La loi du 4 mars 1897 (S. et P. Lois annotées de 1897, p. 282; Pand. pér., 1897.3.74) avait créé dans les régiments d’infanterie des quatrièmes bataillons; la loi du 30 janvier 1907 (S. et P. Lois annotées de 1907, p. 560; Pand. pér., 1907.3.93) a eu pour effet de les supprimer dans le plus grand nombre des régiments, en faisant disparaître du budget les crédits affectés à leur entretien. Entre temps comme il avait fallu construire pour le logement des troupes des casernements, et comme il est d’usage que les villes contribuent aux dépenses de ces constructions, parce qu’elles bénéficient de l’accroissement de la garnison, une convention avait été passée entre la ville de Toulouse et l’Etat, par laquelle la ville s’était engagée à fournir une contribution de 800.000 francs. Les casernes furent construites; les deux quatrièmes bataillons promis par l’Etat y furent logés; à peine y étaient-ils installés qu’ils étaient supprimés.
La ville forma devant le conseil de préfecture une demande en remboursement de ses 800.000 francs, motifs pris de ce que, dans la commune intention des parties, cette contribution avait comme contre-partie l’accroissement de population consécutif à la création des quatrièmes bataillons; que, par suite, dans l’esprit comme dans les termes de la convention, l’Etat s’engageait à maintenir ces bataillons, et que, faute par lui de les avoir maintenus, il devait restituer la subvention; que, si les quatrièmes bataillons avaient été supprimés par la loi, cette circonstance ne saurait soustraire l’Etat aux conséquences résultant de l’inexécution des engagements qui dérivaient à sa charge d’un contrat synallagmatique.
L’affaire était régulièrement portée devant le conseil de préfecture, parce que, juridiquement, la convention en question s’analyse en une offre de concours faite par la ville a une opération de travaux publics entreprise par l’Etat (construction de casernements).
Le Conseil de préfecture de la Haute-Garonne, convaincu par l’argumentation de la ville, condamna l’Etat au remboursement des 800.000 francs, par arrêté en date du 15 décembre 1908.
Le ministre de la guerre forma immédiatement un recours en appel au Conseil d’Etat, et voici le résumé de son argumentation : « C’est à tort que le conseil de préfecture a jugé que l’Etat n’avait pas tenu les engagements pris envers la ville: il a faussement interprété la convention de 1897 comme entraînant pour l’Etat l’obligation de maintenir deux quatrièmes bataillons, alors qu’elle n’assurait à la ville aucune garantie de cette nature, et qu’elle stipulait, au contraire, conformément à la réserve insérée dans la loi de 1897, que l’Etat ne prenait aucun engagement quant aux effectifs à loger dans la nouvelle caserne; qu’en réalité, la ville a consenti sciemment et volontairement une offre de concours ferme en vue d’avantages aléatoires qu’elle comptait retirer de la constitution des quatrièmes bataillons, mais dont la réalisation, elle ne l’ignorait pas, pouvait être empêchée par de nouvelles mesures législatives. »
Le Conseil d’Etat, par notre arrêt donne raison au ministre de la guerre, annule l’arrêté du conseil de préfecture, et dispense l’Etat de rembourser les 800.000 francs. L’essentiel de son argumentation se trouve renfermé dans le considérant suivant : « Considérant qu’il résulte des termes de la convention passée le 13 novembre 1897 entre le département de la guerre et la ville de Toulouse que l’engagement pris par l’Etat, en échange de la subvention de 800.000 francs promise par la ville, consistait à loger deux quatrièmes bataillons dans les bâtiments pour la construction desquels celle-ci offrait son concours; mais qu’il n’a pu entrer dans la commune intention des parties contractantes que l’Etat restituerait à la ville la subvention fournie, dans le cas où le maintien de ces unités serait rendu impossible, par suite de changements apportés à l’organisation militaire. »
Cette argumentation s’analyse en les propositions suivantes : 1° Il y a lieu de distinguer une obligation de loger deux quatrièmes bataillons dans les casernements et une obligation de les y maintenir; 2° L’obligation de loger existait certainement, et elle a été exécutée. Quant à l’obligation de maintenir, il n’a pu entrer dans la commune intention des parties contractantes qu’elle existât à la charge de l’Etat.
Ce sont ces propositions dont il s’agit d’examiner le bien-fondé, en ne perdant pas de vue que nous sommes dans une matière de droit administratif, et non pas de droit civil. En effet, s’il s’agissait d’un contrat de droit privé, on n’hésiterait pas à dire que, dans une convention synallagmatique, chacune des parties cherche à obtenir une contre-partie rigoureusement égale au sacrifice qu’elle fait, et d’ailleurs rigoureusement enfermée dans la sphère du contrat; que, dans l’espèce, il n’y a pas lieu de distinguer une obligation de loger et une obligation de maintenir; que, d’après la commune intention des parties, les quatrièmes bataillons auraient dû être maintenus un temps assez long pour que la ville eût pu récupérer ses 800.000 francs sur l’augmentation des produits de l’octroi, sur celles des produits des marchés couverts ou de sa part dans l’impôt des patentes, etc.
Mais nous ne sommes pas en présence d’un contrat de droit privé; il s’agit d’un contrat de droit public. Essayons de nous pénétrer des exigences spéciales des contrats de cette nature, et nous comprendrons la décision du Conseil d’Etat, quelque dure qu’elle paraisse au premier abord.
Voici deux considérations :
I. — D’abord, une convention administrative est toujours plus ou moins relative à l’exécution d’un service public ou d’une opération administrative; dans notre espèce, la convention entre l’Etat et la ville de Toulouse constituait une offre de concours à l’exécution d’une opération de travaux publics (construction de casernements). Il résulte de cette circonstance que la convention, même synallagmatique, ne peut pas être interprétée avec ses seuls éléments propres, ou, si l’on veut, que la situation n’est pas dominée exclusivement par les termes du contrat, mais qu’elle est dominée aussi par les exigences du service ou par celles de l’opération administrative.
Une offre de concours à une opération de travaux publics ne crée pas une situation qui soit entièrement contractuelle; ainsi qu’on a coutume de le dire, une offre de concours est un incident de l’opération de travaux publics, et cette nature d’incident ne doit pas être sans conséquences; par un certain côté, l’offre de concours est liée aux destinées de l’opération de travaux. D’ordinaire, on en déduit uniquement une conséquence de procédure, à savoir que le contentieux de l’offre de concours est lié au contentieux des travaux publics (V. Cons. d’Etat, 5 juill. 1911, Comm. de Céron, S. et P. 1914. 3.45; Pand. pér., 1914.3.45, et la note; Cass. 18 nov. 1913, S. et P. 1914.1.100; Pand. pér., 1914.1.100, la note et les renvois). Mais cette conséquence de procédure elle-même ne se justifie que par une autre, à savoir qu’il y a des nécessités particulières d’interprétation qui exigent le juge administratif.
Ces nécessités particulières d’interprétation proviennent de ce que l’opération administrative est entièrement dominée par l’intérêt public. Ainsi, la convention administrative est dominée par l’opération administrative dont elle n’est qu’un incident, et l’opération elle-même est dominée par l’intérêt public. Et les parties contractantes connaissent cette situation. Par conséquent, ce doit être un principe d’interprétation qu’elles ont accepté les chances des modifications que l’intérêt public peut faire subir aux conditions primitives de l’opération administrative, et, par suite, du contrat qui n’en est qu’un incident. C’est ce que le ministre de la guerre appelle : « faire une offre ferme en vue d’avantages aléatoires. »
Toute opération administrative est aléatoire, en ce sens qu’elle peut, en cours d’exécution, être interrompue, retardée ou modifiée pour des raisons impérieuses d’intérêt public; par conséquent, toute convention relative à une opération administrative est un contrat aléatoire, et les parties sont censées en avoir accepté l’aléa, à moins de stipulations contraires.
Cet aléa constitue ce que l’on appelle quelquefois le fait du prince, parce que c’est l’Etat lui-même qui, par de nouvelles décisions, modifie les conditions premières de l’opération; dans l’espèce, c’est la loi de 1907, supprimant les quatrièmes bataillons, qui a modifié les conditions des opérations de travaux publics engagées par la loi de 1897 mais qu’on l’appelle fait du prince ou autrement, il n’en reste pas moins que cet aléa est censé accepté, à moins de stipulation contraire, parce qu’il est inhérent à toutes les opérations administratives.
D’ailleurs, un instant de réflexion suffit à nous avertir que si, dans l’espèce, la ville avait entendu subordonner son engagement, au maintien des quatrièmes bataillons, il eût fallu fixer un délai; on eût stipulé que l’Etat s’engageait à les maintenir pendant vingt ans, pendant trente ans; mais il n’y a pas eu de délai fixé. L’engagement de l’Etat, s’il existait, serait donc d’une durée indéfinie, ce qui est inadmissible.
La ville a peut-être été imprudente de ne pas stipuler un délai de maintien; mais, n’en ayant pas stipulé, elle a accepté tout l’aléa de l’opération et n’a droit à aucune indemnité.
II. — Ne nous hâtons pas de crier à l’injustice et à la solution rigoureuse, car il y a une seconde considération. Nous ne sommes pas en présence d’une convention passée entre un particulier et l’Administration de l’Etat, mais en présence d’une convention passée entre deux administrations. Un particulier dans des conditions analogues, eût très probablement précisé davantage son offre de concours, et eût exigé un délai de maintien; l’administration municipale ne l’a pas fait. Sans doute, on peut invoquer la mauvaise administration, le défaut de prévoyance des négociateurs de la convention; mais il y a autre chose : les administrations municipales et l’Administration de l’Etat ont entre elles beaucoup d’affaires, surtout dans les grandes villes; elles sont en relations suivies et, pourrait-on dire, en compte courant. Elles ne se traitent point de Turc à More. Si, dans une affaire, une ville a subi une déception, l’Administration de l’Etat lui revaudra cette moins-value par une subvention dans une nouvelle affaire. Rien que dans la matière spéciale du casernement, si les quatrièmes bataillons sont supprimés, et si les casernes bâties restent vides, qui empêchera le ministre de la guerre d’y envoyer un régiment ?
Ainsi, les choses s’arrangent, au point de vue de l’équité, à raison des ressources que présente ce que nous avons appelé ailleurs la co-administration, et rien ne prouve mieux le caractère spécial du monde administratif. Il faut bien se garder d’y transporter en bloc les principes du commerce juridique ordinaire, surtout en matière d’indemnités; il a ses principes à lui et ses procédés, qui aboutissent à des résultats équitables, tout en ménageant les deniers publics.