Parmi le nombre incalculable des litiges soumis quotidiennement aux tribunaux, tant au niveau interne qu’au niveau international, très peu retiennent l’attention de la communauté des juristes. D’un point de vue quantitatif, sont encore moins nombreuses les affaires qui, au-délà du prétoire, émergent dans la sphère politique et qui sont portées, principalement par l’intervention des médias, à la connaissance du grand public. Participant d’une sorte de « judiciarisation du quotidien », ces litiges marquent souvent l’actualité et s’inscrivent de manière plus ou moins durable dans l’évolution des systèmes juridiques. Leur capacité à interroger la « conscience collective » des sociétés et à produire des effets (juridiques, politiques, sociaux, économiques) de portée générale, dépassant parfois largement le cas d’espèce, transforme certains litiges dans des affaires emblématiques, voir paradigmatiques. Comme conséquence de ce phénomène de « judiciarisation du quotidien », il est possible de constater une montée en puissance considérable du pouvoir judiciaire dans l’état de droit moderne. Les juges sont ainsi devenus des acteurs majeurs de la vie politique en ce qu’ils peuvent, par l’interprétation et par l’application des normes juridiques, jouer un rôle principal non seulement dans la concrétisation du droit mais aussi dans la transformation des sociétés.
Suivant une telle logique, l’accès au prétoire est parfois envisagé par certains individus ou certains groupes comme une possibilité unique de mobiliser leurs revendications au sein des tribunaux en vue d’obtenir satisfaction de leurs causes et de produire des changements sociétaux en leur faveur. Cette conception particulière du recours au système judiciaire a été rationnalisée dans la notion de litige stratégique, high impact litigation ou encore public interest litigation. Chargée d’une forte empreinte téléologique, cette notion renvoie à une manière alternative d’enseigner et d’exercer le droit qui consiste en sélectionner, analyser et entamer des procès judiciaires avec l’objectif de produire un effet significatif dans les politiques publiques, la législation, la jurisprudence ou, de manière beaucoup plus large, dans l’opinion publique d’un Etat ou d’une région (v. Correa L., « Litigio de alto impacto: estrategias alternativas para enseñar y ejercer el derecho », Opinion juridica, n° 14, 2008, p. 149).
Bien que cette définition ait le mérite de rassembler un certain accord d’une partie de la doctrine latinoaméricaine, elle ne donne aucun critère solide permettant de distinguer un litige stratégique d’un litige ordinaire. En effet, d’un point de vue subjectif, la seule intention du requérant déclenchant l’action en justice ne semble pas être suffisante pour établir une telle distinction. Le procès judiciaire implique nécessairement une interaction dynamique entre les parties et il est difficile d’anticiper a priorile déroulement de l’instance. En effet, l’attitude ainsi que les arguments de la partie adverse peuvent bouleverser la stratégie initiale du litige et transformer, en cours de procédure, un litige ordinaire en un litige stratégique ou l’inverse. Aussi il n’existe toujours pas un lien de causalité entre l’intention du requérant et le résultat d’un procès étant donné que celui-ci dépend en réalité d’une décision (acte de volonté) prise par le juge. Il n’est donc pas impossible que ce soit le juge lui-même qui, à l’occasion d’une affaire soumise à sa juridiction, décide de lui donner un caractère stratégique au sein de sa jurisprudence. En outre, l’analyse des intérêts mobilisés par un litige stratégique dépasse largement le cadre du procès judiciaire ; d’autres acteurs étrangers au procès peuvent vraisemblablement se saisir d’une affaire en cours en élargissant et en déplaçant sa discussion bien au-delà du prétoire. Ces éléments d’ordre conjoncturel rendent difficile la distinction entre un litige stratégique et un litige ordinaire. L’analyse des deux aspects objectifs de la définition retenue (l’objet du litige et son impact) ne résout pourtant pas ce problème.
D’une part, en ce qui concerne l’objet, on peut identifier deux postulats (Coral A.M., Londono B., Munoz L., « El concepto de litigio estrategico en America Latina: 1990-2010 », Universitas, n° 121, pp. 53 et s.). Un premier postulat considère, lato sensu, que tout litige portant sur les droits de l’Homme serait, eu égard à l’importance attachée à ces droits, un litige stratégique. Un second postulat, un peu moins large, considère que l’objet d’un litige stratégique s’inscrit forcement dans un contexte précis (un Etat, une région) et, par conséquent, s’intéresse exclusivement aux litiges portant sur certains droits (e.g. sexuels et reproductifs, de l’environnement, DESC) ou concernant certains groupes vulnérables (e.g. des femmes, des personnes handicapées, des personnes LGBTI, des peuples autochtones). Il convient de noter que, dans ces deux postulats, l’objet potentiel d’un litige stratégique reste très large. C’est pourquoi le seul objet du litige ne semble pas être suffisant à justifier une distinction avec un litige ordinaire : si tout litige est stratégique en raison de son objet, aucun litige relatif à cet objet ne l’est en réalité car il devient, par effet de répétition, un litige ordinaire.
D’autre part, en ce qui concerne l’impact du litige, l’attention se focalise sur les affaires qui produisent effectivement des changements sociétaux. Il faut donc être capable de mesurer leur degré d’influence (tant directe qu’indirecte) sur les politiques publiques, la production du droit (loi, décret ou jurisprudence) ou encore sur l’opinion publique dans un sens déterminé. En supposant qu’une telle démarche soit méthodologiquement possible, celle-ci semble devoir s’intéresser exclusivement sur les conséquences qui découlent du litige (e.g. l’exécution des décisions de justice), en oubliant au passage la nature même de celui-ci, à savoir : son caractère stratégique.
Pour le requérant, ce sont davantage les stratégies déployées au cours d’un litige qui permettent de justifier une différenciation avec un litige ordinaire. La manière de plaider une affaire devant un tribunal détermine en partie sa capacité de produire des effets significatifs dans une société déterminée. L’objectif de notre contribution vise à nous interroger sur les stratégies de litige nécessaires pour qu’un litige soit considéré comme stratégique au sein du système interaméricain des droits de l’Homme (SIDH). Au regard de la configuration particulière de ce système (Hennebel L. et Tigroudja H. (dir.), Le particularisme interaméricain des droits de l’Homme, Paris, Pédone, 2009), il semble possible d’en dégager deux stratégiques : l’étatisation du litige (I) et son objectivisation (II).
I. L’étatisation du litige
Comme tout système juridique supranational, les Etats parties s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus dans les traités interaméricains relatifs aux droits de l’Homme qu’ils ont signés et ratifiés de manière libre et volontaire. De ce fait, l’élément constitutif d’un litige au niveau interaméricain tient principalement à la recherche de la responsabilité internationale de l’Etat concerné dans le cas d’espèce (A). Dans ce cadre, l’accès au système interaméricain de protection implique une interaction de haut niveau entre le requérant et l’Etat (B) qui facilite la caractérisation stratégique du litige.
A. La recherche de la responsabilité internationale de l’Etat
L’article 23 du Règlement de la Commission interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) précise que « Toute personne ou tout groupe de personnes, ou toute entité non gouvernementale légalement reconnue dans un ou plusieurs États membres de l’OEA peuvent présenter à la Commission des requêtes, en leur propre nom ou au nom de tiers, pour dénoncer toute violation présumée de l’un des droits de l’Homme reconnu » par un traité interaméricain dont l’Etat soit partie. Pour être recevable, le requérant doit faire « un exposé des faits et de la situation dénoncée, avec spécification du lieu et de la date des violations alléguées » ainsi que de l’indication de l’Etat qu’il considère responsable, par action ou par omission, de ces violations (art. 28 du Règlement de la CIDH). A ce propos, il convient de noter que les Etats peuvent être responsables pour les violations des droits de l’Homme commises par leurs agents (relation verticale entre l’Etat et l’individu) mais aussi par le fait des personnes privées (effet horizontal des droits fondamentaux ou Drittwirkung) lorsqu’elles agissent avec la tolérance, la complicité ou l’indifférence des autorités publiques (Hochmann T. et Reinhardt J. (dir.), L’effet horizontal des droits fondamentaux, Paris, Pédone, 2018, 218 p.).
La responsabilité par omission est sans aucun doute souvent la plus difficile à établir. Il appartient donc au requérant de caractériser et de démontrer le degré d’implication de l’Etat dans les exactions commises. Dans cette logique, il ne s’agit nullement de reprocher à l’Etat tout type de violation des droits intervenue sur son territoire par un particulier mais de pointer du doigt les défaillances étatiques et les manquements à leurs obligations internationales comme ultime recours. En effet, le principe de subsidiarité insiste sur l’importance pour les autorités nationales d’assurer au niveau interne l’effectivité des droits consacrés par les conventions internationales. Par conséquent, l’accès aux organes supranationaux est gouverné par la logique de l’épuisement préalable des voies de recours internes comme le précisent à juste titre l’article 46 de la Convention Américaine et les articles 28.8 et 31 du Règlement de la CIDH. L’État défendeur doit avoir l’opportunité de prévenir ou de remédier à la situation litigieuse dans son ordre juridique interne avant d’être appelé à en répondre au niveau interaméricain.
Le fond du litige consiste pour le requérant à démontrer que l’Etat doit être tenu comme responsable des violations alléguées. Suivant l’article 12 du Projet d’articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, « il y a violation d’une obligation internationale par un État lorsqu’un fait dudit État n’est pas conforme à ce qui est requis de lui en vertu de cette obligation, quelle que soit l’origine ou la nature de celle-ci » (Assemblée générale des Nations Unies, Rés. A/RES/56/83, 28 janvier 2002).
La recherche de la responsabilité internationale de l’Etat au niveau interaméricain s’accompagne d’une interaction permanente entre le requérant et l’Etat.
B. L’interaction de haut niveau entre le requérant et l’Etat
Dès le début de l’instruction de l’affaire devant la CIDH jusqu’à l’étape d’exécution d’une décision prise par la CIDH ou par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (Cour IADH), le requérant est l’interlocuteur principal de l’Etat concerné par la requête au niveau interaméricain. Les organes supranationaux ne jouent en réalité qu’un rôle d’intermédiaires dans le sens où ils facilitent un va et vient d’information et d’arguments entre les parties du litige. Si l’Etat ne veut pas réagir aux communications du requérant, les organes interaméricains peuvent sanctionner son comportement élusif et appliquer une présomption de responsabilité internationale. En effet, l’article 38 du Règlement de la CIDH dispose que « les faits allégués dans la requête dont les parties pertinentes ont été transmises à l’État en question sont présumés véridiques si dans le délai fixé par la Commission conformément à l’article 37 du présent Règlement, l’État concerné n’a pas fourni les renseignements appropriés, à condition qu’une conclusion opposée ne ressorte pas de l’examen d’autres pièces à conviction ». Aussi la CIDH peut constater une sorte de désistement tacite et décider de classer un dossier en archive lorsque « l’inactivité procédurale du requérant constitue un indice sérieux de l’absence d’intérêt dans l’instruction de la requête » (art. 42 du Règlement de la CIDH).
L’interaction de haut niveau entre l’Etat et le requérant offre un degré important de visibilité à l’affaire en question. Ce phénomène est fondamental pour certaines victimes des violations des droits de l’Homme qui se sont battues sans succès au niveau interne pour avoir des réponses de la part de l’Etat. On peut le comprendre du fait que parfois les revendications des victimes sont tout simplement ignorées, méprisées ou rejetées sommairement au niveau national (notamment lorsque ce sont des minorités ou des groupes vulnérables). Le système interaméricain ouvre aux victimes un espace nouveau (le dernier !) pour qu’elles puissent s’exprimer et demander des explications à l’Etat. Il convient de noter que ces explications sont données au nom de l’Etat dans son ensemble en dépassant tout type d’ambiguïtés ou de contradictions qui peuvent parfois avoir lieu en droit interne en raison de la séparation des pouvoirs (horizontale et verticale) ou de l’absence de collaboration entre les autorités publiques. Il s’agit en quelque sorte d’une centralisation de la réponse étatique dans les mains de l’exécutif et cela même dans des Etats fédéraux (voir, par exemple, la clause fédérale de l’art. 28 de la Convention américaine). Dans toute hypothèse, le gouvernement central doit prendre les mesures pertinentes, conformément à sa Constitution et à ses lois, pour assurer que les autorités nationales compétentes adoptent les dispositions nécessaires au respect des obligations internationales.
Par ailleurs, l’asymétrie des moyens dont dispose un Etat et un requérant dans le cadre du litige international peut être palliée par le rôle garant de la procédure des organes interaméricains ainsi que pour la possibilité offerte aux requérants d’établir des partenariats avec certaines ONG disposant d’une large expertise dans ce type de litige (e.g. CEJIL) ou de bénéficier d’un « défenseur interaméricain », désigné d’office par la Cour IADH pour assurer la représentation légale des victimes (art. 37 du Règlement de la Cour IADH). Sur ce point, il convient de noter que le système interaméricain a fait l’objet d’une évolution (toujours inachevée) quant à la participation des requérants à la procédure. Alors qu’ils sont appelés à jouer un rôle central devant la CIDH, ils étaient systématiquement privés de la possibilité de s’exprimer devant la Cour IADH dans les premières années suivant la mise en place du SIDH. A cette époque-là, seule la CIDH était autorisée à intervenir devant la Cour IADH face à l’Etat ; il lui appartenait donc de fixer de manière exclusive le cadre stratégique du litige. Cette configuration a été progressivement révisée par la modification du Règlement de la Cour IADH (en 1996 concernant la participation des victimes dans la procédure de réparation ; en 2000 concernant l’étape sur les exceptions préliminaires et sur le fond ; en 2009 établissant la totale autonomie des victimes tout au long du procès : v. art. 25 du Règlement de la Cour IADH). Bien qu’il soit reconnu aux requérants un locus standi in judicio, ils n’ont toujours pas de ius standi leur permettant de saisir directement la Cour IADH (Ciurlizza J. et Carol B., « Del locus standi al ius standi del individuo en el sistema interamericano de protección de derechos humanos », Ius Inter Gentes, Revista de Derecho Internacional, n° 2, 2005). L’article 61.1 de la Convention américaine est très clair à ce propos car « seuls les Etats parties à la présente Convention et la Commission ont qualité pour saisir la Cour ».
La stratégie d’étatisation du litige n’est donc pas suffisante si les requérants souhaitent que la Cour IADH soit saisie de l’affaire. Ils doivent donc envisager une stratégie d’objectivisation du litige pour tenter d’arriver à cet objectif.
II. L’objectivisation du litige
Une deuxième stratégie qui semble caractériser le litige stratégique au niveau interaméricain porte sur le besoin des requérants de démontrer, tant à la CIDH que à la Cour IADH, l’importance de leur affaire au-delà même du seul cas d’espèce. Cette stratégie cherche à accélérer le traitement de la requête par la CIDH (A) en élargissant la portée de l’affaire (B).
A. La priorisation du litige
Le système interaméricain de protection des droits de l’Homme est victime de son succès. En effet, la CIDH reçoit chaque année de plus en plus de requêtes portant sur des affaires relatives aux 35 pays qui font partie de l’Organisation des Etats Américains (OEA). Le nombre de requêtes par an s’est multiplié de manière exponentielle : il est passé de 571 en 1998 à 1 323 en 2008 et 2 957 en 2018. Le dernier rapport annuel de la CIDH précise, qu’au 31 décembre 2018, il y avait 6 963 requêtes dans l’attente d’un examen préliminaire (art. 26 du Règlement de la Cour IADH) tandis que 4 217 sont en cours de traitement (tant sur la recevabilité que sur le fond). Le requérant est donc confronté au flux contentieux qui encombre le travail de la CIDH, d’autant plus que les requêtes sont étudiées suivant l’ordre de leur enregistrement (art. 29 du Règlement de la CIDH). Néanmoins, ce même article laisse ouverte la possibilité pour la CIDH de prioriser l’examen des requêtes et ce dans quatre hypothèses :
« a) Lorsque, en raison du temps écoulé, la requête perd son effet utile, en particulier : i. lorsque la victime présumée est un adulte majeur, un garçon ou une fillette ; ii. lorsque la victime présumée souffre d’une maladie en phase terminale ; iii. lorsqu’il est allégué que la victime présumée peut faire l’objet de l’application de la peine de mort ; ou iv. lorsque l’objet de la pétition a une connexion avec une mesure conservatoire ou provisoire en vigueur ; b) Lorsque les victimes présumées sont des personnes privées de liberté ; c) Lorsque l’État exprime formellement son intention d’entrer dans un processus de règlement à l’amiable de la question ; ou d) Lorsque les circonstances suivantes sont alléguées : i. la décision peut avoir pour effet de remédier à des situations structurelles graves qui exercent un impact sur la jouissance des droits de l’Homme ; ou ii. la décision peut promouvoir des changements législatifs ou de pratique étatique et empêcher la réception de multiples pétitions relatives à la même question ».
Les hypothèses a) et b) concernent le litige relatif à certains groupes vulnérables tandis que l’hypothèse d) renvoie implicitement à la notion même de litige stratégique en ce que l’affaire peut conduire à produire des effets significatifs ou des changements importants au niveau interne. Ce même critère d’objectivisation du litige peut être déterminant au moment de la prise de décision par la CIDH quant à l’envoi de l’affaire devant la Cour IADH. En effet, d’après l’article 45.2 de son Règlement, « la Commission cherchera fondamentalement à ce que justice soit faite dans le cas particulier, en se fondant, entre autres, sur les éléments suivants : a. la position du requérant ; b. la nature et la gravité de la violation ; c. la nécessité de développer ou d’éclaircir la jurisprudence du système ; et d. l’effet éventuel de la décision sur les ordonnancements juridiques des États membres ». Une fois encore, la stratégie d’objectivisation du litige semble déterminer le caractère stratégique de celui-ci en raison de l’élargissement de la portée de l’affaire.
B. L’élargissement de la portée de l’affaire
Il est possible de penser que, à l’instar de la plupart des procès judicaires au niveau interne, le contentieux régional relatif aux droits de l’Homme n’est conçu que pour trancher des affaires concrètes qui sont portées devant les Cours supranationales par le biais d’un recours individuel. En ce sens, pour avoir gain de cause, les requérants doivent démontrer l’existence d’un fait internationalement illicite attribuable à l’État ayant causé un préjudice concret aux victimes (contrôle subjectif), pour ensuite pouvoir prétendre bénéficier d’une réparation. Les effets de la jurisprudence supranationale seraient alors cantonnés à la solution du cas d’espèce en raison de la relativité de l’autorité de chose jugée. Cette conception du procès supranational ne correspond pourtant ni à la nature ni au fonctionnement du SIDH.
Contrairement à son homologue européenne, la Cour IADH n’est pas un tribunal permanent. En outre, la Cour IADH n’est composée que de sept juges pour exercer une juridiction sur 20 Etats qui ont accepté sa compétence contentieuse. Ces contraintes d’ordre pratique expliquent le nombre très réduit d’affaires qui sont portées à la connaissance de la Cour IADH chaque année. Il convient de noter qu’elles augmentent progressivement (e.g. 3 en 1998, 9 en 2008 et 18 en 2018) mais leur nombre reste encore peu significatif par rapport au système européen de protection des droits de l’Homme. Le particularisme du SIDH conduit la Cour IADH à envisager les affaires individuelles comme prétextes pour fixer des standards normatifs forts et ordonner des mesures de réparation avec une portée générale (erga omnes). A ce propos, le juge Garcia Ramirez affirme que « dans le cadre de la logique juridictionnelle qui sous-tend la création et le fonctionnement de la Cour, il ne faudrait pas attendre qu’elle soit contrainte de juger des centaines ou des milliers d’affaires sur un seul thème conventionnel[…] c’est-à-dire tous les litiges qui se présentent à tout moment et dans tous les pays, et qu’elle examine un à un les faits délictuels de chaque affaire et qu’elle garantisse également un à un les droits et libertés spécifiques » (Cour IADH, 24 novembre 2006, Travailleurs licenciés du Congrès, opinion concordante, §8). La stratégie d’objectivisation du litige semble donc correspondre à la logique de fonctionnement de la Cour IADH, et plus largement du SIDH. Cette stratégie « se manifeste, d’abord, dans sa forme la plus classique par un contrôle abstrait et objectif de la norme restrictive, reléguant alors au second plan l’intérêt individuel du requérant. Ensuite, elle revêt une dimension prescriptive en ce que les Cours n’hésitent plus à indiquer à l’État condamné les mesures générales à prendre pour mettre son droit en conformité avec les exigences conventionnelles » (Afroukh M., « L’objectivisation du contrôle juridictionnel », In La protection des droits de l’Homme par les Cours supranationales, Paris, Pedone, 2016, p. 118).
Le locus standi in judicio dans le SIDH permet aux requérants d’envisager certaines stratégies pour que le litige d’une affaire puisse déployer tous ses effets dans l’ordre juridique interne et international et ainsi contribuer aux changements politiques et juridiques nécessaires à une protection des droits de l’Homme plus effective. En conséquence, l’étatisation et l’objectivisation du litige semblent être deux critères utiles à la distinction entre un litige stratégique et un litige ordinaire au sein du système interaméricain.
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