Cet arrêt renferme une décision de principe relative aux concessions de monopoles faites par l’Etat à des Compagnies fermières. A quelle autorité administrative appartient-il de faire de pareilles concessions? Est-ce au ministre dans les traités qu’il passe pour ]’organisation des services? Est-ce au chef de l’Etat par décret? Est-ce au Parlement, et une loi est-elle nécessaire?
Avec infiniment de raison; le Conseil d’Etat s’est arrêté à la dernière opinion, il faut l’intervention du Parlement et une loi.
Comme cela ressort des faits ci-dessus exposés, tout le procès, abstraction faite de demandes accessoires et d’incidents de procédure, roulait sur la question de la validité du traité passé avec la Société des téléphones, traité non ratifié par le Parlement; et cette question de validité elle-même était posée au point de vue des concessions du monopole (V. ci-dessus le texte de l’arrêt du Conseil d’Etat).
La décision de principe est donc claire, indiscutable.
Ce qu’il est intéressant de rechercher ce sont les raisons juridiques de cette décision. Les raisons de convenance politique et gouvernementale, tout le monde les voit; mais il importe de les fortifier de raisons juridiques.
Le Conseil d’Etat a cité un texte, la loi du 27 juill. 1870, art.1er (S. Lois annotées de 1870, p. 494; P. Lois, décr., etc., de 1870, p. 848), d’après laquelle les grands travaux publics ne pourront être autorisés que par une loi rendue après une enquête administrative. Assurément, l’ouverture d’une ligne téléphonique est une opération de travaux publics; et si des expropriations sont nécessaires, l’art. 13 de la loi du 28 juillet 1885 (V. l’exposé des faits) reconnaît lui-même qu’il faudra suivre la procédure de la loi du 27 juillet 1870 en même temps que celle de la loi du 3 mai 1841. Mais, de ce que la loi du 27 juillet 1870 est applicable lors de l’ouverture d’une ligne téléphonique déterminée, il ne s’ensuit peut-être pas qu’elle le soit dans l’hypothèse de la concession d’un réseau téléphonique encore à créer, et où la direction des lignes n’est même pas encore arrêtée. Autre chose, en effet, est de concéder la construction et l’exploitation d’une ligne déterminée dont le tracé est fait, dont la direction tout au moins est dès maintenant connue; autre chose, concéder un réseau qui, dans beaucoup de ses parties, est tout à fait dans le futur contingent. Il y a donc des réserves à faire sur la portée de la loi .du 27 juillet 1870 en cette matière. Le Conseil d’Etat a peut-être bien fait de la viser; mais il ne semble pas qu’elle donne une raison suffisante de la décision. Dans d’autres espèces, d’ailleurs, où l’exploitation du monopole ne supposerait pas de travaux publics, elle serait inapplicable entièrement, et par conséquent elle ne peut pas servir à appuyer une décision de principe. Lors de la concession du monopole de fabrication des allumettes chimiques, par exemple, il n’y avait pas du tout d’opération de travaux publics en question, et cependant la concession fut faite par une loi (V. infra).
Il faut, croyons-nous, prendre la question de très haut, et se demander quelles sont les attributions des pouvoirs publics, tant en matière d’organisation de services publics qu’en matière d’accomplissement d’actes juridiques au nom de l’Etat.
C’est au pouvoir exécutif, et par conséquent pratiquement aux ministres, qu’il appartient d’organiser et de faire fonctionner les services publics. Le Parlement vote les crédits nécessaires, les ministres créent les organisations. C’était bien, par conséquent, au ministre des postes et télégraphes qu’il appartenait d’organiser le service nouveau des téléphones. Mais les créations, même les plus matérielles, supposent l’intervention d’actes juridiques. Quand un terrain est nécessaire, par exemple, cela suppose ou peut supposer une expropriation pour cause d’utilité publique. Le ministre qui décide l’organisation matérielle du service n’a pas toujours le pouvoir de faire par lui-même les actes juridiques que cette organisation suppose. Le ministre par lui-même ne peut guère passer que des marchés de fourniture. Il peut se trouver arrêté à un moment donné dans les opérations qu’il veut faire par la nature juridique de l’acte que l’opération implique. C’est ce qui arrive en matière d’expropriation; c’est ce qui est arrivé ici. Le ministre avait fait à deux reprises des conventions provisoires de cinq ans avec la Compagnie des téléphones; ces conventions étaient ambiguës; elles pouvaient être interprétées comme des marchés de fourniture; la Compagnie fournissait ses services; elle était plutôt un intermédiaire entre l’Etat et le public qu’un véritable concessionnaire; cela pouvait être admis d’autant mieux qu’on était à la période des tâtonnements inévitables dans une organisation nouvelle. Mais, dans la convention de 1886, inspirée des conventions avec les Compagnies de chemins de fer, il apparaissait nettement un acte juridique que le ministre n’avait pas le droit de faire, la concession d’un monopole appartenant à l’Etat.
Nous ajouterons que le chef de l’Etat n’avait pas plus de droits que le ministre en cette matière, et que le prétendu décret du 29 juillet 1886 (V. l’exposé des faits), à supposer qu’il eût existé, eût été entaché d’usurpation de pouvoir, et radicalement nul, parce que les concessions de monopoles rentrent dans les prérogatives constitutionnelles du Parlement.
Qu’est-ce donc qu’un monopole, et qu’y a-t-il dans l’opération juridique de concession d’un monopole ? Il y a avant tout un impôt et une décision sur un mode de perception d’impôt. Et c’est là ce qui entraîne la compétence nécessaire du Parlement.
Dans la langue juridique, le mot monopole n’a pas de définition bien précisé; mais, dans la langue économique, il éveille certainement l’idée d’un droit lucratif. Dans le Dictionnaire des finances, publié sous la direction de M. Léon Say, on trouve ceci, v° Monopole : « Le monopole est le droit exclusif accordé, soit à l’Etat, soit à des associations, soit même à des particuliers de fabriquer, exploiter ou vendre certains produits. » Cette définition est un peu étroite; mais, dans tous les cas, elle éveille bien l’idée de lucre, car ces produits sont vendus. On fait remarquer aussi que, depuis quelques années, figure au budget, à côté des impôts, la rubrique : Produits des monopoles et exploitations industrielles de l’Etat. Enfin, on donne une énumération intéressante des monopoles, et, bien que certains d’entre eux soient dénommés fiscaux, il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’au fond tous sont lucratifs. On appelle fiscaux seulement le monopole du tabac et celui des allumettes chimiques; mais il est bien évident que le monopole des chemins de fer et celui des postes sont lucratifs, et même le monopole d’émission de billets concédé à la Banque de France, à raison de l’agio sur les valeurs métalliques.
Nous définirons volontiers le monopole : le droit pour l’Etat de rendre d’une façon exclusive certains services au public et de percevoir à l’occasion de ces services des taxes ou des bénéfices. La parenté avec l’impôt est ainsi évidente, et ce qui fait la différence, c’est que l’impôt est une taxe perçue en dehors de toute connexité avec tel ou tel service et pour l’ensemble des services, tandis que la taxe du monopole est connexe à un service déterminé.
II est donc bien vrai que, dans le monopole, il y a une espèce d’impôt. Par suite, la concession d’un monopole à une Compagnie fermière est un mode particulier de perception de l’impôt. Le monopole peut être exploité en régie ou par concession. Cela n’est pas indifférent au point de vue des produits du monopole. Le monopole concédé ne pèserait peut-être pas d’un poids plus lourd sur le public, car le montant des taxes pourrait être fixé par l’autorité, c’est ce qui fût arrivé pour les taxes téléphoniques; elles sont fixées par décret, sauf ratification du Parlement par application de l’art. 2 de la loi du 21 mars 1878; mais, dans tous les cas, le produit du monopole n’entrerait pas intégralement dans les caisses de l’Etat.
Cette considération suffit pour justifier l’intervention du Parlement, car il appartient à celui-ci d’apprécier, non seulement le poids de l’impôt, mais encore son rendement utile.
Voilà, nous semble-t-il, le fondement juridique le plus solide qui puisse être donné à la décision du Conseil d’Etat. Il a l’avantage de se retrouver dans toutes les concessions de monopoles; qu’il y ait ou non des considérations de sécurité générale à l’appuie ; que l’opération puisse ou ne puisse pas s’analyser en une concession de travaux publics, qu’elle suppose ou ne suppose pas une concession sur le domaine public.
Il convient de dire que, jusqu’ici, la tradition avait été suivie de faire intervenir le Parlement. Sans parler des concessions de chemins de fer qui sont dans une condition particulière à cause de la loi précitée du 27 juillet 1870, la concession du monopole de fabrication des allumettes à une Compagnie fermière avait été faite par une loi du 28 janvier 1875; le monopole d’émission de billets, conféré à la Banque de France par la loi du 24 germinal an XI, lui a été renouvelé par des lois successives, dont la dernière en date est celle du 9 juin 1857.
Un prolongement intéressant de cette théorie sur les concessions de monopoles est que, lorsque des personnes administratives autres que l’Etat en concèdent, ce ne peut être que par décision de leur organe délibérant. Par exemple, un monopole municipal ne saurait être concédé que par décision du conseil municipal.
Lorsque le monopole est légal et directement concédé par traité, il n’y a pas de difficulté, parce que le conseil municipal est appelé à se prononcer sur tous les traités; il n’entre pas dans les attributions du maire de passer seul les marchés. Mais le maire a des pouvoirs de police; il pourrait être tenté d’établir certains monopoles de fait, sans consulter le conseil municipal, uniquement par des mesures de police. Ainsi, avec son pouvoir d’accorder ou de refuser le permis de stationnement sur la voie publique, en accordant le permis à une seule entreprise de transport, à une seule entreprise d’omnibus, par exemple, le maire pourrait créer un monopole de fait. La jurisprudence a établi que dans ce cas, il y a excès de pouvoir du maire (V. Cons. d’Etat, 2 août 1870, Bouchardon, S. 1872.2.288; P. chr., et les renvois). Ce n’est pas ainsi qu’un monopole de fait doit s’établir; si le public en souffre, il faut au moins que la caisse municipale en profite. Le conseil municipal doit être appelé à discuter les conditions financières d’un traité. (Comp. Cass. 18 nov. 1890, S. 1892.1.553; P. 1892.1.553 et la note).