« C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une Révolution ! »
Duc De La Rochefoucauld-Billancourt à Louis XVI, nuit du 14 au 15 juillet 1789
Pour la plupart des Français, il est une date qui demeure fondamentale dans l’Histoire de France : le 14 juillet. Événement majeur de la Révolution française, bénéficiant incontestablement d’un surplus de notoriété, c’est la journée où l’on vit une foule de Parisiens se rassembler au Faubourg Saint-Antoine pour faire tomber ce symbole sans doute le plus topique de l’arbitraire de cette Monarchie absolue à la française, la prison de la Bastille. Parce qu’on y enfermait avant tout des personnalités pour raisons politiques, le tout à coup de lettres de cachet signées de la main même du Roi, cette forteresse moyenâgeuse est devenue dans l’imaginaire collectif non pas l’homme mais plutôt le bâtiment à abattre. In fine, en s’attaquant à cette prison d’État, ne s’en prenait-on pas tout simplement à son premier pourvoyeur depuis des siècles à savoir le Monarque lui-même ? Après plusieurs analyses historiques de référence, il appert que de telles réflexions dépassent de loin la réalité telle que vécue et ressentie par les révolutionnaires en 1789. D’une part, ces derniers affichaient un objectif tout autre que celui de démanteler prioritairement ce qui pendant des siècles avait tourné le dos aux plus grandes libertés que la Révolution s’apprêtait à déclarer. Alors que, outre-Manche, l’habeas corpus protégeait formellement, depuis 1679, tout individu contre l’emprisonnement arbitraire, le régime carcéral français ne l’avait pas même envisagé. Mais l’heure était d’abord à la mobilisation et à la recherche de la poudre nécessaire pour armer les fusils récupérés la veille aux Invalides. D’autre part, la Bastille venant tout juste de tomber, on pénétrerait dans ses entrailles pour libérer les innombrables malheureux censés occuper des geôles réputées vétustes et insalubres. Quelle stupeur lorsqu’on découvrit la vérité que d’épais murs de briques dissimulaient et à laquelle déjà on peinait à adhérer. Les prisonniers, en petit nombre, jouissaient d’un séjour vraisemblablement plus agréable que celui de certains habitants de la capitale et en tous cas bien moins abominable que la détention des autres personnes incarcérées dans les prisons françaises en général et parisiennes en particulier. Le désenchantement laisserait tout de même place à l’euphorie de cet épisode combien de fois relaté en cours d’histoire sur les bancs de l’école tant le message sera fort pour la postérité mais aussi et avant tout pour ses contemporains, à commencer par le Roi. Car, si le mot « rien » figure dans le carnet de chasse de ce dernier à la date du 14 juillet de l’année 1789, c’est parce que Louis XVI, qui aimait tant pratiquer l’art cynégétique, revint bredouille ce jour-là de la partie quotidienne à laquelle il s’astreignait. En pleine nuit, quand on le mit au courant du soulèvement populaire qui avait eu lieu au cours de la journée, il prit l’affaire au sérieux. Les mesures tout comme le comportement que Louis XVI adopterait dans les heures qui suivaient la prise de la Bastille en constituent la plus éminente des preuves. Rappel de Necker aux Finances, retrait des troupes armées encerclant Paris, visite officielle du Roi à l’Hôtel de Ville où l’attendait une délégation parisienne qui s’était pourvue d’un maire en la personne de Jean-Sylvain Bailly. En clair, ce sur quoi les députés de l’Assemblée nationale, récemment autoproclamée constituante, continuait d’achopper, le peuple français allait se le voir consentir par un Louis XVI qui sentait que les évènements peu à peu lui échappaient. L’année suivante, le même jour, on organiserait une fête au cours de laquelle devait se réunir, dans un climat de réconciliation et d’unité nationale, tous les Français autour du Monarque qui prêterait serment à la Nation et à la Loi. Quatre-vingt-dix ans plus tard, dans une France aux ramifications institutionnelles à peu près stables, on instaurerait, par la loi du 6 juillet 1880, la date du 14 juillet au rang de fête nationale annuelle. C’est ici que commencent les questions que suscite cette commémoration et auxquelles ont pris part de nombreux intellectuels, notamment historiens et juristes, pour déterminer le véritable épisode révolutionnaire qui en est l’objet. Les avis sont plus ou moins tranchés aujourd’hui mais ceci n’exclut nullement de revenir un instant sur le 14 juillet tant il représente pour la France et même pour l’étranger du fait de son rayonnement international incontestable.
I – Un retour sur 1789
On l’a dit, la prise d’assaut de la Bastille a laissé une trace indélébile dans le roman national en raison surtout de ses impacts idéologique mais aussi politique. Synonyme d’un arbitraire monarchique devenu insupportable pour la génération 1789, c’est un message fort que l’on envoyait à ses thuriféraires en l’attaquant de plein fouet comme l’ont fait les révolutionnaires en ce mardi 14 juillet. Pourtant, les circonstances qui entourent l’évènement proprement dit font appel à d’autres intentions que celles auxquelles ses significations ultérieures se référeront.
En effet, le Faubourg Saint-Antoine où se trouvait l’ancienne bâtisse n’avait pas été secoué pour la première fois en cette année 1789. Au mois d’avril, un fabricant de papiers-peints, Jean-Baptiste Réveillon, suggéra la baisse du prix du pain qui avait fortement augmenté après l’hiver rigoureux de 1788-1789 ; cela permettrait ainsi d’en faire autant avec les salaires qui pesaient lourds dans le coût des produits manufacturés. Henriot, fabricant de salpêtre, séduit par l’idée, ne manquerait pas de la reprendre rapidement en espérant pouvoir se l’appliquer mais c’était sans compter sur le soutien des habitants du Faubourg qui n’attendirent pas longuement pour manifester leur mécontentement.
Suspicieux à l’égard de la montée d’une « féodalité de l’entrepreneuriat », les ouvriers parisiens s’en prirent aux bourgeois ainsi qu’aux effigies des deux principaux initiateurs des mesures à l’origine des heurts qui ont eu lieu entre les 26 et 28 avril 1789. La « Folie Titon », manufacture de Réveillon, fit l’objet de pillages auxquels succédèrent des affrontements faisant plusieurs morts aussi bien du côté de la population que des troupes royales venues pour rétablir l’ordre. Si cet épisode mérite d’être souligné, c’est parce qu’il illustre parfaitement le climat qui règne à Paris à la veille de la réunion des États Généraux prévue le 1er mai.
En juillet 1789, les choses ont beaucoup changé dans le paysage institutionnel du Royaume de France. Les États Généraux, non contents d’être sollicités uniquement pour régler un problème financier, s’emparent également de la question constitutionnelle car trop conscients que l’organisation sociale de fait en cette fin de XVIIIème siècle, laquelle tutoie déjà le XIXème, est en décalage complet avec l’organisation sociale de droit qui remonte quant à elle dans ses grandes lignes au XIVème siècle.
Les idées des Lumières ont fait leur chemin dans toutes les branches de la société et ceci se manifestera d’abord à Versailles entre les mois de mai et de juin 1789. Le Tiers État, l’un des trois ordres, refuse de voter séparément et par ordre car il sait déjà qu’il sera perdant face à un Clergé et une Noblesse qui n’hésiteront pas à s’associer pour préserver les privilèges auxquels ils se cramponnent de manière désespérée et annihiler par là même son poids.
Les appels que les députés du Tiers feront au cours du mois de juin consistant à les rejoindre pour exercer ensemble leurs prérogatives porteront leur fruit puisque, in fine, Louis XVI ordonnera la réunion des trois ordres au sein de ce nouvel organe : l’Assemblée nationale. Le 9 juillet, ce dont on s’était déjà persuadé deviendra effectif à savoir l’accaparement par les « Représentants de la Nation » du pouvoir constituant.
Le 11 juillet, le Roi tentera de reprendre la main en procédant au renvoi de Jacques Necker, Contrôleur général des Finances, au motif que ce dernier s’était fait porté absent à la réunion du 23 juin où Louis XVI avait tenté de rétablir son autorité. En réalité, à travers la nomination du Monarque, on comprendra que les intentions étaient tout autres. Son remplaçant, le Baron Louis Auguste Le Tonnelier de Breteuil, est connu pour être un fervent opposant aux idéaux insufflés par la Révolution française, ce que Louis XVI ne peut qu’approuver et même, on le voit, encourager.
Pour le peuple de Paris, s’en est trop. Lui qui craint un complot fomenté par l’aristocratie et à la tête duquel trônerait le Roi de France, n’a absolument pas l’intention de revenir sur les quelques acquis déjà obtenus depuis que se sont réunis à Versailles les députés aux États Généraux. La pression exercée par des troupes étrangères placées par Louis XVI et encerclant la ville vient conforter cette peur ambiante mâtinée par la colère de la population.
« Eh ! Pourquoi un monarque adoré de vingt-cinq millions de Français ferait-il accourir à grands frais autour du trône quelques milliers »
Adresse au Roi du 8 juillet 1789 signée Mirabeau et demandant le retrait des troupes étrangères
Le 12 juillet, lorsqu’on apprend que Necker, dont la notoriété auprès du peuple est certaine, était remplacé par le Baron de Breteuil, il n’y a plus aucun doute. Seule la mobilisation populaire pourra venir à bout du conflit larvé entre l’Assemblée nationale et le Roi.
Au Palais-Royal, un avocat peu connu de la capitale et qui, par deux fois, a tenté en vain de percer en politique, Camille Desmoulins, harangue la foule du haut de la chaise du café de Foy sur laquelle il est monté pour que les promeneurs puissent le voir et que sa voie parvienne à se faire entendre. Il s’écrira : « Citoyens, aux armes, aux armes contre le Gouvernement du Roi ! » après quoi auront lieu plusieurs manifestations qui seront réprimées par les régiments suisses cantonnés au Champ-de-Mars.
Dans la nuit du 12 au 13 juillet, on décide de se rendre à l’Hôtel des Invalides où se trouvent les armes qui permettront à la population de résister aux troupes armées et d’armer la « milice bourgeoise » composée de 48 000 hommes pour limiter les désordres. Seulement, pour se servir des fusils entreposés aux Invalides, encore faut-il disposer de poudre. Or, celle-ci est justement stockée à la Bastille. Ce sont les deux prochaines destinations des émeutiers.
Le 14 juillet, une fois que les quelques 30 000 à 40 000 armes à feu ont été récupérées, on se dirige vers la forteresse où Pierre-Victor de Besenval avait donné l’ordre d’y stocker la poudre noire.
II – La Bastille, une prison d’État victime de sa réputation
Les légendes les plus noires ont couru sur la Bastille mais les horreurs relayées grossièrement auprès du peuple s’avéraient en réalité bien plus minimes que tout ce qu’on a pu en dire. On parlera alors de « récits antibastillonnaires », les plus fameux étant à peine antérieurs à sa chute. Ce que tous ses détracteurs omettaient, c’est que la bâtisse avait perdu en quelque sorte sa principale fonction de prison d’État.
Destinée à l’origine (sa construction remonte au règne de Charles V en 1367) à la défense de la porte Saint-Antoine à l’est de Paris, la forteresse ne faisait qu’occasionnellement office de prison d’État. Elle a même pu abriter le Trésor royal à partir de 1602. Il faudra attendre le Cardinal de Richelieu pour que le bâtiment serve avant tout à enfermer des personnalités pour des motifs politiques au même titre que Vincennes ou For-l’Evêque.
Privés de procès avant leur incarcération, les individus qui peuplaient la Bastille sous le mandement d’une lettre de cachet y vivaient quotidiennement sous d’assez bonnes conditions, ce qui s’explique sans doute par la qualité des personnalités enfermées (nobles ou grands bourgeois). Les cellules étaient assez confortables pour l’époque et les repas étaient généralement pris en compagnie du Gouverneur de l’édifice.
D’illustres noms sont alors associés à la Bastille comme le Marquis de Sade, emprisonné pendant plus de cinq années ou encore le légendaire homme au masque de fer ce qui contribua d’autant à alimenter les rumeurs au sujet de cette prison. Certes, une partie de celle-ci présentait moins de confort car elle servait notamment à l’embastillement des prisonniers de droit commun. Ces derniers vivaient, disait-on, du « pain du Roi » et étaient parfois enchainés et/ou dormaient sur une paillasse ; d’où leur dénomination de « pailleux ».
Mais si elle tournait à plein régime sous Louis XIV, on ne peut dire qu’il en était de même sous les deux monarques qui lui ont succédé ; et ce qui vaut pour Louis XV en vaut davantage encore pour son petit-fils car Louis XVI a signé très peu de lettres de cachet au cours de son règne. Le régime carcéral s’adoucit vers 1750 et la question, tout comme le système des lettres de cachet, seront abolis le 26 juin 1789.
Quantitativement moindre, les incarcérations n’avaient plus lieu pour les motifs que tous les fantasmes les plus farfelus de l’époque avaient pris pour habitude de véhiculer. Les détenus étaient le plus souvent de jeunes personnes dont l’entourage familial requérait l’enfermement pour dissipation de fortune ou libertinage. Il en fut ainsi pour les plus grands noms de la Révolution française tels que Mirabeau ou encore Saint-Just.
En somme, la réputation précédait l’édifice carcéral tout comme son régime et les émeutiers du 14 juillet furent bien déçus par ce qu’ils découvrirent après sa prise d’assaut puisque sur les quarante-deux cellules de la Bastille, seules sept personnes y étaient enfermées. Parmi elles, on comptait quatre faux monnayeurs, un fou, un parricide (Auguste-Claude Tavernier avait tenté d’assassiner Louis XV, le monarque étant considéré comme le père de la Nation à cette époque) et un incestueux.
On sera même amené à inventer l’histoire d’un prisonnier laquelle corroborait évidemment le contenu des rumeurs qui couraient alors sur la forteresse.
III – Mardi 14 juillet 1789, itinéraire d’une journée devenue mémorable
Le nouveau Comité permanent institué par un arrêté paru le 13 juillet à l’initiative des électeurs du Tiers envoya le 14 au matin une délégation pour négocier avec le Gouverneur de la Bastille, Bernard-René Jordan de Launay, le retrait des canons et la distribution de poudre à la population massée devant l’imposante forteresse. Parmi les émeutiers figurent ceux du Faubourg Saint-Antoine qui quelques mois auparavant s’élevaient contre Réveillon et Henriot, c’est dire la tension qui régnait alors au sein de la foule.
A l’issue des premières négociations, on n’était loin d’obtenir les concessions auxquelles aspiraient les membres du comité. L’échec conjugué à l’impatience de la population n’augurait rien de bon d’autant que la première délégation retenue par les hommes du Gouverneur était maintenant réputée prisonnière ce qui poussait à l’envoi d’une seconde délégation.
Ce qui fut tout de même assurée par de Launay, était la garantie qu’il ne ferait pas tirer le premier sur la foule. Lorsqu’on consentit finalement à retirer les canons et fermer les embrasures, un énorme quiproquo s’installe car on est persuadé à l’extérieur que les soldats ont eu l’ordre de charger les canons pour faire feu sur les émeutiers afin de les éloigner. Les premières altercations eurent lieu en tout début d’après-midi.
Une troisième puis une quatrième délégation tenteront encore mais en vain d’accéder à la distribution de la poudre. Au même moment, dehors, on échange des tirs et déjà des membres de la foule gisent à terre. Cette fois-ci, on en est sûr, c’est par la force que l’on obtiendra satisfaction.
L’assaut débute vers 15 heures 30. La reddition, quant à elle, a lieu à 17 heures. Malgré les promesses qu’on ne procéderait à aucune exécution, le Gouverneur ainsi que le Prévôt des Marchands, Jacques de Flesselles, sont massacrés et leurs têtes portées au bout d’une pique pour être promenées dans les rues de Paris.
C’est seulement tard dans la nuit que la nouvelle parvint à Versailles. Louis XVI ne tarda pas à réagir même s’il savait pertinemment que son autorité avait souffert d’un sérieux revers ; un de plus depuis le mois de mai dernier. Le 16 juillet, il rappelait Necker. Le lendemain, il se rendit dans la capitale où le Comité permanent, devenu la Commune de Paris, l’accueillit. Bailly, nouveau maire de la ville lui présenta alors la cocarde tricolore, symbole de « l’alliance auguste et éternelle entre le monarque et son peuple ». Le Roi fixa alors l’objet à son couvre-chef.
« Mon peuple peut toujours compter sur mon amour »
Déclaration de Louis XVI à l’Hôtel de ville le 17 juillet 1789
Par cet acte, il venait ni plus ni moins de sanctionner l’épisode ayant eu lieu trois jours auparavant et de conforter par là même la victoire de la bourgeoisie parisienne sur une royauté sortie singulièrement affaiblie de ces dernières journées. Le Comte d’Artois, frère du Roi et futur Charles X, prit la fuite le même jour.
Dans toutes les villes françaises, la prise de la Bastille suscitait l’euphorie. A la moindre remise en cause de la souveraineté du peuple suscitée par le comportement les autorités publiques, on répondait par la révolte municipale. Les premiers relents de la Grande Peur se faisaient déjà ressentir.
IV – Quid de l’année 1790 ?
On exploiterait très vite les potentialités d’un pareil évènement. Dès les premiers jours qui suivirent celui du 14 juillet, l’entrepreneur Pierre-François Palloy supervisa la démolition de la Bastille. Doué d’un sens certain du commerce, il décida de faire des restes de l’édifice de véritables reliques qu’il vendrait aux personnes soucieuses de conserver un souvenir de cette journée.
Les chaines de la forteresse devinrent des « médailles patriotiques » tandis que les pierres firent l’objet de diverses utilisations. Certaines étaient transformées en véritables œuvres d’art (voir sculpture) d’autres en pierres destinées à sertir des bagues portées par les plus nostalgiques. S’agissant de la ferronnerie, la plus grande part servit à la construction du pont de la Concorde.
Sur un plan idéologique, le 14 juillet est le triomphe de la liberté face à l’arbitraire. Confrontés à la construction d’une Nation unifiée, les révolutionnaires eurent recours à un moyen qui depuis longtemps faisait ses preuves en termes de rassemblement autour d’un projet commun : la commémoration.
Un an jour pour jour après la prise de la Bastille, on réunissait tous les Français sur le Champ-de-Mars pour fêter la réconciliation. On parlera alors de la « Fête de la Fédération ». Inspirée par les multiples fêtes civiques organisées dans les nouveaux départements français, l’idée de l’organiser à l’échelon national vint très vite à l’esprit de ceux qui étaient les plus traversés par un sentiment patriotique.
Le 1er juillet 1790, des travaux de terrassement débutèrent au Champ-de-Mars lequel devait être transformé en un cirque capable d’accueillir 100 000 spectateurs et au milieu duquel s’érigerait l’autel de la Patrie. Tous les habitants de la ville et personnes des alentours s’affairaient sur le chantier. Entre deux coups de pioche, roturiers et nobles prenaient le temps de fraterniser. Louis XVI en personne vint mettre la main à la pâte.
Treize jours plus tard, les fédérés défilèrent avec tambours et drapeaux. Une messe fut célébrée par l’Evêque d’Autun, Monseigneur de Talleyrand-Périgord et Louis XVI, venu de Saint-Cloud, prêta le serment civique à la Constitution et à la Nation. Fait remarquable, le texte constitutionnel ne serait adopté que 14 mois plus tard de sorte que juridiquement, la force de l’allégeance semble bien compromise.
Il fut précédé en cela par La Fayette ainsi que le Président de l’Assemblée nationale.
« Nous jurons de rester à jamais fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir de tout notre pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi et de protéger conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la circulation des grains et des subsistances dans l’intérieur du royaume, la prescription des contributions publiques sous quelque forme qu’elle existe, et de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité. »
Serment prononcé par La Fayette le 14 juillet 1790
Décidément, la France ne serait plus la même mais l’euphorie de cette journée cachait néanmoins les nombreux désaccords, notamment politiques, qui se faisaient jour au sein de la Représentation nationale et que la fête de la Fédération souhaitait dissimuler derrière un climat qui sentait bon l’unité nationale.
V – Le 14 juillet pour les générations postrévolutionnaires
Les constituants de 1795 l’auront bien compris, insinuer dans le cœur des Français l’attachement à la République serait fondamental ; cela le sera même d’autant plus après les tragiques épisodes de la Terreur qui auront entrainé bien des désillusions. Ainsi, l’article 301 de la Constitution dite de « l’An III » (22 août 1795) prescrira l’instauration de célébrations annuelles :
« Il sera établi des fêtes nationales, pour entretenir la fraternité entre les citoyens et les attacher à la Constitution, à la patrie et aux lois ».
Article 301 du Titre X de la Constitution du 22 août 1795
En attendant, les contemporains prirent conscience de l’importance du 14 juillet ; mais les années 1789 et 1790 passées, les autres seront jalonnées par des épisodes qui dépasseront de loin les révolutionnaires. Dès 1791, la commémoration de l’unité des Français sera noyée entre la fuite suivie de l’arrestation du Roi à Varennes les 20-21 juin et le massacre du 17 juillet sur le Champ-de-Mars.
L’année 1792 est marquée quant à elle par le déclenchement de la guerre (20 avril), la journée du 20 juin qui célèbre les trois ans du serment du jeu de Paume occasion au cours de laquelle Louis XVI coiffera le bonnet phrygien et boira à la santé de la Nation, ainsi que les difficiles journées des mois d’août (notamment le 10 août) et de septembre (massacres au début du mois). C’est aussi l’année que l’on retiendra comme étant celle de l’abolition de la royauté en France (21-22 septembre). Autant dire que le 14 juillet ne bénéficiera donc pas du faste des années précédentes.
Enfin, 1793 mettra en place la Terreur, moment où l’on vit apparaitre le calendrier révolutionnaire et des fêtes républicaines au moindre prétexte ; ce qui a pour conséquence finalement de les galvauder. La « Fête de la fondation de la République » sera d’ailleurs célébrée chaque 1er Vendémiaire (22 septembre) entre 1793 et 1803.
Dans le même laps de temps, le 14 juillet ne sera plus commémoré à partir de 1800. Un décret du 19 février 1806 fera du 15 août le jour de la Saint-Napoléon, date de naissance de l’Empereur. Les régimes se succédant, la Saint-Napoléon sera abandonnée sous la Restauration puis rétablie par Napoléon III en 1852. Quant à la courte période de la IIème République (1848-1851), celle-ci fera du 4 mai le jour anniversaire de la ratification de la République par l’Assemblée nationale constituante.
Le conflit franco-allemand de 1870, suscitant un véritable sentiment nationaliste, aura pour conséquence de faire revivre le 14 juillet. Ce sera surtout l’occasion de procéder à un défilé militaire. La fête nationale sera par la suite fixée au 30 juin en 1878, en pleine Exposition Universelle.
En 1879, tandis que la IIIème République semble se stabiliser, on se met à la recherche d’une date symbolisant une fête nationale et républicaine. En mai 1880, le député Benjamin Raspail déposera une proposition de loi fixant la commémoration le 14 juillet de chaque année.
Adoptée d’abord puis promulguée ensuite le 6 juillet 1880, la loi est libellée de manière lacunaire comme suit :
« La République adopte le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle. »
La généralité du texte et son absence concomitante de détails au sujet de l’évènement auquel la fête nationale se rapporte seront les causes d’un débat portant sur la question de savoir si le 14 juillet faisait référence à l’année 1789 ou plutôt 1790. Sans trancher de manière concrète, les travaux parlementaires penchent vraisemblablement plus en faveur de l’année 1790 car, pour le symbole, il n’y eut pas une goutte de sang versée en France ce jour-là. Rien n’oblige pourtant à aller dans ce sens.
De l’autre côté de l’Atlantique, des discussions similaires eurent lieu au sujet du 4 juillet mais la problématique était bien plus profonde car si en France, on tergiverse entre deux années qui se chevauchent, en revanche, un consensus s’est instauré sur le 14 juillet. Pour les Américains, ce n’est pas uniquement la date qui pose des difficultés mais le jour lui-même.
Pour l’Histoire officielle, la Déclaration d’Indépendance des États-Unis d’Amérique est datée du 4 juillet 1776. Néanmoins, certains préfèrent se référer au 19 avril 1775 en référence à l’échauffourée de Lexington, début des hostilités de la guerre qui opposera les futurs Etasuniens aux Britanniques. D’autres soulignent l’importance de la « Résolution Lee » du 2 juillet 1776 à travers laquelle le Congrès vota secrètement l’indépendance même si la première mention au terme « indépendance » proprement dit remonte au 4 juin de la même année.
Ces deux exemples démontrent bien que l’Histoire aussi, parce qu’elle ne se contente pas seulement de rapporter des faits, souffre parfois de l’arbitraire qu’insufflent un politique secondée par le droit. Loin de porter un jugement de valeur, ce constat nous amène à concéder au législateur de 1880 le succès de l’entreprise à laquelle il a pris part à savoir, faire du 14 juillet une fête gravée dans la mémoire collective et partagée par tous les Français dont l’attachement manifesté d’année en année consolide le sentiment d’appartenir à une Nation qui a accompli de grandes choses.
Sources bibliographiques :
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SOBOUL (A) La Révolution française, Ed. Gallimard, octobre 1984, p. 608
SUEUR (Ph) Histoire du droit public français XV-XVIIIe siècles T1 & T2, Ed. PUF, octobre 2001
QUETEL (C) L’histoire véritable de la Bastille, Ed. Larousse, avril 2006, p. 646
CARCASSONNE (G) La Constitution, Ed. Point Essai, 2011, p. 480
BOUDON (J) La passion de la modération. D’Aristote à Nicolas Sarkozy, Ed. Dalloz, 2011, p. 112
ZOLLER (E) Introduction au droit public, 2ème Ed. Dalloz, 2013, p. 252
PICHOT-BRAVARD (Ph) La Révolution française, Ed. Via Romana, 2015, p. 294
NOIRIEL (G) Qu’est-ce qu’une Nation, Ed. Bayard, 2015, p. 104
Vidéos :
ENRICO (R) La Révolution française. Les années Lumières sorti en 1989 à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française
FERRAND (F) Que fête-t-on le 14 juillet ? in L’ombre d’un doute :
https://www.youtube.com/watch?v=WWSq0qKIHxA