Les propos exprimés dans cet article n’engagent que l’auteur et en aucune manière l’institution à laquelle l’auteur appartient.
La question à laquelle nous avons été amenés à réfléchir dans le cadre de ce colloque est de savoir si après 2022 il y aurait une rupture ou une continuité dans la gouvernance financière européenne.
Au préalable, notons que la gouvernance financière européenne présente deux dimensions, d’une part, la coordination des politiques économiques, budgétaires et financières des États membres dans le cadre de l’Union économique et monétaire, et d’autre part, les finances publiques européennes à proprement dites.
Pour contribuer à l’ébauche d’une réponse à la problématique posée, il semble opportun dans le cadre de chacune des dimensions évoquées ci-dessus de porter une attention particulière à certaines décisions ou mesures adoptées dans un passé proche, dont il conviendra d’analyser les impacts et les effets à plus ou moins long terme, ainsi qu’à des sujets en attente de décisions, qu’elles soient de nature politique ou juridique. Il convient toutefois de noter que les sujets retenus dans le cadre de cette présentation ne sont bien entendus pas exhaustifs, mais présentent un intérêt certain dans le cadre de cette réflexion.
Section 1. La coordination des politiques économiques, budgétaires et financières des États membres dans le cadre de l’Union économique et monétaire à la lumière de la crise sanitaire de la COVID-19
La coordination économique, budgétaire et financière concerne tous les États membres de l’Union, mais elle est renforcée pour les dix-neuf membres de la zone euro. Dans ce cadre, les finances publiques nationales sont encadrées par une série de règles budgétaires européennes développées et enrichies au fil des années. Sous l’effet de la pandémie de la COVID-19, une mesure extraordinaire a été mise en œuvre afin de permettre aux États membres de s’écarter temporairement de ces règles. La question préexistante d’une réforme des règles budgétaires se pose désormais à la lumière de cette intervention jusqu’ici inédite, et intervient dans un contexte marqué par un plan de relance à l’échelle européenne.
A. Une réforme à venir des règles budgétaires européennes
Outre le choc sanitaire, la pandémie de la COVID-19 a provoqué un choc économique majeur qui a nécessité de la part des États membres l’adoption de mesures budgétaires pour accompagner les systèmes de santé, venir en aide aux citoyens et aux différents secteurs économiques, etc. Les États membres ont agi pour tenter de contenir la propagation du virus tout en essayant de maintenir l’activité économique.
Sur le plan des finances publiques, cela s’est traduit au niveau national à la fois par une baisse de l’activité économique, et par incidence, par une baisse des recettes pour les budgets nationaux, et à la fois par un effort budgétaire accru par les différentes mesures de soutien. La conjonction de ces évènements a naturellement une incidence sur le respect des règles budgétaires européennes qui imposent aux États membres de limiter leur déficit public à 3 % du PIB et leur dette publique à 60 % du PIB.
En mars 2020, afin de permettre aux États membres de faire face à la crise sanitaire et permettre une certaine flexibilité, la Commission et le Conseil ont activé la clause dérogatoire générale du pacte de stabilité et de croissance1.
Cette clause a été introduite dans le pacte de stabilité et de croissance par le « Six pack » en 2011 à la suite de la crise financière de 2008. Son but est de permettre aux États membres de s’écarter temporairement des exigences normales en cas de crise généralisée provoquée par une grave récession économique dans la zone euro ou dans l’ensemble de l’Union.
On doit relever que cette clause ne suspend pas les procédures du pacte de stabilité et de croissance. En revanche, elle permet au Conseil et à la Commission de prendre des mesures nécessaires, et en particulier des mesures de relance, dans le respect du pacte de stabilité tout en s’écartant des obligations budgétaires qui s’appliquent habituellement.
À ce jour, la clause dérogatoire générale est encore activée et le sera vraisemblablement jusqu’en 2023. L’enjeu est désormais de savoir s’il convient de revenir aux règles de discipline budgétaire telles qu’elles existaient avant la crise ou bien si, et dans quelles mesures, il ne faudrait pas plutôt s’accorder sur une approche rénovée.
En tout état de cause, l’activation de la clause dérogatoire générale laisse à penser que les règles budgétaires existantes ne trouveront pas à s’appliquer sans une adaptation pour faire suite à la situation exceptionnelle actuelle. Qu’on ne s’y trompe pas, la question d’une réforme du pacte de stabilité et de croissance n’est pas nouvelle, elle était déjà envisagée avant la crise. Cependant, les divisions sont profondes quant à l’objet et la portée de sa mise à jour.
Que reproche-t-on au pacte de stabilité et de croissance, et encore plus à la suite de la pandémie ? L’une des critiques récurrentes a trait à sa rigidité, certains vont jusqu’à dire que ces règles paraissent impossibles à respecter. Un autre constat serait qu’il est insuffisamment adapté aux différentes situations nationales, c’est-à-dire qu’il est peu aisé d’appliquer les mêmes règles pour tous tant les contextes nationaux sont différents.
D’un côté, on trouve un groupe d’États membres souhaitant le modifier en vue d’un assouplissement. C’est notamment le cas de la France, soutenue par l’Italie, la Grèce, l’Espagne ou encore le Portugal. L’une des idées serait en particulier d’exclure les investissements stratégiques des règles applicables aux dépenses. Le Président la République française serait favorable à une révision des règles en vue de leur adaptation à la situation particulière de chaque pays sur la base d’une méthodologie commune.
Et de l’autre, on retrouve les pays dit frugaux, parmi lesquels l’Autriche et l’Allemagne notamment, qui souhaitent un retour à l’application normale des règles du pacte de stabilité et de croissance, à une discipline fiscale et à une supervision pour éviter les dépenses inutiles.
À l’heure actuelle, on ne peut parler de consensus politique. Pour autant, il y a peu de chance que le pacte de stabilité et de croissance sorte indemne de la crise parce que tous les États membres doivent relever les défis de l’après-pandémie, et en particulier les défis de la transition écologique, climatique et numérique. C’est en ce sens qu’a été adopté un plan de relance au niveau de l’Union.
B. Un instrument de relance à l’échelle européenne
En 2020, les États membres de l’Union se sont mis d’accord sur le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027, et fait inédit, sur un instrument de relance2 appelé Next Generation EU doté de 750 milliards d’euros.
Cet instrument temporaire de relance a pour but de faire face aux conséquences économiques de la pandémie de la COVID-19, mais aussi de financer les investissements et les réformes nécessaires pour accélérer la transition numérique et écologique.
Ce qui est inédit ici c’est que la Commission a été habilitée à emprunter des fonds au nom de l’Union sur les marchés de capitaux à concurrence des 750 milliards d’euros à destination des États membres. Pour mémoire, 750 milliards d’euros représentent environ quatre fois et demi le budget annuel de l’Union.
La pièce maîtresse de cet instrument de relance est la facilité pour la reprise et la résilience qui est dotée d’une enveloppe de 672,5 milliards d’euros : 360 milliards d’euros alloués sous forme de prêts aux États membres et 312,5 milliards d’euros sous forme de subventions.
Une enveloppe de 47,5 milliards d’euros appelée REACT-EU est destinée à compléter le budget de certains programmes ou fonds européens. Par exemple, Horizon Europe, Invest EU, ou bien le Fonds Social Européen.
Le plan de relance prévoit que 70 % des subventions soient engagées au cours des années 2021 et 2022, et que les 30 % restants le soient au cours de l’année 2023.
En ce qui concerne les prêts, les États membres sont libres d’y avoir recours ou non. Pour ceux des États membres qui feraient ce choix, ces derniers doivent présenter un plan national pour la reprise et la résilience, autrement dit leur programme de réforme et d’investissement détaillant l’usage des fonds. La mise à disposition de ces prêts est subordonnée à une évaluation positive du plan national, et au respect de l’État de droit, on y reviendra.
Les États membres bénéficiant de prêts devront les rembourser ultérieurement à l’Union. Les sommes empruntées par la Commission européenne sur les marchés financiers au titre de cet instrument de relance seront remboursées via le budget européen entre 2028 et 2058 à travers la création de nouvelles ressources propres.
Section 2. Les finances publiques européennes pour la période 2021-2027
Le CFP 2021-2027, qui établit la programmation budgétaire de l’Union à long terme, a été adopté par le Conseil après approbation du Parlement européen en décembre 20203. L’engagement des fonds financiers de l’Union s’accompagne d’un affermissement de leur protection, dans le respect du principe de bonne gestion financière.
A. Le Cadre financier pluriannuel 2021-2027
Sur le plan de l’histoire géopolitique de l’Union, c’est un CFP inédit puisque c’est une programmation à Vingt-sept et non plus à Vingt-huit suite au retrait du Royaume-Uni.
Le CFP pour la période 2021-2027 est doté de 1074 milliards d’euros, ce qui, ajouté à l’instrument de relance, porte l’enveloppe budgétaire à destination des États membres à plus de 1800 milliards d’euros. Les priorités à long terme sont d’abord de faire face aux conséquences socio-économiques de la pandémie, et ensuite de financer la transition écologique et numérique, et de promouvoir les actions pour le climat. La politique de cohésion et la politique agricole commune continuent de bénéficier de financements à des niveaux comparables à ceux de la période 2014-2020 mais vont faire l’objet d’une modernisation.
En ce qui concerne la redéfinition des priorités de l’Union et le façonnement de l’avenir, les citoyens européens ont été invités à prendre part à la Conférence sur l’avenir de l’Europe. Les conclusions de cet exercice devraient être connues au printemps 2022. Le fruit de ces débats et contributions nourrira sans doute la préparation du prochain CFP pour lequel il est prévu que la Commission présente sa proposition avant le 1er juillet 2025.
Parallèlement au soutien prioritaire de la transition écologique, numérique et climatique, l’Union poursuit le renforcement de la protection de ses intérêts financiers.
B. Le renforcement de la protection des intérêts financiers de l’Union
Dans un contexte de raréfaction des ressources publiques, aggravé par la pandémie, les autorités publiques ont naturellement la possibilité de rechercher de nouvelles sources de recettes publiques. Mais il est aussi dans leur intérêt, ainsi que celui des citoyens, de veiller à l’utilisation qui est faite de ces ressources. Au niveau européen, il s’agit notamment de lutter contre les irrégularités, les fraudes et la corruption portant atteinte au budget européen.
C’est ainsi que la protection des intérêts financiers de l’Union se voit affermie avec d’une part l’entrée en fonction du Parquet européen, et d’autre part l’adoption d’un régime de conditionnalité des fonds européens à l’État de droit.
1. L’entrée en fonction du Parquet européen
Le Parquet européen a été créé en octobre 20174 et est entré en fonction le 1er juin 2021. Son mandat est de lutter contre la grande criminalité transfrontalière portant atteinte au budget de l’Union. Auparavant, seuls les États membres pouvaient mener des enquêtes et engager des poursuites contre la fraude ou la criminalité portant atteinte au budget européen. Et il faut l’admettre, face à la criminalité transfrontalière, la tâche est ardue dès lors que les autorités nationales ont compétence à l’intérieur du périmètre des frontières nationales.
L’une des particularités de ce Parquet européen est qu’il a été créé sur la base d’une coopération renforcée qui compte vingt-deux pays participants. La Hongrie, la Pologne et la Suède n’y participent pas. Le Danemark et l’Irlande quant à eux disposent d’une dérogation en ce qui a trait aux questions relatives à la justice et aux affaires intérieures.
Le Parquet européen est le premier parquet indépendant, supranational et décentralisé de l’Union. Il est habilité à rechercher, poursuivre et traduire en justice les auteurs d’infractions pénales portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, telles que la fraude ou la corruption. Il est habilité à mener des enquêtes transfrontières sur des fraudes concernant des fonds de l’Union d’un montant supérieur à 10 000 euros ou sur des cas de fraude transfrontière à la TVA entraînant un préjudice supérieur à 10 millions d’euros. Il a été établi d’après les signalements faits par les autorités nationales qu’en 2018 le préjudice au budget européen avoisinait deux milliards d’euros.
Sur le plan institutionnel, le Parquet européen est structuré en deux niveaux : un niveau central et un niveau national. Le niveau central, basé à Luxembourg, se compose du chef du Parquet Européen et d’un collège des procureurs. Le niveau national se compose des procureurs européens délégués et des chambres permanentes. Les procureurs européens délégués dans les vingt-deux pays participants sont chargés de mener des enquêtes et des poursuites pénales. Ils fonctionnent en toute indépendance par rapport aux autorités nationales.
Parmi les enjeux des années à venir, on peut citer notamment les modalités d’une coopération coordonnée avec d’autres organes tels que l’Agence de l’Union européenne pour la coopération judiciaire en matière pénale (Eurojust), l’Agence de l’Union européenne pour la coopération des services répressifs (Europol), ou encore l’extension du mandat d’action du Parquet européen à d’autres domaines. Toutefois, l’enjeu essentiel pour le Parquet européen sera d’abord et surtout de démontrer son utilité.
Le budget de l’Union bénéficie d’un niveau de protection supplémentaire avec l’introduction d’un régime de conditionnalité liée au respect de l’État de droit.
2. Un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union
Pour compléter son package relatif à la programmation financière à long terme, l’Union s’est dotée d’un régime général de conditionnalité pour protéger le budget européen5. Il s’agit d’un mécanisme qui trouvera à s’appliquer lorsque des violations des principes de l’État de droit dans un État membre portent atteinte ou risque fortement de porter atteinte de manière suffisamment directe à la bonne gestion financière du budget de l’Union ou à la protection des intérêts financiers de l’Union. Par État de droit, on entend les valeurs de l’Union consignées à l’Article 2 du Traité sur l’Union européenne6.
Les violations susceptibles d’être sanctionnées sont par exemple la mise en péril de l’indépendance du pouvoir judiciaire, le fait de ne pas prévenir, corriger ou sanctionner les décisions arbitraires ou illégales des autorités publiques, ou encore de limiter les voies de recours sur des décisions de justice.
Dans pareille situation, les mesures pour protéger le budget européen peuvent prendre différentes formes. Il peut s’agir d’une suspension des paiements, et en particulier une privation de subventions européennes, une interdiction de contracter de nouveaux engagements juridiques ou encore un remboursement anticipé de prêts garantis par le budget européen.
La Hongrie, soutenue par la Pologne, a saisi la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’un recours en annulation à l’encontre du règlement instaurant ce régime général de conditionnalité. Dans son arrêt du 16 février 20227, la CJUE a rejeté le recours déposé par la Hongrie et donc validé le mécanisme de conditionnalité, ouvrant ainsi la voie à sa mise en œuvre.
Le 2 mars 2022, la Commission a présenté les lignes directrices8 relatives à l’application du règlement afin de clarifier un certain nombre d’éléments. On peut raisonnablement penser que la conditionnalité va être mise en œuvre à l’égard de la Hongrie et de la Pologne. Toutefois, c’est un exercice qui s’avérera très sensible sur le plan politique.
- Clause instaurée par l’article 5, paragraphe 1, l’article 6, paragraphe 3, l’article 9, paragraphe 1 et l’article 10, paragraphe 3, du règlement (CE) nº 1466/97 du Conseil du 7 juillet 1997 relatif au renforcement de la surveillance des positions budgétaires ainsi que de la surveillance et de la coordination des politiques économiques, et par l’article 3, paragraphe 5, et l’article 5, paragraphe 2, du règlement (CE) nº 1467/97 du Conseil du 7 juillet 1997 visant à accélérer et à clarifier la mise en œuvre de la procédure concernant les déficits excessifs. [↩]
- Règlement (UE) 2020/2094 du Conseil du 14 décembre 2020 établissant un instrument de l’Union européenne pour la relance en vue de soutenir la reprise à la suite de la crise liée à la COVID-19, JOUE L 433I, 22.12.2020. [↩]
- Règlement (UE, Euratom) 2020/2093 du Conseil du 17 décembre 2020 fixant le cadre financier pluriannuel pour les années 2021 à 2027, JOUE L 433I, 22.12.2020. [↩]
- Règlement (UE) 2017/1939 du Conseil du 12 octobre 2017 mettant en œuvre une coopération renforcée concernant la création du Parquet européen, JOUE L 283 du 31.10.2017. [↩]
- Règlement (UE, Euratom) 2020/2092 du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2020 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union, JOUE L 433I, 22.12.2020. [↩]
- Article 2 du Règlement 2020/2092 préc. : « ‘État de droit’ : la valeur de l’Union consacrée à l’article 2 du traité sur l’Union européenne. Il recouvre le principe de légalité, qui suppose l’existence d’un processus législatif transparent, responsable, démocratique et pluraliste, ainsi que les principes de sécurité juridique, d’interdiction de l’arbitraire du pouvoir exécutif, de protection juridictionnelle effective, y compris l’accès à la justice, assurée par des juridictions indépendantes et impartiales, également en ce qui concerne les droits fondamentaux, de séparation des pouvoirs, de non-discrimination et d’égalité devant la loi. L’État de droit s’entend eu égard aux autres valeurs et principes de l’Union consacrés à l’article 2 du traité sur l’Union européenne ». [↩]
- Arrêt du 16 février 2022, Hongrie contre Parlement européen et Conseil de l’Union européenne, Aff. C‑156/21, EU:C:2022:97. [↩]
- Communication de la Commission, « Lignes directrices sur l’application du règlement (UE, Euratom) 2020/2092 relatif à un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union », COM(2022) 1382 final, 2.03.2022. [↩]
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