DOUZIÈME LEÇON – La liberté d’association et le syndicalisme.
MESDAMES, MESSIEURS,
Quelle que soit la notion qu’on se forme de la liberté, qu’avec la doctrine individualiste on y voie le droit naturel et imprescriptible de l’homme d’exercer sans entrave son activité physique, intellectuelle et morale, qu’avec la doctrine solidariste on y voie le devoir pour l’homme vivant en société d’exercer son activité propre à l’effet d’accroître la solidarité sociale par division du travail et d’intensifier, par là même, la vie sociale, il paraît évident que la liberté au sens général comprend en elle la liberté d’association. Ce qui veut dire que l’État ne peut interdire aux individus de se rapprocher et de s’unir pour mettre en commun une certaine somme d’activité, afin de poursuivre en commun un but licite ; que non seulement l’État ne peut interdire ce rapprochement et cette union, mais encore que, lorsqu’un pareil groupement fait un acte, l’État doit le protéger, comme il doit protéger toute appropriation de richesse en vue du but que poursuit l’association, sous la condition indispensable bien évidemment que ce but soit licite.
Tel est l’essentiel de ce que nous avons coutume d’appeler la liberté d’association.
Or, bien qu’elle paraisse une conséquence naturelle et logique de la liberté en général, dans beaucoup de pays la liberté d’association a rencontré, de la part du législateur, de vives résistances, même à une époque où depuis longtemps déjà on reconnaissait et on pratiquait les autres libertés. D’autre part, à l’heure actuelle, dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique, la reconnaissance de la liberté d’association a sinon créé, du moins activé le mouvement dit syndicaliste, qui correspond, je le crois, à une transformation réelle et profonde dans la structure des sociétés contemporaines et qui, en même temps, est entravé et faussé par des agitations révolutionnaires.
Quelle a été, dans ses grandes lignes, l’évolution de la liberté d’association aux XIXe et XXe siècles et qu’est-ce exactement que le mouvement syndicaliste ?
Voilà ce que je voudrais étudier dans notre réunion d’aujourd’hui. Je me placerai spécialement au point de vue français, parce que, bien que le mouvement syndicaliste existe dans tous les pays, il me semble qu’il se manifeste en France dans des conditions particulièrement intéressantes. En second lieu, je ne puis parler avec quelque compétence que du mouvement syndicaliste en France.
I
Un fait frappe tout d’abord l’observateur. Bien que la Déclaration des droits française de 1789 et la Constitution de 1791 proclament le principe de la liberté individuelle avec ses diverses conséquences, liberté du travail, liberté de la presse, liberté de réunion, elles ne reconnaissent point la liberté d’association. Bien plus, il y avait dans l’ancienne France des corporations de métiers dites maîtrises et jurandes, corporations fermées, en ce sens qu’elles se recrutaient elles-mêmes et jouissaient d’un véritable monopole, puisque nul ne pouvait exercer tel métier ou telle profession s’il ne faisait pas partie de la corporation correspondante. Cette institution avait de très anciennes origines qu’il n’y a pas lieu d’étudier ici. Il est évident qu’elle était contraire au principe de la liberté du travail et qu’une constitution qui consacrait cette liberté ne pouvait pas laisser subsister une pareille institution. C’est pourquoi, très logiquement, il est dit dans le préambule de la Constitution de 1791 : « II n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions d’arts et métiers. » En outre, une loi de 1791 déclare qu’il sera loisible à toute personne d’exercer toute industrie, de faire tout négoce qu’elle jugera bon. Mais cette liberté du travail n’impliquait pas, bien au contraire, que les individus ne pussent pas librement s’associer pour travailler en commun en vue d’un but commun et pour défendre en commun leurs intérêts professionnels, industriels et commerciaux.
C’est ce que ne comprirent pas les hommes de la révolution. Par un faux raisonnement, ils furent amenés à penser que toute corporation de métier est attentatoire à la liberté individuelle et qu’elle est en même temps contraire au principe de la souveraineté nationale, qu’ils proclament solennellement. Ils ne se contentent pas de supprimer les anciennes corporations de métiers ; ils prohibent, d’une manière expresse, la formation de toute association constituée librement et sans monopole par des personnes de même état ou profession. La célèbre loi des 14-17 juin 1791, connue sous le nom de loi Le Chapelier, porte dans son article 1er : « L’anéantissement de toutes les espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir en fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. » Sans doute, cette loi ne vise que les corporations professionnelles ; mais en réalité elle est l’application de cette idée indiquée au début même de la loi, que toute association, quel qu’en soit le but, est contraire en elle-même, d’une part au principe de la souveraineté nationale, et d’autre part, au principe de la liberté individuelle.
L’idée d’ailleurs était déjà exprimée par J.-J. Rousseau, et l’influence de celui-ci n’était certainement pas étrangère à la décision de l’Assemblée. Le philosophe de Genève avait écrit dans le Contrat social : « Il importe, pour avoir l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société particulière dans l’État et que chaque citoyen n’opine que par lui-même… » Comme J.-J. Rousseau, les hommes de la Révolution croient fermement que, pour que la souveraineté nationale puisse s’exprimer véritablement et exactement, il faut qu’il n’y ait dans la nation que des individus et pas de groupes d’individus, parce que la volonté générale ne peut se tirer que du calcul des opinions individuelles. D’autre part, il n’y à pas vraiment de liberté individuelle si l’homme est encadré dans des associations particulières. L’individu n’est libre que s’il est seulement membre de l’État et soumis directement à lui, parce que c’est par là seulement qu’il trouve la réalisation complète de son être moral.
II
Dominée par cette conception, la Révolution française plaçait la masse des individus isolés, séparés les uns des autres, incapables de s’associer pour poursuivre en commun la défense des intérêts communs, en face de l’État tout-puissant. Suivant une expression très juste, elle créait une poussière d’hommes. Oit peut dire qu’a des degrés divers, dans tous les pays, au commencement du XIX siècle, existait une situation analogue. Mais aussi, dans tous les pays, et particulièrement en France, il y a eu, depuis les vingt premières années du XIX siècle, une poussée formidable tendant à la formation d’associations de tous genres et particulièrement d’associations professionnelles, les trade-unions en Angleterre et aux États-Unis, les syndicats professionnels en France. Mouvement dont je vais essayer, dans un instant, de déterminer le véritable caractère. Je montrerai, en même temps, comment il a été faussé par la propagande révolutionnaire.
Le mouvement associationiste a été si fort qu’il a bien fallu que le législateur français reconnaisse et réglemente la liberté d’association. Aussi bien a-t-on fini par comprendre que, bien loin d’être contraire au principe de la liberté individuelle, elle en est la conséquence directe et indispensable. Sans doute, nul ne doit être contraint à faire partie d’une association ; mais, en même temps, nul ne doit être empêché de s’associer à d’autres et de développer son activité d’autant plus fortement qu’il l’associe à celle d’autres individus. L’individualité de l’homme devient d’autant plus active et compréhensive qu’il fait partie d’un plus grand nombre de groupes sociaux. Il est individu citoyen comme membre de la nation, individu travailleur, patron ou ouvrier, comme membre d’une corporation professionnelle ; artiste ou savant, comme membre d’une corporation artistique ou scientifique. Ainsi son activité s’accroît en raison du nombre des associations dont il est membre.
Le législateur français, après de longues hésitations, l’a enfin compris. La constitution de 1848, en son article 8, reconnaissait expressément aux citoyens le droit de s’associer. Mais ce n’est qu’en 1884 qu’est portée la première loi réglementant la liberté d’association, et encore ne vise-t-elle que les associations professionnelles.
La loi dite loi Waldeck-Rousseau du 21 mars 1884 reconnait et réglemente les syndicats professionnels, c’est-à-dire les associations de patrons, les associations d’ouvriers, les associations de patrons et ouvriers, appartenant les uns et les autres aux mêmes professions et industries ou à des industries et professions similaires, associations ayant pour but de défendre les intérêts professionnels, les intérêts économiques, industriels, commerciaux de la profession, les intérêts patronaux et les intérêts ouvriers, dans les rapports des employeurs et des employés. Cette loi permettait, en même temps, la fédération des syndicats professionnels ; mais, à mon avis (c’était incontestablement la pensée de la loi), uniquement la fédération de syndicats de mêmes professions ou de professions similaires, et non pas la fédération de syndicats de professions entièrement différentes. A la faveur de cette loi, de nombreux syndicats se sont formés, des unions, des fédérations de syndicats, et aussi la confédération générale du travail, sur laquelle je vais revenir dans un instant.
La loi de 1884 ne visait que les associations professionnelles, syndicats patronaux, syndicats ouvriers, syndicats mixtes. Ce n’était pas encore la liberté générale d’association. Ce n’est qu’en 1901 que, M. Waldeck-Rousseau étant président du Conseil, fut enfin votée la loi du 1er juillet 1901, qui permettait à toute association de se former librement sous la seule condition qu’elle eut un but licite. Cette loi sur la liberté générale d’association rendait évidemment désormais inutile la loi de 1884 sur les syndicats professionnels. Il était logique de l’abroger. Le législateur de 1901 a eu le tort de la maintenir expressément, et cela a été la cause de très graves difficultés dans le détail desquelles je ne puis entrer parce qu’elles sont trop spéciales à la France.
III
Quoi qu’il en soit, à la faveur de ces deux lois, loi de 1884 sur la liberté des syndicats professionnels, loi de 1901 sur la liberté d’association en général, le mouvement associationiste, qui était né spontanément, comme une réaction naturelle contre l’individualisme de la Révolution, et qui en quelque sorte forçait la main au législateur en lui imposant les deux lois de liberté précitées, prend chaque jour de nouveaux développements. Il a été un moment interrompu par la guerre ; aussitôt la guerre unie, il a reparu avec une force toujours nouvelle. La France est maintenant couverte d’associations de tous genres : associations charitables, associations artistiques, scientifiques, sportives, etc… Mais, à vrai dire, ce ne sont pas celles-là qui nous intéressent surtout. Celles qui, naturellement, appellent notre attention, ce sont les associations professionnelles, les syndicats ouvriers et patronaux, et c’est le mouvement syndicaliste sur lequel je tiens à m’expliquer en pleine franchise et d’une manière aussi nette que possible.
Pour comprendre les choses, j’estime qu’il faut se rendre compte que, par ce même mot syndicalisme, sans que bien souvent on s’en aperçoive, on désigne deux choses tout à fait différentes. On désigne, en même temps, un fait social d’une réalité incontestable et d’une importance qu’on ne peut méconnaître, et aussi une doctrine qui prétend reposer sur les faits, mais qui les interprète mal, qui est au contraire en contradiction avec eux et qui, pour cela, par l’influence qu’elle exerce, fausse l’évolution normale, la ralentit ou l’entrave, et cela au détriment même de ceux qu’elle prétend servir et qui profiteraient le plus de l’avènement du nouvel ordre de choses devant résulter, dans un avenir prochain, d’une évolution s’accomplissant normalement.
Et d’abord qu’est-ce que le syndicalisme comme fait ? C’est, d’une manière générale, une évolution tendant à remplacer la masse des individus, formant comme une poussière d’hommes telle qu’elle a été faite par la Révolution, à la remplacer par un ensemble de classes sociales organisées, coordonnées entre elles, je dirais même hiérarchisées, à remplacer une masse amorphe d’individus par un ensemble présentant une structure définie. Pour me servir de la terminologie d’Herbert Spencer toujours vraie, c’est une évolution qui tend à faire passer la société, née de la Révolution, de l’état homogène indéfini à l’état hétérogène défini.
La Révolution pensait que, dans une société vraiment libre et vraiment nationale, il ne devait pas y avoir, il ne pouvait pas y avoir de classes sociales, mais seulement des individus libres et égaux. C’était une erreur. Il n’y a pas de société, il ne peut pas y avoir de société, où il n’y ait pas de classes sociales, parce qu’il n’y a pas de société, parce qu’il ne peut pas y avoir de société, où il n’y ait pas une division du travail. Il y a des classes sociales dans nos sociétés modernes ; mais quel en est exactement le caractère ? Évidemment, s’il y a des classes sociales dans nos sociétés modernes et particulièrement en France, ce ne sont pas des groupements d’individus fermés, soumis à des systèmes juridiques définis et différents. Dans presque tous les pays modernes, et en France plus que partout ailleurs, l’égalité civile et l’égalité politique ont été réalisées. La différenciation des classes n’étant pas juridiquement précisée, les limites qui les séparent sont nécessairement flottantes. Les déclassements sont très fréquents, et beaucoup d’individus sont en quelque sorte placés sur la ligne frontière, souvent indécise, qui sépare deux classes voisines.
Les éléments qui constituent les différentes classes sociales sont extrêmement nombreux et complexes mais l’un d’eux forme le caractère saillant et plus particulièrement représentatif. A mon sens, il apparaît si l’on rattache la différenciation des classes à la structure même du groupement social et si l’on définit les classes dans nos sociétés modernes de la manière suivante : des groupements d’individus appartenant à une même société nationale, mais entre lesquels existe une interdépendance particulièrement étroite, parce qu’ils accomplissent une besogne de même ordre dans la division du travail social. Il faut toujours revenir au fait dont j’ai parlé déjà bien souvent, au fait de la solidarité sociale organique ou par division du travail, à la comparaison que j’ai faite de toute société nationale à un vaste atelier où se pratique la division du travail et où se forment naturellement des liens étroits entre des individus accomplissant les mêmes besognes. Cela rappelé, on comprend que les individus qui remplissent la même tâche professionnelle dans l’atelier social constituent naturellement des groupements cohérents et forts. Ils ont en effet pour fondement la similitude des intérêts et des aptitudes, l’identité du travail accompli, manuel ou intellectuel, et en même temps la similitude des manières de vivre, la communauté des aspirations, des espérances, des satisfactions et des souffrances.
Si les classes sociales sont réellement ce que je dis, on comprend aisément que, quoi que puissent prétendre les meneurs du syndicalisme révolutionnaire, les ouvriers de l’industrie privée et les fonctionnaires publics n’appartiennent point à la même classe. Sans doute, les uns et les autres sont des salariés, et certains fonctionnaires exécutent un travail manuel. Mais fonctionnaires et ouvriers ou employés de l’industrie privée n’accomplissent point le même ordre de besogne. Les premiers font un travail qui a un caractère tout particulier, par cela même qu’il est constitué en service public.
On comprend aussi comment les ouvriers accomplissant un travail manuel et technique et les employés proprement dits de l’industrie et du commerce privés, quoique salariés les uns et les autres, n’appartiennent pas à la même classe. Eux non plus n’exécutent pas des travaux de la même nature. On comprend encore comment les ouvriers et les directeurs d’une entreprise appartiennent à des classes différentes. Ceux qu’on appelle aujourd’hui les techniciens n’appartiennent pas à la même classe sociale que les ouvriers. Il est bien entendu que, dans ma pensée, je n’établis aucune supériorité d’une classe sur une autre. Toutes les classes se valent, parce qu’elles opèrent toutes à la vie sociale. Je dis seulement : il y a des classes différentes parce qu’il y a des besognes différentes dans l’atelier social.
C’est pour la même raison que les paysans, petits propriétaires, qui sont si nombreux en France, les petits industriels, les petits commerçants, les ouvriers agricoles, les ouvriers des villes, appartiennent à autant de classes distinctes. Enfin il y a et il y aura probablement longtemps encore, dans tous les pays civilisés, n’en déplaise aux bolchevistes, une classe capitaliste, une classe exclusivement capitaliste. Elle est cependant, au moins en France, beaucoup moins nombreuse que le prétendent les syndicalistes révolutionnaires. En France, le nombre des capitalistes purs, je veux dire de ceux qui vivent exclusivement de l’intérêt de leur capital, est en réalité très restreint. D’autre part, on a souvent montré qu’avec la division infinie du capital, pour les fonds d’État et beaucoup de sociétés par actions, comme les grandes compagnies de chemins de fer, la fameuse concentration des capitaux, dont les collectivistes et les communistes nous remplissent les oreilles, n’a point en France le caractère et l’étendue qu’ils lui attribuent à tort. La classe capitaliste a d’ailleurs elle aussi son rôle à remplir. Elle a pour mission de réunir des capitaux et de les mettre à la disposition des entreprises. Je l’ai déjà dit, le propriétaire capitaliste est véritablement investi d’une fonction sociale déterminée. Son droit subjectif de propriété, je le nie ; son devoir social, sa fonction sociale, je l’affirme ; et l’état épouvantable dans lequel, d’après tous les renseignements que nous avons de sources diverses et toutes concordantes, est tombée la Russie, est la meilleure preuve de l’utilité sociale pour longtemps encore de la classe capitaliste.
IV
Si tel est bien le vrai caractère des classes sociales, il est aisé de comprendre, en même temps, le vrai caractère du mouvement syndicaliste, et comment il concourt à une transformation profonde du régime politique. Contrairement à ce que prétendent les syndicalistes révolutionnaires, le mouvement syndicaliste n’est point, dans la réalité, la guerre entreprise par le prolétariat pour écraser la bourgeoisie, pour conquérir les instruments et la direction de la production. Ce n’est pas non plus la classe ouvrière prenant conscience d’elle-même pour concentrer en elle le pouvoir et la fortune et anéantir la classe bourgeoise. C’est un mouvement beaucoup plus large, beaucoup plus fécond, je dirai beaucoup plus humain.
Le syndicalisme n’est pas un moyen de guerre et de division sociale ; je crois qu’il est, au contraire, un moyen puissant de pacification et d’union. Il n’est pas une transformation de la seule classe ouvrière ; il s’étend à toutes les classes sociales et tend à les coordonner en un faisceau harmonique.
Le syndicalisme est un mouvement social qui tend à donner une structure juridique définie aux différentes classes professionnelles, c’est-à-dire aux différents groupes sociaux composés d’individus déjà unis les uns aux autres par la communauté de besogne dans la division du travail social. On a pu constater historiquement que les luttes entre classes sociales ont été d’autant moins vives qu’elles étaient plus hétérogènes et plus juridiquement distinctes. Quand la différenciation des classes est nettement déterminée, il s’établit entre elles une coordination qui réduit au minimum les luttes sociales et protège en même temps fortement l’individu, encadré dans un groupe, contre les revendications des autres classes et contre l’arbitraire du pouvoir central.
En France, la coordination et la hiérarchie des classes ont disparu en même temps que la monarchie absolue. Dès avant 1789, les divers ordres de la nation n’avaient plus de réalité vraie. Ils subsistaient légalement, mais ils n étaient qu’une survivance d’un passé mort. Ne rendant plus de services, ils étaient condamnés et devaient disparaître au premier souffle révolutionnaire. La monarchie est renversée ; le principe de la souveraineté nationale et le principe de l’égalité sont proclamés. L’État, formidablement puissant, parce qu’il s’appuie sur le dogme de la souveraineté nationale, qui compte de nombreux croyants, règne sans contrepoids sur la masse des individus, tous déclarés égaux, mais isolés, impuissants, formant comme une poussière d’hommes.
Le syndicalisme, c’est l’organisation de cette masse amorphe d’individus ; c’est la constitution dans la société de groupes forts et cohérents, à structure juridique nettement définie, et composés d’hommes déjà unis par la communauté de besogne sociale et d’intérêt professionnel. Qu’on ne dise pas que c’est l’absorption, l’anéantissement de l’individu par le groupe syndical. Evidemment le groupe syndical tend naturellement à réduire l’action isolée de l’individu, sinon à l’annihiler. Mais l’individu résiste, et il se produit forcément un équilibre entre le sentiment individualiste et le sentiment social, équilibre duquel résulteront en même temps une action sociale et une action individuelle intensifiées ; l’homme sera ainsi d’autant plus homme. Sa qualité d’homme s’affirme d’autant plus qu’il a une conscience plus claire et plus forte des groupes sociaux auxquels il appartient.
Ce sur quoi j’insiste particulièrement, c’est que, contrairement à ce que prétendent les meneurs du mouvement syndicaliste ouvrier, le syndicalisme n’est pas un mouvement de la seule classe ouvrière. Il s’étend à toutes les classes sociales ; il tend à une réorganisation générale des sociétés modernes, réorganisation qui sera fondée sur une structure juridiquement définie des différentes classes sociales et sur l’établissement entre elles d’une forte coordination. Le mouvement syndicaliste, de sa nature vraie, n’est pas un mouvement de lutte des classes, mais un mouvement de coopération et de coordination des classes sociales.
Dans la masse amorphe des individus, telle qu’elle est née de la Révolution française, tendent à se former des groupements déterminés, rapprochant et réunissant les hommes accomplissant le même travail dans le grand atelier coopératif qu’est la société. Ces groupements tendent à s’organiser, à coopérer et à se coordonner. Ainsi le syndicalisme est un mouvement de pacification et d’union, et non pas un mouvement de guerre et de révolution.
V
C’est, au contraire, ce dernier caractère que veulent lui donner les meneurs du syndicalisme révolutionnaire. Ils prêchent une théorie qu’ils prétendent réaliser dans les faits et qui a pour conséquence de fausser l’évolution naturelle et normale du syndicalisme, de créer de la misère, de la souffrance, de la destruction et de la mort, surtout dans la classe ouvrière, que les criminels qui sont à la tète du mouvement prétendent servir.
Le point de départ de la doctrine syndicaliste révolutionnaire est dans la théorie de Karl Marx sur l’accumulation des capitaux et le matérialisme historique. Karl Marx, on le sait, enseigne que les capitaux tendent de plus en plus à se concentrer entre les mains d’une seule classe et que, d’autre part, la puissance politique appartient toujours à la classe sociale qui a la puissance économique.
Cela posé, on affirme qu’il y a dans la société uniquement deux classes, celle qui possède les instruments de la production, la classe bourgeoise et capitaliste, et, d’autre part, la classe prolétarienne, la classe ouvrière, qui ne possède rien du capital et n’a d’autre chose que son travail. Que les prolétaires de tous les pays, sans distinction de frontières, s’unissent, s’organisent et marchent à la conquête du capital par tous les moyens possibles ; ou plutôt qu’ils anéantissent la classe bourgeoise et capitaliste, qu’ils suppriment le capital, et alors le travail restera le maître, puisque la seule puissance économique sera alors le travail et que la puissance politique est toujours là où est la puissance économique. La lutte des classes comme moyen, la conquête par la classe prolétarienne de la puissance économique et, par là même, de la puissance politique, comme but, voilà tout l’essentiel de la doctrine marxiste, et voilà ce que les syndicalistes révolutionnaires veulent réaliser.
La constitution et l’organisation de la classe prolétarienne, armée et entrant en guerre contre le capital, ont été tentées dans différents pays, et particulièrement en France par l’association qui s’est donné le nom de Confédération générale du travail, constituée à la faveur de la loi de 1884, et qui avait la prétention de réunir en un puissant groupement toutes les unions départementales de syndicats ouvriers et toutes les fédérations de professions, et de créer ainsi un corps d’une puissance irrésistible se dressant en armes contre le gouvernement et la classe capitaliste. Son but est l’anéantissement de la classe capitaliste ; le moyen, la lutte violente surtout par la grève générale, la grève des services publics, la grève des chemins de fer, la grève des transports en commun, la grève des marins du commerce et des dockers, la grève des postes et télégraphes, et tout cela pour rendre impossible le gouvernement qu’on prétend monopolisé par la classe bourgeoise, tout cela pour provoquer la misère, la famine, la souffrance et la mort, parce que la révolution est fille de la misère et de la souffrance. Et l’on veut enflammer les masses en leur prêchant cette doctrine abominable comme l’évangile des temps modernes et les articles d’un nouveau Crèdo.
Non seulement la doctrine est abominable et criminelle, mais elle est absolument contraire aux faits et à l’évolution normale des sociétés modernes.
En Russie, dans cet immense territoire, peuplé de populations ignorantes, amorphes et sans résistance, la doctrine a momentanément triomphé. D’après tous les renseignements concordants qui nous parviennent, elle a conduit à la ruine, à la détresse, à la destruction de tout ; elle a créé, au profit de quelques hommes hardis et sans scrupules, une dictature sanglante, à côté de laquelle celle du tzarisme était un gouvernement libéral.
En France, au mois de mai 1920, la Confédération générale du travail a tenté de provoquer une révolution bolcheviste, en déclenchant d’abord une grève générale des chemins de fer, et ensuite, par une série de vagues d’assaut successives, une grève de transports en commun, une grève des métallurgistes, une grève des marins et des dockers. Mais la tentative a piteusement échoué. La conscience française s’est révoltée. La nation tout entière s’est dressée en mai 1920 contre l’ennemi de l’intérieur, comme elle s’était dressée en août 1914 contre l’ennemi de l’extérieur, et elle a cloué sur place les bolchevistes, comme elle avait cloué les Boches sur les bords de la Marne.
La tentative, si elle se renouvelait, ne réussirait pas davantage. Elle irait contre les faits ; elle serait en contradiction avec la structure même de la société française. Il est absolument faux de dire qu’il n’y a en France que deux classes opposées et rivales, la classe capitaliste et la classe prolétarienne. Il y a beaucoup de classes intermédiaires. Il y a surtout, formant la grosse majorité, comme le noyau central de la nation, la classe que l’on peut appeler moyenne, composée d’individus à la fois capitalistes et travailleurs, et qui, celle-là, ne veut ni de conquête violente ni de révolution destructive, et qui forme l’instrument par excellence de coordination des classes. Les différents groupements professionnels tendent à s’organiser, non pas pour se combattre et pour se détruire, mais au contraire pour s’entendre et se coordonner en vue de la division du travail social, qui peut seule réaliser la prospérité commune et la justice sociale.
Sans doute cet effort et cette réalisation rencontreront de nombreuses résistances ; mais elles seront vaincues. Sans doute il y aura des luttes, des chocs, des victoires momentanées de la violence et de l’erreur ; mais on en triomphera ; et, malgré tout, il faut croire fermement au triomphe final de la raison, au progrès par la justice et par le droit, et y travailler inlassablement.
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