« Sir, lorsque le Roi fait l’œuvre du peuple, le peuple s’empare des fonctions du Roi »
Marc-Antoine Thierry de Ville-d’Avray
La réunion des États Généraux à Versailles en 1789 paraissait à bien des égards inévitable. Dans la tradition féodale sur laquelle reposait la société d’Ancien Régime, la fonction de conseil était essentielle au sein de la relation unissant le suzerain et son vassal. Même si les théories développées notamment au XVIème siècle par les légistes avaient contribué à faire du Roi de France un véritable Souverain en son Royaume – Alain n’avait-il pas déjà dit en 1210 que « le Roi est Empereur en son Royaume » -, la décision que prit Louis XVI consistant à faire appel à une institution relevant a priori d’un passé révolu n’était en fait qu’un aveu de faiblesse supplémentaire face à une organisation administrative française sclérosée et en mal de réformes. Associant les représentants des trois ordres – Clergé, Noblesse et Tiers état – ceux-ci avaient été sollicités pour sortir la France du marasme budgétaire dans lequel elle s’était année après année enlisée. Mais achoppant sur les privilèges du Clergé et de la Noblesse, le Roi peinait à imposer une quelconque réforme fiscale devant le refus réitéré des Parlements d’enregistrer le moindre texte en ce sens. Pourtant, diverses solutions lui furent adressées par ses plus proches collaborateurs. Parmi celles-ci, on peut retenir la réorganisation politique et territoriale profonde de l’administration envisagée successivement et sous différents aspects par trois Contrôleurs généraux des Finances à savoir Turgot, Necker et Calonne. Destinées à venir à bout d’un système d’enchevêtrement qui, à défaut de remplacer les institutions déjà existantes ne contribuait qu’à en ajouter de nouvelles, aucune ne parvint malgré tout à remplir son objectif. La création de municipalités d’arrondissement et de municipalités provinciales, le tout chapeauté par une municipalité nationale défendue ardemment par Turgot était assez innovante à l’époque pour ce qu’elle permettait d’apporter en termes de « démocratie » au niveau local. En réponse à l’échec quant à la mise en place d’une telle réforme, Calonne proposa de réunir une assemblée de Notables ce qui n’avait plus été fait depuis 1627. Le 22 février 1787, la proposition de Calonne fut mise à exécution. Mais les impasses auxquelles conduisaient les discussions en son sein annonçaient inéluctablement la séparation de cette assemblée marquait par là même un revers de plus à inscrire au passif d’une Monarchie qui n’avait d’absolu plus que le nom. Le nouveau Contrôleur général des Finances, Loménie de Brienne, ne parvint toutefois pas à convaincre Louis XVI de prendre sur lui de réveiller l’une des plus anciennes institutions de la Monarchie française : les États Généraux de la Province. Necker eut plus de succès. Leur convocation finalement décidée en Conseil du Roi le 8 août 1788, le Monarque abattait ainsi sa dernière carte avec pour unique objectif, une révision aussi complète que nécessaire du système fiscal. Le débat devait très vite basculer en véritable leçon de droit constitutionnel, la plus importante de toute l’Histoire de France.
I – En attendant le dénouement
Toutes les solutions envisagées au plus haut niveau ne parvenaient donc pas à résorber la crise que subissait le Royaume depuis des décennies. Idéologique, politique mais aussi sociale, on aura beau identifier les causes une à une, cela ne suffira pourtant pas pour mesurer toute l’envergure du défi qui s’imposait à la Monarchie française en cette fin de XVIIIème siècle.
Après avoir compté pendant tant d’années sur les corps privilégiés pour affirmer son autorité, le Roi de France les retrouvait désormais sans arrêt sur le long chemin des réformes qu’il souhaitait engager. Ceux des Parlements, cours de justice composées de magistrats chevronnés, s’opposaient obstinément par le biais des remontrances à toute mesure qui porterait directement ou indirectement atteinte aux privilèges. Impossible donc d’introduire une quelconque réforme fiscale même infime.
Affaiblir les Parlements pour endiguer cette difficulté avait d’abord été envisagé et même tenté avec le projet Lamoignon en 1788. La Monarchie devait néanmoins essuyer les protestations du peuple attaché à ces magistrats qui pourtant ne le représentaient nullement. L’idée de représentation n’effleurait d’ailleurs que les esprits les plus avisés et les contours de ce qui allait bientôt être un véritable concept – politique d’abord, juridique ensuite –, demeuraient somme toute encore trop flous pour consolider une théorie destinée à légitimer l’exercice du pouvoir de certains hommes sur d’autres.
Néanmoins, la représentation avait déjà suscité de sérieux développements au sein de la littérature anglaise. Parmi les grands philosophes des Lumières, c’est sans conteste à Jean-Jacques Rousseau que revient le mérite d’avoir popularisé le mot en France. Mais l’approche de cet auteur ne permit pas de lui donner une tournure idéologico-pratique à l’usage des futurs acteurs de la Révolution française. A l’évidence, les États Généraux restaient l’ultima ratio regum et même les réflexions les plus poussées n’auraient pas permis d’éviter leur convocation prochaine.
« Sa Majesté cherchera toujours à se rapprocher des formes anciennement usitées ; mais lorsqu’elles ne pourront être constatées, Elle ne veut suppléer au silence des anciens monuments qu’en demandant, avant toute détermination, le vœu de ses sujets, afin que leur confiance soit plus entière dans une assemblée vraiment nationale, par sa composition comme par ses effets. »
Déclaration de Louis XVI du 5 juillet 1788.
La date de leur convocation fixée, il était fait état de « la nécessité urgente de faire expédier les lettres de convocation ». Le 24 janvier 1789, le Règlement général portant convocation fut enfin adopté en Conseil du Roi. Il prévoyait notamment les conditions selon lesquelles se réuniraient les prochains États Généraux à Versailles, les modalités de l’élection de ses membres, la rédaction de cahiers de doléances et bien sûr l’objectif poursuivi.
Article 51 du Règlement général du 24 janvier 1789
« Nous avons besoin du concours de nos fidèles sujets pour Nous aider à surmonter toutes les difficultés où Nous Nous trouvons, relativement à l’état de nos finances, et pour établir, suivant nos vœux, un ordre constant et invariable dans toutes les parties du gouvernement qui intéressent le bonheur de nos sujets et la prospérité de notre royaume. Ces grands motifs Nous ont déterminé à convoquer l’Assemblée des États de toutes les provinces de notre obéissance, tant pour Nous conseiller et Nous assister dans toutes les choses qui seront mises sous nos yeux, que pour Nous faire connaître les souhaits et doléances de nos peuples, de manière que par une mutuelle confiance et par un amour réciproque entre le souverain et ses sujets, il soit apporté le plus promptement possible un remède efficace aux maux de l’État, que les abus de tous genre soient réformés et prévenus par de bons et solides moyens qui assurent la félicité publique et qui nous rendent à Nous particulièrement, le calme et la tranquillité dont Nous sommes privés depuis si longtemps. »
Pourtant, nombreuses seront encore les vicissitudes que rencontrera Louis XVI avant la réunion effective des États Généraux. C’est sans compter sur celles qui auront lieu au cours de celle-ci.
II – Le transfert de souveraineté, aboutissement d’une longue chaîne d’imprévus
L’ouverture des États Généraux à Versailles eut donc lieu le mardi 5 mai de l’année 1789. La veille, une procession dans les rues de la ville ainsi qu’une messe du Saint-Esprit furent organisées alors qu’ailleurs des manifestations d’un tout autre genre éclatèrent ; notamment en Languedoc en réaction à la cherté du prix du pain.
Les députés nouvellement élus s’adonnèrent également à un défilé à travers lequel chaque ordre devait se présenter à la foule venue nombreuse pour un évènement dont elle pressentait déjà qu’il dût changer profondément le cours des choses.
Par la suite, rien n’allait dans le sens d’un véritable consensus entre les acteurs de ces journées mémorables car même les formalités les plus banales donnèrent lieu à quelques incidents pour les moins cocasses. L’ordre protocolaire hiérarchique est par exemple jugé vexatoire, les membres du Haut Clergé refusent de défiler au milieu de simples prêtres tandis que les députés du Tiers, tout de noir vêtus, pestent contre la sobriété des couleurs de leurs cierges comparée à celles des Seigneurs de la Cour. Enfin, Monseigneur de la Fare, en charge du sermon fit durer ce dernier « sept quart d’heures » si bien que le Roi s’endormit d’ennui.
Le jour même de l’ouverture, les maladresses ne feront que s’additionner aux méandres de la veille. En termes de décor tout d’abord, on choisit la Salle des Menus-Plaisirs à Versailles dans laquelle on retrouve tous les portraits des anciens Rois de France, symboles d’une Monarchie absolue que le temps venu rejette avec vigueur. Par ailleurs, ayant une capacité d’accueil de plus de 3000 personnes, on ne s’entend guère parler puisque la moindre prise de parole produit un écho assourdissant.
Le déroulement ensuite ne fut pas du goût de tous. La réception du discours du Roi, qui dura quatre minutes environ, ne fit pas l’unanimité car si certains le jugèrent satisfaisant d’autres le trouvèrent trop pompeux. Ce caractère fut davantage accentué avec la déclaration de Charles de Barentin, Garde des Sceaux, qui poursuivit par un éloge de Louis XVI.
Le plus lourd pour l’assistance, aux dires de certains, fut d’entendre les propos tenus par Jacques Necker qui exposa, sans doute de manière précise et avec toute la finesse de l’analyse qu’on lui connaissait, la situation désastreuse des finances de la France mais qui ne mit pas moins de deux heures et demie pour ce faire !
Tout ne préfigurait donc pas une atmosphère harmonieuse. Et les désaccords nombreux en amont (notamment sur la question du doublement des membres du Tiers) ne feraient que corroborer ceux rencontrer plus tard en aval car lorsqu’il s’est agi de voter pour adopter les solutions proposées, le Roi demanda de se séparer comme le voulait l’usage depuis que les États Généraux se réunissaient. En fait, la question du vote par ordre ou du vote par tête avait déjà été abordée bien avant la réunion du mois de mai sans jamais trouver de réponse. La préférence allait évidemment pour le vote par tête, seul moyen pour le Tiers état de parvenir à se faire entendre face aux deux autres ordres qui tiendraient sûrement ensemble sur de nombreux points.
En guise de protestation, les membres du Tiers état, pour la plupart juristes, demeurèrent à leur place et agirent paradoxalement par le biais de l’inertie pendant tout le mois qui suivit. Lorsque Louis XVI fit fermer les Menus-Plaisirs pour empêcher à ces derniers de se réunir, les députés du Tiers se dirigèrent à la Salle du jeu de paume où ils prêtèrent, le 20 juin 1789, le fameux serment de ne jamais se séparer avant d’avoir donné à la France une constitution. On y arrivait enfin. Il n’y avait plus lieu de se prononcer uniquement sur de simples questions financières mais d’envisager davantage la refonte du régime politique français.
Le 23 juin suivant, alors même que le Roi déclara au cours d’une séance restée fameuse dans l’Histoire que tout ce qui fut entrepris était « nul, illégal et inconstitutionnel », notamment l’auto-proclamation des membres du Tiers en « Assemblée nationale », ceux-ci se confinèrent résolument dans immobilisme imperturbable. Rejoints ponctuellement par des élus des deux autres ordres, Louis XVI prit acte de sa défaite et ordonna à la Noblesse ainsi qu’au Clergé de s’unir à l’Assemblée nationale le 27 juin.
Le 9 juillet suivant, l’Assemblée nationale devint constituante. La souveraineté détenue jusqu’alors tout entière dans les mains du Roi de droit divin tombait désormais dans celles de la nouvelle assemblée composée de membres chargés de représenter la volonté de la Nation. Il revenait à présent aux révolutionnaires de consacrer ce que la Révolution française venait d’accoucher : un nouveau système politique unifié et représentatif.
III – Représenter la Nation
L’idée de la représentation est purement juridique. Et lorsque J-J. Rousseau théorise l’impossibilité de la représentation du peuple, il le fait à l’aide d’un sophisme qui doit laisser le juriste indifférent.
« La volonté ne se représente point : elle est la même, ou elle est autre : il n’y a point de milieu. »
J-J. Rousseau, Du contrat social, III, 15
Non pas que l’éminent philosophe ignore les abstractions et les fictions juridiques ; au contraire il en use pour étayer ses propos. En revanche, il ne se sert pas des bons concepts et applique par analogie celui du mandat pour expliquer la représentation. Or, le premier appartient au droit privé quand la seconde relève du droit public.
Par représentation il faut entendre la relation d’une personne à une ou plusieurs autres personnes grâce à laquelle la volonté de celle-là est regardée comme étant directement la volonté de celles-ci, si bien qu’elles doivent être traitées juridiquement comme une seule et même personne. Et pour comprendre plus avant cette relation de droit, un autre élément longtemps relégué par la doctrine apparait aujourd’hui indispensable : celui de l’organe. En d’autres termes, la relation de représentation ne peut juridiquement se comprendre sans la relation qui doit s’instaurer entre les organes de l’État. C’est là l’un des apports fondamentaux du droit public moderne.
Toutefois, avant d’aboutir à cet état avancé de la réflexion sur le sujet, il est à noter qu’on trouve déjà les premières traces de la représentation dans la Grèce et la Rome antiques lorsque l’action collective directe du peuple fut écartée des schèmes politiques classiques en fonction de la nature de l’affaire à régler. Ainsi, les magistrats compétents pour agir à la place du peuple le faisaient en toute indépendance bien qu’ils fussent juridiquement considérés comme le peuple lui-même.
Apparu sous la nécessité qu’exigeait la vie pratique, ce « mandat » de droit public différait en cela du mandat de droit privé lequel conserve la distinction entre le mandant et son mandataire qui exprime une volonté qui n’est pas libre et pas la sienne. Sous la république romaine, à mesure que le pouvoir se centralise, c’est d’abord au Sénat que revint la mission d’exprimer la volonté du peuple romain jusqu’à ce que l’empereur – dont l’autorité du dominat au principat ira toujours croissante – achève de s’en emparer dans sa totalité. La monopolisation du droit supérieur du peuple par l’un (Sénat) ou l’autre (Prince) pour ne faire plus qu’un dans le processus de formation de la volonté de l’État n’avait pourtant pas été pleinement exploitée pour ce qu’elle présentait de potentiellement juridique.
Sur le continent européen, au Moyen-Âge, l’idée de représentation ne pouvait pas plus aisément se frayer un chemin dans la mesure où le peuple n’était pas cette union d’individus égaux voulue jadis par Rome mais une pluralité d’individus et de communautés dont la volonté ne pouvait par conséquent s’exprimer par l’intermédiaire d’un organe unique à l’image du Sénat romain ou du Princeps. L’exercice morcelé du pouvoir et l’absence d’unité du peuple empêchaient toute relation d’organe à organe.
C’est en Angleterre, sous le règne d’Elisabeth Ière, que les contours de la représentation commencent à s’esquisser grâce aux développements du juriste et homme d’État Sir Thomas Smith lequel répand l’idée selon laquelle chaque Anglais en tant qu’il appartient au peuple britannique est représenté au Parlement et qu’il est donc personnellement présent par le medium de son représentant pour ne faire qu’un avec lui.
Mais ce fut long avant de parvenir à faire du Parlement un véritable représentant puisqu’il n’est pas libre – et vis-à-vis du monarque et vis-à-vis du peuple – d’exprimer la volonté de ceux qu’il représente. Ce n’est qu’à compter de la moitié du XVIIIe siècle que des théoriciens comme Blackstone et Burke s’ingénieront à dissocier le simple mandat de la représentation en défendant énergiquement l’idée d’un Parlement exprimant la volonté du peuple auquel il n’est pas lié (not bound) par des instructions particulières.
« Par conséquent, [le député] n’est pas tenu […] de consulter ses constituants ou de prendre leur avis sur aucun point particulier […] Chaque membre, bien que choisi par un district particulier, sert pour tout le Royaume. Car la fin pour laquelle il est envoyé est non pas particulière mais générale. »
William Blackstone (1723-1780), Commentaries on the Laws of England, I, 2, 1765
« Le Parlement n’est pas un congrès d’ambassadeurs d’intérêts différents et hostiles…que chacun doit soutenir en tant que représentant et avocat contre les autres représentants et avocats, mais le Parlement est une assemblée délibérative d’une seule Nation, avec un seul intérêt, celui du tout, où ce ne sont pas les buts, les préjugés locaux qui doivent guider, mais le bien général… Vous choisissez un député c’est bien, mais lorsque vous l’avez choisi, il n’est plus député de Bristol, il est membre du Parlement. »
Edmund Burke (1729-1797), Discours aux électeurs de Bristol, 29 novembre 1774
Les acteurs de la Révolution française s’en souviendront lorsqu’il s’agira de renverser l’ancien système afin de le remplacer par un nouvel ordre qui n’admet plus que les députés soient étroitement liés par le vote, les instructions et les cahiers de doléances. Évidemment, tout ceci ne s’est pas fait du jour au lendemain et même après le « coup d’État » du 23 juin, certains députés de l’Assemblée nationale se sentaient encore fortement dépendants du contenu des cahiers de doléances. Il est intéressant de constater à ce titre que Louis XVI n’a pas été le dernier pour combattre le mécanisme du mandat impératif :
« Sa Majesté déclare, que dans les tenues suivantes des États généraux elle ne souffrira pas que les cahiers ou mandats puissent être jamais considérés comme impératifs ; ils ne doivent être que de simples instructions confiées à la conscience et à la libre opinion des députés dont on aura fait choix. »
Archives parlementaires, I, Série VIII, art. 6
Et malgré l’influence notable des écrits de Rousseau sur les hommes qui siégèrent à la Constituante, cela n’empêcha pas une lecture qui réconciliait en quelque sorte le rejet de la constitution représentative avec la réalité politique. Le maître dans l’État, c’est la volonté générale qui n’est pas que la somme des intérêts particuliers. Bien plus, elle est la volonté de tout le peuple exprimée par celle de ses représentants.
Encore fallait-il se défaire du poids de l’élection qui pesait alors sur le mandat du député au point de le rendre dépendant de la volonté de ses électeurs. Pour ce faire, les constituants défendirent l’idée selon laquelle l’Assemblée nationale est le siège de la souveraineté de sorte que, pris individuellement, le député n’appartient pas à ses électeurs mais est élu par une circonscription pour représenter la Nation tout entière.
« Les représentants nommés à l’Assemblée nationale par les départements ne pourront être regardés comme les représentants d’un département particulier, mais comme les représentants de la totalité des département, c’est-à-dire, de la nation entière. »
Article 8 de la loi du 22 décembre 1789
Une disposition similaire sera ensuite inscrite dans l’airain de la première Constitution :
« Les représentants nommés dans les départements ne seront pas représentants d’un département particulier, mais de la nation entière, et il ne pourra leur être donné aucun mandat. »
Constitution du 3 septembre 1791, Titre III, Ch. 1, Sect. 3, Art. 17
Pour ce qu’elle avait d’éminemment artificielle, cette construction demeurait avant tout politique. Le droit positif se chargeait simplement de lui donner les gages qu’est censée offrir une règle juridique contraignante mais n’établissait aucune théorie de la représentation. C’est la principale raison qui explique les innombrables contestations formulées à l’endroit de la représentation en France et en Europe. Il faut attendre les apports de la doctrine – notamment allemande – de la fin du XIXe siècle pour forger une dogmatique juridique de la représentation digne de ce nom et qui repose sur un lien de droit entre plusieurs organes de l’État, en l’occurrence, au sein d’une démocratie représentative, le peuple et le Parlement.
L’organe est un instrument au service de la volonté d’une communauté laquelle émane avant tout des individus qui la composent. Toute communauté a besoin d’une volonté unifiée pour s’organiser et fonctionner. Les organes de l’État ainsi que le rapport juridique les unissant concourent à la formation de cette volonté unifiée et forment eux-mêmes une unité juridique. Par conséquent, l’organisation du peuple au sens juridique du terme a lieu au Parlement. C’est en partant de cette idée que l’on comprend le principe qui veut que les membres des assemblées sont les représentants de tout le peuple.
L’enjeu pour l’individu n’est donc plus de voir ses intérêts être directement défendus par le représentant élu – puisque l’un et l’autre ne font juridiquement qu’un – mais réside dans l’influence qu’exerce l’individu sur le Parlement ; influence qui passe principalement par le mode de désignation et le vote.
Et le peuple n’est pas seulement l’ensemble du corps électoral dont les conditions d’appartenance sont préalablement fixées par ailleurs mais une unité organisée et destinée à désigner ses représentants. En ce sens, il participe activement à la vie de l’État en jouant un rôle de premier plan. Par ailleurs, l’acte de voter ne se jauge pas uniquement à la valeur qu’il prend dans le cadre du processus électoral global voire à l’orientation que lui donne l’électeur, il doit encore être considéré par rapport aux conditions d’accès au vote dans son ensemble et aux mécanismes juridiques qui permettent de les garantir (en l’occurrence par l’organisation d’un véritable contentieux électoral constitutionnel).
Mais ce sont là des problématiques que les révolutionnaires de 1789 ont quelque peu délaissées. Il faut dire d’abord qu’à la différence des théoriciens allemands du XIXe siècle qui n’auront à travailler leur concept qu’avec la notion de peuple, la France préféra celle de Nation qui diffère considérablement sur le plan idéologique. On devra plus tard à Raymond Carré de Malberg de s’inspirer des travaux allemands pour bâtir sa Contribution à la théorie générale de l’État (1920-1922) sur le principe de la souveraineté nationale représentée ; une spécificité française que confirme le titre entier de l’ouvrage : Contribution à la théorie générale de l’État : spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français.
Par ailleurs, ce qui paraissait primordial aux yeux des révolutionnaires résidait alors dans le fait d’élaborer une théorie capable de pérenniser le transfert de souveraineté que le Tiers état venait tout juste d’opérer. On a donc privilégié la question de la protection de l’élu au détriment, il est vrai, de celle des électeurs.
IV – Protéger les élus de la Nation représentée
Suite à la séance royale du 23 juin, les députés du Tiers considéraient qu’ils devaient « poursuivre l’œuvre commune de restauration nationale de manière ininterrompue comme sans obstacle ». Ce faisant, ils allaient instaurer en France une institution durable : l’immunité des membres des assemblées parlementaires.
D’un point de vue pragmatique, l’acte se comprend assez aisément à l’aune du climat quasi délétère dans lequel Louis XVI avait plongé la capitale en faisant stationner des troupes autour de Versailles. En effet, par crainte d’être physiquement violenté, Mirabeau proposa aux membres du Tiers état de se déclarer « inviolables ».
Par ailleurs, sur un plan plus théorique, il fallait préserver contre tout retour en arrière le transfert de souveraineté du Roi à la Nation en le rendant intangible. De là à dire que cela perdurerait, il y avait idéologiquement de quoi en douter puisque si l’abolition des privilèges n’avait pas encore été proclamée en juin – il faut attendre la nuit du 4 au 5 août 1789 –, l’idée avait pourtant germé dès les premiers jours dans l’esprit de certains députés. Et par la suite, une interprétation rigoureuse des articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de 1789 aurait dû définitivement écarter du texte constitutionnel le principe de l’inviolabilité des parlementaires. Ce ne fut ni le cas en 1791 (Titre III, Chap. I, Section V, Art. 7) ni au sein des autres constitutions qui jalonnent l’histoire constitutionnelle française (articles 43 et 44 de la Constitution de 1793, articles 110 à 123 de la Constitution de 1795 ou encore article 52 de la Charte constitutionnelle de 1814 pour ne citer que ceux-là).
La particularité du droit français est toutefois de distinguer entre irresponsabilité et inviolabilité du parlementaire ; distinction que certains systèmes juridiques ignorent encore aujourd’hui. En effet, tandis que l’irresponsabilité entraine l’interdiction de mesures judiciaires adoptées à l’encontre des parlementaires pour les opinions et votes émis par ces derniers à l’assemblée, l’inviolabilité quant à elle suppose l’autorisation du Bureau de l’assemblée concernée pour permettre de prendre des mesures privatives ou restrictives de liberté à l’endroit d’un parlementaire.
Ainsi, l’irresponsabilité est absolue car elle est « l’absolue condition d’une parole et d’une conviction totalement libres » (G. Carcassonne). Toutefois, elle protège le mandat et non la personne qui le détient ; raison pour laquelle tous les propos des parlementaires ne sont pas automatiquement protégés par la Constitution. Les propos émis en cours de campagne ou encore des insultes et injures réprimées par le règlement des assemblées ne sont par conséquent pas couvertes par l’irresponsabilité du parlementaire.
L’inviolabilité en revanche fait débat. En protégeant les parlementaires contre les atteintes potentiellement portées par le pouvoir judiciaire, on garantit la séparation des pouvoirs consacrée à l’article 16 de la Déclaration de 1789. On permet aussi au parlementaire d’exercer pleinement son mandat. Toutefois, l’inviolabilité pose des questions quant aux faits délictueux commis non pas pendant mais en dehors de son mandat. C’est la raison pour laquelle, par une sorte de « glissement doctrinal », l’immunité des membres du Parlement aura tendance à être présentée comme un tout et ce, afin d’être encore mieux garantie.
Cette ambiguïté ressort déjà à la lecture de la motion de Mirabeau déposée au mois de juin 1789 et qui prévoit également « l’inviolabilité » pour les discours tenus lors des séances des États Généraux. Pourtant, il n’est pas vrai de dire que l’étendue de l’inviolabilité des parlementaires est totalement ignorée des révolutionnaires. Le décret du 26 juin 1790, réitérant partiellement la déclaration du 23 juin 1789 énonce ainsi :
« Les membres de l’Assemblée nationale peuvent, dans les cas de flagrant délit, être arrêtés conformément aux ordonnances, qu’on peut même, excepté les cas indiqués du décret du 23 juin 1789, recevoir des plaintes et faire des informations contre eux, mais qu’ils ne peuvent être décrétés par d’aucuns juges avant que le corps législatif, sur le vu des informations et des pièces à conviction, ait décidé qu’il y a lieu à accusation ».
Mais très vite, on déplore l’absence d’une théorie suffisamment élaborée s’agissant des immunités parlementaires ce qui, d’une part, n’a pas permis d’approfondir des notions connexes comme celle de la représentation et d’autre part, a ouvert la voie à un formidable opportunisme politique qui ne sera pas sans conséquence sur le respect des immunités parlementaires.
Aussi, avant même l’adoption de la Constitution de 1793, la Convention nationale avait d’ores et déjà levé lesdites immunités par un décret du 1er avril 1793. S’ensuivirent les épurations des 31 mai – 2 juin 1793 au cours desquelles près de trente girondins furent arrêtés en pleine séance et emprisonnés avant d’être, pour vingt-deux d’entre eux, guillotinés le 31 octobre suivant.
Plus tard, en 1795, ce ne sont pas moins de quatorze articles de la constitution directoriale qui traitent de l’indépendance des membres du Corps législatif – sans doute à raison de l’interprétation stricte de la séparation des pouvoirs – et pourtant, les immunités qu’ils conféraient n’ont été d’aucun secours aux soixante-et-un membres du Conseil des Cinq-Cents qui en furent exclus au lendemain du 18 Brumaire. Ces exclusions laissèrent à Bonaparte les mains libres pour faire plier le reste de leurs membres et donner ainsi une issue favorable à son coup d’État.
Les entorses n’ont évidemment pas concerné que le principe de l’inviolabilité. Celui de l’irresponsabilité a aussi connu des déboires. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale par exemple, les parlementaires ayant voté les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain le 10 juillet 1940 furent, en méconnaissance totale de leur irresponsabilité pour les opinions qu’ils avaient émises, frappés d’inéligibilité sous la IVe République.
Et si, la méconnaissance des textes s’est parfois faite au détriment des parlementaires, l’inverse aussi est avéré comme le démontrent les pratiques adoptées sous les IIIe et IVe Républiques. Le Parlement était alors l’organe prééminent de l’État et l’immunité de ses membres fut très largement interprétée en leur faveur. Ainsi, l’inviolabilité prévue pour les crimes et délits a également été étendue aux contraventions.
De surcroît, on avait coutume de nommer un parlementaire à la tête des maisons d’édition afin de contourner, par le jeu subtile des immunités, la loi de 1819 relative au délit de presse ; une loi du 25 mars 1952 finit par prévoir la nomination d’un codirecteur de publication pour contourner l’immunité dont jouissait le directeur dès lors qu’il était un membre des assemblées.
Aujourd’hui, si ces immunités apparaissent comme un vestige du passé, elles sont pour le juriste d’une utilité évidente. A raison d’abord d’une défiance viscérale vis-à-vis du pouvoir exécutif, elles sont autant de remparts contre une éventuelle pression de ce dernier sur le pouvoir législatif. Aussi, le maintien de l’inviolabilité s’explique par l’émergence d’un véritable pouvoir judiciaire en France, dans un contexte de surcroît où le droit de la procédure pénale – qui connaît d’importantes modifications depuis les derniers attentats terroristes – est de moins en moins protecteur des libertés individuelles. Enfin, alors même que les révolutionnaires avaient négligé cet aspect en 1789 pour les raisons susdites, les immunités parlementaires forment, pour partie, l’un des corollaires du principe de la représentation et ont contribué ainsi à ouvrir de nouvelles pistes de réflexions à son sujet.
Néanmoins, les réponses aux questions que pose actuellement la représentation dépendent surtout de son utilisation politique. Pour ce qui est du droit positif en vigueur, il faut souligner la révision constitutionnelle du 4 août 1995 qui conserva l’inviolabilité pour les mesures restrictives ou privatives de liberté des parlementaires mais leva en revanche celle concernant les poursuites. Désormais, les membres du Parlement doivent répondre devant la justice de leurs actes, même commis au cours de leur mandat, sauf si l’assemblée dont ils font partie s’y oppose (art. 26 de la Constitution du 4 octobre 1958). Pour reprendre le Professeur G. Carcassonne, corriger un privilège suranné un 4 août avait une portée symbolique non négligeable.
Sources
JELLINEK (G) Allgemeine Staatslehre, Ed. Springer, 1929
DUGUIT (L) Les transformations du droit public, Ed. La Mémoire du Droit, 1999
CARRE DE MALBERG (R) Contribution à la théorie générale de l’Etat : spécialement d’après les données fournies par le droit constitutionnel français, Ed. Dalloz, 2003
GAUDEMET (J) Les naissances du droit, Le temps, le pouvoir et la science au service du droit, Jean Gaudemet Ed. Montchrestien, 2006
DRAGO (G) Contentieux constitutionnel français, Ed. PUF, 2011
GUERIN-BARGUES (C) Immunités parlementaires et régime représentatif : apports du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, Etats-Unis), 2011
GUYOMAR (M) SEILLER (B) Contentieux administratif, Ed. Dalloz, 2014
CARCASSONNE (G) La Constitution, Ed. Points Essais, 2014