La Cour constitutionnelle de la Sarre a décidé le 28 avril 2020, saisie d’un recours constitutionnel individuel (Verfassungsbeschwerde) et statuant en référé, de l’inconstitutionnalité d’une partie du § 2 alinéa 3 du règlement sarrois du 16 avril 2020 sur la lutte contre la pandémie Corona1) (« règlement Corona »). Elle l’a partiellement suspendu et reformulé.
I. Les faits
A./ La norme attaquée
Le §2 du règlement Corona, intitulé « restriction de séjour dans l’espace public », prévoit dans son alinéa 1er :
« Le séjour dans l’espace public n’est permis que seul ou dans le cercle des membres du foyer avec au plus une autre personne qui ne fait pas partie du foyer. (…) Si possible, une distance minimale de deux mètres est à respecter envers les autres personnes dans l’espace public. »
L’alinéa 3 du §2 restreint le droit de quitter son domicile à quelques exceptions. Il dispose dans sa phrase 1 que « Quitter son domicile n’est permis selon l’alinéa 1er que pour des raisons pertinentes (triftige Gründe) » et énumère dans sa phrase 2 des exemples de raisons pertinentes, entre autres « l’exercice d’activités professionnelles, le recours à des services de garde d’urgence (Notbetreuung) ou pour passer des examens » (n°1), « la visite chez des concubins, des personnes âgées, malades ou handicapées en dehors d’institutions ainsi que l’exercice du droit de visite et d’hébergement (Umgangsrecht) dans l’espace privé respectif » (n°4), « accompagner des personnes mourantes ainsi que des enterrements dans le plus petit cercle familial » (n°6) ou encore « le sport et l’activité physique dehors, avec au plus une autre personne ou avec d’autres personnes du propre foyer » (n°7). Selon la phrase 3, les raisons pertinentes sont à rendre crédibles (glaubhaft zu machen) lors d’un contrôle.
A côté de l’interdiction principielle de quitter son domicile, le règlement Corona contient des obligations pour la réduction de contacts et le respect de distances minimales dans l’espace public, en particulier une interdiction de réunions et de rassemblements et la fermeture provisoire des universités, écoles et de jardins d’enfant.2
Selon le § 14, les violations du § 2 alinéa 3 sont passibles d’une amende.
Une réglementation similaire à celle-ci existe également en Bavière.3
Le plaignant invoque une violation du droit fondamental de la liberté de la personne par l’interdiction principielle de quitter son domicile.4
B./ La jurisprudence antérieure
La Cour constitutionnelle de la Sarre fait dans sa décision expressément référence à une partie de la jurisprudence fédérale et fédérée antérieure intervenue sur des règlements pour la lutte contre le Covid-19.
Ainsi, le 26 mars 20205, la Cour constitutionnelle bavaroise a refusé une demande de suspendre provisoirement le confinement en Bavière. Pour justifier sa décision, les juges faisaient référence aux informations du Robert-Koch-Institut, autorisé légalement à apprécier des tels risques, et estimaient que le confinement pourrait mener à une baisse des nouvelles infections. L’interdiction provisoire de quitter son domicile serait ainsi tolérable.
La Cour constitutionnelle fédérale a refusé le 8 avril6 une demande de statuer en référé sur la constitutionnalité des règles sur le confinement bavarois. Les juges constatent une restriction forte de plusieurs droits fondamentaux par le confinement, mais jugent plus importante l’intégrité physique et la protection de la vie.
La Cour constitutionnelle fédérale a décidé le 10 avril 20207 que l’interdiction de réunions dans des églises opérée par le règlement Corona de la Hesse était constitutionnelle. La Cour invoquait, en faisant référence à l’analyse du Robert-Koch-Institut, la protection de la santé et de la vie qui l’emporte ici sur la liberté de religion. Cependant, s’agissant d’une ingérence (Eingriff) lourde dans la liberté de religion, il faut régulièrement vérifier la nécessité de l’interdiction. Cette vérification peut s’opérer au même rythme que le renouvellement du règlement Corona de la Hesse.
La Cour constitutionnelle fédérale a décidé cependant le 15 avril 20208 que des réunions ne peuvent être interdites de manière générale dans le cadre de la lutte contre Covid-19. La ville de Gießen avait interdit une manifestation sur le sujet « Renforcer la santé au lieu d’affaiblir les droits fondamentaux – protection contre des virus, pas contre des humains ». L’interdiction était basée sur le règlement Corona de la Hesse (règlement limité temporairement jusqu’au 19 avril, renouvelable). La Cour constitutionnelle fédérale a décidé qu’une interdiction générale sans examen au cas par cas était illégale. La ville a ensuite corrigé sa mesure et permis la manifestation, avec un maximum de 15 participants, un port obligatoire du masque et une distance minimale d’un mètre cinquante entre les participants.
Le 17 avril 20209, la Cour constitutionnelle de Berlin a rejeté une demande en annulation d’un député berlinois (au sein du « parlement » berlinois, Abgeordnetenhaus) contre le règlement Corona. Il soutenait que ses droits de député étaient violés parce que le règlement lui interdisait de quitter sa résidence sans justifier d’une raison. Le tribunal répondait qu’il suffisait de démontrer son statut de député et de soutenir qu’il sortait dans cette fonction afin de justifier d’une raison.
Le 17 avril 202010, la Cour constitutionnelle de la Saxe a rejeté une demande d’ordonner des mesures provisoires contre le règlement Corona de la Saxe – comparable à celui de la Sarre. Selon la Cour, les désavantages d’une suspension du confinement par la Cour, à savoir le danger d’un grand nombre de personnes quittant leur domicile et le danger d’une augmentation des infections qu’une surcharge du système médical pèseraient plus lourd que les inconvénients découlant d’un refus de suspension par la Cour. Par le nouveau règlement Corona de la Saxe adopté le même jour, la Saxe a cependant abrogé le confinement à partir du 20 avril 2020.
La Cour constitutionnelle fédérale a rejeté le 18 avril 202011 un recours constitutionnel individuel contre les règles sur le confinement contenues dans le règlement Corona bavarois pour une fin de non-recevoir. En effet, les juges constitutionnels estimaient que la décision sur le fonds ne dépendait pas uniquement de réponses à des questions de constitutionnalité, mais aussi de réponses à des questions de fait sur le développement de la pandémie. Il reviendra aux tribunaux administratifs de délivrer ces réponses. Comme le plaignant n’avait pas encore épuisé toutes les voies de recours devant ces tribunaux la Cour a opposé une fin de non-recevoir tirée de la subsidiarité du recours constitutionnel individuel.
Le 24 avril 202012 la Cour constitutionnelle bavaroise a à nouveau rejeté une demande de suspension provisoire du confinement bavarois. Les juges arguent de nouveau, comme dans leur décision du 26 mars, que le confinement pourrait, même avec une petite probabilité, baisser le taux de nouvelles infections et donc des morts. C’est pourquoi, les désavantages d’une suspension du confinement l’emportaient sur ses avantages.13
II. La décision
Statuant en référé, la Cour ordonne des mesures provisoires jugeant la demande recevable (A) et bien-fondée (B).
A./ La recevabilité de la demande de statuer en référé
Les juges constitutionnels sarrois considèrent que la demande d’ordonner des mesures provisoires est recevable et ce malgré le fait que le plaignant n’ait pas saisi auparavant les tribunaux administratifs ce qui entrainerait normalement une fin de non-recevoir en raison du principe de subsidiarité inscrit au § 55 alinéa 3 phrase 1 de la loi sur la Cour constitutionnelle de la Sarre. Pour admettre la recevabilité, les juges invoquent deux arguments possibles, sans se déterminer. Selon eux, il est contestable que la subsidiarité s’applique également aux procédures en référé, outre les procédures au fond. De plus, les juges considèrent que le renvoi aux tribunaux administratifs ne serait pas apte à éclairer la situation face à l’incompréhension régnant aussi parmi les experts virologues. Les tribunaux administratifs devraient faire confiance aux mêmes informations que celles qui sont à la disposition de la Cour constitutionnelle.
B./ Le bien-fondé de la demande de statuer en référé
Pour déterminer le bien-fondé de la demande de statuer en référé, les juges vérifient si le recours constitutionnel individuel introduit en procédure principal n’est ni évidemment irrecevable (1), ni évidemment infondé (2) et si les mesures provisoires sont impératives pour prévenir des désavantages lourds, une violence imminente ou pour une autre raison importante au bien commun (3).
1) La recevabilité du recours constitutionnel individuel
Par rapport à la recevabilité du recours constitutionnel individuel, introduit en procédure principale, se posait la même question de subsidiarité que pour la recevabilité de la procédure en référé. Le plaignant n’avait pas épuisé les voies devant les tribunaux administratifs, mais directement saisi la Cour constitutionnel. Les juges admettent cependant l’exception du § 55 alinéa 3 phrase 2, semi-phrase 2 alternative 1 de la loi sur la Cour constitutionnelle de la Sarre selon laquelle la condition de subsidiarité ne s’applique pas si le recours constitutionnel individuel est d’importance générale (allgemeiner Bedeutung).
Afin de ne pas trop ouvrir cette boîte de la Pandore, les juges clarifient que l’exception n’est pas susceptible de s’appliquer à tout recours contre des règlements pour la lutte contre le Covid-19. Seul le § 2 alinéa 3 du règlement attaqué concerne tous les citoyens de la même manière.
2) Le bien-fondé du recours constitutionnel individuel
Les juges sarrois considèrent que le recours constitutionnel individuel n’est pas non plus évidemment mal-fondé. Ils rappellent que des ingérences (Eingriffe) dans les droits fondamentaux nécessitent un contrôle constant de leur justification. Plus longtemps ils durent, plus élevées doivent être les exigences de leur justification. S’ils accordent une large marge de manœuvre à l’exécutif dans les temps d’urgence et en l’absence de connaissances scientifiques approfondies, cette marge se réduit avec le temps.
Pour apprécier le bien-fondé du recours constitutionnel, les juges sarrois invoquent des observations quantitatives (a), opèrent un pronostic pour l’avenir (b), et font référence à l’Académie nationale des sciences Leopoldina (c).
a) Une observation quantitative des nouveaux cas d’infection confirmés. Selon les juges il est possible, mais pas démontré que d’autres personnes seront infectées avec la suspension de l’interdiction de quitter son domicile. Ils invoquent les cas de nouvelles infections confirmées le 28 avril 2020 par rapport à la veille dans plusieurs Etats fédérés allemands qui ont ou non adopté un confinement. En Bavière et en Sarre où un confinement est en place, ces chiffres s’élèvent à respectivement 12,2 et 11, tandis qu’en Rhénanie du Nord-Westphalie, Bade-Wurtemberg et Rhénanie-Palatinat, les chiffres sont à respectivement 11,8, 24 et 10, sachant que tous ces Etats fédérés ont des frontières avec des Etats étrangers présentant des hauts taux d’infection.
Le nombre des patients Covid-19 nécessitant des lits de réanimation est passé de 70 à moins de 50 tandis que les hôpitaux sarrois présentent en total 600 lits de réanimation dont la moitié n’est pas occupé.
Ils citent une étude de l’ETH Zurich14, selon laquelle le confinement n’a qu’une petite valeur ajoutée dans la lutte contre le virus.
b) Un pronostic favorable pour le système sanitaire. Les juges ne peuvent constater d’évolution exponentielle du virus en Allemagne. Ils opèrent un pronostic favorable et considèrent en référence aux constats effectués d’autres Etats que le confinement comme mesure particulièrement lourde ne sera plus nécessaire.
c) Référence à l’Académie nationale des sciences Leopoldina requérant un déconfinement. Les juges sarrois se réfèrent enfin à l’Académie nationale des sciences Leopoldina selon laquelle l’acceptation du confinement par la population est cruciale afin ne pas affaiblir la société civile.
3) La pesée des arguments
Pour conclure leur décision, les juges mettent en balance les arguments en défaveur (a) et en faveur (b) d’une suspension du § 2 alinéa 3 du règlement Corona sarrois.
a) Augmentation du risque d’infection. D’un côté, le risque des infections risque d’augmenter. De plus, la suspension du confinement pourrait créer dans la population l’impression d’un abandon total des mesures contre le virus et mener à une moindre acceptation des autres règles. Pour répondre au risque d’augmentation des infections, les juges considèrent qu’il y a désormais d’autres moyens de protection, par exemple un port du masque obligatoire et le respect de distances minimales. Par ailleurs les juges émettent des doutes sur la pertinence des chiffres à leur disposition concernant la létalité du virus.
b) Inconsistance de la réglementation. Toutefois, le § 2 alinéa 3 attaqué souffre selon les juges d’une inconsistance. Il prévoit déjà une multitude de raisons pertinentes pour pouvoir quitter son domicile.
Les juges ne comprennent pas pourquoi des rencontres dans des locaux commerciaux sont permises tandis qu’elles sont interdites à son domicile. Les juges se demandent également pourquoi il est permis de rencontrer d’autres membres de sa famille lors d’un enterrement alors que cela est interdit avant un décès. De plus, il est incohérent selon les juges de ne pas pouvoir quitter son domicile sans but, alors qu’il est permis dans le but de se rendre dans un local commercial, sans pour autant avoir à y acheter quelque-chose. Pareillement, ils voient une incohérence dans la permission de quitter son domicile pour pratiquer une activité physique, alors qu’il est interdit de ne pas bouger à l’extérieur tout en respectant des distances appropriées envers d’autres personnes.
Devoir justifier de sa raison pertinente selon le § 2 alinéa 3 phrase 3 est pour les juges intolérable, parce qu’il expose toute personne à un soupçon général. Le citoyen doit ainsi justifier l’exercice de ses droits fondamentaux envers l’Etat. Les juges considèrent qu’une codification des seules interdictions, laissant intouchés les droits fondamentaux pour le reste, serait plus appropriée.
Afin de ne pas dépasser ses compétences, la Cour constitutionnelle de la Sarre modifie la réglementation existante sans toucher au système choisi par l’exécutif. Elle maintient le principe d’une interdiction générale avec des permissions spéciales plutôt que le système favorisé par la Cour d’une permission générale avec des interdictions spéciales.
La Cour suspend ainsi provisoirement et partiellement le § 2 alinéa 3 du règlement attaqué et le reformule. Elle permet, dépassant les exceptions prévues par le §2 alinéa 3 phrase 2 n° 4, des visites servant à la rencontre d’époux, de concubins, de parents en ligne directe, de frères et sœurs et de personnes habitant dans le même foyer ainsi qu’une personne de plus en dehors de l’espace public tout en respectant les exigences du § 2 alinéa 1 phrase 1 et alinéa 2 pour l’espace public. Séjourner dans l’espace public et permis selon les exigences du § 2 alinéa 1er et 2. Quitter son domicile pour des raisons du §2 alinéa 3 est désormais permis sans avoir à justifier d’une raison.
- Publié au Journal officiel I, p. 358, dans sa version republiée le lendemain (Journal officiel I, p. 362 B11 [↩]
- Page 4 de la décision annotée. [↩]
- Page 4 de la décision annotée. [↩]
- Page 4 de la décision annotée. [↩]
- Cour constitutionnelle bavaroise, décision du 26 mars 2020 – Vf. 6-VII-20. [↩]
- Cour constitutionnelle fédérale, décision du 7 avril 2020 – 1 BvR 755/20. [↩]
- Cour constitutionnelle fédérale, décision du 10 avril 2020 – 1 BvQ 28/20. [↩]
- Cour constitutionnelle fédérale, décision du 15 avril 2020 – 1 BvR 828/20. [↩]
- Cour constitutionnelle de Berlin, décision du 17 avril 2020 – 51 A/20. [↩]
- Cour constitutionnelle de la Saxe, décision du 17 avril 2020 – Vf. 51-IV-20. [↩]
- Cour constitutionnelle fédérale, décision du 18 avril 2020 – 1 BvR 829/20. [↩]
- Cour constitutionnelle bavaroise, décision du 24 avril 2020 – Vf. 29 VII 20. [↩]
- Page 7 de la décision annotée. [↩]
- Banholzera et al., ETH Zurich, „The estimated impact of non-pharmaceutical interventions on documented cases of COVID-19: A cross-country analysis”, à consulter dans sa version 3 du 28 avril 2020 sur : https://www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.04.16.20062141v3. [↩]
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