La crise actuelle doit conduire à nous interroger sur les sources de notre droit et sur le fondement de notre ordre juridique. Peut-on oublier que celui-ci se trouve, aujourd’hui, en France, fondé sur les droits et libertés de la personne humaine ?
La protection des droits fondamentaux est en France un impératif européen qu’il s’agisse de la Convention européenne des droits de l’Homme ou de l’Union européenne. Celle-ci a d’ailleurs adopté le vocabulaire constitutionnel transposé du droit comparé – droits fondamentaux – pour désigner les droits et libertés de la personne humaine et les a placés aux frontispices de son ordre juridique à travers les articles 2 et 6 TUE et, bien sûr, la Charte des droits fondamentaux.
La protection des droits fondamentaux est aussi devenue un impératif de rang constitutionnel dans l’ordre juridique français1, progressivement2 pour culminer aujourd’hui avec l’introduction de la QPC. En atteste d’ailleurs le vocabulaire choisi3. Si l’adaptation de la protection, par le législateur, ou ce qui serait mieux encore par le constituant, se conçoit aisément en période de crise, elle ne doit en aucun cas devenir l’exception.
A la confluence de ces impératifs et de ces sources, se trouve le juge national, c’est là une de ses spécificités, et sans doute, de sa force, actuelles dès lors que le justiciable en tire profit.
Or, si la crise du Covid 19 a conduit à la fermeture de nos frontières physiques nationales, il semble qu’elle ait conduit identiquement à la fermeture de notre système juridique. Celui-ci semble, à bien des égards, s’être replié sur lui-même qu’il s’agisse d’abord des sources invoquées mais aussi des procédures utilisées. Il n’est d’ailleurs pas propre à la France, et se retrouve dans la plupart des Etats membres de l’Union européenne. Si l’urgence peut expliquer en partie ce repli, notamment quant aux procédures, elle ne peut le faire en totalité.
On en veut pour preuve d’une part l’absence, étonnante, de notification par la France de l’utilisation de la dérogation de l’article 15 de la CEDH4). Si celle-ci est considérée comme une procédure clé – puisque voulue prioritaire – de la protection des libertés et droits fondamentaux constitutionnellement protégés, il convient néanmoins de ne pas oublier qu’elle n’est pas seule et que la protection des droits fondamentaux s’inscrit dans un réseau de juridictions5.
Il est faible de dire que le contrôle assuré, depuis le déclenchement de la crise, par le juge français, notamment administratif et constitutionnel, du respect des droits et libertés prend peu en compte les mutations des fondements et de l’architecture de notre droit. La comparaison avec certaines juridictions chez nos Etats voisins souligne la différence des standards de niveau de protection6…. il est vrai que les fondements constitutionnels des libertés y sont souvent beaucoup mieux affirmés. La France, dans la crise actuelle, paraît se caractériser par une relativisation considérable de l’accessibilité à la justice et du droit à une protection juridictionnelle effective, consacrée pourtant par les sources européennes. Les ressources juridiques internes étant affectées, le repli de notre système juridique sur lui-même ne fait qu’accentuer l’affaiblissement de la protection du justiciable, alors que les droits de celui-ci en sont pourtant le cœur.
Ce repli va à l’encontre de la logique des sources de notre droit et de leur évolution. Si les dispositions des articles 55 et 88-1 de la Constitution sont connues, elles doivent être replacées dans le contexte général de respect de la Convention EDH et d’appartenance à l’Union européenne. Il va à l’encontre des logiques européennes encore accentuées par la citoyenneté de l’Union7. Dès lors que l’on se trouve dans le champ d’application du droit de l’Union, les obligations liées au statut d’Etat membre de l’Union viennent également à l’appui de la CEDH, via les articles 52§3 et §4 et 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union.
Dépasser nos frontières et nos réflexes juridiques nationaux, par l’invocation des procédures et droits européens, assurerait, d’autant plus en période de crise, et en complément des protections nationales, une meilleure efficacité de la protection des droits et libertés des justiciables.
Une lecture systématique et finaliste des textes constitutionnels et européen va en ce sens, permettant d’une part aux justiciables d’invoquer des droits fondamentaux substantiellement équivalents (I), et d’autre part un aiguillage vers des protections elles-aussi potentiellement équivalentes (II).
I – Equivalence des droits fondamentaux
La question de la cohabitation des droits fondamentaux est ancienne. Elle est souvent analysée en termes de conflit entre droits fondamentaux européens d’un côté et constitutionnels de l’autre, et plus loin entre juges et ordres juridiques. Pour éviter la logique du dernier mot, ou de la prévalence – pour ne pas parler de souveraineté – d’un ordre juridique sur un autre, le conflit est alors traditionnellement résolu par l’appel à l’équivalence8.
Si le souci de la meilleure protection des justiciables est celle qui doit être prioritaire, alors la perspective devient radicalement différente : l’équivalence va permettre la complémentarité et la correspondance entre droits fondamentaux (A). Cette correspondance conduira à renouveler l’interrogation sur l’invocation en substance et l’éventuelle possible substitution d’une source par une autre (B).
A./ Correspondance entre droits fondamentaux
Correspondance, le mot est tiré de l’article 52 de la Charte, article clé sur l’ouverture, la richesse et l’articulation des sources de protection des droits fondamentaux. Lié à l’Union, il permet néanmoins de réfléchir au-delà. Les dispositions des articles 52§3 et 52§4 reprennent en la perfectionnant la jurisprudence historique de la Cour de justice sur les droits fondamentaux et leurs rapports avec les droits constitutionnels et la Convention EDH.
La correspondance entre droits fondamentaux jurisprudentiels et CEDH pouvait d’autant plus difficilement être prise en défaut que la Cour a tiré très largement les premiers des seconds depuis l’arrêt Nold9 et Rutili dès lors que la Convention est ratifiée par tous les Etats membres10. La Cour EDH a elle-même accepté le principe, conditionné, de l’équivalence de la protection assurée par la Cour de justice11.
L’article 52§3 de la Charte fournit alors et dorénavant le mode d’emploi d’autant que certains droits sont maintenant inscrits explicitement dans la Charte12 mais pas dans la CEDH ou bien n’ont pas la même rédaction : « dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue ». Si l’article 52§3 s’applique à l’Union et commande la Cour de justice, le principe de correspondance peut jouer de manière réciproque conduisant la Cour EDH à interpréter la Convention EDH à la lumière de la Charte13.
Par ailleurs, l’arrêt Hauer de 197914 constitue l’affirmation explicite du principe d’homogénéité des droits fondamentaux communautaires et constitutionnels, il est vrai sous la pression de ces derniers, et notamment du droit allemand : « en assurant la sauvegarde de ces droits [fondamentaux] elle est tenue de s’inspirer des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres, de manière que ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec les droits fondamentaux reconnus par les Constitutions de ces Etats » et que, plus spécifiquement « le droit de propriété est garanti dans l’ordre juridique communautaire conformément aux conceptions communes aux Constitutions des Etats membres, reflétées également par le premier protocole joint à la Convention EDH ». Pour garantir la primauté certes mais au nom du principe d’homogénéité, la Communauté européenne ne pouvait se permettre une protection inférieure à celle assurée au niveau constitutionnel.
L’idée est reprise et amplifiée par l’article 52§4 de la Charte, qui rend hommage à son origine jurisprudentielle : « dans la mesure où la présente Charte reconnait des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux Etats, ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions ». La congruence des droits fondamentaux, on le sait, a été reconnue historiquement par la Cour constitutionnelle allemande15 voire même par le Conseil constitutionnel16. Ici aussi, cette homogénéité peut se lire, par la suite, en reflet inversé par « une sorte d’inversion de la théorie de la congruence structurelle »17.
Correspondance ou « passerelle entre la Convention et les normes nationales », l’idée est aussi expérimentée par la Cour EDH dans les jurisprudences relatives à la protection des droits et libertés d’autrui des §2 des articles 8, 9 et 11 de la Convention18.
La correspondance, voulue harmonieuse, de la triple source de protection a donc été développée de longue date dans l’ordre juridique de l’Union19.
La correspondance substantielle entre des droits fondamentaux d’origine diverses a pu conduire certains justiciables nationaux à les utiliser de manière simultanée dans les demandes de questions préjudicielles à la Cour de justice. Un exemple peut en être donnée par l’affaire Ordre des barreaux francophones et germanophones de 2007. La Cour d’arbitrage – devenue constitutionnelle – belge s’interroge sur une loi de transposition d’une directive, les requérants invoquant dans la procédure au principal « en particulier, que les articles 4, 25 et 27 de la loi du 12 janvier 2004, en ce qu’ils étendent aux avocats l’obligation d’informer les autorités compétentes lorsqu’ils constatent des faits qu’ils savent ou soupçonnent être liés au blanchiment de capitaux et celle de transmettre auxdites autorités les renseignements complémentaires que ces autorités jugent utiles, portent une atteinte injustifiée aux principes du secret professionnel et de l’indépendance de l’avocat, lesquels seraient un élément constitutif du droit fondamental de tout justiciable à un procès équitable et au respect des droits de la défense. Lesdits articles violeraient ainsi les articles 10 et 11 de la Constitution belge, lus en combinaison avec l’article 6 de la CEDH, les principes généraux du droit en matière de droits de la défense, l’article 6, paragraphe 2, UE, ainsi qu’avec les articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée le 7 décembre 2000 à Nice »20. La Cour de justice relève, ce qui n’est pas anodin, l’invocation de « plusieurs normes de rang supérieur », et de ce fait la diversité – constitutionnelle, conventionnelle et « communautaire » – des normes de contrôle potentielles pour une loi nationale d’application du droit de l’Union.
B./ Invocation en substance ? Substitution – ou non – entre droits fondamentaux ?
La correspondance ouvre le questionnement de la substitution entre droits fondamentaux d’origine diverse dès lors que leur substance est identique. La question n’est pas non plus nécessairement nouvelle puisque déjà posée dans l’ordre juridique français autour de la distinction entre PGD et principes à valeur constitutionnelle, et la distinction entre source formelle et source matérielle21.
Dualité ou unité du système juridique, débat donc déjà mais au sein d’un même ordre juridique, sous l’égide de la Constitution. Le débat est ici renouvelé par la pluralité des ordres et systèmes juridiques en cause : l’ordre constitutionnel, l’ordre juridique de l’Union et le système de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Du point de vue formel, les droits fondamentaux ont bien des sources distinctes, mais substantiellement, ils peuvent être identiques. Invoquer devant le juge national la substance d’un droit (aspect matériel) en précisant qu’il est protégé par différentes sources formelles (constitutionnelles, Charte, Convention EDH) est une pratique qui pourrait s’avérer intéressante.
Une de ses formes a déjà été pratiquée avec l’invocation en substance un temps développée dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’Homme, en lien avec les conditions de recevabilité22. S’il est certes préférable que les parties invoquent formellement la Convention EDH, le juge national peut toujours se servir de l’invocation en substance notamment dans le cadre de la demande d’avis du Protocole 16. L’invocation en substance est aussi utilisée par la Cour de justice dans le renvoi préjudiciel. Concernant les droits fondamentaux, cela l’a conduit parfois à substituer une source de protection à une autre23. La position de la Cour en la matière est favorisée par un certain flottement de sa jurisprudence sur les modalités d’utilisation de la Convention EDH, renvoyant parfois aux articles mêmes de la Convention, parfois à la substance du droit.
L’invocation substantielle avec référence aux différentes sources formelles permet d’ouvrir au juge national un choix dans l’interprétation et/ou dans l’utilisation des sources, dont le critère pourrait être celui de la clause la plus protectrice, principe propre aux droits fondamentaux, et tel qu’on le trouve énoncé à la fois à l’article 53 de la Convention EDH et à l’article 53 de la Charte des droits fondamentaux. La Cour de justice elle-même, quoi qu’on en dise, ne peut que le prendre en considération24, d’ailleurs sous la pression de la Cour EDH et des juges constitutionnels.
L’invocation en substance soulève interrogations et risques. La première est celle liée au soulevé d’office. C’est sans doute le problème le plus simple. Au nom du principe de l’autonomie procédurale, traditionnellement, la Cour de justice laisse toute liberté au juge national sur cette question, dès lors qu’elle est encadrée par le respect du principe d’équivalence. Cet encadrement sort renforcé de la dernière phrase de l’article 19§1er TUE selon laquelle « les Etats membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union ». En matière de droits fondamentaux, cette équivalence ne peut que s’imposer : si le droit national admet le soulevé d’office pour les droits fondamentaux constitutionnellement protégés, il doit l’admettre pour les droits fondamentaux européens.
Le second risque, plus complexe, est l’assimilation des droits fondamentaux constitutionnels et européens et corrélativement la transformation/confusion des contrôles : contrôle de constitutionnalité, contrôle préjudiciel, contrôle de conventionnalité. La question s’est déjà posée devant la Cour de justice qu’il s’agisse de l’assimilation du contrôle de constitutionnalité et du contrôle préjudiciel25 directement ou impliquant également la Convention EDH26. L’aiguillage en faveur d’un contrôle ou de l’autre a été, en apparence, résolue dans l’affaire Arcelor où « la mise en cause de la validité de la directive au regard du principe communautaire d’égalité est née d’une contestation de la constitutionnalité de cette dernière »27, par un dialogue entre le Conseil d’Etat et la Cour de justice. L’aiguillage était, il est vrai, fondé sur la diversité de conception de l’égalité entre droit français et droit communautaire28. Des questions similaires se sont retrouvées devant le Conseil constitutionnel29 comme devant la Cour EDH30. Les positions des hautes juridictions sont convergentes sur ce point : il ne peut y avoir confusion des contrôles, chaque juridiction devant garder la main sur l’interprétation de son texte fondamental et sur son contrôle.
II – Equivalence des procédures de protection ?
Les juridictions nationales se trouvent dorénavant au cœur d’un système articulé de protection des droits fondamentaux qui leur permet d’utiliser non seulement la question prioritaire de constitutionnalité, mais aussi le renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne et enfin la demande d’avis à la Cour européenne des droits de l’Homme. Le juge national, à l’origine de leur déclenchement, se voit ainsi offrir de nouvelles stratégies procédurales et contentieuses, que les justiciables peuvent utiliser et dont ils doivent tirer profit.
La question de l’équivalence des protections conduit inévitablement à celle des procédures31.
Dans ce nouveau contexte juridique, quelle procédure de renvoi à usage du juge national, à un moment donné, et dans une affaire donnée, assure la meilleure protection ? Sous l’égide de quelle juridiction et de quelles sources de droit le juge national va-t-il placer la protection des droits du justiciable ? Il va sans dire que la réponse n’est jamais donnée une fois pour toute mais soumise à un balancement permanent, donc en équilibre.
Sur demande des justiciables devant lesquels s’ouvre la diversité des procédures de renvoi, notamment dès lors que l’on se trouve dans le champ d’application du droit de l’Union, la juridiction française peut donc se livrer à une comparaison des procédures constitutionnelles et européennes (A). La comparaison qui doit venir en premier ne doit pas faire oublier que les renvois pourraient se cumuler et se succéder sur une même affaire, ce qui ne va pas sans soulever de nouveaux problèmes (B).
A./ Comparaison des procédures de renvoi constitutionnelles et européennes
Dès lors que les justiciables invoquent, dans la continuité de la diversité des sources, la possibilité de divers renvois, le juge national se trouve face à un choix. Si sa liberté de choix est affirmée32, elle devra néanmoins être justifiée et motivée au nom du droit du justiciable à son juge légal. En la matière, ce n’est pas l’excès de juges qui doit être craint mais au contraire leur absence33. A priori, une telle crainte ne devrait plus pouvoir avoir cours aujourd’hui. Pourtant, restent des situations de déni de justice avec les actes de gouvernement que ce soit devant le juge administratif34 et, corrélativement devant la Cour européenne des droits de l’Homme35. Si des droits d’origine diverse sont invoqués, sans doute le critère de l’efficacité de la protection pourrait guider le juge national dans le choix de la procédure de renvoi.
Faire appel au juge gardien d’un texte suprême – Constitution, droit primaire de l’Union, Convention européenne des droits de l’Homme -, dans une procédure de renvoi, permet aussi de déclencher un double niveau éventuel de contrôle de proportionnalité, abstrait au niveau du juge de l’interprétation, concret au niveau du juge d’application. Ce double niveau de proportionnalité ne peut aller qu’en faveur du justiciable.
Le critère de la meilleure protection passe par la comparaison des procédures à divers égards dont celle de leur effectivité. Cette opération est assez classiquement faite par la Cour de justice quant au statut procédural du droit de l’Union en droit national. Elle peut être transposée et adaptée par les justiciables et juges nationaux quant à l’efficacité comparée des procédures de renvoi en termes de protection.
Ouverture et accessibilité de la justice, droit à un recours effectif, droit à la protection juridictionnelle, pourraient être des éléments clés du choix, la mise en concurrence des procédures par les justiciables devant le juge national ne pouvant que conduire à l’amélioration réciproque de chacune d’entre elles.
Premier élément, l’ouverture de la procédure de renvoi quant aux juges concernés et la question de savoir si elle est – ou non – réservée aux juridictions suprêmes. Il est facile ici de distinguer entre, d’un côté, le renvoi préjudiciel à la Cour de justice, très largement ouvert à tout juge national, et la QPC et la procédure de demande d’avis à la Cour EDH, réservées toutes deux aux juridictions suprêmes. Cette différence d’accès aux juges chargés d’interpréter les normes fondamentales traduit une différence de conception dont les fondements peuvent se comprendre. Néanmoins, en comparaison également avec d’autres expériences nationales, elle ne se révèle pas nécessairement favorable aux justiciables. Et l’on peut comprendre que la Cour de justice défende cette ouverture du renvoi préjudiciel contre les tentatives nationales de le réserver aux juges suprêmes et/ou constitutionnelles.
L’accessibilité à la justice est un élément déterminant36, notamment en période de crise37, comme le démontre, a contrario, la suspension actuelle des délais d’examen des QPC par la loi organique du 30 mars 202038. Pourrait-on imaginer une telle suspension si la QPC avait été plus ouverte ? Comment du point de vue de la protection des justiciables peut-on parler encore de priorité ?
Le droit au juge vient s’ajouter à la grille d’analyse. Ici encore, les questions s’accumulent. Si le justiciable ne peut obtenir le renvoi, ce refus peut-il faire l’objet d’un recours et être sanctionné ? Si une pratique de non-renvoi peut être constatée, peut-on en conclure un manque d’effectivité de la voie procédurale ? La très faible effectivité des référés libertés, en période d’urgence sanitaire, se remarque ainsi que la multiplication des rejets des demandes de QPC. Comme l’écrit le professeur Sudre, « la rafale d’ordonnances rendues depuis le 22 mars par le juge du référé-liberté du Conseil d’État rejetant systématiquement, au visa de la Convention et selon une motivation stéréotypée, les demandes de référé en lien avec le covid-19 « en l’absence d’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale », montre clairement que le contrôle de conventionnalité est de pure forme39 ».
Enfin, le débat sur le niveau de protection en fonction des procédures peut être (re)lancé, autour de l’article 53 de la Charte. Comme l’article 52, l’article 53 CDF est certes lié à l’Union, mais il permet encore de réfléchir au-delà. A n’en pas douter, le niveau de protection est la nouvelle frontière des droits fondamentaux tant l’homogénéité substantielle de ceux-ci a fait des progrès considérables.
B./ Complémentarité et possible succession des procédures de renvoi constitutionnelles et européennes
Dès lors qu’un droit consacré par des sources différentes et protégé potentiellement par une variété de procédures est invoqué devant le juge national, celui-ci peut opérer des choix. L’utilisation première d’un renvoi devant une juridiction gardienne de son ordre juridique n’empêche pas l’utilisation par la suite d’un renvoi devant une autre juridiction. C’est une question de longue date devant la Cour de justice dans les rapports entre la procédure préjudicielle et les éventuelles procédures constitutionnelles. La Cour de justice l’a envisagé concrètement dans l’affaire Melki et Abdeli. Elle s’est enrichie avec l’entrée en jeu de la procédure de demande d’avis à la Cour européenne des droits de l’Homme, même si la mise en œuvre de celle-ci reste encore, du fait de sa jeunesse, à préciser. La complémentarité des procédures est renforcée par leur possible déclenchement successif.
Mais, à quel titre le juge national, ayant reçu une première réponse, qu’il devra donc en principe appliquer, pourrait-il procéder à un nouveau renvoi devant une autre juridiction ? L’inscription de la question dans un réseau de juridictions et de procédures a d’ailleurs été consacrée par la Cour de justice qui a confirmé la liberté -encore – du juge national en la matière. Eviter de faire de cette possibilité une source de complexité pour le justiciable se comprend naturellement. Utiliser cette possibilité dans le souci d’une meilleure protection de celui-ci s’impose bien évidemment. C’est donc bien une utilisation « stratégique »40 des renvois par les juridictions nationales qui serait confirmée.
La violation de droits fondamentaux constitutionnels et européens par un acte national entrant dans le champ d’application matériel (en application/dérogeant) et/ou personnel du droit de l’Union en paraît l’hypothèse privilégiée.
Si le juge national admet et pratique cette succession de renvois, les interrogations reprennent, liées principalement à la réception successive des décisions des juges saisis, et aux divergences potentielles entre celles-ci. Certes, l’anticipation et la prévention de ce risque peuvent exister et reposent sur le dialogue – qu’il soit formel ou informel – entre les juridictions gardiennes de leur ordre juridique et dont une des particularités est, une nouvelle fois, la place centrale du juge a quo.
Si les conflits peuvent donc rester exceptionnels, ils restent néanmoins et hélas envisageables. Comment les résoudre au mieux des intérêts du justiciable, alors qu’ils seront non seulement des conflits de normes mais aussi de décisions de justice ? Peut-on, dans ces hypothèses difficiles liées à un forum shopping des droits fondamentaux, éviter la si redoutable – parce que destructrice – logique du dernier mot41 ?
Cette situation a déjà été en partie analysée par la Cour de justice autour du respect de principe de l’autorité de la chose jugée nationale dans un raisonnement très mesurée sur la base du principe d’équivalence : « le droit de l’Union n’impose pas au juge national d’écarter l’application des règles de procédure internes conférant l’autorité de la chose jugée à une décision juridictionnelle, même si cela permettrait de remédier à une situation nationale incompatible avec ce droit. Cela étant, si les règles de procédure internes applicables comportent la possibilité, sous certaines conditions, pour le juge national de revenir sur une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée pour rendre la situation compatible avec le droit national, cette possibilité doit, conformément aux principes d’équivalence et d’effectivité, prévaloir, si ces conditions sont réunies, afin que soit restaurée la conformité de la situation en cause avec le droit de l’Union »42.
La conclusion ici ne peut qu’être empruntée au doyen Vedel qui, à propos du juge constitutionnel, estimait, dans un mouvement balancé que « dans son ordre, c’est-à-dire dans sa mission de juge, il se garde d’un trop orgueilleux combat qui ne deviendrait légitime que si, justement, pour le mener, il abandonnait son siège et sortait de son ordre. Tel est le devoir du juge. Mais, pour le remplir, il lui est précieux de savoir que le discours de logique juridique qui l’investit est sous-tendu par l’autre discours, celui de la transcendance, dont il n’est ni le maître, ni le gardien, mais le bénéficiaire. Au fond, il est au carrefour de la logique et de la foi. La logique du droit positif qui, enserrant son pouvoir, le préserve de l’usurpation. La foi qui le fait croire, d’une espérance invincible que l’homme ne se détruira pas lui-même et donc ne l’obligera pas à choisir entre la révolte et le reniement »43.
- G. Vedel, « Le Conseil constitutionnel, gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l’Homme », Pouvoirs, N°45, avril 1988, p. 149. [↩]
- E. Picard, « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, n° spécial, juillet-août 1998, p. 6. [↩]
- V. Champeil-Desplats, « La notion de « droit fondamental » et le droit constitutionnel français », D. 1995, Chr. 323. [↩]
- F. Sudre, « La mise en quarantaine de la Convention européenne des droits de l’Homme », https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/que-dit-le-droit/la-mise-en-quarantaine-de-la-convention-europeenne-des-droits-de-lhomme/
Dans ce débat voir J.P. Costa, « Le recours à l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’Homme », https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/que-dit-le-droit/recours-article-15-cedh/)), dont il ne faut pas oublier, au surplus, que cette notification, comme son absence, ont des répercussions dans l’ordre juridique de l’Union via l’article 52 CDF. On en veut pour preuve, d’autre part, la suspension des délais quant à la question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel qui ne manque pas d’étonner à bien des égards ((Comparer sur ce point la situation du Conseil constitutionnel (loi organique 2020-365 du 30 mars 2020), et celles de la Cour européenne des droits de l’Homme (communiqué 108 – 2020 du 9 avril 2020) et de la CJUE (communiqué 46/20 du 3 avril 2020 [↩]
- Chr. Langenfeld, « La jurisprudence de la Cour constitutionnelle allemande relative au droit de l’Union européenne », in Titre VII, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°2, avril 2019. [↩]
- M. Kordeva, « Améliorer la santé au lieu d’affaiblir les droits fondamentaux » ?: la liberté de réunion sous la surveillance de Karlsruhe », note sous BVerfG, jugement du 15 avril et BVerfG, jugement du 17 avril 2020, Revue générale du droit on line, 2020, numéro 51875 . [↩]
- F. Jacobs, conclusions sur CJCE, 30 mars 1993, Konstantinidis, 168/91. [↩]
- La question de l’équivalence entre droits fondamentaux constitutionnels est un thème différent qui ne sera pas abordé ici. [↩]
- CJCE, 14 mai 1974, Nold, 4/73. [↩]
- CJCE, 28 octobre 1975, Rutili, 36/75, pt 32. [↩]
- CrEDH, Bosphorus c/Irlande, n°45036/98, 30 juin 2005, Gde Ch., F. Sudre et al., Grands arrêts de la Cour EDH, n°71, PUF, 9ème éd°, 2019. [↩]
- Droit à la protection des données à caractère personnel, par exemple. [↩]
- Ainsi droit de se marier, CrEDH, Chr. Goodwin c/Royaume-Uni, Gde Ch., 11 juillet 2002. Sur cette question et les influences croisées entre les deux cours européennes, F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’Homme, PUF, 14 éd°, 2019, p. 751 et s. [↩]
- CJCE, 13 décembre 1979, Liselotte Hauer, 44/79, pts 15 et 17. [↩]
- TCF, 22 octobre 1986, Solange II 2 BvR 197/83, Recueil BVerfGE 73, p. 339. [↩]
- CC, Déc. 92-308 DC du 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne, pt 17. [↩]
- W. Von Simpson et J. Schwarze, cités in Chr. Autexier, « Le traité de Maastricht et l’ordre constitutionnel allemand », RFDC, 1992, n°12, précité, spéc. p. 631. [↩]
- J. Andriantsimbazovina, « Vivre ensemble et droit des libertés », 2020. [↩]
- Par exemple, sur le droit au juge, CJCE, 15 mai 1986, Marguerite Johnston, 222/84, pt 18. [↩]
- CJCE, 26 juin 2007, Ordre des barreaux francophones et germanophones, C-305/05, pt 12. [↩]
- Conseil constitutionnel et Conseil d’Etat, Actes du colloque des 21-22 janvier 1988, LGDJ-Montchrestien, 1988. [↩]
- https://echr.coe.int/Pages/home.aspx?p=caselaw/analysis/admi_guide&c=fre voir toutefois des exemples dans le document en référence p.23, n°75. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 9 novembre 2010, Schecke et Eifert, C-92/09 et C-93/09. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 26 février 2013, Melloni, C-399/11. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 26 janvier 2010, Transportes Urbanos, C-118/08. [↩]
- CJUE, 11 septembre 2014, A. c/B, C-112/13, CJUE, Gde Ch., 24 octobre 2018, XC, YB et ZA, C-234/17. [↩]
- M. Poiares Maduro, conclusions sur CJCE, Gde Ch., 16 décembre 2008, Arcelor, C-127/07. [↩]
- CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n° 287110 ; CJCE, Gde Ch., 16 décembre 2008, Arcelor Atlantique et Lorraine, C-127/07. [↩]
- CC, déc. 2006-543 DC du 30 novembre 2006, Loi relative au secteur de l’énergie ou encore, par exemple, déc. 2018-768, du 26 juillet 2018, Loi relative à la protection du secret des affaires. [↩]
- CrEDH, 8 avril 2014, Dhabi c/Italie, n°17120/09 ; CrEDH, 13 février 2020, Sanofi Pasteur c/France, n°25137/16. [↩]
- Sur cette question de l’équivalence des protections, voir notamment, J.M. Sauvé, « L’autorité du droit de l’Union européenne : le point de vue des juridictions constitutionnelles et suprêmes », Intervention au congrès du 25ème anniversaire de l’Académie de droit européen (ERA), Trèves, 19 octobre 2017. [↩]
- Voir la position concomitante du CC, du CE puis de la CJUE dans les relations QPC et renvoi préjudiciel dans l’affaire Melki et Abdeli. [↩]
- J. Rivero, « Dualité de juridictions et protection des libertés », RFDA, 1990, p. 734. [↩]
- CE, Ord, 23 avril 2019, Mme C. et Mme D., n° 429668 ; J. Andriantsimbazovina, « La protection des libertés, fondement des compétences du juge administratif ? », Revue Générale du Droit, Chronique de droit des libertés, 2019. [↩]
- S. Slama, « L’acte de gouvernement à l’épreuve du droit européen », AJDA, 2019, p. 1644. [↩]
- Ch. Arens, Entretien, « La justice doit être accessible et la Cour de cassation s’engage à relever le défi en utilisant les potentialités des technologies appliquées au droit », JCP G, n°13, 30 mars 2020. [↩]
- Pour des éléments de comparaison de l’accessibilité aux juges, voir : https://rm.coe.int/courts-covid-19-measures-as-of-15-april-2020/16809e2927 ou encore, https://e-justice.europa.eu/content_impact_of_the_covid19_virus_on_the_justice_field-37147-en.do [↩]
- V. Champeil-Desplats, « Le Conseil constitutionnel face à lui-même », Revue des droits de l’Homme, Avril 2020 ; S. Benzima, « La curieuse suspension des délais d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité », Jus Politicum, 3 avril 2020. [↩]
- F. Sudre, préc., relevant « par ex., CE, réf., 27 mars 2020, n° 439720, GISTI et a., inédit : JurisData n° 2020-004323. – CE, réf., 2 avr. 2020, n° 439763, Féd. nale droit au logement, inédit : JurisData n° 2020-004558. – CE, réf., 8 avr. 2020, n° 439821, Synd. nal pénitentiaire FO : JurisData n° 2020-004890. [↩]
- B. Delzangles, « Les enjeux institutionnels de la première demande d’avis consultatif adressés à la Cour européenne des droits de l’Homme », RDP, n°1, 2020, p. 171. [↩]
- B. Genevois, « Cour européenne des droits de l’Homme et juge national : dialogue et dernier mot », in Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Costa, La conscience des droits, Dalloz, 2011, p. 281. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 6 octobre 2015, Târsia, C-69/14, pts 29-30. [↩]
- G. Vedel, « Le Conseil constitutionnel, gardien du droit positif ou défenseur de la transcendance des droits de l’Homme », Pouvoirs, 1988, préc., spéc. p. 159. [↩]
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