Bouleversée par deux crises majeures, la pandémie et la guerre en Ukraine, qui ont déjà eu et vont encore avoir des conséquences financières considérables, la gouvernance financière de l’Europe a été sensiblement impactée dans ses modes de fonctionnement, et jusque dans ses principes mêmes.
Ces mutations viennent amplifier un tournant stratégique majeur engagé avant même la survenue de ces crises, avec la place accrue accordée par la nouvelle Commission à la lutte contre le changement climatique.
1. Un tournant stratégique majeur : la priorité environnementale
Dès avant la pandémie, et dans la ligne de son adhésion à l’Accord de Paris de 2015, la Commission a fait du développement durable, et en particulier de la transition écologique, l’axe majeur de sa stratégie, impactant toutes les autres politiques. Le Pacte vert européen, présenté en décembre 2019 par la Commission, entend en effet dépasser le cadre de simple plan climat pour construire un projet de société incluant d’autres volets de l’action européenne en matière d’agriculture, de finance, de politique énergétique ou de transports ou même de relations extérieures.
Cette vision holistique, confirmée et amplifiée par la réponse à la pandémie, a plusieurs caractéristiques : elle comporte un engagement financier significatif, échelonné selon plusieurs échéances, et incluant un nombre élargi d’acteurs intervenant selon des modalités sensiblement renouvelées.
Un engagement financier significatif, inscrit dans des temporalités variées
La prise de conscience des investissements nécessaires à la transaction climatique révèle des besoins considérables : 350 Md€/an seraient nécessaires pour atteindre l’objectif de réduction de GES de 55% à l’horizon 2030 dans le seul système énergétique ; le déficit d’investissement durable est estimé à 100-150 Mds€/an ; enfin, l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 requiert 1000 Mds€/an pour la période 2021-2050.
Le cadre financier pluriannuel (CFP) pour 2021-2027 (1100 Mds€) prévoit de consacrer au moins 30% du budget à l’action pour le climat. Le budget de l’Union ne suffit cependant pas à lui seul pour couvrir ces besoins, qui appellent à la fois un engagement significatif des États-membres, et des modes de financement nouveaux, publics et privés.
Quant à la fiscalité écologique (taxe carbone aux frontières en particulier), elle progresse lentement en vue de l’adoption du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF), qui prévoit d’imposer un surcoût aux produits importés dans l’UE, calculé en fonction des émissions de CO2 que cette production a générées. Ce dispositif a vocation à remplacer progressivement le système d’échange de quotas d’émission, souvent critiqué1.
Ces financements sont inscrits dans des temporalités variables. L’action pour le climat, on le sait, prend du temps, à la fois pour la mise en place des investissements et pour l’adaptation des pratiques et des mentalités. L’objectif de neutralité carbone est ainsi fixé à 2050, la réduction des GES à l’horizon 2030. Le CFP reste inscrit dans son calendrier habituel, soit 2021-2027. A contrario, la mise en œuvre du plan de relance a une échéance beaucoup plus courte à 2024 (en deux étapes d’engagement des crédits).
Un système d’acteurs élargi, des modalités d’intervention renouvelées
L’action européenne pour le climat s’exécute en coordination entre la Commission et les États membres bien sûr, mais aussi en relation avec les partenaires européens habituels (la Banque européenne d’investissement, la BEI, et la Banque centrale européenne, la BCE) et plus largement avec les acteurs privés.
La BEI s’est affirmée comme un acteur majeur de la finance verte. Première institution financière à émettre des obligations vertes (soit un montant de 44,8 Mds€ depuis 2007), elle s’est engagée à consacrer 50% de ses financements à des projets verts, d’ici 2025, et à contribuer, avec l’appui des investisseurs privés, à mobiliser 1 000 Mds€ en faveur du climat et de l’environnement entre 2021 et 2030. Elle octroie des financements à des conditions avantageuses aux projets relevant de l’action pour le climat, qu’ils s’intègrent dans les dispositifs européens traditionnels (EFSI) ou nouveaux (InvestEU, action pour le climat).
De même, le système financier s’organise pour affronter les divers risques liés au changement climatique : risque physique mais aussi financier, risque de transition, risque de responsabilité. La BCE a intégré les enjeux climatiques dans ses interventions, ce qui a fait débat : est-ce « une dangereuse dérive doctrinale » par laquelle l’institution s’engage sur un terrain qui n’est pas le sien2, ou bien s’inscrit-elle « dans son mandat3 » ? L’article 127 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) stipule que le système européen de banques centrales, « sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, en vue de contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union ». Or l’objectif de parvenir d’ici à 2050 à la « neutralité climatique » fait bien partie de ces objectifs, entérinés par tous les États membres à l’exception de la Pologne.
L’impact de l’enjeu environnemental sur l’activité financière s’étend donc à la fonction de régulation et de supervision bancaires, dans la mesure où le risque climatique est susceptible de devenir un4 risque financier systémique. Les banques sont en effet exposées non seulement aux risques produits par le changement climatique (notamment les conséquences de catastrophes naturelles), mais aussi au « risque de transition » qui menace les entreprises contraintes à des changements majeurs dans leurs modes de production ou de consommation, du fait de la pénalisation des investissements dans les ressources fossiles ou de l’édiction de nouvelles règlementations. Les banques centrales et les superviseurs doivent ainsi désormais veiller à la résilience du système financier face à ces risques, par des approches analytiques et prudentielles et la mise en œuvre de tests de résistance5, tel que celui réalisé en 2020 par la BCE. Ils ont fondé dans ce but le Réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier6, lancé au « One Planet Summit » de Paris en 2017, et qui comprend désormais 83 membres sur 5 continents. Le « verdissement » des politiques monétaires semble donc inéluctable, mais suppose la définition de critères solides de notation extra-financière, encore absents7.
La politique européenne vise également à organiser la « finance verte » et à structurer l’investissement public et privé : c’est l’objet de la taxonomie européenne instaurée en 2020, système de classification des activités économiques qui détermine la contribution au développement durable des investissements ; elle est adaptable au secteur public ; la BEI s’y réfère8.
Le déclenchement de la pandémie de Covid 19 et son expansion planétaire ont rappelé l’acuité des enjeux environnementaux et leur interaction avec de nombreux autres secteurs de l’action publique. La réponse de l’Union à la crise sanitaire s’est traduite par des infléchissements significatifs à sa gouvernance financière.
2. La réponse à la crise économique issue de la pandémie : des inflexions inédites
Les mesures financières prises par la Commission pour pallier les effets de la Covid 19 sur les économies de l’Union composent un dispositif financier nouveau, qui met rapidement en place des interventions financières massives et s’articule en partie avec les systèmes existants. Le plan de relance Next Generation EU de 750Mds€ qui se conjugue au CFP (1100 Mds) vise à « rendre l’Europe plus verte (30% des financements), plus numérique (20%) et plus résiliente ». La Facilité pour la reprise et la résilience, principal instrument du plan Next GenerationEU, combine des prêts à hauteur de 360 Mds€ et 312,5 Mds€ de subventions.
Des modalités d’intervention variées
Comme c’est souvent le cas dans le contexte de l’Union, les financements européens empruntent divers canaux et adoptent diverses modalités. L’ensemble du dispositif présente une architecture assez complexe, combinant les instruments existants des Fonds structurels et de cohésion et les mécanismes nouveaux, comme l’instrument européen de soutien temporaire à l’atténuation des risques de chômage en situation d’urgence (SURE), le financement mis à disposition des entreprises et des États membres par la Banque européenne d’investissement et le mécanisme européen de stabilité, ou encore le programme d’achats d’urgence face à la pandémie lancé par la BCE. La superposition des champs d’application de ces différents instruments fait courir un risque de double financement et de concurrence, relevé par la Cour des comptes européenne dans son avis n°6/2020 sur la Facilité pour la reprise et la résilience9. C’est le cas en particulier lorsque le régime couvre des projets potentiellement éligibles au titre d’autres domaines d’action tels que la cohésion, les transports, l’énergie et la recherche.
Une innovation, le financement de la relance par l’emprunt
La grande innovation dans la gouvernance financière européenne issue de la pandémie demeure le recours à l’emprunt (non dans son principe, puisque la Commission empruntait déjà), mais dans son montant, pour financer un plan de relance de plus de 700Mds€. De plus, la Commission déroge à sa pratique antérieure consistant à emprunter puis à prêter à la même échéance, ce qui peut lui permettre de tirer parti des conditions du marché et des calendriers de financement des États membres bénéficiaires, mais présente en contrepartie un risque de taux d’intérêt. La capacité de remboursement des États membres est également facteur de risque.
Dans une proportion nettement supérieure à la « galaxie budgétaire » décrite par Jean Arthuis10, ce nouveau dispositif déborde largement du cadre du budget européen, ce qui soulève diverses questions de gouvernance11, et de contrôle par le Parlement européen et la Cour des comptes européenne. Il est intéressant en revanche de noter le mécanisme de surveillance institué par la Commission, comparable à celui du Semestre européen avec l’élaboration, et la validation, des plans de relance nationaux présentés par les États membres. Toutefois, comme le souligne la Cour des comptes européenne dans son avis, les faiblesses relevées dans les recommandations par pays et le Semestre européen invitent à la prudence et à une attention accrue. Ainsi, en l’absence d’indicateurs communs et d’une méthodologie commune, il sera difficile d’assurer le suivi et l’audit des dépenses concernant, par exemple, la transition écologique. Il serait nécessaire, selon la Cour, de disposer d’indicateurs de performance qui rendent clairement compte de la réalisation de l’objectif de sortie progressive des secteurs à forte intensité de carbone dans le contexte de la transition écologique.
Conclusion
La gouvernance financière européenne, issue d’une stratégie de relance et de résilience fortement impactée par l’impératif écologique, est ainsi marquée par des novations importantes : variété accrue des modalités de financement, avec le recours notable à l’emprunt, intervention de nouveaux acteurs avec une redéfinition des règles du jeu, régulation des investissements privés et des activités financières. Il est trop tôt sans doute pour dire si ces tendances sont appelées à se perpétuer. Au-delà de l’adaptation conjoncturelle à des situations de crise, elles dénotent toutefois une évolution significative de la stratégie financière de l’Union vers davantage d’intégration et aussi on l’espère, d’ambition.
- Cour des comptes européenne, rapport spécial n°2020/18, Le système d’échange de quotas d’émission de l’UE : l’allocation de quotas à titre gratuit devrait être mieux ciblée. [↩]
- Landier A. et Thesmar D., 2020, « L’inquiétante dérive doctrinale de la BCE », Les Échos, 19 novembre. [↩]
- Couppey-Soubeyran J. (2020), « Le climat fait-il ou non partie du mandat de la BCE ? », Le Monde, 5 décembre. [↩]
- Villeroy de Galhau, F., et Delaveau B., « Interview de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France et de Bertille Delaveau, Responsable du Centre sur le Changement Climatique de la Banque de France », Gestion & Finances Publiques, vol. 6, no. 6, 2021, pp. 5-8. [↩]
- Nedelec G., 2020, « Les stress-tests climatiques : le nouvel outil qui fait peur aux banques », Les Échos, 23 novembre. [↩]
- Ou NGFS, Network for Greening the Financial System [↩]
- Vittori J.M., 2021, « L’inévitable verdissement des banques centrales », Les Échos, 18 janvier. [↩]
- Cour des comptes européenne, Rapport spécial n° 22/2021 Finance durable : l’UE doit agir de façon plus cohérente pour réorienter les financements vers les investissements durables. [↩]
- Cour des comptes européenne, Avis n°6/2020 sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil établissant une Facilité pour la reprise et la résilience. [↩]
- Arthuis J., « Perspectives financières européennes 2021-2027 Quel budget pour quelle Europe ? », Questions d’Europe n° 453, 27 novembre 2017, Fondation Robert Schuman. [↩]
- Lamarque D., « Le budget européen en questions », Ecrits de droit public, financier et constitutionnel – Mélanges en l’honneur de Michel Lascombe, Dalloz, 2020. [↩]
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