Le concept de « constitution vivante », originaire des États-Unis (v. A. Vlachogiannis, Les juges de la Cour Suprême des États-Unis et la notion de constitution vivante, thèse, Paris 2, 2011, dactyl., 624 p.), signifie que son juge l’interprète, comme le considère la Cour européenne des droits de l’homme à propos de la Convention du 4 novembre 1950, « à la lumière des conditions d’aujourd’hui » (Cour EDH, 13 juin 1979, Marckx c/ Belgique, aff. n°6833/74). En effet, comme l’a démontré le professeur Jean-Jacques Pardini dans sa thèse de doctorat (J.-J. Pardini, Le juge constitutionnel et le “fait” en Italie et en France, Economica-PUAM, 2001, 442 p.), le fait est susceptible de modeler la norme constitutionnelle en exerçant une influence sur son contenu. Une pareille influence est perceptible dans la décision n°2017-651 QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 31 mai 2017, s’agissant du principe constitutionnel du pluralisme (CC, n°2017-651 QPC, 31 mai 2017, Association En Marche ! ; AJDA, 2017. 1142, obs. Pastor).
En l’espèce, l’association “En marche !” demanda au juge des référés du Conseil d’État, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (ci-après C.J.A.), d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision n° 2017-254 du Conseil supérieur de l’audiovisuel (ci-après C.S.A.) du 23 mai 2017 fixant la durée des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives des 11 et 18 juin 2017. Il lui demanda également d’enjoindre au C.S.A. d’une part, de fixer à un niveau qui ne saurait être inférieur à celui des deux principaux partis et groupements représentés par des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale la durée d’émission mise à la disposition de l’association “En marche !” dans le cadre de la campagne en vue des élections législatives et, d’autre part, de veiller à ce que l’équité de traitement des partis et des groupements politiques présentant des candidats à l’élection législative soit assurée par les services de télévision et radiodiffusion sonore.
Au soutien de sa requête, elle souleva par un mémoire distinct une question prioritaire de constitutionnalité (ci-après Q.P.C.) dirigée contre les dispositions de l’article L. 167-1 du code électoral, qui méconnaissent les articles 3 et 4 de la Constitution ainsi que les articles 6 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. L’association requérante soutient qu’en traitant différemment les partis et groupements politiques selon qu’ils sont ou non représentés par des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale, les dispositions contestées ne permettraient pas de refléter l’importance dans le débat électoral de formations politiques nouvelles et contribueraient à faire obstacle à leur émergence, en méconnaissance du pluralisme des courants d’idées et d’opinions. En outre, la différence de traitement instituée par le législateur, qui conduit à l’attribution d’un accès très limité aux émissions du service public de la communication audiovisuelle pour les groupements et partis non représentés à l’Assemblée nationale, méconnaîtrait l’égalité devant le suffrage et le principe d’égalité devant la loi.
Issues de la loi n°66-1022 du 29 décembre 1966 modifiant et complétant le code électoral, les dispositions contestées distinguent, dans ses paragraphes II et III, les partis et groupements représentés à l’Assemblée nationale par un groupe parlementaire et ceux qui ne le sont pas. Les premiers bénéficient, sur les antennes du service public de la communication audiovisuelle, d’une durée d’émission de trois heures mise à leur disposition au premier tour et d’une durée d’une heure trente au second tour, réparties en deux séries égales entre les partis et groupements qui appartiennent à la majorité et ceux qui ne lui appartiennent pas. Les partis et groupements qui ne sont pas représentés par des groupes parlementaires à l’Assemblée nationale ont un accès aux émissions du service public pour une durée de sept minutes au premier tour et de cinq minutes au second tour dès lors qu’au moins soixante-quinze candidats ont déclaré s’y rattacher pour l’application de la procédure prévue par le deuxième alinéa de l’article 9 de la loi n°88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique qui prévoit les modalités de répartition des aides attribuées à chaque parti ou groupement.
Si le Conseil d’État s’est déjà prononcé sur la validité de ces dispositions législatives, considérant qu’elles n’étaient incompatibles ni avec les stipulations des articles 10 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatifs à la liberté d’expression et à la jouissance des droits et libertés reconnus dans la convention sans distinction aucune, ni avec celles de l’article 3 du premier protocole additionnel à ladite convention selon lequel les Etats s’engagent à organiser des élections libres, ni avec les stipulations des articles 19 et 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, relatives à la liberté d’expression et au droit de tout citoyen de prendre part à la direction des affaires publiques ainsi que de voter et d’être élu (CE, 23 mai 1997, Meyet, req. n°187697, Rec. 197), le juge des référés a, en l’espèce, parce que les conditions de recevabilité de la Q.P.C. étaient réunies, décider de la transmettre au Conseil constitutionnel (CE, ord., 29 mai 2017, Association “En marche !”, req. n°410833 ; AJDA, 2017. 1142, obs. Pastor).
Dans sa décision, ce dernier, statuant dans un délai extrêmement bref et se situant sur le terrain du changement de circonstances de fait en l’absence de déclaration de conformité à la Constitution antérieure des dispositions déférées, déclare l’inconstitutionnalité d’une disposition législative traitant différemment les partis et groupements politiques selon qu’ils sont ou non représentés par des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale (I) ainsi que, subséquemment, administre les effets de sa déclaration d’inconstitutionnalité (II).
I La déclaration par le Conseil constitutionnel de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative traitant différemment les partis et groupements politiques selon qu’ils sont ou non représentés par des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale
La décision n°2017-651 QPC est, en premier lieu, l’occasion pour le Conseil constitutionnel de déclarer l’inconstitutionnalité d’une disposition législative traitant différemment les partis et groupements politiques selon qu’ils sont ou non représentés par des groupes parlementaires de l’Assemblée nationale en déterminant, au préalable, le champ de la Q.P.C. (A) ainsi qu’en indiquant la portée du principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinion, « fondement de la démocratie » (B).
A. La détermination du champ de la Q.P.C.
En l’espèce, le Conseil constitutionnel a dû, au préalable, déterminer le champ de la Q.P.C.. En principe, ce champ est déterminé le Conseil d’État ou la Cour de cassation, en qualité de « juge du filtre » à l’aune du critère de l’applicabilité au litige. D’ailleurs, dès sa première décision rendue sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel avait considéré qu’il ne lui appartenait pas, saisi d’une Q.P.C., « de remettre en cause la décision par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation a jugé, en application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 […], qu’une disposition était ou non applicable au litige ou à la procédure ou constituait ou non le fondement des poursuites » (CC, n°2010-1 QPC, 28 mai 2010, Consorts L., Rec. 95).
Cependant, il est possible que le renvoi opéré par le juge du filtre ait un caractère évasif. C’est la raison pour laquelle, dans sa décision n°2010-81 QPC, le Conseil constitutionnel s’est reconnu la faculté de circonscrire le champ de la saisine aux dispositions effectivement mises en cause par la Q.P.C.. En l’espèce, le Conseil constitutionnel avait considéré que la Q.P.C. portait sur le premier alinéa de l’article 207 du code de procédure pénale alors même qu’il avait été saisi par la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une Q.P.C. relative à la conformité de l’ensemble de la disposition aux droits et libertés que la Constitution garantit (CC, n°2010-81 QPC, 17 déc. 2010, M. Boubakar B., Rec. 412). Comme le souligne le commentaire autorisé de cette décision, le Conseil emploie cette technique dans la mesure où le reste de la disposition législative renvoyée « n’en est pas inséparable ». Il ajoute que cette restriction « témoigne […] de la prudence du Conseil constitutionnel, compte tenu de l’effet erga omnes de sa décision » ainsi que de l’éventuelle déclaration de conformité à la Constitution des parties de la loi qui n’étaient pas contestées qui aurait « pour effet de rendre irrecevables des contestations futures sérieuses » (Comm. de CC, n°2010-81 QPC, 17 déc. 2010 M. Boubakar B., p. 2).
Cette technique est également pratiquée par le juge administratif, qui, sous réserve de divisibilité des dispositions de l’acte administratif déféré devant lui, dispose de la faculté de déterminer le champ de la requête dont il est saisi. Ainsi, par exemple, saisi d’un recours tendant à ce qu’il plaise au Conseil d’État d’annuler pour excès de pouvoir, un arrêté, en date du 27 juin 1907, par lequel le maire de la ville de Marennes avait prescrit diverses mesures relatives à la voirie urbaine, le Conseil d’État a pu simplement décider que le paragraphe dernier de l’article 1er de l’arrêté était annulé, tout en précisant dans les motifs de sa décision que si le requérant avait « demandé, dans ses conclusions, l’annulation de l’arrêté attaqué dans son ensemble, il n’a[vait] formulé de grief d’illégalité que contre les dispositions du paragraphe dernier de l’article 1er dudit arrêté » et « que, par suite, sa requête est dirigée, en fait, contre les seules dispositions précitées » (CE, 21 juill. 1911, Vallée, req. n°40145, Lebon 858).
Ici, le Conseil constitutionnel a considéré que la Q.P.C. portait sur les paragraphes II et III de l’article L. 167-1 du code électoral alors même qu’il avait été saisi par le Conseil d’État, dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une Q.P.C. relative à la conformité de l’ensemble de la disposition aux droits et libertés que la Constitution garantit. Par voie de conséquence, il a exclu de son champ son paragraphe I, qui prévoyait la possibilité pour les partis et groupements d’utiliser les antennes du service public de radiodiffusion et de télévision pour leur campagne en vue des élections législatives, ainsi que ses paragraphes IV, V et VI qui en établissaient les modalités de mise en œuvre.
B. L’indication de la portée du principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinion, « fondement de la démocratie»
En l’espèce, le Conseil constitutionnel a dû indiquer la portée du principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinion, « fondement de la démocratie », en lien avec celle du principe de l’égalité devant le suffrage. En effet, le Conseil opère parfois un lien entre le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions et le principe d’égalité en jugeant qu’une loi électorale « qui affecterait l’égalité entre électeurs ou candidats dans une mesure disproportionnée méconnaîtrait le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinions, lequel est un fondement de la démocratie » (CC, n°2004-490 DC, 12 fév. 2004, Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française, Rec. 55 et CC, n°2007-559 DC, 6 déc. 2007, Loi organique tendant à renforcer la stabilité des institutions et la transparence de la vie politique en Polynésie française, Rec. 442).
Pour ce faire, il a mobilisé deux normes de références découlant de trois dispositions constitutionnelles, conformément à la doctrine Vedel. Le principe de l’égalité devant le suffrage découle du troisième alinéa de l’article 3 de la Constitution, qui dispose que le suffrage « est toujours universel, égal et secret » et de l’article 6 de la Déclaration de 1789, qui dispose que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ». Le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinion résulte quant à lui du troisième alinéa de l’article 4 de la Constitution qui dispose que « la loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation ».
Comme d’habitude depuis 1990 (CC, n°89-271 DC, 11 janv. 1990, Loi relative à la limitation des dépenses électorales et à la clarification du financement des activités politiques, Rec. 24), le principe du pluralisme des courants d’idées et d’opinion est qualifié de « fondement de la démocratie », après l’avoir été, s’agissant des courants d’expression socioculturels, en tant que l’« une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale » (CC, n°84-181 DC, 10 et 11 oct. 1984, Loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, Rec. 83-84) ainsi que l’« une des conditions de la démocratie » (CC, n°86-217 DC, 18 sept. 1986, Loi relative à la liberté de communication, Rec. 144). Cette qualification serait symptomatique, pour certains membres de la doctrine à la tête desquels se trouve le professeur Rousseau, d’une hiérarchie matérielle entre normes constitutionnelles, le pluralisme « surplombant » les autres droits constitutionnels en garantissant leur respect (D. Rousseau, Droit du contentieux constitutionnel, Montchrestien, 10e éd., 2013, pp. 128-129). Cette thèse est cependant encore largement minoritaire tant domine celle de l’absence de hiérarchie entre les normes formant le bloc de constitutionnalité (v. G. Vedel, La place de la Déclaration de 1789 dans le bloc de constitutionnalité in La déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le jurisprudence, actes du colloque des 25 et 26 mai 1989 au Conseil constitutionnel, PUF, 1989, p. 56), en dépit des ambigüités entretenues par la décision dite Nationalisations sur ce point, qui fait état de la « pleine valeur constitutionnelle » des principes consacrés par la Déclaration des droits de 1789 par opposition aux principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps, dont la formulation « tend seulement à compléter ceux-ci » (CC, n°81-132 DC, 16 janv. 1982, Loi de nationalisation, Rec. 22).
En revanche, la liberté d’expression, rattachée à l’article 11 de la Déclaration de 1789, qui dispose que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi », invoquée par l’association requérante et reprise par l’ordonnance de renvoi dans l’appréciation du caractère sérieux de la question, n’est pas évoquée par le Conseil constitutionnel dans sa décision.
Ce dernier considéra qu’il découle de ces trois dispositions que « lorsque le législateur détermine entre les partis et groupements politiques des règles différenciées d’accès aux émissions du service public de la communication audiovisuelle, il lui appartient de veiller à ce que les modalités qu’il fixe ne soient pas susceptibles de conduire à l’établissement de durées d’émission manifestement hors de proportion avec la participation de ces partis et groupements à la vie démocratique de la Nation ». Cette considération revêt une double signification. D’une part, cela signifie qu’« il est loisible au législateur, lorsqu’il donne accès aux antennes du service public aux partis et groupements politiques pour leur campagne en vue des élections législatives, d’arrêter des modalités tendant à favoriser l’expression des principales opinions qui animent la vie démocratique de la Nation et de poursuivre ainsi l’objectif d’intérêt général de clarté du débat électoral ».
Évoquée dans les observations du Conseil constitutionnel sur l’élection présidentielle des 22 avril et 6 mai 2007 dans la mesure où le nombre élevé de candidats aurait pu l’affecter, notamment dans le cadre de la campagne radio-télévisée, en raison de l’exigence légale d’une stricte égalité entre les candidats (CC, n°2007-142 PDR, 7 juin 2007, Observations du Conseil constitutionnel sur l’élection présidentielle des 22 avril et 6 mai 2007, Rec. 149), la clarté du débat électoral a été consacrée en tant que motif d’intérêt général susceptible de justifier une différence de traitement (CC, n°2016-729 DC, 21 avr. 2016, Loi organique de modernisation des règles applicables à l’élection présidentielle).
D’autre part, cela signifie qu’« il appartient également au législateur de déterminer des règles propres à donner aux partis et groupements politiques qui ne sont pas représentés à l’Assemblée nationale un accès aux antennes du service public de nature à assurer leur participation équitable à la vie démocratique de la Nation et à garantir le pluralisme des courants d’idées et d’opinions » et que « les modalités selon lesquelles le législateur détermine les durées d’émission attribuées aux partis et groupements qui ne disposent plus ou n’ont pas encore acquis une représentation à l’Assemblée nationale ne sauraient ainsi pouvoir conduire à l’octroi d’un temps d’antenne manifestement hors de proportion avec leur représentativité, compte tenu des modalités particulières d’établissement des durées allouées aux formations représentées à l’Assemblée nationale ». L’élément décisif ici, indépendamment de la représentation des partis et groupements politiques à l’Assemblée nationale, c’est la proportionnalité entre la norme législative déterminant les durées d’émission leur étant attribuées et leur représentativité, leur participation équitable à la vie démocratique de la Nation. Cette exigence de proportionnalité de la loi devient d’ailleurs une constante du contrôle de sa constitutionnalité (v. la thèse de J.-B. Duclercq, Les mutations du contrôle de proportionnalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, L.G.D.J-Lextenso éditions, 2015, 537 p.). En l’espèce, celle-ci faisant défaut, le Conseil constitutionnel décide donc que les paragraphes II et III de l’article L. 167-1 du code électoral, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-1917 du 29 décembre 2016 de finances pour 2017, sont contraires à la Constitution.
II. L’administration par le Conseil constitutionnel des effets de sa déclaration d’inconstitutionnalité
La décision n°2017-651 QPC est, en second lieu, l’occasion pour le Conseil constitutionnel d’administrer les effets de sa déclaration d’inconstitutionnalité en fixant la date de l’abrogation, reportant dans le temps ses effets (A), et en formulant une nouvelle réserve d’interprétation transitoire (B).
A. Le report de la date d’entrée en vigueur de la décision
En l’espèce, le Conseil constitutionnel a considéré qu’il y avait lieu de reporter au 30 juin 2018 la date de l’abrogation des dispositions contestées. Pour ce faire, il s’est fondé sur l’article 62 de la Constitution dispose qu’« une disposition déclarée inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1 est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d’une date ultérieure fixée par cette décision » et que « le Conseil constitutionnel détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». L’interprétation authentique de cette disposition a été indiquée par le Conseil lui-même, qui considère qu’elle lui réserve le pouvoir « tant de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets que de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration » (CC, n°2010-108 QPC, 25 mars 2011, Mme Marie-Christine D., Rec. 155 et CC, n°2010-110 QPC, 25 mars 2011, M. Jean-Pierre B., Rec. 162).
Contrairement à une opinion parfois véhiculée tendant à présenter de manière unitaire le concept d’effet différé, celui-ci se décline bel et bien en deux modalités distinctes : le report de la date d’entrée en vigueur et la modulation des effets temporels de la décision. La même déclinaison est d’ailleurs observable dans l’autre aile du Palais-Royal. En effet, aux termes de l’arrêt Association AC ! et autres, le Conseil d’État a considéré qu’il revenait au juge administratif, saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre un acte administratif, de prévoir que « tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à son annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l’annulation ne prendra effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine » (CE, ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, Lebon 200). Ces deux modalités distinctes de l’effet différé poursuivent des finalités elles-aussi distinctes. Pour reprendre les critères posés par l’arrêt Association AC ! et autres précité, le report de la date d’entrée en vigueur de la décision serait justifié par l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire des effets de la loi tandis que la modulation des effets temporels serait motivée par les effets que la loi a produits et les situations qui ont pu se constituer lorsqu’elle était en vigueur. S’agissant de cette dernière finalité, il convient de préciser que l’analogie entre contentieux constitutionnel et contentieux administratif est relative dans la mesure ou contrairement à l’annulation d’un acte administratif qui implique en principe que cet acte est réputé n’être jamais intervenu (effet rétroactif de l’annulation), l’abrogation d’une disposition législative n’a qu’un « effet immédiat limité aux procès en cours » (X. Magnon, La modulation des effets dans le temps des décisions des juges constitutionnels, AIJC, 2011. 561). Ici, le report de la date de l’abrogation des dispositions contestées au 30 juin 2018 est justifié par le fait que l’abrogation des paragraphes II et III de l’article L. 167-1 du code électoral aurait pour effet d’ôter toute base légale à la détermination par le C.S.A. des durées des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives. Si ce fait peut théoriquement se rattacher à la notion de « conséquences manifestement excessives » justifiant le report de la date de l’abrogation, celle-ci n’est cependant pas employée par le Conseil constitutionnel en l’espèce.
Il l’est, en outre, par le rappel du standard jurisprudentiel selon lequel le Conseil constitutionnel ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation de même nature que celui du Parlement (CC, n°2000-433 DC, 27 juill. 2000, Loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, Rec. 129 ; sur ce point, le Conseil constitutionnel a fait évoluer sa terminologie, substituant le vocable « de même nature » à celui d’« identique » (v., à propos de ce dernier, pour la première fois, CC, n°74-54 DC, 15 janv. 1975, Examen de la loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse, Rec. 19). En effet, le recours par le Conseil constitutionnel à d’authentiques pouvoirs de substitution ou d’injonction au législateur, voire de réformation de la loi, lui aurait permis d’atteindre l’objectif poursuivi, purger l’ordre juridique de dispositions inconstitutionnelles, tout en n’ôtant pas toute base légale à la détermination par le C.S.A. des durées des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives. Mais, le Conseil constitutionnel, lorsqu’il statue en tant que juge constitutionnel, n’est qu’un juge de l’« excès de pouvoir législatif » (G. Vedel, Excès de pouvoir législatif et excès de pouvoir administratif, CCC, 1996-1997, n°1-2, pp. 57 et 77), pas un juge de plein contentieux (ainsi, en matière électorale, « le Conseil intervient comme juge de plein-contentieux » (B. Genevois, L’enrichissement des techniques de contrôle, communication au Colloque du Cinquantenaire du Conseil constitutionnel, 3 novembre 2008 (disponible sur le site Internet du Conseil constitutionnel), p. 1)). Il a d’ailleurs expressément affirmé le principe de prohibition de pouvoirs qui, en contentieux administratif, se rattachent à l’office du juge de pleine juridiction comme le pouvoir de substitution (CC, n°80-127 DC, 20 janv. 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, Rec. 15), le pouvoir d’injonction (CC, n°2003-483 DC, 14 août 2003, Loi portant réforme des retraites, Rec. 430) ainsi que le pouvoir de réformation (CC, n°2009-585 DC, 6 août 2009, Loi de règlement des comptes et rapport de gestion pour l’année 2008, Rec. p. 161). C’est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel a choisi, en l’espèce, de s’engager sur une voie décisionnelle intermédiaire en reportant dans le temps la date d’entrée en vigueur de sa décision, assortissant celle-ci d’une réserve d’interprétation transitoire.
B. La formulation d’une nouvelle réserve d’interprétation transitoire
En l’espèce, le Conseil constitutionnel formula une nouvelle réserve d’interprétation transitoire. Dans une étude précédente, nous avions montré que cette technique avait une origine hétéronome, partageant la nature d’une décision de constitutionnalité sous réserve dans le cadre d’une décision d’inconstitutionnalité à effet différé, et poursuivait une fonction autonome, la neutralisation des effets inconstitutionnels de la disposition en cause jusqu’à son remplacement par une loi nouvelle (C. Maugüé, La QPC : 5 ans déjà, et toujours aucune prescription en vue, NCCC, 2015, n°47, p. 23), à la fois subjective et objective, consistant respectivement à préserver l’effet utile de la décision et à faire cesser l’inconstitutionnalité constatée (M. Charité, Réserves d’interprétation transitoires dans la jurisprudence QPC, AJDA, 2015. 1622).
C’est dans la poursuite de sa fonction objective, la cessation de l’inconstitutionnalité constatée, que vient se placer la nouvelle réserve d’interprétation transitoire formulée par la décision commentée. On l’a vu, l’abrogation immédiate des paragraphes II et III de l’article L. 167-1 du code électoral aurait pour effet d’ôter toute base légale à la détermination par le C.S.A. des durées des émissions de la campagne électorale en vue des élections législatives dont les premier et second tours se sont tenus les 11 et 18 juin 2017. C’est ce qui justifie le report de la date d’entrée en vigueur de la décision. Mais quid de « la règle applicable pendant la période transitoire » (C. Maugué, préc.) « dont le but serait de régir la matière en attendant la nouvelle législation » (D. Rousseau, P.-Y. Gahdoun, J. Bonnet, Chronique de jurisprudence constitutionnelle 2014, RDP. 2015. 253) ? À cet égard, le Conseil constitutionnel avait le choix entre trois solutions.
La première était de formuler « une injonction au législateur de modifier l’état du droit conformément à la décision du Conseil constitutionnel » (X. Magnon, (dir.), QPC. La question prioritaire de constitutionnalité. Principes généraux, pratique et droit du contentieux, LexisNexis, coll. « Droit et professionnels », 2e éd., 2013, p. 295) en considérant qu’il appartenait, d’une part, aux juridictions de surseoir à statuer dans les instances dont l’issue dépend de l’application des dispositions déclarées inconstitutionnelles et, d’autre part, au législateur de prévoir une application des nouvelles dispositions à ces instances en cours à la date de la décision. Cette solution ne se trouvait pas justifiée de par les conditions d’urgence de l’espèce, la Q.P.C. posée ayant pour origine une demande fondée sur l’article L. 521-2 du C.J.A. (référé-liberté), dont l’une des conditions de recevabilité est précisément d’être justifiée par l’urgence.
La deuxième était de maintenir en application la disposition législative inconstitutionnelle, ce qu’il fait généralement dans l’hypothèse où le report de l’effet de l’abrogation est justifié par les conséquences manifestement excessives (C. Maugué, préc. ; v. également CC, n°2014-387 QPC, 4 avr. 2014, M. Jacques J., Rec. 244). Cette solution se trouvait là encore inadaptée à l’espèce, pour les mêmes raisons qui ont pu justifier le report de l’abrogation.
La troisième était de formuler une réserve d’interprétation transitoire. C’est à cette solution que le Conseil constitutionnel choisit de recourir en considérant que « l’application du paragraphe III de l’article L. 167-1 du code électoral doit permettre, pour la détermination des durées d’émission dont les partis et groupements politiques habilités peuvent bénéficier, la prise en compte de l’importance du courant d’idées ou d’opinions qu’ils représentent, évaluée en fonction du nombre de candidats qui déclarent s’y rattacher et de leur représentativité, appréciée notamment par référence aux résultats obtenus lors des élections intervenues depuis les précédentes élections législatives ». En conséquence, « sur cette base, en cas de disproportion manifeste, au regard de leur représentativité, entre le temps d’antenne accordé à certains partis et groupements qui relèvent du paragraphe III de l’article L. 167-1 du code électoral et celui attribué à certains partis et groupements relevant de son paragraphe II, les durées d’émission qui ont été attribuées aux premiers doivent être modifiées à la hausse » et que « cette augmentation ne peut, toutefois, excéder cinq fois les durées fixées par les dispositions du paragraphe III de l’article L. 167-1 du code électoral ».
C’est donc à une solution équilibrée à laquelle est parvenue le Conseil constitutionnel. Nous ne souscrivons pas, à cet égard, aux observations faites par Jean-François Kerléo, qui s’étonne que le Conseil n’ait pas préféré à la déclaration d’inconstitutionnalité à effet différé sous réserve d’interprétation transitoire la déclaration de constitutionnalité sous réserve d’interprétation constructive (les réserves d’interprétation constructives étant celles par lesquelles « le juge constitutionnel ajoute au texte ce qui lui manque pour être conforme, sous couleur de l’interpréter » (L. Favoreu, La décision de constitutionnalité, RIDC, 1986. 622)), « puisqu’elle semble suffire à fonder la constitutionnalité de la future décision du CSA » (J.-F. Kerléo, Les enseignements de la décision du Conseil constitutionnel sur le temps pour la campagne officielle des élections législatives, Jus Politicum, 6 juin 2017, en ligne). Or, il existe une différence fondamentale dans l’usage de la technique de l’interprétation conforme selon que celle-ci assortisse une déclaration de constitutionnalité ou une déclaration d’inconstitutionnalité à effet différé. Dans le premier cas, elle conditionne la conformité à la Constitution de la disposition législative contestée et ne peut aller jusqu’à lui faire dire le contraire de ce qu’elle dit. Dans le second, elle est destinée à neutraliser les effets inconstitutionnels de la disposition en cause jusqu’à son remplacement par une loi nouvelle.
Le Conseil d’État et le C.S.A. ont rapidement tiré les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel, prenant en compte la réserve d’interprétation transitoire émise par lui. Le Conseil d’État a décidé qu’il n’y avait plus lieu de statuer sur les conclusions à fin de suspension et à fin d’injonction présentées par l’association “En marche !”, parce que la décision du Conseil constitutionnel avaient fait perdre à celles-ci leur objet (CE, ord., 31 mai 2017, Association “En Marche !”, req. n°410833 ; AJDA, 2017. 1142, obs. Pastor). De surcroît, ainsi que l’impliquait cette décision, le C.S.A. a pris, le 1er juin 2017, une nouvelle décision fixant la durée des émissions dont disposent les partis ou groupements politiques en application du III de l’article L. 167-1 du code électoral de la campagne audiovisuelle officielle en vue des élections législatives des 11 et 18 juin 2017, attribuant à l’association “En marche !” une durée totale de 42 minutes, pour le premier tour du scrutin, et une durée totale de 30 minutes, pour le second.
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