Dans les communiqués spéciaux du Président du Conseil constitutionnel ainsi que dans les commentaires autorisés des décisions n°s 2016-539 et 2016-540 QPC du 10 mai 2016, la Haute instance a décidé de moderniser le mode de rédaction de ses décisions (Comm. sur son site internet de Cons. Const., 10 mai 2016, n°s 2016-539 et 2016-540 DC, p. 1).
En la matière, l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel exige simplement que ses décisions soient motivées. En effet, elle le prévoit pour les déclarations de conformité à la Constitution, les décisions rendues dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité (Q.P.C.), de l’examen des textes de forme législative, des conditions de présentation des projets de loi, des fins de non-recevoir, des décisions relatives au contentieux électoral et de celles rendues dans le cadre d’une proposition de loi déposée en application du troisième alinéa de l’article 11 de la Constitution, respectivement dans les articles 20, 23-11, 26, 26-1, 28 et 40 et 45-3 de ladite ordonnance. Devant ce faible degré d’exigence des textes applicables, le mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel a été fortement inspiré par celui des décisions du Conseil d’État, caractérisé par l’imperatoria brevitas. Ce rapport d’influence ne surprend guère compte tenu du parallélisme des fonctions juridictionnelles exercées par les deux institutions, qui ont la particularité de siéger dans les deux ailes d’un même lieu, le Palais-Royal (v. sur ce point, Conseil constitutionnel et Conseil d’État, actes du colloque des 21 et 22 janvier 1988, LGDJ, 1988, 536 p.). Conseil constitutionnel et Conseil d’État ont en effet pour mission de déterminer si les actes d’une autorité publique (le législateur d’une part, l’exécutif et ses agents de l’autre) sont ou non conformes à une norme supérieure (la Constitution d’un côté, la loi de l’autre) (v. sur ce point, G. Vedel, « Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir administratif », in : CCC, 1996, n°1, pp. 57-63 et CCC, 1997, n°2, pp. 77-91). Un certain nombre de personnes composant le Conseil constitutionnel (membres nommés, tous les secrétaires généraux exception faite de M. Bernard Poullain, magistrat à la Cour de cassation qui exerça les fonctions entre 1983 et 1986 et membres du service juridique) sont d’ailleurs d’anciens membres de la juridiction administrative. Néanmoins, la « brièveté » n’est nullement cloisonnée à l’enceinte du Palais-Royal, mais est à l’œuvre également Quai de l’Horloge et participe ainsi à une tradition juridictionnelle française en matière de rédaction des décisions de justice (F. Malhière, La brièveté des décisions de justice (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation) – Contribution à l’étude des représentations de la justice, Dalloz, 2013, 665 p.).
Partagé, ce mode de rédaction est critiqué pour ses insuffisances. En effet, sous l’influence du droit comparé et des exhortations d’une partie de la doctrine, il est apparu que l’obligation de motivation des décisions de justice semblait nécessairement impliquer sa complétude ainsi que l’intelligibilité, la lisibilité et la simplicité de la décision. De ce fait, la modernisation du mode de rédaction des décisions de justice est devenue une préoccupation majeure pour les juridictions françaises. Déjà, en 2012, le vice-président du Conseil d’État avait missionné un groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction administrative présidé par Philippe Martin. Ce rapport préconisait l’évolution des modes de rédaction des décisions de justice, notamment par l’enrichissement de leur motivation et l’amélioration de leur lisibilité (sur ces points, v. la seconde partie de l’ouvrage collectif dirigé par le professeur Teitgen-Colly consacrée à la pédagogie du juge administratif : C. Teitgen-Colly, dir., Les figures du juge administratif, LGDJ-Lextenso, 2015, 165 p.). Aujourd’hui, c’est au tour du Conseil constitutionnel de décider de moderniser le mode de rédaction de ses décisions, en précisant qu’il s’agit là « d’un choix de rédaction pérenne, qui a vocation à être décliné pour l’ensemble des types de décisions ». Déjà, depuis l’annonce de la volonté de moderniser le mode de rédaction de ses décisions, le Conseil constitutionnel l’a appliqué au contentieux Q.P.C., au contentieux électoral (Cons. Const., 24 mai 2016, n° 2016-4954 AN), au contentieux des lois des collectivités d’outre-mer autonomes (Cons. Const., 3 juin 2016, n° 2016-10 LOM), au déclassement des textes de forme législative (Cons. Const., 16 juin 2016, n° 2016-263 L), au contentieux de constitutionnalité des lois du pays de la Nouvelle-Calédonie (Cons. Const., 16 juin 2016, n° 2016-6 LP) ainsi qu’au contentieux des déclarations de conformité (Cons. Const., 28 juill. 2016, n°s 2016-732/733/734 DC). Si elle a une vocation générale, cette décision revêt une signification particulière dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, mission essentielle du Conseil constitutionnel.
La modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel souffre d’un paradoxe. Comme tout effort de modernisation, elle doit être appréciée au regard du mode traditionnel de rédaction. Marqué par la brièveté, celui-ci semble dépassé si bien que sa modernisation, caractérisée par l’approfondissement de la motivation et le renforcement de l’intelligibilité et de la lisibilité de la décision, apparaît utile. Si ce dernier élément, qui se traduit essentiellement par la simplification de la lecture, est atteint avec l’abandon de la « phrase unique », des « vus » et des « considérants », l’approfondissement de la motivation demeure un horizon à atteindre pour le Conseil constitutionnel. Mais cet horizon semble difficile à atteindre compte tenu des contraintes inhérentes à l’office du Conseil constitutionnel. Et c’est précisément là que se situe le paradoxe. Mesure utile, la modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel poursuit un objectif, l’approfondissement de la motivation, qui apparaît difficilement réalisable.
I. La modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel, une mesure utile
La modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel est une mesure utile. Utile, elle l’est dans le sens où elle constitue une réponse au mode traditionnel de rédaction des décisions de justice constitutionnelle, caractérisé par la brièveté. Utile, cette mesure a deux objectifs : l’approfondissement de la motivation des décisions et le renforcement de leur intelligibilité et de leur lisibilité.
A. Une mesure répondant à la brièveté des décisions de justice constitutionnelle
La modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel répond au mode traditionnel de rédaction, caractérisé, comme celui de son voisin au Palais-Royal, par l’imperatoria brevitas. Hérité des temps anciens de confusion des fonctions d’administrateur et de juge , celui-ci combine brièveté de la motivation et autoritarisme stylistique.
Sur le fond, l’imperatoria brevitas est caractérisé par une motivation, qui n’est pas faible contrairement à ce qu’a pu soutenir une partie de la doctrine (D. Baranger, « Sur la manière française de rendre la justice constitutionnelle – Motivations et raisons politiques dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in : Jus Politicum, 2012, n° 7, pp. 2-16), mais brève, succincte. Cette brièveté signifie qu’en règle générale le Conseil constitutionnel, en un ou deux considérants, rassemble le raisonnement juridique constituant le soutien ou le fondement même de sa décision. Frappante aux débuts du Conseil constitutionnel, la brièveté est de moins en moins fréquente. Comme le souligne le professeur Dominique Rousseau, « sans atteindre encore les dimensions des arrêts des Cours constitutionnelles étrangères, les décisions comportent de très nombreux considérants, sont longuement et minutieusement motivées » (D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, 10ème éd., Montchrestien, 2013, p. 152). Si elle est de moins en moins fréquente, la brièveté des décisions de justice constitutionnelle est toujours d’actualité. Par exemple, saisi d’une résolution du Congrès modifiant son règlement, le Conseil constitutionnel a simplement considéré que des dispositions ont été prises conformément à l’article 18 de la Constitution et ne méconnaissaient aucune autre règle de valeur constitutionnelle (Cons. const., 22 juin 2009, n° 2009-583 DC, cons. 4).
Sur la forme, l’imperatoria brevitas est caractérisée par un certain autoritarisme stylistique par lequel le juge, procédant par argument d’autorité, énonce des propositions incontestables. Cet autoritarisme stylistique se caractérise par « la méthode de la phrase unique » (Y. Gaudemet, Les méthodes du juge administratif, LGDJ, 1972, p. 85) ainsi que par l’usage des « vus » et des « considérants ». On oppose ainsi la forme considérant, caractéristique des jugements français, à la forme dissertation, caractéristique des jugements anglais (J. Rivero, « Le problème de l’influence des droits internes sur la Cour de justice de la C.E.C.A. », in : AFDI, 1985, p. 299).
D’une manière particulière qui ne manque jamais d’intriguer, l’imperatoria brevitas a conduit le Conseil constitutionnel à développer des « doctrines de l’institution » (X. Magnon, « Que faire des doctrines du Conseil constitutionnel ? », in : NCCC, 2013, n° 38, p. 207). Celles-ci comprennent les « commentaires autorisés » (sur cet objet spécifique, v. notre étude : M. Charité, « Les commentaires autorisés des décisions du Conseil constitutionnel »,in : RD. Publ., 2015, p. 451), les communiqués de presse, les dossiers documentaires, les résumés des décisions présentés dans les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel ou encore les tables analytiques en ligne sur le site. Si la démarche poursuit une finalité essentiellement pédagogique, ces doctrines s’apparentent parfois à une sorte de « motivation extérieure et complémentaire » (D. Baranger, préc., p. 34) voire de « meta-motivation » (X. Magnon, préc., p. 208) de la décision. À cet égard, « il faut, par exemple, comparer le riche commentaire de la décision du 22 juillet 2005 […] à la décision elle-même qui comporte trois considérants… » (D. Baranger, préc.). De même, le communiqué de presse du 10 octobre 2000 par lequel le Conseil constitutionnel donnait son interprétation de sa décision du 22 janvier 1999 doit être distingué de cette dernière (v. G.-J. Guglielmi, « Le droit s’écrit-il dans les communiqués de presse ? », in Mélanges A. Fenet, Litec, 2008, p. 675 et O. Renaudie, « Les communiqués de presse du Conseil d’Etat : outil pédagogique ou support de communication ? » in M. Hécquard-Théron et P. Raimbault, dir., La pédagogie au service du droit, LGDJ, 2011, pp. 293-309).
Ces doctrines sont comparables à la chronique de jurisprudence administrative à l’Actualité juridique du droit administratif (A.J.D.A.) tenue par les responsables du centre de recherche et de diffusion juridique du Conseil d’État, autrefois centre de documentation (O. Renaudie, « La chronique de jurisprudence à l’AJDA » in J. Caillosse et O. Renaudie, dir., Le Conseil d’Etat et l’Université, Dalloz, 2015, pp. 153-162). Cependant, les commentaires autorisés « n’ont pas pour objet d’apporter une dimension critique dans la lecture de la motivation » (X. Magnon, préc., p. 207). On ne peut probablement pas en dire autant de la chronique à l’A.J.D.A., comme en témoigne celle portant sur l’arrêt Brouant du 25 octobre 2002, qui concerne par ailleurs le Conseil constitutionnel. Dans cet arrêt, rendu sur conclusions contraires du commissaire du gouvernement Guillaume Goulard, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État a considéré que la décision par laquelle le Conseil constitutionnel adopte un règlement intérieur organisant l’accès à ses archives n’est pas dissociable des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel exerce les missions qui lui sont confiées par la Constitution et ne revêt pas le caractère d’un acte administratif dont la juridiction administrative serait compétente pour connaître. Souscrivant largement aux conclusions, les titulaires de la chronique à l’époque, Francis Donnat et Didier Casas, critiquèrent très largement la solution retenue, la jugeant inopportune et infondée juridiquement (F. Donnat et D. Casas,« Chronique générale de jurisprudence administrative française (CE Ass. 25 oct. 2002, Brouant) », in : AJDA,2002, p.1332).
Particularité de la justice constitutionnelle « à la française », ces doctrines, particulièrement les commentaires autorisés, « constituent un acquis sur lequel il sera difficile de revenir », « faute de conclusions, faute d’opinions dissidentes, faute de rapports, faute de décisions fleuves » (B. Mathieu, « Un an de jurisprudence constitutionnelle », in Dalloz, 2005, p. 923).
Traditionnelle et paradoxale, l’imperatoria brevitas a pour vertu l’élégance de la plume, la pureté du style et la rigueur du raisonnement juridique. En revanche, dans la mesure où il est difficilement intelligible pour le profane, ce mode de rédaction est insuffisant compte tenu de la diversification des besoins générés par l’exercice de la fonction juridictionnelle. Pour reprendre la formule employée par un célèbre Huron en visite au Palais-Royal, « la justice est faite pour les justiciables » (J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal, ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », Dalloz, 1962, chron., p. 39). Valable, cette affirmation l’est même pour la justice constitutionnelle, qui s’adresse certes prioritairement aux pouvoirs publics, mais qui a pour objet essentiel le contrôle de la loi, acte juridique de portée générale ayant pour destinataire le justiciable.
B. Une mesure répondant à un double objectif
Comme le soulignent les communiqués spéciaux du Président du Conseil constitutionnel ainsi que les commentaires autorisés des décisions n°s 2016-539 et 2016-540 QPC du 10 mai 2016, la modernisation du mode de rédaction des décisions du Conseil constitutionnel a deux objectifs. Comme nous l’indiquions, le premier est l’approfondissement de leur motivation. Le second est le renforcement de leur intelligibilité et de leur lisibilité, qui se traduit essentiellement par la simplification de leur lecture. Présentés de manière distinguée, ces deux objectifs s’entremêlent toutefois en partie dans la mesure ou l’approfondissement de la motivation d’une décision de justice peut contribuer à renforcer son intelligibilité.
L’approfondissement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel signifie que celle-ci doit être complète, conformément à la formule de Pascal selon laquelle « trop de brièveté du discours l’obscurcit ». La complétude de la décision de justice revient à dire que cette dernière doit comprendre tous les rationes decidendi, entendus comme l’«ensemble des arguments de droit avancés par le juge […] à l’appui de sa décision » (O. De Schutter, « Le précédent et le juge européen. Pour une structure des révolutions juridiques », in : RRJ, 1993, p. 1155). Ce premier objectif peut se rattacher à l’exigence de motivation suffisante des décisions de justice constitutionnelle, composante du droit à un procès équitable découlant de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme (Cour EDH, 9 novembre 2004, O.B. Heller, A.S. et Ceskoslovenskà Obochodni Banka, A.S. c. République tchèque, req. n°s 55631/00 et 55728/00).
Le renforcement de l’intelligibilité et de la lisibilité de la décision signifie quant à lui que celle-ci doit être suffisamment compréhensible pour le justiciable. Ce second objectif peut se rattacher à l’objectif de valeur constitutionnelle d’intelligibilité de la loi, consacré par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999 (Cons. Const., 16 déc. 1999, n° 99-421 DC, cons. 13). Pour le professeur Guy Carcassonne, ce dernier porte en lui « l’intelligibilité du contrôle sur la loi » (G. Carcassonne, « L’intelligibilité des décisions du Conseil constitutionnel », in P. Mbongo (dir.), La Qualité des décisions de justice -. Actes du colloque de Poitiers des 8 et 9 mars 2007, Éditions du Conseil de l’Europe, 2008, p. 140). Ce lien consubstantiel entre intelligibilité de la loi et intelligibilité de la décision de justice constitutionnelle explique d’ailleurs peut-être que le Conseil constitutionnel applique le premier avec une grande prudence, craignant un ‘effet boomerang’.
Depuis l’annonce par le Conseil constitutionnel de sa décision de moderniser le mode de rédaction de ses décisions, les changements observables répondent davantage au second objectif qu’au premier. En effet, les « vus » ne sont plus utilisés mais remplacés par des « au vu des » textes suivants ou pièces suivantes, les « ayant été entendus » par des « et après avoir entendu ». Les motifs sont introduits par la formule selon laquelle « le Conseil constitutionnel s’est fondé sur ce qui suit ». Les « considérants » ne sont plus utilisés mais remplacés par des paragraphes. Ce remplacement a d’ailleurs induit un changement lorsque le Conseil constitutionnel insère une formule de renvoi aux motifs dans le dispositif de ses décisions d’inconstitutionnalité à effet différé (Cons. Const., 24 mai 2016, n° 2016-543 QPC). Tel est également le cas lorsqu’il prononce une déclaration de constitutionnalité sous réserve (Cons. Const., 24 juin 2016, n°s 2016-545 QPC et 2016-546 QPC). En effet, les réserves d’interprétation sont intégrées au dispositif des décisions avec un renvoi aux motifs depuis 1976 (Cons. Const., 2 déc. 1976, n° 76-70 DC, Loi relative au développement de la prévention des accidents du travail, Rec. p. 40) et de manière systématique depuis 1984 (Cons const., 10 et 11 octobre 1984, n° 84-181 DC, Loi relative aux entreprises de presse (concentration, transparence financière, pluralisme), Rec. p. 93). La méthode de la phrase unique est abandonnée au profit d’un style direct et ponctué. La mention « délibéré » est remplacée par la mention « jugé ». Tous ces changements de style sont propres à garantir la réalisation de l’objectif de renforcement de l’intelligibilité, de la lisibilité, de simplification de la lecture de la décision. En revanche, ils sont impropres à garantir la réalisation de l’objectif d’approfondissement de la motivation des décisions. Celui-ci suppose un effort plus important que de simples changements d’ordre stylistique et demeure donc un objectif à réaliser pour le Conseil constitutionnel.
II. L’approfondissement de la motivation, un objectif difficilement réalisable
Élément constitutif de la modernisation de la rédaction des décisions du Conseil constitutionnel, l’approfondissement de leur motivation demeure aujourd’hui un horizon à atteindre pour la Haute Instance. En théorie, cet approfondissement devra nécessairement être équilibré, c’est-à-dire à la fois suffisant et non excessif car si une concision et une brièveté excessives ne favorisent guère l’intelligibilité des sentences juridictionnelles, la prolixité peut aussi, tout autant que le laconisme, être un obstacle à la clarté de la décision. En pratique, il apparaît manifestement inconciliable avec les contraintes inhérentes à l’office du Conseil constitutionnel.
A. Un objectif nécessairement équilibré
Dans l’absolu, l’approfondissement de la motivation doit tendre, pour reprendre l’expression de Richard Goldstone, ancien membre de la Cour constitutionnelle sud-africaine, vers une pleine motivation (X. Philippe, « Présentation de la Cour constitutionnelle sud-africaine », in : CCC, 2001, n° 9, p. 58).
Une pleine motivation est à la fois une motivation complète mais également une motivation non excessive. En effet, si la brièveté de la motivation ne favorise pas l’intelligibilité et la lisibilité de la décision, la motivation-fleuve peut aussi, tout autant que la brièveté, être un obstacle à ces exigences de qualité de la décision de justice. Pour reprendre les mots du professeur Gaudemet, « une décision n’est pas la meilleure parce qu’elle est plus brève ou plus longue », « la décision la meilleure [est] celle qui est la plus complète et la plus intelligible pour les parties » (Y. Gaudemet, préc., p. 77). Autrement dit, la pleine motivation est celle qui comprend tous les rationes decidendi et aucun obiter dicta, qui désignent pour le juge, les « digressions qu’il s’autorise dans les marges de ses raisonnements » (O. De Schutter, préc.).
En premier lieu, l’approfondissement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel consiste en une motivation suffisante, par laquelle le juge doit livrer tous les rationes decidendi. Le concept de ratio decidendi fait écho à la notion de « motifs, soutien nécessaire et fondement même du dispositif » (Cons. const., 15 janvier 1962, n° 62-18 L, cons. 1), mais celle-ci n’est employée par le Conseil constitutionnel que lorsqu’il use de sa technique de « motivation par référence » (Rec. Tables analytiques 2007, p. 521) ou « motivation par renvoi à une autre décision » (Rec. Tables analytiques 2009, p. 359). En règle générale, le Conseil constitutionnel délivre tous les rationes decidendi. Néanmoins, certaines décisions laissent penser que tel n’est pas le cas. Par exemple, à la lecture du commentaire autorisé de la décision relative à la loi sur la sécurisation de l’emploi, « il semble que plusieurs motifs non évidents dans la décision elle-même, aient motivé le juge » (P. Rrapi, « Jurisprudence du Conseil constitutionnel – Commentaire de la décision n° 2013-672 DC du 13 juin 2013, Loi relative à la sécurisation de l’emploi », in : RFDC, 2013, p. 977). En l’espèce, tel était le cas du coût pour les finances publiques d’une telle réforme, de la généralisation des “clauses de désignation” et de “migration” et peut-être aussi d’une Q.P.C. en cours devant le Tribunal de Commerce de Paris sur l’article L. 921-1 du code de sécurité sociale.
Outre les rationes decidendi éventuellement absents des motifs de la décision, l’approfondissement de sa motivation pourrait se traduire par des références jurisprudentielles. Assurément, en France, le précédent n’est pas une source du droit de la même nature qu’elle peut l’être au Royaume-Uni, et la jurisprudence du Conseil constitutionnel en est l’illustration. S’il se réfère occasionnellement à sa propre jurisprudence dans les motifs de ses décisions, par le biais de la technique de la motivation par renvoi à une autre décision, il ne fait pas de même à propos de la jurisprudence d’autres juridictions. Pourtant, il est certain qu’il la prend en compte, comme en atteste les commentaires autorisés à propos des jurisprudences du Conseil d’État, de la Cour de Cassation, des cours constitutionnelles étrangères, de la Cour de Justice de l’Union européenne… Surtout, fût-elle implicite, la prise en compte par le Conseil constitutionnel de la Convention européenne des droits de l’homme est indéniable « au point qu’il est possible d’affirmer qu’aucune décision de protection des droits et libertés n’est prise par le Conseil sans analyse préalable de la jurisprudence de Strasbourg » (M. Guillaume, « Question prioritaire de constitutionnalité et Convention européenne des droits de l’homme », in : NCCC, 2011, n° 32, p. 88).
En second lieu, l’approfondissement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel consiste en une motivation non excessive, limitée à la ratio decidendi et qui ne doit pas comprendre d’obiter dicta, actuellement présents dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Par exemple, nous pouvons citer l’obiter dictum selon lequel « la loi votée … n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution » (P. Blachère, Contrôle de constitutionnalité et volonté générale : étude sur l’obiter dictum : “la loi votée … n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution”, thèse, Montpellier, 1998, dactyl., 449 p.) ou encore celui par lequel le Conseil constitutionnel, a précisé qu’« au surplus », pendant la durée de ses fonctions, la responsabilité pénale du Président de la République ne peut être mise en cause que devant la Haute Cour de Justice, selon les modalités fixées par l’article 68 de la Constitution (Cons. const., 22 janvier 1999, n° 98-408 DC, cons. 16). Cependant, leur présence contrevient au second élément constitutif de la modernisation du mode de rédaction des décisions : l’intelligibilité, la lisibilité, la simplicité de celles-ci, conformément à la formule de Pascal selon laquelle « trop de longueur du discours l’obscurcit ».
Toutefois, une catégorie d’obiter dicta semble devoir être maintenue. Ce sont ceux par lesquels le Conseil constitutionnel détermine les effets matériels de ses décisions. Ces sentences sont qualifiées de « décisions d’appel au Législateur » (D. Rousseau, La justice constitutionnelle en Europe, 3ème éd., Montchrestien, 1998, p. 104) voire d’« injonctions au législateur » (Rec. Tables analytiques 2003, p. 543). Elles se déclinent en deux modalités distinctes. La première est celle des décisions de « censure virtuelle » (D. Rousseau, « Chronique de jurisprudence constitutionnelle 1997-1998 », in : RD. Publ., 1999, p. 63). Elle désigne la technique par laquelle le Conseil constitutionnel juge temporairement justifiée, pour des raisons d’intérêt général, la reconnaissance de l’inconstitutionnalité de la loi attaquée (V. par ex., Cons. Const., 3 avril. 2003, n° 2003-468 DC, cons. 28). La seconde est celle des décisions assorties, dans les motifs, de directives ou d’injonctions invitant les organes législatifs à corriger à temps un vice de constitutionnalité en voie de formation (v. par ex., Cons. const., 9 décembre 2010, n°2 010-618 DC, cons. 37). Si ces injonctions au législateur ne constituent pas le soutien nécessaire voire le fondement même de la décision du juge, leur maintien, voire leur développement, semble justifié dans un souci d’effectivité accrue des décisions de justice constitutionnelle, qui participe, au même titre que la pleine motivation, à la qualité de la décision de justice.
B. Un objectif manifestement inconciliable avec l’office du Conseil constitutionnel
Puisque la motivation des décisions du Conseil constitutionnel se situe au cœur de l’office du juge constitutionnel, son approfondissement devra nécessairement tenir compte de l’ensemble du processus auquel elle participe et des contraintes qui s’y exercent. D’ailleurs, la spécificité de l’office du juge constitutionnel a été prise en compte par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêt O.B. Heller A.S. c/ République tchèque, (Cour EDH, 9 novembre 2004, req. nos 55631/00, 55728/00) dans lequel elle a posé un sérieux garde-fou à l’exigence de motivation suffisante des décisions de justice constitutionnelle en précisant qu’«elle ne saurait se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument avancé». Plus précisément, les contraintes inhérentes à l’office du Conseil constitutionnel sont la brièveté des délais de jugement et la collégialité de la délibération des motifs.
En premier lieu, les contraintes de délai conditionnent l’objectif d’approfondissement de la motivation des décisions dans la mesure où celui-ci est potentiellement attentatoire aux délais raisonnables de jugement. La rédaction des décisions de justice prend du temps, non seulement au rédacteur lui-même, mais aussi à ceux qui le lisent où le relisent. Et force est de constater que l’office du Conseil constitutionnel est enfermé dans des délais de jugement très courts. En effet, il doit statuer dans le délai d’un mois lorsqu’il intervient sur le fondement de l’article 61 de la Constitution. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s’il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours. Ce délai est identique lorsqu’il se prononce sur l’examen des textes de forme législative. Il statue dans un délai de trois mois à compter de sa saisine dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité. Ce délai est le même lorsqu’il se prononce sur la constitutionnalité des lois de pays de la Nouvelle-Calédonie ou encore sur l’intervention de la loi dans les matières ressortissant à la compétence des collectivités d’outre-mer autonomes (Polynésie française, Saint-Barthélemy, Saint-Martin), en tant qu’elle s’applique à ces dernières. Il se prononce dans le délai de huit jours lorsqu’il examine des fins de non-recevoir.
Or, la célérité de la justice est une composante de sa qualité, au même titre que la motivation suffisante et l’intelligibilité, la lisibilité et la simplicité de la décision. Cette considération est confirmée par le fait que le délai raisonnable, composante du droit à un procès équitable découlant de l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme, a été rendu applicable aux juridictions constitutionnelles. Ainsi, dans l’arrêt Ruiz-Mateos c/ Espagne du 23 décembre 1993 (AJDA, 1994, p. 16, chronique Flauss), la Cour européenne des droits de l’homme a considéré que «lorsque le droit national prévoit l’existence d’une telle juridiction dont l’accès est ouvert directement ou indirectement aux justiciables, les procédures qui se déroulent devant elles doivent respecter les principes de l’article 6 § 1 de la Convention lorsque la décision à rendre peut influer sur l’issue du litige civil dont il est débattu devant les juridictions ordinaires». De nombreuses juridictions constitutionnelles ont été condamnées sur le terrain du délai non raisonnable. Tel est le cas du tribunal de Karlsruhe (Cour EDH, 18 octobre 2001, Mianowicz c/ Allemagne, req. n° 42505/98), des tribunaux constitutionnels espagnol (Cour EDH, 11 octobre 1990, Diaz A paricio c/ Espagne, req. n° 49468/99) et portugais (Cour EDH, 25 juillet 2002, Rosa Marques et autres c/ Portugal, req. n° 48187/99) ou encore de la Cour constitutionnelle croate (Cour EDH, 2 mars 2009, Sandra Jankovic c/ Croatie, req. n° 38478/05). En revanche, cette disposition n’a jamais été appliquée au Conseil constitutionnel que ce soit au titre du contrôle préventif et abstrait qu’à celui du contentieux électoral, du fait de son caractère politique (Cour EDH, 21 octobre 1997, Pierre-Bloch c/ France, req. N° 24194/94 ; AJDA, 1998, p. 65, note L. Burgogue-Larsen ; in Dalloz, 1998, p. 208, obs. S. Perez ; RFDA, 1998, p. 999, note P. Jan ; Rev. science crim., 1998, p. 391, obs. R. Koering-Joulin).
En second lieu, les contraintes liées à la collégialité de la délibération constituent également un obstacle à l’approfondissement de la motivation de la décision. En France, le principe de la délibération collégiale concerne non seulement le dispositif de la décision mais également ses motifs. Dans cette mesure, l’accroissement de la motivation de la décision sera plus difficile en ce sens que le consensus sera plus difficilement trouvé. Il le sera d’autant plus en l’absence d’expression des opinions séparées. D’après une typologie américaine reprise par le professeur Wanda Mastor dans sa thèse de doctorat, les opinions séparées de déclinent entre les opinions concordantes, type d’opinion séparée «qui offre un fondement différent pour une solution identique» et les opinions dissidentes, type d’opinion séparée qui « propose une solution différente » (W. Mastor, Les opinions séparées des juges constitutionnels, Economica-PUAM, 2005, p. 17). L’absence d’expression des opinions séparées expliquerait la présence d’obiter dicta dans les décisions du Conseil constitutionnel, l’obiter dictum étant un « instrument utilisé pour exprimer une opinion dissidente » (P. Blachèr, « L’obiter dictum dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », in : REDP, 2000, p. 14).
Cela revient-il à dire que la réalisation de l’objectif d’approfondissement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel implique nécessairement l’expression des opinions séparées des juges constitutionnels ? Dans l’absolu, oui. Mais cette expression, préconisée par une partie de la doctrine (v. par ex., D. Rousseau, « La transposition des opinions dissidentes en France est-elle souhaitable ? “Pour” : une opinion dissidente en faveur des opinions dissidentes », in : CCC, 2000, n° 8, p. 113), se heurte à une hostilité générale, notamment de la part des juges. Et pour reprendre la critique la plus acerbe adressée à leur transposition en droit français, le doyen Vedel voyait en elle une recette infaillible à qui voudrait porter malheur au Conseil constitutionnel, qui aurait pour effet de transformer le contentieux constitutionnel en « un spectacle qui aurait sa place à la télévision entre le « Face à face » et la « Roue de la fortune » » (G. Vedel, « La transposition des opinions dissidentes en France est-elle souhaitable ? “Contre” : le point de vue de deux anciens membres du Conseil constitutionnel », in : CCC, 2000, n° 8, p. 112). Car le secret du délibéré, et a fortiori l’indépendance du Conseil constitutionnel, possède également ses vertus, qui participent également à la qualité de la justice constitutionnelle.
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