DIXIÈME LEÇON – La conception solidariste de la liberté.
MESDAMES, MESSIEURS,
Mardi dernier, j’ai dit et j’ai tenté d’expliquer pourquoi la conception individualiste de la liberté ne pouvait pas se maintenir et devait disparaître, comment elle est progressivement remplacée par la conception solidariste. J’ai ajouté que, si la transformation n’est pas encore complète, cependant apparait de plus en plus au premier plan la conception solidariste, dans les mœurs, dans le droit, dans les institutions.
I
En quoi consiste la conception solidariste de la liberté ? Je la résume d’un mot en disant : dans cette conception, la liberté n’est plus un droit, elle est un devoir.
La doctrine individualiste partait de cette idée que l’homme naturel est un être individuel et isolé, et que c’est par un acte volontaire que les hommes forment des sociétés. La doctrine solidariste enseigne au contraire que la société est le fait primaire et irréductible, que l’homme est par nature un être social, qu’il ne peut vivre qu’en société et qu’il y a toujours vécu.
Elle affirme, en conséquence, qu’on ne peut pas parler de l’homme naturel et isolé ayant des droits en sa seule qualité d’homme, des droits qu’il apporte dans la société, qu’on ne peut considérer l’homme que comme être social, que comme membre de la société. La doctrine solidariste ajoute que, du moment que l’homme fait partie de la société et de ce fait qu’il est un être social, naissent pour lui une sérié d’obligations, notamment celle de développer son activité physique, intellectuelle, morale, et de ne rien faire qui entrave le développement de l’activité des autres ; que par conséquent il n’est pas vrai de dire que l’homme a un droit à l’exercice de son activité, il faut dire qu’il a le devoir de l’exercer, qu’il à le devoir de ne pas entraver l’activité des autres, le devoir de la favoriser et de l’aider dans la mesure où il le peut.
Ainsi, dans la conception solidariste, l’idée de liberté-droit disparait pour faire place à l’idée de liberté-devoir, de liberté fonction sociale. Et aujourd’hui, incontestablement, cette conception nous apparaît dominante dans les idées, dans les mœurs, dans les lois positives.
Elle était déjà, il y a plus d’un demi-siècle, exprimée dans une belle page d’Auguste Comte, incontestablement un des plus puissants esprits du XIXe siècle : « Le mot droit, écrit Auguste Comte, doit être autant écarté du vrai langage politique que le mot cause du vrai langage philosophique. De ces deux notions théologico-métaphysiques, l’une, celle de droit, est désormais immorale et anarchique, comme l’autre, celle de cause, est irrationnelle et sophistique. Il ne peut exister de droits véritables qu’autant que les pouvoirs réguliers émaneront de volontés surnaturelles. Pour lutter contre les autorités théocratiques, la métaphysique des cinq derniers siècles introduisit de prétendus droits humains qui ne comportaient qu’un office négatif. Quand on a tenté de leur donner une destination vraiment organique, ils ont bientôt manifesté leur nature antisociale en tendant toujours à consacrer l’individualité. Dans l’état positif qui n’admet pas de titre céleste, l’idée de droit disparaît irrévocablement ; chacun a dès devoirs et envers tous ; mais personne n’a aucun droit proprement dit. En d’autres termes, nul ne possède plus d’autres droits que celui de toujours faire son devoir1. »
Voilà une formule qui exprime très exactement l’aboutissant auquel tend certainement, si elle n’y est pas encore parvenue, l’évolution de la conception de liberté. Mais cela, il est vrai, demande quelques explications.
II
Quel est le fondement et quelle est l’étendue de ces devoirs s’imposant à l’homme vivant en société ? Ils reposent sur les conditions mêmes de la structure sociale et sur ce fait que, l’homme étant par nature un être social et ne pouvant vivre qu’en société, il est par là même obligé de se conformer dans sa conduite aux conditions dont la réalisation est indispensable pour le maintien et le développement de la vie sociale.
Il est vrai que cette conception rencontre des critiques et des résistances fondées sur le raisonnement suivant. On dit la conception solidariste est insoutenable, parce qu’elle veut fonder les devoirs de l’homme vivant en société sur un simple fait, sur le fait social. Or, un fait ne peut pas servir de fondement à une obligation. De ce qu’un certain fait existe, on ne peut pas conclure que l’homme soit obligé de s’y conformer. Le devoir ne peut être fondé que sur un principe supérieur à l’homme, sur un idéal à poursuivre, un but supérieur à atteindre. Il ne peut y avoir de devoir que là où s’impose à l’homme une règle de conduite, fondée sur l’idée d’un bien à réaliser, d’un mal à éviter. Une norme de conduite ne peut reposer sur un simple fait, puisqu’elle doit précisément déterminer la conduite que l’homme doit tenir en présence de tels ou tels faits, et souvent pour lutter contre eux et tâcher de les faire disparaître.
Ainsi se résument toutes les objections qui ont été dirigées et le sont encore contre les conceptions solidaristes. On y a répondu, et à mon sens, à juste titre, que la critique serait exacte si, en parlant du devoir fondé sur l’interdépendance sociale elle-même, la doctrine solidariste entendait parler d’un devoir moral proprement dit, si elle voulait fonder sur les conditions mêmes de la vie sociale une norme éthique au sens vrai du mot, c’est-à-dire une norme imposant un devoir affectant l’essence même de la vie humaine et lui imposant l’obligation d’agir dans tel ou tel sens, parce que cette action est conforme à l’idée qu’on se forme du bien.
Mais, en parlant ici de devoir, en parlant de règle de conduite, les partisans de la conception solidariste ne les considèrent pas en ce sens. En disant que l’homme doit faire telles choses, ou éviter telles autres, ils ne disent pas que c’est parce que les premières sont bonnes en soi et les autres mauvaises en soi. Ils ne prétendent pas que ces devoirs, qui naissent de la vie sociale et qui s’imposent à l’homme, viennent affecter l’essence même de sa volonté et le subordonner à ceux envers lesquels il doit agir dans tel ou tel sens. Ils disent simplement qu’une certaine conduite s’impose à l’homme parce que, s’il n’agissait pas de cette manière, la vie sociale serait atteinte dans son principe même, la société se désagrégerait et l’individu lui-même disparaîtrait.
La doctrine solidariste considère que les individus sont comme les cellules composantes d’un corps vivant, lequel ne peut pas vivre sans l’activité des cellules qui le composent, celles-ci ne pouvant non plus vivre isolées. De cette interdépendance nait la loi naturelle qui leur impose de travailler chacune, dans sa sphère d’activité, pour assurer l’activité vitale du corps qu’elles composent. Il en est exactement de même pour les individus, membres du corps social. Celui-ci ne peut vivre que par leur constante collaboration, et eux-mêmes ne peuvent vivre que par la vie du corps social. Si celui-ci se désagrégeait, ils disparaîtraient. Ils doivent donc collaborer à la vie sociale exactement comme les cellules collaborent à la vie de l’être vivant qu’elles composent. La seule différence, et je reconnais qu’elle est capitale, c’est que probablement les cellules composantes d’un corps vivant n’ont pas conscience de la loi naturelle qui s’impose à elles, tandis qu’au contraire les individus composant une collectivité humaine ont conscience de la loi d’interdépendance, conscience claire et raisonnée chez quelques-uns, conscience obscure et incertaine chez d’autres, peut-être même chez la majorité des hommes, mais conscience existant néanmoins. Voilà pourquoi cette loi naturelle de la collaboration sociale, nous l’appelons norme de conduite et non pas loi naturelle ; voilà pourquoi nous parlons de devoir. Mais ce n’est pas plus un devoir au sens éthique du mot que ne l’est l’obligation pour les cellules composantes d’un corps vivant de concourir à la vie du corps dont elles font partie.
III
Et maintenant, quel est le contenu du devoir s’imposant aux hommes vivant en société ? Pour le déterminer en détail, il faudrait analyser à fond ce qui constitue exactement la vie sociale, la nature du lien qui réunit les hommes vivant en société et les rapports naissant entre eux de la vie sociale. Cette étude a été faite de main de maître par un éminent sociologue enlevé prématurément à la science française, Emile Durkheim, dans son beau livre la Division du travail social, qui date déjà de vingt-cinq ans et dont j’accepte, avec quelques réserves cependant, les principales conclusions.
A la suite de Durkheim, on a donné au lien qui réunit entre eux les hommes vivant dans une société déterminée le nom de solidarité sociale. Comme dans des milieux divers on a fait parfois un grand abus de ce mot solidarité, qu’on a employé à tort et à travers, on dit quelquefois, et moi-même j’ai employé souvent cette expression, interdépendance sociale. Mais je conserve ici le mot solidarité, parce que c’est le mot à la fois le plus exact et le plus commode ; et à tout prendre l’abus qu’on en a fait prouve à quel point la conception solidariste a pénétré dans les consciences modernes. La solidarité qui existe entre les hommes d’un même groupe est double ; Durkheim l’a mis remarquablement en relief. Il a démontré, d’une manière définitive, que les hommes sont unis entre eux, d’abord par les liens d’une solidarité qu’il appelle solidarité mécanique ou par similitudes et, en outre, par les liens d’une solidarité dite solidarité organique ou par division du travail.
La solidarité par similitudes résulte de ce fait que les hommes, vivant en société, sont à beaucoup d’égards semblables les uns aux autres, ont les mêmes facultés, les mêmes tendances, les mêmes besoins, les mêmes sentiments, les mêmes aspirations, et que ces tendances, ces besoins, ces aspirations, ces sentiments, ils ne peuvent les réaliser que par la vie commune, en restant étroitement unis les uns aux autres dans la société qu’ils composent. Aucun membre de la collectivité sociale ne peut donc faire un acte quelconque qui soit contraire à la solidarité par similitudes, c’est-à-dire qui porte atteinte d’une manière ou d’une autre à la possibilité, qui doit appartenir à tous, d’obtenir satisfaction des besoins, des aspirations, des tendances, qui sont communs à tous.
La solidarité organique ou par division du travail unit les individus, membres d’une même société. Elle apparaît surtout comme l’élément essentiel de l’interdépendance sociale dans les sociétés parvenues à un haut degré de civilisation. On peut dire même que la solidarité par division du travail est en raison directe du degré de civilisation auquel est parvenue une société. Je ne connais pas en effet d’autre critérium de la civilisation que, pour une société donnée, la multiplicité des besoins de tous ordres, physiques, intellectuels et moraux, et la multiplicité des moyens propres à y donner satisfaction. Mais le problème de la civilisation est trop grave et trop complexe pour que je puisse le traiter en passant. Revenons à la solidarité par division du travail.
Elle repose sur deux faits : 1° sur le fait que les hommes ont des besoins d’ordres différents et d’autant plus nombreux que la société est plus civilisée, et 2° sur le fait que les hommes ont des aptitudes différentes. Cela posé, on comprend aisément que ces besoins d’ordres différents ne peuvent recevoir leur réalisation qu’à la condition que les hommes échangent des services, ce qui est rendu possible par la variété des aptitudes de chacun. Toute société peut être comparée à un vaste atelier coopératif, où chacun a une certaine besogne à remplir pour que puissent être fabriqués les produits pouvant assurer la réalisation des besoins différents de chaque participant. A chaque individu s’impose le devoir social, du fait même qu’il fait partie de cette véritable société coopérative, de développer son activité individuelle suivant ses capacités propres, pour assurer le mieux possible, en ce qui le concerne, par l’échange des services, la réalisation des besoins de chacun.
Ainsi tous les hommes, membres d’un groupe social, par cela même qu’ils font partie de ce groupe, étant donnés les éléments qui le constituent et dont le maintien est indispensable pour assurer la vie sociale, tous, dis-je, ont un double devoir à remplir : un devoir négatif, ne rien faire qui puisse empêcher les membres du groupe de développer leur activité physique, intellectuelle et morale et d’obtenir la réalisation des besoins communs à tous ; et un devoir positif, faire tout ce qui est en leur pouvoir, étant données leurs aptitudes propres, pour assurer la réalisation et le développement de la double solidarité mécanique et organique, et par conséquent l’obligation de développer leur activité dans tous les domaines où elle est de nature à pouvoir s’exercer le plus efficacement et le plus utilement, suivant leur aptitude personnelle et leur situation spéciale dans la société.
IV
Par là, vous comprenez comment j’avais raison de dire que, dans la conception solidariste, la liberté n’est plus un droit, mais un devoir. Elle est sans doute, d’abord, un devoir négatif, celui de ne pas entraver l’activité d’autrui. Mais elle est encore et surtout un devoir positif, le devoir d’agir, le devoir pour l’individu de développer son activité avec la plus grande énergie possible, parce que l’exercice de l’activité de chacun dans la sphère qui lui est dévolue est pour lui un devoir rigoureux, fondamental, précisément parce qu’il y a, dans l’accomplissement de ce devoir, la condition indispensable pour que la société puisse vivre, et qu’en même temps la vie de la société est indispensable pour que la vie de l’individu puisse elle-même se maintenir et se développer.
Il y a, selon moi, dans cette conception de la solidarité par division du travail, un principe fécond, puissant, de vie morale et de vie sociale. Et si tous les hommes en étaient profondément convaincus et s’en inspiraient dans leurs actes, tous les grands problèmes sociaux seraient résolus par là même. Que chacun fasse énergiquement et courageusement la tâche qui lui incombe dans le milieu et les conditions où la nature l’a placé, et la vie générale sera d’autant plus active, d’autant plus féconde et peut-être d’autant plus heureuse.
Cette idée a été exprimée par un grand poète français, Alfred de Vigny, dans des vers admirables que je ne puis résister au plaisir de citer à la fin de cette leçon. Les voici :
« Gémir, prier, pleurer sont également lâches.
« Fais énergiquement ta longue et lourde tâche,
« Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
« Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler.
Dans notre prochaine réunion, nous étudierons les principales conséquences qui résultent pour les individus et pour les gouvernants de la conception solidariste de la liberté.
- Système de politique positive, édition 1890, I, p. 364. [↩]
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