« Un dictateur, en effet, n’a pas de concurrent à sa taille tant que le peuple ne relève pas le défi. »
Le Coup d’État permanent, François Mitterrand
C’est au cours du mois de juin 1789 que la Révolution française a pris un tournant décisif puisque la raison qui avait poussé Louis XVI, le 8 août 1788, à convoquer les États Généraux pour l’année suivante était essentiellement fiscale. Elle serait bientôt constitutionnelle. En effet, il s’agissait – à l’origine – de trouver un moyen de remplir les caisses du Royaume par le biais d’une réforme de l’impôt qu’aucun des contrôleurs généraux des Finances n’était parvenu à instaurer jusqu’alors. La date du dernier coup d’une monarchie française à l’agonie fut arrêtée au 1er mai 1789. La séance s’ouvrit finalement le 5 du même mois et quelques jours plus tard, la souveraineté passait des mains du Roi à celles de la Nation dignement représentée par l’« Assemblée nationale » autoproclamée le 17 juin 1789. Pourquoi parler de « coup d’État révolutionnaire » ? N’y a-t-il pas là une contradiction puisque la définition classique du coup d’État se distingue justement de celle de la révolution en ce que la seconde est un reversement – souvent brutal – du pouvoir en place opéré par le peuple alors que le premier est un renversement personnel de l’ordre établi ? L’exemple par excellence pour illustrer le coup d’État est l’inévitable épisode du 18 Brumaire de l’An VIII (9-10 octobre 1799) par lequel Bonaparte, qui n’était pas encore Napoléon, prit le pouvoir au Château de Saint-Cloud pour mettre fin au Directoire et le remplacer par un Consulat provisoire devenu ensuite permanent avant de terminer sur le Ier Empire. On a donc bien affaire à l’acte d’un seul homme même si celui-ci fut secondé par l’armée et quelques hommes politiques à commencer par son frère Lucien, qui, on le rappelle, était alors Président du Conseil des Cinq-Cents. Malaparte dira qu’il s’agissait du « premier coup d’État moderne de l’Histoire ». En revanche, 1789 désignant l’année de la Révolution française est appelé ainsi parce que le soulèvement était populaire. Pourtant, on peut y apporter quelques objections compte tenu de l’idéologie qui est au cœur de ce processus révolutionnaire. Comme il vient d’être dit, les journées des 17-20-23 juin 1789 ont vu le transfert de la souveraineté d’un corps politique à un autre ; du Roi à la Nation. Or, la Nation étant considéré comme une entité abstraite une et indivisible il faudrait alors la considérer comme un tout marchant pour ainsi dire comme un seul homme de sorte que la prise de pouvoir peut être considérée comme étant l’œuvre d’une seule et même personne ; on dirait « personne morale » aujourd’hui. Le terme « coup d’État » ne serait donc pas aberrant ici. A ce substantif, on y adjoindrait le qualificatif « révolutionnaire » pour corroborer l’idée qu’il y va tout de même d’un coup d’État bien particulier puisque derrière la Nation se cache une multitude de protagonistes à commencer par les députés convoqués aux États Généraux lesquels ne seraient sans doute pas parvenus à leur but sans les mouvements de masse réitérés tout au long de la période 1789-1794 (prise de la Bastille, la Grande Peur, les journées d’octobre 1789). Quant aux caractères illégal et brutal de ce renversement, les évènements qui jalonnent ne serait-ce que les quelques jours du mois de juin sont assez révélateurs puisque d’une part, le Roi lui-même a qualifié les entreprises des députés du Tiers État comme étant « nulles, illégales et inconstitutionnelles » (déclaration du 23 juin 1789) et d’autre part, alors même que les membres du Tiers ont agi pour ainsi dire par l’inaction en refusant de quitter leurs places lorsque Louis XVI leur intima de se séparer pour aller voter l’affront n’en demeura pas moins soudain et violent étant donné la « position inédite et inaccessible à la critique de ses sujets » dont jouissait encore le Monarque quelque temps avant l’évènement. Par ailleurs, le sang avait déjà coulé dans la capitale avec la manifestation du 28 avril dans le Faubourg Saint-Antoine suite à l’affaire Jean-Baptiste Réveillon – nom du directeur d’une grande manufacture de papiers peints qui avait préconisé la suppression des octrois et taxes prélevés sur les marchandises afin de baisser le coût salarial. Cela préfigurait déjà le 14 juillet 1789 à la Bastille. C’est donc bien un coup d’État révolutionnaire auquel on a affaire mais ceci ne nous indique pas les conséquences à venir pour la suite de la période dont les dates des 17-20-23 juin ne sont en réalité que la cause.
I – Le conflit juridique
La question du vote par ordre et non par tête fût au cœur des débats dès l’ouverture des États Généraux. A quoi aurait servi le doublement des membres du Tiers État, obtenu de longue lutte à l’instigation de Necker, si le Clergé et la Noblesse pouvaient par une sorte de coalition annihiler leur présence afin de maintenir les privilèges ?
L’offensive ne se fit pas attendre. Le 6 mai 1789, c’est-à-dire au lendemain de la première séance, les députés du Tiers se constituaient « députés des Communes » lesquels ne reconnaissaient plus la division en ordres. Ceux de la Noblesse (141 contre 47) et ceux du Clergé (133 contre 114) rejetèrent alors de manière inflexible le vote par tête. Pour que la manœuvre puisse aboutir, les députés des Communes espérèrent être rejoints par les membres du bas Clergé poussés par l’abbé Grégoire afin de faire cause commune avec le Tiers. En attendant, ils firent ce que Mirabeau avait proposé au cours de la séance à savoir « rester immobiles pour se rendre formidables à nos ennemis ».
Le 10 juin, à la demande de Sieyès, les Communes invitèrent leurs collègues privilégiés à les rejoindre dans la salle des États pour procéder à la vérification commune des pouvoirs. Les membres du Clergé s’engagèrent à examiner cette demande avec la plus sérieuse attention tandis que la Noblesse en débâterait dans sa chambre. Le 12 au soir, le Tiers s’exécuta et le 13 au matin, trois curés de la sénéchaussée de Poitiers les rejoignaient. Ils furent six le 14 dont l’abbé Grégoire et dix le 16 juin.
Sans plus attendre, le même Sieyès demanda de s’occuper de la constitution de l’assemblée. Les propositions pour sa dénomination ne manquèrent pas. On émit l’idée d’ « Assemblée des représentants connus et vérifiés de la Nation française » (Sieyès) ou « Assemblée légitime des représentants de la majeur partie de la Nation, agissant en l’absence de la mineure partie » (Mounier) ou encore « Représentants du peuple français » (Mirabeau). Finalement, ce fut Jérôme Legrand – député du Berry – qui proposa « Assemblée nationale » titre sur lequel on se fixa dans la Déclaration sur la constitution de l’Assemblée du 17 juin.
Immédiatement après, l’Assemblée nationale votait un décret assurant la perception de l’impôt et le service des intérêts de la dette publique. En d’autres termes, elle s’attribuait le pouvoir de consentir l’impôt. Si le Clergé n’y opposa aucune résistance, les membres de la Noblesse adressèrent une protestation au Roi :
« Si les droits que nous défendons nous étaient purement personnels, s’ils n’intéressaient que l’ordre de la Noblesse, notre zèle à les réclamer, notre constance à les soutenir auraient moins d’énergie. Ce ne sont pas nos seuls intérêts que nous défendons, Sire, ce sont les vôtres, ceux de l’État, ce sont enfin ceux du peuple français. »
Louis XVI ne se fit donc pas prié pour casser les décisions adoptées par le Tiers et les empêcher de tenir à nouveau séance dans la salle des Menus-Plaisirs. Le 19 juin, celle-ci fut fermée pour cause d’aménagements indispensables. Le 20 au matin, les députés du Tiers trouvèrent les portes closes. Le mécontentement était total.
II – « Au Jeu de Paume ! »
Sur les indications du député Guillotin, le Tiers se transporta à la salle du Jeu de Paume, ancêtre de l’actuel tennis. Pendant que le Roi prévoyait la tenue d’une séance plénière au cours de laquelle il dicterait ses volontés les membres réunis sous la présidence de l’astronome Bailly s’apprêtaient à se lier par un serment de fidélité. Joseph Mounier prit alors la parole :
« Blessés dans leurs droits et leur dignité, avertis de toute la vivacité de l’intrigue et de l’acharnement avec lequel on cherche à pousser le Roi à des mesures désastreuses, les représentants de la Nation doivent se lier au salut public et aux intérêts de la Patrie, par un serment solennel. »
La volonté déterminée des membres de la désormais Assemblée nationale en vue de réformer le Royaume se manifesta donc par le Serment du Jeu de Paume par lequel on jura de :
« Ne jamais se séparer et se rassembler partout où les circonstances l’exigeront jusqu’à ce que la Constitution fût établie et affermie sur des fondements solides. »
Pour la postérité, cet acte serait considérable. Mais tandis que la séance royale prévue le 22 juin se tint finalement le 23, deux députés du Dauphiné appartenant à la Noblesse se présentèrent aux membres du Tiers. Ils furent accueillis avec les plus vifs applaudissements. Lorsque Louis XVI ordonna aux trois ordres le 23 juin de siéger en chambres séparées, il termina par une menace :
« Si vous m’abandonnez dans une si belle entreprise, seul, je ferai le bien de mes peuples. Je vous ordonne de vous séparer tout de suite et de vous rendre demain matin dans les salles affectées à votre ordre pour y reprendre vos délibérations. »
Si une bonne partie de la Noblesse et quelques députés de Clergé se retirèrent, les autres restèrent immobiles. Sur les instances du maitre de cérémonies Henri-Évrard de Dreux-Brézé, le Tiers se déclara inviolable. Cela contribuait à rendre le transfert de souveraineté intangible. Lorsqu’on voulut recourir à la force, ceux de la Noblesse qui avaient alors rejoint le Tiers mirent la main à l’épée. On comptait parmi eux le Marquis de La Fayette. Louis XVI n’insista pas.
III – Le 23 juin 1789, point de non-retour
Au cours de la séance royale, le Roi avait admis dans ses déclarations le vote des impôts par les États Généraux et il consentit également à garantir les libertés individuelles et celle de la presse. C’est ce qui explique le titre qu’on lui a donné par la suite à savoir le « Restaurateur de la Liberté ». En clair, Louis XVI ne reconnaissait ni plus ni moins que les principes du gouvernement constitutionnel. Le pouvoir avait changés de mains.
Comme l’explique Dominique Rousseau, les révolutionnaires ont déclaré l’autonomie de deux corps, celui de la Nation et celui du Roi mais aussitôt cette séparation opérée, ils reconstituaient l’unité des corps en attribuant uniquement à celui de la Nation un nouveau corps dans lequel fusionner le corps des représentants.
Le Roi ne sera plus qu’un fonctionnaire chargé d’appliquer la nouvelle Constitution et surtout la loi telle que voulue par la Nation laquelle s’exprime par le biais de ses représentants. A cette occasion, on introduisait dans le Droit constitutionnel français un nouveau concept, celui du légicentrisme, c’est-à-dire la supériorité de la loi.
« Il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que par elle, et ce n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger l’obéissance. »
Art. 3 de la Section I du Chapitre II du Titre III de la Constitution du 3 septembre 1791
Dans la suite des évènements, le reste du Clergé vint s’agréger aux membres du Tiers le 24 juin tandis qu’imité par quarante-sept députés de la Noblesse le lendemain, le Roi dut finalement sanctionner le 27 juin 1789 ce qu’il n’avait pu éviter, savoir la réunion complète des trois ordres. Le 7 juillet, on créa un Comité de Constitution et le 9 l’Assemblée nationale devenait « constituante ».
IV – La symbolique du 20 juin dans la tradition révolutionnaire
Alors qu’on tenta de reconstruire sur les ruines de l’Ancien Régime encore fallait-il se garantir définitivement contre les privilèges. C’est dans la nuit du 4-5 août 1789 que l’Assemblée nationale décrétait – non sans un certain regret une fois l’euphorie passée – l’abolition des privilèges. Le 26 du même mois elle déclarait à la face du monde les Droits naturels, imprescriptibles, inaliénable et sacrés de l’Homme.
La sanction royale fut tout de même difficile à obtenir. On dut aller chercher le Roi à Versailles en octobre de la même année, l’y menacer et l’emmener de force à Paris pour qu’il consente enfin à coopérer.
Plus tard, en 1792, alors que la France se trouvait dans une situation de crise, tant à l’intérieur (crise politique) qu’à l’extérieur (guerre), la date du 20 juin va jouer un rôle important dans la suite des évènements. En effet, ayant à cœur de consolider la Nation qu’ils avaient créée de toute pièce, les révolutionnaires tenaient beaucoup aux commémorations lesquelles pensait-on, permettaient de fédérer les consciences autour des intérêts communs de la Patrie.
Tandis que l’on cherchait à faire pression sur le Roi – parce que ce dernier refusait entre autres de sanctionner deux décrets relatifs aux nobles émigrés et aux prêtres réfractaires – une journée anniversaire fut organisée par les Girondins. C’était l’occasion de revenir sur le Serment du Jeu de Paume le 20 juin 1789 mais également sur la fuite à Varennes et le retour de Louis XVI à Paris les 20-21 juin 1791.
Conduit par Santerre, le peuple des faubourgs marcha sur l’Assemblée nationale seule autorité pouvant donner l’autorisation de pénétrer dans le Palais des Tuileries où l’on projetait de planter un arbre de la Liberté. Sur un premier refus catégorique, un badaud s’écria qu’on planterait l’arbre ou le sang coulerait. La menace fit suffisamment sensation pour que les députés consentent à revenir sur leur première décision. Après tout, ils n’avaient rien à perdre mais au contraire, tout à y gagner car on pensait alors que le Roi, intimidé par la foule, s’activerait.
La rencontre s’était finalement passée dans une atmosphère bon enfant car Louis XVI promit des concessions et pour faire mine d’être de bonne volonté, accepta de coiffer sa tête d’un bonnet phrygien et de boire à la santé de la Nation. Un discrédit de plus à mettre à son tableau.
Les promesses, le Roi se garda bien de les exécuter ultérieurement et celui qu’on appelait déjà depuis un bon moment « Monsieur Véto » vivait ses derniers instants aux commandes du pouvoir exécutif car le mécontentement enfla si bien qu’il mena une seconde fois le peuple aux Tuileries le 10 août suivant mais cette fois-ci, avec la ferme intention de destituer le Monarque. Ce dernier eut à peine le temps de trouver refuge auprès des députés qui le relevait de ses fonctions le 12 août pour l’enfermer avec toute sa famille 13 à la prison du Temple, dernière demeure royale avant les procès et les exécutions de Louis XVI (janvier 1793) et de Marie-Antoinette (octobre 1793).
Sources bibliographiques :
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Histoire du droit public français XV-XVIIIe siècles T1 & T2, Philippe Sueur Ed. PUF octobre 2001
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PICHOT-BRAVARD (Ph) La Révolution française, Ed. Via Romana, 2013, p. 294
JOUANNA (A) Le Pouvoir absolu: Naissance de l’imaginaire politique de la royauté, Ed. Gallimard, mars 2013, p. 448
JOUANNA (A) Le Prince absolu: Apogée et déclin de l’imaginaire monarchique, Ed. Gallimard, octobre 2014, p. 336
ROUSSEAU (D) Radicaliser la Démocratie : propositions pour une refondation, Ed. Seuil, avril 2015, p. 240
NOIRIEL (G) Qu’est-ce que la Nation, Ed. Bayard, mai 2015, p. 104