porter sur des domaines tels que la fiscalité ou l’aliénation de biens appartenant à la Couronne de sorte que le Monarque était assez limité matériellement.
Aussi, pour éviter l’ingérence des magistrats dans les affaires de l’administration et de l’État, Louis XIII sera le premier à adopter un texte faisant « très expresse inhibition » aux cours de justice de s’y intéresser. Cette volonté fut manifestée avec l’Ordonnance de Saint Germain en Laye de février 1641. Toutefois, à la mort du Roi en 1643, la régente Anne d’Autriche et le Cardinal Mazarin demandèrent au Parlement de Paris de casser le testament – qui leur liait les mains en termes de réformes – en contrepartie d’une participation aux affaires du Royaume. Cela eut d’inévitables répercussions pour la suite.
Ainsi de toutes les crises survenues depuis lors et auxquelles on peut aisément se référer, il est évident que la période de la fronde (1648-1653) et notamment la période dite de la « fronde parlementaire » (1648-1651) – par opposition à la « fronde princière » – demeure la plus notable. Les contestations à l’égard du pouvoir royal n’avaient encore jamais atteint un tel niveau paroxystique. Louis XIV s’en est souvenu lorsqu’il fut seul à gouverner à compter de 1661. Il multiplia ainsi les textes dont la visée était d’amoindrir les prérogatives des Parlements allant même jusqu’à les anéantir.
L’Ordonnance civile de 1667, en plus de contenir des dispositions d’ordre procédural, précisera que les parlementaires devront exercer leur droit de remontrance dans les huit jours suivant le dépôt d’un acte royal pour enregistrement ce qui devait jouer sur la qualité de l’argumentation avancée en cas de contestation. En 1673, le Roi-Soleil, non content de supprimer le droit de remontrance, le vida tout simplement de son contenu puisque celui-ci ne pouvait s’exercer qu’après enregistrement. Ce faisant, Louis XIV régna près de cinquante-deux années avec les mains plus ou moins libres.
A sa mort, en 1715, l’épisode de 1643 fut néanmoins réitéré par le nouveau régent de sorte que Louis XV, en âge de gouverner, sera constamment confronté aux réserves des Parlements au point de faire l’un des plus célèbres lits de justice en mars 1766 ; séance dite de la « flagellation ». Véritable cours de droit public d’Ancien Régime enseigné aux magistrats par Louis XV, ce dernier avait bien insisté sur sa ferme intention de déterminer la politique du Royaume selon ses vœux. Néanmoins, sitôt l’épisode passé, les remontrances reprirent de plus bel.
Il faut dire que les rois étaient bien souvent impuissants face à ces mouvements contestataires car à la moindre mesure remettant en cause leur office – notamment l’exil de certains magistrats – l’esprit de corps prenait le dessus de sorte que l’ensemble des membres du Parlement cessèrent toute activité paralysant ainsi le système judiciaire. De même, le développement de l’imprimerie et l’amélioration des moyens de communication (passage de la poste aux chevaux à la poste aux lettres) permettaient aux divers Parlements de communiquer plus facilement et de faire acte de solidarité non plus localement mais à l’échelle nationale.
Avec l’aide du Chancelier et Garde des Sceaux Maupeou, Louis XV entreprendra néanmoins une grande réforme de la justice à partir de décembre 1770. Les ressorts de chaque Parlement furent réduits, les charges n’étaient plus héréditaires et certains magistrats trop encombrants furent exilés à Troyes. Si les débuts furent difficiles, la réforme porta malgré tout rapidement ses fruits.
En 1774, Louis XVI succédant à son grand-père, mais influencé par les membres de la cour, il limogea Maupeou et avec lui, la grande réforme judiciaire fut enterrée. On en revint à la situation antérieure avec tout ce que cela risquait d’avoir pour conséquences. Le Royaume de France devint ingouvernable au point qu’une nouvelle réforme s’imposait. En 1788, le nouveau Garde des Sceaux Lamoignon s’en chargea avec beaucoup moins de succès que son prédécesseur. Il avait notamment tenté de créer une Cour plénière à laquelle était désormais confié de manière exclusive l’enregistrement des ordonnances royales. La désapprobation fut si forte – y compris au sein de la population – que toute mesure fut vaine.
Le 8 août 1788, Louis XVI prit la décision, comme on le lui avait d’ailleurs intimé depuis un bon moment, de convoquer les États Généraux de la Province pour mai 1789.
III – De la suspension à l’abolition des Parlements
Après les évènements de mai-juin et juillet 1789, les premiers débats au sein de l’Assemblée nationale constituante portaient précisément sur la justice et les moyens de la limiter. On se souvenait des remontrances qu’un conservatisme exacerbé n’avait fait que multiplier au fil des ans. C’était également sans compter sur le fait que la loi, considérée désormais comme expression de la volonté générale, allait faire l’objet de l’interprétation des juges en cours de procès ce qui augmentait les craintes de voir les intentions du législateur trahies par ces derniers.
On mit donc fin premièrement à l’enchevêtrement des institutions judiciaires car il était traditionnellement admis sous l’Ancien Régime qu’on ne supprimait pas une institution mais qu’on en créait de nouvelles de sorte que la carte ainsi que l’ensemble du système de la justice laissait à désirer.
En outre, si la séparation des pouvoirs, nouveau dogme du droit constitutionnel moderne, tendait à garantir l’indépendance de la justice vis-à-vis des deux autres pouvoirs d’État, il n’empêche que les révolutionnaires avaient vite compris qu’indépendance ne rimait pas avec autonomie. Ainsi, pour mettre un terme particulièrement à une trop grande autonomie de la justice, on supprima la pratique dite des « épices » (11 août 1789), sommes versées par les justiciables au titre des frais du procès et qui avait empêché le Roi d’avoir un quelconque regard sur la rémunération des juges.
Le rapport Bergasse d’août 1789 était également explicite par rapport à la nouvelle conception que l’on se faisait à présent du « pouvoir » judiciaire.
« Dénué de tout espèce d’activité contre le régime politique de l’Etat, l’ordre judiciaire dispose, pour protéger tous les individus et tous les droits, d’une force telle que, toute-puissante pour défendre ou pour secourir, elle devienne absolument nulle sitôt que changeant sa destination, on tente d’en faire usage pour opprimer ».
De même, pour démontrer le caractère dangereux du juge lorsque celui-ci interprète un texte, le député Adrien Duport donna à la barre de l’Assemblé nationale sa propre définition du jugement laquelle inversait tout simplement le syllogisme habituel puisque pour lui, le jugement n’était que « la conclusion d’un syllogisme dont la majeure est le fait et la mineure est la loi ».
Maximilien de Robespierre renchérissait là-dessus en soulignant que « si la loi peut être interprétée, augmentée ou appliquée au gré d’une volonté particulière, l’homme n’est plus sous la sauvegarde de la loi mais sous la puissance de celui qui l’interprète, l’augmente ou l’applique ».
Pour garder la mainmise sur l’application des textes telle que voulue par leurs auteurs, on créa un Tribunal de cassation « auprès » du Corps législatif entre le 27 novembre – 1er décembre 1790 de sorte qu’en cas de difficulté quant à l’interprétation qu’il convenait de donner à une loi, les juges étaient dans l’obligation de saisir le Corps législatif pour que ce dernier donne finalement la solution (référé législatif).
La loi des 16 et 24 août 1790 prohibait quant à elle les arrêts de règlement et interdisait par là même au juge de s’immiscer et dans les affaires du législateur et dans celles de l’administration. Plus tard, entre le 25 septembre – 6 octobre 1791 sera adopté le premier Code pénal lequel, dominait par le principe de la lex stricta, ne laissait qu’une faible marge de manœuvre aux juges dans le prononcé des peines.
En ce qui concerne les anciens Parlements, le décret du 3 novembre 1789 prévoyait prolonger leur vacance annuelle jusqu’à une période indéterminée. La Chambre des vacations, assurant l’intérim, avait été chargée de prendre le relais s’agissant de l’enregistrement des textes adoptés par l’Assemblée nationale. Le même décret condamnait les remontrances et précisait que les textes fussent « transcrits sans modification ». Un autre décret du 9 novembre suivant posa de manière générale que la copie des textes devait être « littérale, sans adition, ni observation ».
S’il apparait que la Chambre respecta les prescriptions contenues dans les décrets susmentionnés, c’est au prix d’une protestation émise le jour même de l’adoption du premier décret (3 novembre) concernant la transcription de la déclaration suivante « … et contre tous actes émanés d’icelle qui seraient contraires au bien public, à la justice et aux lois inviolables du royaume extorqués par la crainte de malheurs plus grands ».
Toutefois, le 14 octobre 1790, la Chambre enregistra l’ensemble des décrets adoptés depuis lors y compris celui du 6 septembre 1790 portant abolition définitives des anciens Parlement. Cet enregistrement fut accompagné d’une déclaration à travers laquelle la Chambre des vacations considéraient comme nulles toutes les transcriptions faites jusqu’à présent puisque toutes prévoyaient une condition de réitération effectuée à la rentrée par les Parlements. Or, ces derniers étant supprimés, la condition de réitération ne pouvait aboutir.
Le Roi fut personnellement avertit de ces évènements cependant, loin de venir à leur soutien, il formula le vœu d’une espérance « qui jamais n’abandonnera le cœur de ses fidèles magistrats de recommencer une nouvelle carrière ». La justice en général perdit considérablement en crédibilité et les Parlements relevaient dorénavant d’un passé révolu.
IV – Les conséquences sur le statut de la justice en France
L’expérience vécue et racontée sous la Renaissance et l’Ancien Régime a laissé des séquelles dans la conception que se font les Français de la justice. Si on parlait d’un « pouvoir » judiciaire en 1789 et plus tard dans la Constitution de 1791, c’est uniquement en référence à la séparation des pouvoirs telle qu’elle fut comprise dans les écrits de Montesquieu.
En réalité, la justice était réduite à une simple application de la loi et dépendante du Corps législatif auquel il lui fallait rendre régulièrement du moins annuellement des comptes. Le gouvernement des juges obsédait et faisait bien trop peur.
Les régimes ultérieurs ne seront pas plus cléments vis-à-vis du pouvoir judiciaire. Si l’on met de côté la période 1793 où la Terreur était à elle seule cette justice « prompte, sévère et inflexible » mais entièrement dans les mains du Comité de Salut public et de Sûreté générale, le Directoire quant à lui reviendra à un statut très circonscrit de la justice, à raison sans doute d’un retour à une lecture stricte opérée alors s’agissant de la séparation des pouvoirs.
Sous l’ère napoléonienne, la justice n’est plus un corps d’État mais un simple service public ce qui suppose un système hiérarchisé et chapeauté par un Grand-juge Ministre de la Justice entièrement à la botte de l’Empereur. De plus, les grands scandales politiques de l’époque – l’affaire d’Enghien notamment – manifestaient sans ambiguïté l’absence totale d’indépendance de la justice puisque les premières grosses épurations eurent lieu au même moment.
En termes d’épuration, l’Empire ne sera pas le seul mauvais élève puisque tous les régimes qui lui ont succédé n’ont pas été des plus exemplaires y compris les plus républicains d’entre eux. La loi du 23 mars 1883 par exemple n’évincera pas moins de 614 magistrats.
Sans faire un récapitulatif exhaustif et détaillé du statut de la justice depuis 1789, il convient tout de même de souligner quelques points qui aujourd’hui encore ont pleine résonnance comme l’indépendance de la justice, l’apparition d’un véritable « pouvoir » judiciaire sans oublier l’ampleur que prennent le contrôle de constitutionnalité et l’organe qui en a la charge.
Ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 parle en son article VIII d’une « autorité » judiciaire et non d’un pouvoir. Même si l’avant-projet rédigé par le Général De Gaulle prévoyait l’intitulé « De la justice », le choix définitivement retenu en dit long sur la considération portée par les rédacteurs de la Constitution à la justice en général.
S’agissant de son indépendance également, celle-ci est garantie actuellement par le Président de la République (art. 64) lequel est assisté par le Conseil Supérieur de la Magistrature créé constitutionnellement en 1946. Cependant, compétent uniquement à l’égard des magistrats du siège, lesquels sont les seuls à être inamovibles, il en est tout autrement s’agissant des magistrats du parquet.
Véritables « courroies de transmission » entre l’exécutif chargé de déterminer et conduire la politique de la Nation – ce qui suppose entre autres la politique pénale – et le pouvoir judiciaire garant des libertés individuelles, les membres du parquet n’ont pas un statut clairement défini. S’ils participent à l’exercice de l’autorité judiciaire selon le Conseil constitutionnel, le Cour Européenne des Droits de l’Homme ne l’entend pas de cette oreille puisqu’elle ne les considère comme étant des magistrats à part entière.
Des propositions pour pallier l’ambiguïté d’un tel statut se multiplient depuis un certain temps comme la création d’un Procureur général de la Nation ou bien d’un Conseil supérieur de la Justice bénéficiant d’une complète indépendance vis-à-vis de l’exécutif. Le dernier rapport Bartolone-Winock envisage même la réécriture de l’article 64 de la Constitution pour ne confier la garantie de l’indépendance de la justice qu’au seul Conseil Supérieur de la Magistrature.
Enfin, le dualisme juridictionnel propre au droit français n’est apparu dans les textes que très récemment et n’a eu pendant longtemps qu’un statut jurisprudentiel assuré par le Conseil constitutionnel. Sur ce dernier aussi, bien des choses restaient à faire.
Le légicentrisme forcené hérité de la Révolution française et qui mettait la loi au centre de tout a empêché le développement de tout contrôle de constitutionnalité de dispositions législatives en France. Les propositions de Sieyès, de Condorcet ou encore de Kersaint n’aboutirent pas. Jusque sous la IIIe République, rien n’y faisait ; alors même que nos voisins les plus proches, l’Allemagne et l’Autriche notamment, avaient opté pour l’instauration de cours constitutionnelles.
Il faut attendre 1946 et le Comité constitutionnel, avec l’échec que l’on connait, pour que le constituant de 1958 envisage de créer une véritable « arme contre les dérives du parlementarisme ». Mais l’évolution dont il est lui-même à l’origine a considérablement modifié l’institution laquelle prend une place toujours plus importante depuis que les droits fondamentaux, sous l’influence du droit international mais aussi et surtout européen, sont devenus un sujet quotidien au sein d’un État de droit.
La réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008 qui introduit le mécanisme de la Question Prioritaire de Constitutionnalité a également contribué à faire de la Constitution bien plus qu’un simple objet contentieux, c’est véritablement devenu le « bien indivis » des Français (Olivier Duhamel). L’activité du juge chargé de la constitutionnalité s’en est trouvée par là même accrue.
D’une « autorité » judiciaire, on remarque que le texte de 1958 ne dit pas tout. En réalité, c’est l’émergence d’un vrai pouvoir auquel nous assistons progressivement. Certains auteurs vont même jusqu’à le qualifier de contre-pouvoir voire de tiers pouvoir mais « juridictionnel » pour le coup. En 2015, la question de la justice n’est donc pas entièrement réglée et nous dirons même que la suspicion est toujours de mise.
Bibliographie :
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