GRANDE CHAMBRE
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 52207/99
présentée par Vlastimir et Borka BANKOVIĆ, Živana STOJADINOVIĆ, Mirjana STOIMENOVSKI, Dragana JOKSIMOVIĆ et Dragan SUKOVIĆ
contre
la Belgique, la République tchèque, le Danemark, la France, l’Allemagne, la Grèce, la Hongrie, l’Islande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Norvège, la Pologne, le Portugal, l’Espagne, la Turquie et le Royaume-Uni
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
M.L. Wildhaber, président,
MmeE. Palm,
MM.C.L. Rozakis,
G. Ress,
J.-P. Costa,
Gaukur Jörundsson,
L. Caflisch,
P. Kūris,
I. Cabral Baretto,
R. Türmen,
MmeV. Strážnická,
MM.C. Bîrsan,
J. Casadevall,
J. Hedigan,
MmeW. Thomassen,
MM.A.B. Baka,
K. Traja, juges,
et de M.P.J. Mahoney, greffier,
Vu la requête susmentionnée, introduite le 20 octobre 1999 et enregistrée le 28 octobre 1999,
Vu la décision du 14 novembre 2000 par laquelle la chambre de la première section à laquelle l’affaire avait à l’origine été attribuée s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre (article 30 de la Convention),
Vu les observations déposées par les gouvernements défendeurs et celles soumises en réponse par les requérants,
Vu les observations orales présentées par les parties le 24 octobre 2001 et les commentaires écrits soumis par elles ultérieurement en réponse aux questions des juges,
Après en avoir délibéré le 24 octobre et le 12 décembre 2001, rend la décision que voici, adoptée à cette dernière date :
EN FAIT
1. Les requérants sont tous ressortissants de la République fédérale de Yougoslavie (« RFY »). Les deux premiers requérants, Vlastimir et Borka Banković, sont nés en 1942 et en 1945 respectivement, et ils saisissent la Cour en leur nom propre et au nom de leur fille décédée, Ksenija Banković. La troisième requérante, Živana Stojanović, est née en 1937, et elle saisit la Cour en son nom propre et au nom de son fils décédé, Nebojša Stojanović. La quatrième requérante, Mirjana Stoimenovski, saisit la Cour en son nom propre et au nom de son fils décédé, Darko Stoimenovski. La cinquième requérante, Dragana Joksimović, est née en 1956, et elle saisit la Cour en son nom propre et au nom de son mari décédé, Milan Joksimović. Le sixième requérant, Dragan Suković, saisit la Cour en son nom propre.
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par M. Anthony Fisher, solicitor exerçant dans l’Essex, M. Vojin Dimitrijević, directeur du Centre des droits de l’homme de Belgrade, M. Hurst Hannum, professeur de droit international à l’université Tufts de Medford, dans le Massachusetts, aux Etats-Unis, et Mme Françoise Hampson, barrister et professeur de droit international à l’université d’Essex. Les représentants précités ont assisté à l’audience publique devant la Cour conjointement avec leurs conseillers, M. Rick Lawson, Mme Tatjana Papić et M. Vladan Joksimović. La troisième requérantes, Mme Živana Stojanović, était également présente.
3. Les Gouvernements sont représentés devant la Cour par leurs agents. Lors de l’audience, les gouvernements ci-après étaient représentés comme suit : Le Royaume-Uni (dont les observations ont été déposées au nom de l’ensemble des défendeurs) par MM. Christopher Greenwood, Q.C. et professeur de droit international, et James Eadie, conseils, par M. Martin Eaton, agent, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, et par M. Martin Hemming, conseiller ; la Belgique par M. Jan Lathouwers, agent adjoint ; la France par M. Pierre Boussaroque, conseil ; l’Allemagne par M. Christoph Blosen, adjoint au représentant permanent de l’Allemagne auprès du Conseil de l’Europe ; la Grèce par M. Michael Apessos, conseiller ; la Hongrie par M. Lipót Höltzl et Mme Monika Weller, agent et coagent respectivement ; l’Italie par M. Francesco Crisafulli, coagent adjoint ; le Luxembourg par M. Nicolas Mackel, agent ; les Pays-Bas par Mme Jolien Schukking, agent ; la Norvège par M. Frode Elgesem, agent faisant fonction ; la Pologne par M. Christophe Drzewicki, agent, et Mme Renata Kowalska, conseil ; et la Turquie par Mme Deniz Akçay, coagent.
A. Les circonstances de l’espèce
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Les gouvernements défendeurs estiment la requête irrecevable sans qu’il y ait lieu d’aborder les faits de la cause et précisent qu’une non-contestation explicite par eux d’un élément de fait ne doit en aucun cas être retenue contre eux. Dans son résumé ci-dessous des circonstances de l’espèce, la Cour n’a pas interprété les non-contestations explicites d’éléments de fait comme des acceptations de ces éléments par la partie concernée.
1. Le contexte
6. De nombreux documents traitent du conflit qui opposa les forces serbes et albanaises du Kosovo en 1998 et 1999. Devant l’escalade de la violence et eu égard aux préoccupations grandissantes de la communauté internationale et à l’échec des initiatives diplomatiques, le Groupe de contact composé des représentants de six pays (institué en 1992 par la Conférence de Londres) se réunit et décida d’organiser des négociations entre les parties au conflit.
7. Le 30 janvier 1999, à la suite d’une décision de son Conseil de l’Atlantique Nord (« CAN »), l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (« OTAN ») annonça que des frappes aériennes seraient effectuées sur le territoire de la FRY en cas de non-respect des exigences de la Communauté internationale. Des négociations eurent alors lieu entre les parties au conflit, du 6 au 23 février 1999 à Rambouillet, et du 15 au 18 mars 1999 à Paris. L’accord de paix proposé à l’issue des pourparlers fut signé par la délégation albanaise du Kosovo, mais pas par la délégation serbe.
8. Considérant que tous les efforts entrepris pour parvenir à une solution politique négociés de la crise du Kosovo avaient échoué, le CAN décida de commencer les frappes aériennes (opération Force alliée) contre la RFY, mesure que le Secrétaire général de l’OTAN annonça le 23 mars 1999. Les frappes aériennes s’échelonnèrent du 24 mars au 8 juin 1999.
2. Le bombardement de la Radio-Televizije Srbije (« RTS »)
9. Trois chaînes de télévision et quatre stations de radio se partageaient les locaux de la RTS à Belgrade. Les installations de production les plus importantes se trouvaient dans trois bâtiments de la rue Takovska. La régie finale était abritée au premier étage de l’un d’eux ; elle employait principalement du personnel technique.
10. Le 23 avril 1999, juste après 2 heures du matin, l’un des bâtiments de la RTS de la rue Takovska fut touché par un missile tiré d’un avion de l’OTAN, qui provoqua l’effondrement de deux des quatre étages de l’immeuble et détruisit la régie finale.
11. La fille des deux premiers requérants, les fils des troisième et quatrième requérantes et le mari de la cinquième requérante furent tués, le sixième requérant s’en tirant avec des blessures. Le bombardement fit seize morts et seize blessés graves. Vingt-quatre cibles furent touchées en RFY au cours de la même nuit, dont trois à Belgrade.
3. Procédures engagées devant d’autres juridictions internationales à la suite du bombardement
12. Le 26 avril 1999, la RFY déposa entre les mains du Secrétaire général des Nations unies sa déclaration reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour internationale de Justice (« CIJ »). Le 29 avril 1999, la RFY engagea contre la Belgique et neuf autres Etats une procédure visant leur participation à l’opération Force alliée et présenta une demande en indication de mesures provisoires au titre de l’article 73 du règlement de la CIJ. Par une ordonnance datée du 2 juin 1999, la CIJ écarta cette demande. Les autres questions soulevées dans le cadre de la cause sont toujours pendantes.
13. En juin 2000, le comité institué pour examiner l’opération Force alliée fit rapport au procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (« TPIY »). Il ne recommanda pas l’ouverture d’une enquête. Le 2 juin 2000, ledit procureur informa le Conseil de sécurité des Nations unies de sa décision de ne pas ouvrir d’enquête.
B. Textes de droit international pertinents
1. Le Traité de Washington de 1949
14. Entré en vigueur le 24 août 1949, le Traité de Washington créa une alliance, matérialisée dans l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (« OTAN »), entre dix Etats européens (la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, le Danemark, l’Islande, l’Italie, la Norvège et le Portugal), le Canada et les Etats-Unis. La Grèce et la Turquie y adhérèrent en 1952, la République Fédérale d’Allemagne en 1959, puis l’Espagne en 1982. Ces pays furent imités le 12 mars 1999 par la République Tchèque, la Hongrie et la Pologne.
15. Le but essentiel de l’OTAN est de sauvegarder la liberté et la sécurité de tous ses membres par des moyens politiques et militaires dans le respect des principes de la Charte des Nations unies. Le principe fondamental régissant son fonctionnement est celui d’un engagement commun en faveur d’une coopération entre Etats souverains fondée sur l’indivisibilité de la sécurité des pays membres.
2. La Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne de 1969 »)
16. L’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 est intitulé « Règle générale d’interprétation ». Sa partie pertinente en l’espèce est ainsi libellée :
« Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
(…)
3. Il sera tenu compte, en même temps que du contexte :
(…)
b) de toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité ;
c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties. »
17. L’article 32 est intitulé « Moyens complémentaires d’interprétation ». Il dispose :
« Il peut être fait appel à des moyens complémentaires d’interprétation, et notamment aux travaux préparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traité a été conclu, en vue, soit de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31, soit de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément à l’article 31 :
a) laisse le sens ambigu ou obscur, ou
b) conduit à un résultat qui est manifestement absurde ou déraisonnable. »
18. Dans son commentaire à leur sujet, la Commission du droit international releva que les articles 31 et 32 devaient opérer conjointement et n’avaient nullement pour effet de tracer une ligne de démarcation rigide entre la « règle générale » et les « moyens complémentaires » d’interprétation. Elle précisa par ailleurs que la distinction elle-même se justifiait, dès lors que les éléments d’interprétation énumérés à l’article 31 se rapportaient tous à l’accord intervenu entre les parties au moment où il a reçu son expression authentique dans le texte ou ultérieurement. Les travaux préparatoires n’avaient selon elle pas le même caractère d’authenticité, « quelle que [pût] être leur valeur, dans certains cas, pour éclairer l’expression que le texte donne à l’accord » (Annuaire CDI, 1966, vol. II, p. 240).
3. La genèse de l’article 1 de la Convention
19. Le texte rédigé par la commission des affaires juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe prévoyait, dans ce qui allait devenir l’article 1 de la Convention, que les « Etats membres s’engage[aie]nt à garantir à toute personne résidant sur leur territoire les droits (…) ». Le comité d’experts intergouvernemental qui se pencha sur le projet de l’Assemblée consultative décida de remplacer les mots « résidant sur leur territoire » par les termes « relevant de leur juridiction ». Les motifs ayant présidé à cette modification se trouvent décrits dans l’extrait suivant du Recueil des travaux préparatoires de la Convention européenne des Droits de l’Homme (vol. III, p. 260):
« Le projet de l’Assemblée avait attribué le bénéfice de la Convention à « toute personne résidant sur le territoire des Etats signataires. » Il a semblé au Comité que le terme « résidant » pourrait être considéré comme étant trop restrictif. En effet, il y aurait lieu d’accorder le bénéfice de la Convention à toute personne se trouvant sur le territoire des Etats signataires, même à celles qui ne sauraient être considérées comme y résidant au sens juridique du mot. D’ailleurs, ce sens n’est pas le même selon toutes les législations nationales. Le Comité a donc remplacé le terme « résidant » par les mots « relevant de leur juridiction », qui figurent également dans l’article 2 du projet de Pacte de la Commission des Nations Unies. »
20. L’adoption de l’article 1 de la Convention fut encore précédée d’une observation du représentant belge, qui, le 25 août 1950, lors de la séance plénière de l’Assemblée consultative, s’exprima comme suit :
« (…) actuellement le droit de protection de nos Etats, en vertu d’une clause formelle de la Convention, pourra s’exercer intégralement et sans division ni distinction en faveur des individus quelle qu’en soit la nationalité qui, sur le territoire de l’un quelconque de nos Etats, auraient eu à se plaindre d’une violation de [leurs] droit[s]. »
21. Il est ensuite précisé dans les travaux préparatoires que le libellé de l’article 1 comportant les mots « relevant de leur juridiction » ne prêta pas à discussion et que le texte tel qu’il se présentait alors (et tel qu’il existe aujourd’hui) fut adopté par l’Assemblée consultative le 25 août 1950 sans subir de nouveaux amendements (Recueil précité, vol. VI, p. 132).
4. La Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme de 1948
22. L’article 2 de cette déclaration est ainsi libellé :
« Toutes les personnes, sans distinction de race, de sexe, de langue, de religion ou autre, sont égales devant la loi et ont les droits et les devoirs consacrés dans cette déclaration. »
23. Dans son rapport sur l’affaire Coard (Rapport n° 109/99, affaire n° 10 951, Coard et al. v. the United States, 29 septembre 1999, §§ 37, 39, 41 et 43), la Commission interaméricaine des droits de l’homme se pencha sur des griefs relatifs à la détention et au traitement infligés aux requérants par les forces des Etats-Unis dans les premiers jours de l’opération militaire menée à Grenade. Elle s’exprima comme suit :
« Si l’application extraterritoriale de la Déclaration américaine n’a pas été débattue par les parties, la Commission juge pertinent de relever que, dans certaines circonstances, l’exercice de sa juridiction sur des actes se caractérisant par leur extraterritorialité est non seulement conforme aux normes en vigueur mais exigé par elles. Les droits fondamentaux de l’individu sont proclamés dans les Amériques sur la base des principes d’égalité et de non-discrimination – « sans distinction de race, de nationalité, de religion ou de sexe ». (…) Etant donné que les droits individuels procèdent directement de la qualité d’être humain de tout individu, chaque Etat américain est tenu d’assurer à toute personne relevant de sa juridiction le bénéfice des droits protégés. Si sont ainsi le plus souvent concernées les personnes se trouvant sur le territoire de l’Etat envisagé, il peut arriver que le soient aussi des personnes dont la situation présente un élément d’extraterritorialité, ce qui est le cas de celles qui se trouvent sur le territoire d’un Etat mais relèvent du contrôle d’un autre Etat – d’ordinaire au travers des actes accomplis par les agents de ce dernier à l’étranger. En principe l’examen ne tourne pas autour de la nationalité de la victime présumée ou de sa présence sur une aire géographique déterminée, mais autour de la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, l’Etat mis en cause a respecté les droits d’une personne relevant de son autorité et de son contrôle. »
24. La partie pertinente en l’espèce de l’article 1 de la Convention américaine des droits de l’homme de 1978, sur lequel se fonde la compétence matérielle de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, est ainsi libellée :
« Les Etats parties s’engagent à respecter les droits et libertés reconnus dans la présente Convention et à en garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence, sans aucune distinction (…) »
5. Les quatre Conventions de Genève de 1949 sur le droit humanitaire de la guerre
25. L’article 1 de chacune de ces Conventions (« Les Conventions de Genève de 1949 ») prévoit que les Parties contractantes « s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Convention en toutes circonstances ».
6. Le Pacte de 1966 relatif aux droits civils et politiques (« le Pacte de 1966 ») et son Protocole facultatif de 1966
26. La partie pertinente en l’espèce de l’article 2 § 1 du Pacte de 1966 est ainsi libellée :
« Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter et garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, (…) »
La Commission des Droits de l’Homme des Nations unies approuva lors de sa sixième session, en 1950, une motion tendant à faire insérer dans le texte de l’article 2 § 1 du projet de Pacte les mots « se trouvant sur leur territoire et relevant de leur ». Des propositions subséquentes visant à l’exclusion de ces termes échouèrent en 1952 et 1963. Par la suite, la Commission des Droits de l’Homme chercha à développer, dans certains contextes limités, la responsabilité des Etats contractants pour les actes accomplis par leurs agents à étranger.
27. La partie pertinente en l’espèce de l’article 1 du Protocole facultatif de 1966 est ainsi libellée :
« Tout Etat partie au Pacte qui devient partie au présent Protocole reconnaît que le Comité a compétence pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui prétendent être victimes d’une violation, par cet Etat partie, de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte. (…) »
GRIEFS
28. Les requérants dénoncent le bombardement du bâtiment de la RTS effectué par les forces de l’OTAN le 23 avril 1999. Ils invoquent les dispositions suivantes de la Convention : l’article 2 (droit à la vie), l’article 10 (droit à la liberté d’expression) et l’article 13 (droit à un recours effectif).
EN DROIT
29. Les cinq premiers requérants invoquent les article 2, 10 et 13 en leur nom propre et au nom de leurs proches décédés. Le sixième, qui fut blessé lors de l’opération, invoque les mêmes articles en son nom propre. Avec l’accord de la Cour, les parties ont limité leurs observations écrites et orales aux seules questions de recevabilité, les Gouvernements précisant par ailleurs qu’ils ne plaideraient pas le caractère manifestement mal fondé des griefs.
30. En ce qui concerne la recevabilité de l’affaire, les requérants soutiennent que la requête est compatible ratione loci avec les dispositions de la Convention au motif que les actes incriminés, qui soit ont été accomplis en RFY, soit l’ont été sur le territoire des Etats défendeurs mais ont produit leur effets en RFY, les ont fait entrer, eux et leurs proches décédés, dans la sphère de juridiction desdits Etats. Ils considèrent également que les Etats défendeurs sont solidairement responsables du bombardement nonobstant le fait que celui-ci a été effectué par les forces de l’OTAN, et affirment qu’ils ne disposaient d’aucun recours interne effectif.
31. Les Gouvernements plaident quant à eux l’irrecevabilité de l’affaire. Ils soutiennent pour l’essentiel que la requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention au motif que les requérants ne relevaient pas de la juridiction des Etats défendeurs, au sens de l’article 1 de la Convention. Ils considèrent également que, conformément au « principe Or monétaire » dégagé par la CIJ, la Cour ne peut statuer sur le bien-fondé de l’affaire car cela reviendrait pour elle à se prononcer sur les droits et obligations des Etats-Unis, du Canada et de l’OTAN elle-même, alors qu’aucune de ces entités n’est Partie contractante à la Convention, ni, en conséquence, partie à la présente procédure (Or monétaire pris à Rome en 1943, Recueil CIJ 1954, p. 19, appliqué dans l’affaire du Timor oriental, Recueil CIJ 1995, p. 90).
32. Le gouvernement français soutient de surcroît que le bombardement litigieux est imputable non aux Etats défendeurs mais à l’OTAN, organisation dotée d’une personalité juridique internationale distincte de celle de ses Etats membres. Le gouvernement turc formule par ailleurs certaines observations précisant son analyse de la situation qui prévaut dans la partie nord de Chypre.
33. Enfin, les gouvernements de la Hongrie, de l’Italie et de la Pologne considèrent que, contrairement à ce qu’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours qui s’ouvraient à eux dans lesdits Etats.
A. Les requérants et leurs proches décédés relevaient-ils de la « juridiction » des Etats défendeurs, au sens de l’article 1 de la Convention ?
34. Dès lors que c’est principalement sur la base d’une réponse négative à cette question que les Gouvernements contestent la recevabilité de la requête, la Cour se penchera tout d’abord sur ce point. L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention »
1. Les observations des gouvernements défendeurs
35. Les Gouvernements soutiennent que les requérants et leurs proches décédés ne relevaient pas, à l’époque pertinente, de la « juridiction » des Etats défendeurs, la requête étant dès lors incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
36. Quant au sens précis à attribuer au terme « juridiction », ils considèrent que celui-ci doit être interprété suivant le sens ordinaire et bien établi qu’il revêt en droit international public. L’exercice par un Etat de sa « juridiction » impliquerait ainsi l’affirmation ou l’exercice d’une autorité juridique actuelle ou présumée sur des personnes redevable d’une certaine forme d’allégeance à l’Etat en question ou ayant été placées sous son contrôle. Par ailleurs, le terme de « juridiction » supposerait généralement une forme de relation structurée existant normalement pendant un certain laps de temps.
37. Les Gouvernements s’estiment confortés dans leur analyse à cet égard par la jurisprudence de la Cour ayant appliqué la notion de juridiction pour affirmer que certains individus subissant les effects d’actes accomplis par un Etat défendeur en dehors de son territoire peuvent passer pour relever de la juridiction de cet Etat au motif que celui-ci exerçait sur eux une certaine forme d’autorité juridique. L’arrestation et la détention des requérants en dehors du territoire de l’Etat défendeur dans les affaires Issa et Öcalan (Issa et autres c. Turquie (déc.), n° 31821/96, 30 mai 2000, non publiée, et Öcalan c. Turquie (déc.), n° 46221/99, 14 décembre 2000, non publiée) relèveraient ainsi d’un exercice classique, par des forces militaires opérant sur un sol étranger, de pareille autorité juridique ou compétence sur les personnes concernées, tandis que dans l’affaire Xhavara, qui concernait une allégation aux termes de laquelle un navire de guerre italien avait délibérément pris pour cible un navire albanais à quelque 35 milles nautiques au large des côtes italiennes (Xhavara et autres c. Italie et Albanie (déc.), n° 39473/98, 11 janvier 2001, non publiée), la juridiction était partagée en vertu d’un accord écrit entre les Etats défendeurs. Les Gouvernements voient également une confirmation de leur interprétation de la notion de juridiction dans les travaux préparatoires de la Convention et dans la pratique suivie par les Etats relativement à l’application de celle-ci depuis qu’ils l’ont ratifiée. Ils se réfèrent, sur ce dernier point, à la non-notification de dérogations au titre de l’article 15 pour les opérations militaires auxquelles les Etats contractants ont participé en dehors de leur territoire.
38. Les Gouvernement concluent que le comportement incriminé par les requérants ne peut manifestement être décrit comme l’exercice de semblable autorité juridique ou compétence.
39. Les Gouvernements se tournent ensuite vers les principaux arguments des requérants relatifs à la portée de la notion de « juridiction » figurant à l’article 1 de la Convention, la thèse des intéressés consistant à dire que l’obligation positive de protection que prévoit cette clause s’applique proportionnellement au contrôle exercé.
40. A cet égard, les Gouvernements considèrent premièrement que le texte même de l’article 1 ne fournit aucun appui à pareille interprétation. Si les auteurs avaient souhaité mettre en place ce qui constitue en vérité un type de responsabilité « de cause à effet », ils auraient pu adopter un libellé analogue à celui de l’article 1 des Conventions de Genève de 1949 (cité ci-dessus, § 25). En tout état de cause, l’interprétation prônée par les requérants du terme de « juridiction » donnerait à l’obligation positive des Etats contractants de reconnaître les droits matériels définis dans la Convention une portée qui n’a jamais été envisagée par l’article 1 de celle-ci .
41. Les Gouvernements estiment deuxièmement que l’invocation par les requérants de l’article 15 à l’appui de leur interprétation extensive de l’article 1 est erronée et que ladite clause renforce en fait leur thèse à eux. Rien en effet dans le texte ou l’application de l’article 15 de la Convention n’impliquerait, comme les requérants le supposeraient à tort, que le second paragraphe de cet article vise les situations de « guerre » ou d’« urgence » tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du territoire des Etats contractants. Dès lors, l’article 15 § 2 ne corroborerait pas l’interprétation large de l’article 1 proposée par les requérants.
42. Troisièmement, et quant à l’observation des requérants selon laquelle les citoyens de la RFY se verraient privés de tout recours au sens de la Convention, les Gouvernements rappellent qu’un constat aux termes duquel la Turquie n’était pas responsable au titre de la Convention dans les affaires concernant la partie nord de Chypre aurait privé les habitants dudit territoire du bénéfice des droits garantis par la Convention dont ils auraient autrement eu la jouissance (arrêts Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995 (exceptions préliminaires), série A n° 310, Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 (fond), Recueil des arrêts et décisions 1996–VI, n° 26, et Chypre c. Turquie [GC], n° 25781/94, CEDH 2001). Ils relèvent qu’en l’espèce la RFY n’était pas et n’est toujours pas partie à la Convention, et que ses habitants ne pouvaient puiser aucun droit dans la Convention.
43. Quatrièmement, les Gouvernements contestent avec vigueur les arguments des requérants relatifs au risque qu’il y aurait à ne pas rendre responsables au titre de la Convention les Etats participant à des missions militaires du type de celle incriminée en l’espèce. Selon eux, ce serait plutôt la théorie nouvelle de type causal de la juridiction extraterritoriale prônée par les requérants qui entraînerait de graves conséquences au plan international. Combinée avec l’affirmation préconisée par les intéressés de la responsabilité solidaire de l’ensemble des Etats du fait de leur qualité de membres de l’OTAN, pareille théorie mettrait gravement à mal le but et le système de la Convention. En particulier, elle aurait des conséquences sérieuses sur toute action collective militaire internationale, dans la mesure où elle rendrait la Cour compétente pour contrôler la participation des Etats contractants à des missions militaires menées où que ce soit sur le globe dans des conditions où il serait impossible auxdits Etats d’assurer aux habitants des territoires concernés la jouissance de l’un quelconque des droits garantis par la Convention, y compris dans les situations où un Etat contractant ne prendrait aucune part active à la mission incriminée. Le danger de violer la Convention qui en résulterait risquerait, d’après les Gouvernements, de saper de manière significative la participation des Etats à de telles missions et déboucherait en tout état de cause sur des dérogations au titre de l’article 15 de la Convention qui seraient bien plus protectrices pour les Etats. De plus, le droit humanitaire international, le TPIY et, depuis peu, la Cour pénale internationale (« CPI ») seraient là pour réguler ce type de comportement des Etats.
44. Enfin, les Gouvernements récusent également les théories subsidiaires développées par les requérants quant à la responsabilité des Etats au titre de l’article 1 de la Convention. En ce qui concerne l’argument tiré du contrôle que les forces de l’OTAN auraient exercé sur l’espace aérien au-dessus de Belgrade, ils démentent que pareil contrôle existât et contestent en tout état de cause que la maîtrise d’un espace aérien puisse être mise sur le même plan qu’un contrôle territorial d’une nature et d’une étendue, telles qu’identifiées dans les arrêts précités concernant la partie nord de Chypre, propres à faire conclure à l’exercice d’un contrôle effectif ou d’une autorité juridique. Ils jugent par ailleurs erronée la comparaison faite par les requérants entre la présente espèce et l’affaire Soering (arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A, n° 161). A l’époque où devait être prise la décision litigieuse concernant l’opportunité d’extrader M. Soering, ce dernier se trouvait en effet détenu sur le territoire de l’Etat défendeur, situation correspondant à un exercice classique par l’Etat de son autorité juridique sur un individu auquel il est en mesure de garantir le respect de l’ensemble des droits consacrés par la Convention.
45. En résumé, les Gouvernements soutiennent que les requérants et leurs proches décédés ne relevaient pas de la juridiction des Etats défendeurs et que, par conséquent, leur requête est incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention.
2. Les arguments des requérants
46. Les requérants considèrent que la requête est compatible ratione loci avec les dispositions de la Convention, dans la mesure où le bombardement de la RTS les a placés dans la sphère de juridiction des Etats défendeurs. Ils soutiennent en particulier que la « juridiction » desdits Etats peut se déterminer à partir d’une adaptation des critères du « contrôle effectif » dégagés par la Cour dans les arrêts Loizidou précités (exceptions préliminaires et fond), de sorte que l’étendue de l’obligation positive procédant de l’article 1 de la Convention de reconnaître les droits consacrés par celle-ci serait proportionnée à l’ampleur du contrôle effectivement exercé. Ils estiment que cette conception de la notion de juridiction au sens de l’article 1 est de nature à fournir à la Cour des critères exploitables pour le traitement des plaintes pouvant naître à l’avenir de situations comparables.
47. Ainsi, lorsque la Cour, dans les arrêts Loizidou précités (exceptions préliminaires et fond), jugea que les forces turques exerçaient un contrôle effectif sur la partie nord de Chypre, il était juste de considérer que la Turquie avait l’obligation de garantir le respect sur le territoire en question de l’ensemble des droits consacrés par la Convention. En revanche, lorsque les Etats défendeurs frappent une cible située en dehors de leur territoire, ils ne sont pas tenus à l’impossible (assurer le respect de l’éventail complet des droits reconnus par la Convention), mais ils doivent être jugés responsables des violations des droits garantis par la Convention dont ils avaient la possibilité d’assurer le respect dans la situation en cause.
48. Les requérants soutiennent que cette approche se concilie parfaitement avec l’état actuel de la jurisprudence issue de la Convention, et ils invoquent en particulier les décisions sur la recevabilité adoptées dans les affaires Issa, Xhavara et Öcalan précitées, ainsi que celle rendue dans l’affaire Ilascu (Ilascu c. Moldova et Fédération de Russie (déc.), n° 48787/99, 4 juillet 2001, non publiée). Ils la jugent également compatible avec l’interprétation d’expressions similaires donnée par la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme (voir le rapport relatif à l’affaire Coard précité, § 23). Se référant à une affaire du Comité des Droits de l’Homme des Nations unies, ils affirment que ledit Comité est parvenu à des conclusions analogues relativement à l’article 2 § 1 du Pacte de 1966 et à l’article 1 du Protocole facultatif à cet instrument.
49. Ils estiment en outre que leur approche du concept de « juridiction » trouve un appui dans le texte et la structure de la Convention, en particulier dans l’article 15 : celui-ci serait en effet, selon eux, privé de sens s’il ne s’appliquait pas également aux situations de guerre ou d’urgence extraterritoriales. Dès lors, en l’absence de notification de dérogation à cette disposition, la Convention s’appliquerait même pendant de tels conflits.
50. Quant à l’invocation par les Gouvernements des travaux préparatoires, les requérants font observer que ceux-ci ne constituent pas une source de preuve essentielle ou définitive quant au sens à attribuer au terme « juridiction » figurant à l’article 1 de la Convention. Ils relèvent en effet que l’« autorité juridique » et la « relation structurée » dont les Gouvernements font des éléments essentiels de la notion de juridiction ne sont pas mentionnées dans les travaux préparatoires.
51. Ils rejettent par ailleurs la thèse des Gouvernements selon laquelle leur interprétation de l’article 1 constituerait un dangereux précédent. La présente espèce ne concernerait pas un accident ou une omission survenus à l’occasion d’une mission de maintien de la paix des Nations unies, ni des actes commis par des « soldats voyous ». Elle mettrait en cause un acte délibéré, approuvé par chacun des Etats défendeurs et exécuté conformément au plan établi. Les requérants soutiennent que ce qui serait dangereux, ce serait de ne pas rendre les Etats responsables des violations de la Convention pouvant résulter de ce type d’actions. Mettant en exergue la prééminence du droit à la vie et le rôle de la Convention comme instrument de l’ordre public européen, ils soulignent que le fait d’écarter la responsabilité des Etats défendeurs laisserait les requérants sans le moindre recours et les armées des Etats défendeurs libres d’agir en toute impunité. La CIJ ne serait pas compétente pour recevoir des plaintes individuelles, le TPIY statuerait sur la responsabilité d’individus accusés de graves crimes de guerre et la CPI n’aurait pas encore été établie.
52. A titre subsidiaire, les requérants allèguent qu’eu égard à l’ampleur de l’opération aérienne et au nombre relativement faible de victimes le contrôle qu’exerçait l’OTAN sur l’espace aérien était pratiquement aussi complet que celui qu’exerçait la Turquie sur le territoire de la partie nord de Chypre. Il s’agissait certes d’un contrôle de portée limitée (il ne s’exerçait que sur l’espace aérien), mais l’obligation positive résultant de l’article 1 pourrait être limitée de manière analogue. Les notions de « contrôle effectif » et de « juridiction » devraient être suffisamment flexibles pour tenir compte de la disponibilité et de l’usage d’armes de précision modernes, qui autoriseraient des actions extraterritoriales de grande précision et de fort impact sans nécessiter la présence de troupes au sol. Compte tenu de ces progrès de la technique moderne, l’invocation d’une différence entre des attaques aériennes et des actions menées par des troupes au sol serait aujourd’hui dépourvue de pertinence.
53. A titre plus subsidiaire encore, les requérants, comparant les circonstances de la présente espèce et celles qui caractérisaient l’affaire Soering précitée, soutiennent que l’acte incriminé n’était en réalité que l’effet extraterritorial de décisions antérieures, prises sur le territoire des Etats défendeurs, de bombarder la RTS et de lancer le missile. On pourrait dès lors considérer, pour les mêmes motifs que ceux retenus dans l’affaire Soering, qu’ils relevaient de la juridiction des Etats défendeurs.
3. L’appréciation de la Cour
54. La Cour relève que le lien réel entre les requérants et les Etats défendeurs est constitué de l’acte incriminé, qui, où qu’il ait été décidé, a été accompli ou a déployé ses effets en dehors du territoire desdits Etats (« l’acte extraterritorial »). Elle estime qu’il s’agit donc essentiellement de rechercher si l’on peut considérer que, du fait de l’acte extraterritorial, les requérants et leurs proches décédés étaient susceptibles de relever de la juridiction des Etats défendeurs (arrêts Drozd et Janousek c. France et Espagne du 26 juin 1992, série A n° 240, § 91, Loizidou (exceptions préliminaires et fond) précités, § 64 et § 56 respectivement, et Chypre c. Turquie précité, § 80).
a) Les règles d’interprétation applicables
55. La Cour rappelle que la Convention doit être interprétée à la lumière des règles fixées dans la Convention de Vienne de 1969 (arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A n° 18, § 29).
56. Elle cherchera donc à déterminer le sens ordinaire devant être attribué aux termes « relevant de leur juridiction » dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la Convention (article 31 § 1 de la Convention de Vienne de 1969 et, parmi d’autres, l’arrêt Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A n° 112, § 51). Elle tiendra compte également de « toute pratique ultérieurement suivie dans l’application du traité par laquelle est établi l’accord des parties à l’égard de l’interprétation du traité » (article 31 § 3 b) de la Convention de Vienne de 1969 et arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, § 73).
57. De surcroît, l’article 31 § 3 c) indique qu’il y a lieu de tenir compte de « toute règle pertinente du droit international applicable dans les relations entre les parties ». D’une manière plus générale, la Cour réaffirme que les principes qui sous-tendent la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. Elle doit aussi prendre en compte toute règle pertinente du droit international lorsqu’elle se prononce sur des différends concernant sa compétence et, par conséquent, déterminer la responsabilité des Etats conformément aux principes du droit international régissant la matière, tout en tenant compte du caractère particulier de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme (arrêt Loizidou (fond) précité, §§ 43 et 52). Aussi la Convention doit-elle s’interpréter, dans toute la mesure du possible, en harmonie avec les autres principes du droit international, dont elle fait partie (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], n° 35763, § 60, à paraître dans CEDH 2001).
58. La Cour rappelle par ailleurs que les travaux préparatoires peuvent également être consultés en vue de confirmer le sens résultant de l’application de l’article 31 de la Convention de Vienne de 1969 ou de déterminer le sens lorsque l’interprétation donnée conformément audit article 31 laisse le sens « ambigu ou obscur », ou conduit à un résultat qui est « manifestement absurde ou déraisonnable » (article 32). La Cour a également pris note du commentaire de la CDI sur la relation entre les règles d’interprétation codifiées dans lesdits articles 31 et 32 (dont le texte ainsi qu’un résumé du commentaire fait à leur sujet par la CDI figurent aux paragraphes 16-18 ci-dessus).
b) Le sens devant être attribué aux mots « relevant de leur juridiction »
59. En ce qui concerne le « sens ordinaire » des termes pertinents figurant dans l’article 1 de la Convention, la Cour considère que, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un Etat est principalement territoriale. Si le droit international n’exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un Etat, les éléments ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, relations diplomatiques et consulaires, effet, protection, personnalité passive et universalité, notamment) sont en règle générale définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres Etats concernés (Mann, « The Doctrine of Jurisdiction in International Law », RdC, 1964, vol. 1 ; Mann, « The Doctrine of Jurisdiction in International Law, Twenty Years Later », RdC, 1984, vol. 1 ; Bernhardt, Encyclopaedia of Public International Law, édition 1997, vol. 3, pp. 55–59 (« Jurisdiction of States »), et édition 1995, vol. 2, pp. 337–343 (« Extra-territorial Effects of Administrative, Judicial and Legislative Acts ») ; Oppenheim’s International Law 9è édition 1992 (Jennings and Watts), vol. 1, § 137 ; P.-M. Dupuy, Droit international public, 4è édition 1998, p. 61 ; Brownlie, Principles of International Law, 5è édition 1998, pp. 287, 301 et 312–314).
60. Ainsi, par exemple, la possibilité pour un Etat d’exercer sa juridiction sur ses propres ressortissants à l’étranger est subordonnée à la compétence territoriale de cet Etat et d’autres (Higgins, « Problems and Process » (1994), p. 73 ; et Nguyen Quoc Dinh, Droit international public, 6è édition 1999 (Daillier et Pellet), p. 500). De surcroît, un Etat ne peut concrètement exercer sa juridiction sur le territoire d’un autre Etat sans le consentement, l’invitation ou l’acquiescement de ce dernier, à moins que le premier ne soit un Etat occupant, auquel cas on peut considérer qu’il exerce sa juridiction sur ce territoire, du moins à certains égards (Bernhardt, précité, vol. 3, p. 59, et vol. 2, pp. 338–340 ; Oppenheim, précité, § 137 ; P.-M. Dupuy, précité, pp. 64-65 ; Brownlie, précité, p. 313 ; Cassese, International Law, 2001, p. 89 ; et tout récemment, le Rapport sur le traitement préférentiel des minorités nationales par leur Etat-parent, adopté par la Commission de Venise lors de sa 48ème réunion plénière (Venise, les 19-20 octobre 2001).
61. Aussi la Cour estime-t-elle que l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter cette conception ordinaire et essentiellement territoriale de la juridiction des Etats, les autres titres de juridiction étant exceptionels et nécessitant chaque fois une justification spéciale, fonction des circonstances de l’espèce (voir, mutatis mutandis et en général, le Comité restreint d’experts sur la compétence pénale extraterritoriale, Comité européen pour les problèmes criminels, Conseil de l’Europe, « Compétence pénale extraterritoriale », rapport publié en 1990, pp. 8–30).
62. La Cour considère que la pratique suivie par les Etats contractants dans l’application de la Convention depuis sa ratification montre qu’ils ne redoutaient pas l’engagement de leur responsabilité extraterritoriale dans des contextes analogues à celui de la présente espèce. Si certains Etats contractants ont participé, depuis leur ratification de la Convention, à un certain nombre de missions militaires qui les ont amenés à accomplir des actes extraterritoriaux (notamment dans le Golfe, en Bosnie-Herzégovine et en RFY), aucun d’eux n’a jamais indiqué par la notification d’une dérogation au titre de l’article 15 de la Convention qu’il considérait que les actes extraterritoriaux impliquaient l’exercice d’un pouvoir de juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Les dérogations existantes ont été notifiées par la Turquie et par le Royaume-Uni[1] relativement à certains conflits internes (dans le Sud-Est de la Turquie et en Irlande du Nord respectivement), et la Cour ne décèle aucun élément qui lui permettrait d’accueillir la thèse des requérants selon laquelle l’article 15 couvre l’ensemble des situations de « guerre » et d’« urgence », tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire des Etats contractants. De fait, l’article 15 lui-même doit se lire à la lumière de la limitation de « juridiction » énoncée à l’article 1 de la Convention.
63. Enfin, la Cour trouve une confirmation claire de cette conception essentiellement territoriale de la juridiction des Etats dans les travaux préparatoires de la Convention, lesquels révèlent que si le comité d’experts intergouvernamental remplaça les termes « résidant sur leur territoire » par les mots « relevant de leur juridiction », c’était afin d’étendre l’application de la Convention aux personnes qui, sans résider, au sens juridique du terme, sur le territoire d’un Etat se trouvent néanmoins sur le territoire de cet Etat (paragraphe 19 ci-dessus).
64. Il est vrai que le principe selon lequel la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles est solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour. Celle-ci l’a appliqué non seulement aux dispositions normatives de la Convention (par exemple, dans les arrêts Soering précité, § 102, Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A n° 45, X, Y et Z c. Royaume-Uni du 22 avril 1997, Recueil 1997–II, V. c. Royaume-Uni [GC] n° 24888/94, § 72, CEDH 1999–IX, et Matthews c. Royaume-Uni [GC], n° 24833/94, § 39, CEDH 1999–I), mais également, et c’est davantage pertinent pour la présente espèce, lorsqu’il s’est agi pour elle d’interpréter les anciens articles 25 et 46 de la Convention relativement à la reconnaissance par un Etat contractant de la compétence des organes de la Convention (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, § 71). La Cour considéra, dans le dernier arrêt cité, que les anciens articles 25 et 46 de la Convention ne pouvaient s’interpréter uniquement en conformité avec les intentions de leurs auteurs, telles qu’elles avaient été exprimées plus de quarante ans auparavant, dans la mesure où même s’il s’était trouvé établi que les restrictions en cause devaient passer pour admissibles au regard desdites clauses à l’époque où une minorité des Parties contractantes existant à l’époque de l’arrêt de la Cour avaient adopté la Convention, pareille preuve ne pouvait « être déterminante ».
65. Or, contrairement à la question de la compétence des organes de la Convention pour connaître d’une espèce, qui était débattue dans l’affaire Loizidou (exceptions préliminaires), la portée de l’article 1, qui se trouve au cœur du présent litige, est déterminante pour celle des obligations positives pesant sur les Parties contractantes et, partant, pour la portée et l’étendue de tout le système protection des droits de l’homme mis en place par la Convention. En tout état de cause, les passages des travaux préparatoires cités ci-dessus fournissent une indication claire et ne pouvant être ignorée du sens que les auteurs de la Convention ont entendu donner audit article 1. La Cour souligne qu’elle n’interprète pas la disposition en cause « uniquement » en conformité avec les travaux préparatoires et qu’elle ne juge pas ceux-ci « déterminants » ; elle voit plutôt dans les travaux préparatoires une confirmation non équivoque du sens ordinaire de l’article 1 de la Convention tel qu’elle l’a déjà identifié (article 32 de la Convention de Vienne de 1969).
66. Ainsi, comme la Cour l’a dit dans l’affaire Soering :
« L’article 1 (…) fixe une limite, notamment territoriale, au domaine de la Convention. En particulier, l’engagement des Etats contractants se borne à reconnaître « (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés. En outre, la Convention ne régit pas les actes d’un Etat tiers, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareil Etat. »
c) Actes extraterritoriaux reconnus comme s’analysant en l’exercice par l’Etat concerné de sa juridiction
67. En conformité avec la notion essentiellement territoriale de juridiction, la Cour n’a admis que dans des circonstances exceptionnelles que les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention.
68. Elle a évoqué dans sa jurisprudence, à titre d’exemples censés montrer que la juridiction d’un Etat défendeur « ne se circonscrit pas [à son] territoire national » (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, § 62), des situations dans lesquelles l’extradition ou l’expulsion d’une personne par un Etat contractant peut soulever un problème au regard des articles 2 et/ou 3 (ou, exceptionnellement, au regard des articles 5 et/ou 6), donc engager la responsabilité de l’Etat au titre de la Convention (arrêts Soering précité, § 91, Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A n° 201, §§ 69 et 70, et Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni du 30 octobre 1991, série A n° 215, § 103).
La Cour note toutefois que, dans les cas précités, les Etats défendeurs avaient engagé leur responsabilité par des actes concernant des personnes qui avaient été accomplis alors que celles-ci se trouvaient sur leur territoire et qu’elles relevaient dès lors manifestement de leur juridiction, et que pareils cas ne concernent pas l’exercice actuel par un Etat de sa compétence ou juridiction à l’étranger (voir également l’arrêt Al-Adsani précité, § 39).
69. Un autre exemple mentionné au paragraphe 62 de l’arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité était l’arrêt Drozd et Janousek, dans lequel la Cour, citant un certain nombre de décisions sur la recevabilité adoptées par la Commission, avait admis que la responsabilité des Parties contractantes (en l’occurrence la France et l’Espagne) pouvait en principe entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes (en l’occurrence des juges) ayant été accomplis ou ayant produit des effets en dehors de leur territoire (arrêt Drozd et Janousek précité, § 91). Dans ladite affaire, les actes incriminés ne pouvaient, eu égard aux circonstances, être imputés aux Etats défendeurs, dès lors que les juges mis en cause n’avaient pas agi en leur qualité de juges français ou espagnols et que les juridictions andorrannes fonctionnaient indépendament desdits Etats.
70. En outre, dans son premier arrêt Loizidou (exceptions préliminaires), la Cour jugea que, compte tenu de l’objet et du but de la Convention, une Partie contractante pouvait voir sa responsabilité engagée lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, elle exerçait en pratique son contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. Elle estima que l’obligation d’assurer dans une telle région le respect des droits et libertés garantis par la Convention découlait du fait de ce contrôle, qu’il s’exerçât directement, par l’intermédiaire des forces armées des Etats concernés ou par le biais d’une administration locale subordonnée. Elle conclut que les actes dénoncés par la requérante étaient « de nature à relever de la juridiction de la Turquie au sens de l’article 1 de la Convention ».
Statuant au fond, la Cour jugea qu’il ne s’imposait pas de déterminer si la Turquie exerçait en réalité dans le détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN »). Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre attestait selon elle que l’armée turque exerçait « en pratique un contrôle global sur cette partie de l’île ». La Cour estima que, d’après le critère pertinent et dans les circonstances de la cause, ce contrôle engageait la responsabilité de la Turquie à raison de la politique et des actions de la « RTCN ». Elle considéra que les personnes touchées par cette politique ou ces actions relevaient donc de la « juridiction » de la Turquie aux fins de l’article 1 de la Convention, et que l’obligation qui incombait audit Etat de garantir à la requérante les droits et libertés définis dans la Convention s’étendait en conséquence à la partie septentionale de Chypre.
Dans son arrêt Chypre c. Turquie précité, adopté ultérieurement, la Cour ajouta qu’étant donné que la Turquie exerçait en pratique un contrôle global sur le territoire concerné, sa responsabilité ne pouvait se circonscrire aux actes commis par ses propres agents sur ce territoire mais s’étendait également aux actes de l’administration locale qui survivait grâce à son soutien. Elle jugea ainsi qu’en vertu de la « juridiction » exercée par lui au sens de l’article 1 de la Convention, ledit Etat devait assurer dans la partie septentrionale de Chypre le respect de la totalité des droits matériels consacrés par la Convention.
71. En résumé, il ressort de sa jurisprudence que la Cour n’admet qu’exceptionnellement qu’un Etat contractant s’est livré à un exercice extraterritorial de sa compétence : elle ne l’a fait jusqu’ici que lorsque l’Etat défendeur, au travers du contrôle effectif exercé par lui sur un territoire extérieur à ses frontières et sur ses habitants par suite d’une occupation militaire ou en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local, assumait l’ensemble ou certains des pouvoirs publics relevant normalement des prérogatives de celui-ci.
72. C’est ainsi que, conformément à cette approche, la Cour a jugé récemment que la participation d’un Etat en qualité de défendeur à une procédure dirigée contre lui dans un autre Etat n’emporte pas par cela seul exercice extraterritorial par lui de sa juridiction (McElhinney c. Irlande et Royaume-Uni (déc.), n° 31253-96, p. 7, 9 février 2000, non publiée). La Cour s’exprima ainsi :
« Dans la mesure où le requérant se plaint, sur le terrain de l’article 6 (…), de l’attitude adoptée par le gouvernement britannique dans la procédure irlandaise, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner dans l’abstrait la question de savoir si les actes accomplis par un gouvernement en sa qualité de partie à des procédures judiciaires menées dans un autre Etat contractant sont de nature à engager sa responsabilité au titre de l’article 6 (…) La Cour considère que, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, le fait que le gouvernement britannique ait soulevé devant les juridictions irlandaises une exception tirée de son immunité souveraine dans une procédure dont l’initiative avait été prise par le requérant ne suffit pas à faire relever ce dernier de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention. »
73. La Cour note par ailleurs qu’on rencontre d’autres cas d’exercice extraterritorial de sa compétence par un Etat dans les affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’Etat en cause ou de navires battant son pavillon. Dans ces situations spécifiques, il est clair que le droit international coutumier et des dispositions conventionnelles ont reconnu et défini l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat concerné.
d) Dans ces conditions, les requérants en l’espèce étaient-ils susceptibles de relever de la « juridiction » des Etats défendeurs ?
74. Les requérants soutiennent que le bombardement de la RTS par les Etats défendeurs constitue un exemple supplémentaire d’acte extraterritorial susceptible d’entrer dans le champ d’application de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention et proposent ainsi un affinement de la définition du sens ordinaire du terme « juridiction » figurant audit article. La Cour doit donc se convaincre qu’il existe en l’espèce des circonstances également exceptionnelles propres à faire conclure à un exercice extraterritorial de leur juridiction par les Etats défendeurs.
75. A cet égard, les requérants suggèrent premièrement d’appliquer de manière spécifique les critères du « contrôle effectif » développés dans les affaires relatives à la partie septentrionale de Chypre. Ils soutiennent que l’obligation positive résultant de l’article 1 va jusqu’à astreindre les Etats à assurer le respect des droits consacrés par la Convention à proportion du contrôle exercé dans une situation extraterritoriale donnée. Pour les Gouvernements, admettre cela reviendrait à entériner une conception causale de la notion de juridiction qui n’aurait pas été envisagée par l’article 1 de la Convention ou qu’il ne serait pas approprié de retenir. La Cour estime que la thèse des requérants équivaut à considérer que toute personne subissant des effets négatifs d’un acte imputable à un Etat contractant « relève » ipso facto, quel que soit l’endroit où l’acte a été commis et où que ses conséquences aient été ressenties, « de la juridiction » de cet Etat aux fins de l’article 1 de la Convention.
La Cour incline à souscrire à l’argument des Gouvernements selon lequel le texte de l’article 1 ne s’accomode pas d’une telle conception de la notion de « juridiction ». Certes, les requérants admettent que pareille « juridiction » et la responsabilité au regard de la Convention qui en découlerait pour l’Etat concerné se limiteraient aux circonstances ayant entouré l’accomplissement de l’acte et aux conséquences de celui-ci. La Cour estime toutefois que le texte de l’article 1 n’offre aucun appui à l’argument des requérants selon lequel l’obligation positive que fait cette disposition aux Etats contractants de reconnaître « les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention » peut être fractionnée et adaptée en fonction des circonstances particulières de l’acte extraterritorial en cause. Elle considère au demeurant que la même conclusion découle du texte de l’article 19 de la Convention. De surcroît, la thèse des requérants n’explique pas l’emploi des termes « relevant de leur juridiction » qui figurent à l’article 1 et va même jusqu’à rendre ceux-ci superflus et dénués de toute finalité. Du reste, si les auteurs de la Convention avaient voulu assurer une juridiction aussi extensive que ne le préconisent les requérants, ils auraient pu adopter un texte identique ou analogue à celui, contemporain, des articles 1 des quatre Conventions de Genève de 1949 (paragraphe 25 ci-dessus).
Par ailleurs, l’interprétation donnée par les requérants de la notion de juridiction revient à confondre la question de savoir si un individu « relève de la juridiction » d’un Etat contractant et celle de savoir si l’intéressé peut être réputé victime d’une violation de droits garantis par la Convention. Or il s’agit là de conditions de recevabilité séparées et distinctes devant chacune être remplie, dans l’ordre précité, pour qu’un individu puisse invoquer les dispositions de la Convention à l’encontre d’un Etat contractant.
76. Deuxièmement, et à titre subsidiaire, les requérants soutiennent que la portée limitée à l’espace aérien du contrôle exercé par les Etats contractants n’excluait pas pour ces derniers l’obligation positive de protéger les requérants, mais ne faisait que circonscrire son étendue. La Cour considère que cet argument est essentiellement le même que celui avancé à titre principal et le rejette pour les mêmes raisons.
77. Troisièmement, les requérants développent un autre argument subsidiaire, tiré d’une comparaison avec l’affaire Soering précitée, en faveur de l’exercice de leur juridiction par les Etats défendeurs. La Cour juge cet argument peu convaincant, compte tenu des différences fondamentales déjà relevées entre l’affaire Soering et la présente espèce (paragraphe 68 ci-dessus).
78. Quatrièmement, la Cour ne juge pas nécessaire de se prononcer sur le sens précis à attribuer dans divers contextes aux clauses présentées comme analogues relatives à la notion de juridiction qui figurent dans les instruments internationaux mentionnés par les requérants, car les observations des intéressés à cet égard (paragraphe 48 ci-dessus) n’emportent pas sa conviction. Elle relève que l’article 2 de la Déclaration américaine des Droits et des Devoirs de l’Homme adoptée en 1948 et mentionné dans le rapport Coard précité de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (paragraphe 23 ci-dessus) ne comporte aucune limitation explicite de juridiction. Par ailleurs, pour ce qui est de l’article 2 § 1 du Pacte de 1966 (paragraphe 26 ci-dessus), dès 1950 les auteurs de l’instrument avaient définitivement et expressément limité sa portée territoriale, et l’on peut difficilement soutenir qu’une reconnaissance exceptionnelle par le Comité des droits de l’homme des Nations unies de certains cas de juridiction extraterritoriale (dont les requérants ne fournissent au demeurant qu’un seul exemple) soit de nature à battre en brèche la portée explicitement territoriale conférée à la notion de juridiction par ledit article du Pacte de 1966 ou à expliquer le sens précis devant être attribué à la notion de « juridiction » figurant à l’article 1 du Protocole facultatif de 1966 (paragraphe 27 ci-dessus). Si le texte de l’article 1 de la Convention américaine des droits de l’homme de 1978 (paragraphe 24 ci-dessus) comporte une condition de juridiction analogue à celle figurant à l’article 1 de la Convention européenne, les requérants n’ont produit devant la Cour aucune jurisprudence pertinente concernant son interprétation.
79. Cinquièmement, et de façon plus générale, les requérants soutiennent qu’une décision affirmant qu’ils ne relevaient pas de la juridiction des Etats défendeurs irait à l’encontre de la mission d’ordre public impartie à la Convention et laisserait une lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’homme institué par la Convention.
80. L’obligation de la Cour à cet égard consiste à tenir compte de la nature particulière de la Convention, instrument constitutionnel d’un ordre public européen pour la protection des êtres humains, et son rôle, tel qu’il se dégage de l’article 19 de la Convention, est d’assurer le respect par les Parties contractantes des engagements souscrits par elles (arrêt Loizidou (exceptions préliminaires) précité, § 93). Aussi peut-on difficilement prétendre qu’une décision refusant d’admettre la juridiction extraterritoriale des Etats défendeurs méconnaîtrait l’objectif d’ordre public de la Convention, lequel souligne lui-même la vocation essentiellement régionale du système de la Convention, ou l’article 19 de celle-ci, qui ne fournit pas un éclairage particulier du champ d’application territorial dudit système.
Certes, en adoptant son arrêt Chypre c. Turquie précité, la Cour a eu conscience de la nécessité d’éviter une « lacune regrettable dans le système de protection des droits de l’homme » (§ 78) dans la partie nord de Chypre. Toutefois, les Gouvernements l’ont d’ailleurs relevé, cette observation se rapportait à une situation entièrement différente de celle incriminée en l’espèce. Les habitants de la partie nord de Chypre se seraient en effet trouvés exclus, du fait du « contrôle effectif » exercé par la Turquie sur le territoire concerné et de l’impossibilité concomitante pour le gouvernement de Chypre, Etat contractant, de satisfaire aux obligations résultant pour lui de la Convention, du bénéfice des garanties et du système résultant de celle-ci qui leur avait jusque-là été assuré.
En résumé, la Convention est un traité multilatéral opérant, sous réserve de son article 56[2], dans un contexte essentiellement régional, et plus particulièrement dans l’espace juridique des Etats contractants, dont il est clair que la RFY ne relève pas. Elle n’a donc pas vocation à s’appliquer partout dans le monde, même à l’égard du comportement des Etats contractants. Aussi la Cour n’a-t-elle jusqu’ici invoqué l’intérêt d’éviter de laisser des lacunes ou des solutions de continuité dans la protection des droits de l’homme pour établir la juridiction d’un Etat contractant que dans des cas où, n’eussent été les circonstances spéciales s’y rencontrant, le territoire concerné aurait normalement été couvert par la Convention.
81. Enfin, les requérants se réfèrent, en particulier, aux décisions sur la recevabilité des affaires Issa et Öcalan précitées, adoptées par la Cour. Il est vrai que la Cour a déclaré ces deux affaires recevables et que celles-ci comportent certains griefs relatifs à des actions qu’auraient commises des agents turcs en dehors du territoire de la Turquie. En revanche, ni dans l’une ni dans l’autre la question de la juridiction n’a été soulevée par le gouvernement défendeur ou examinée par la Cour, et en tout état de cause le fond de ces affaires demeure à trancher. De même, on ne trouve trace d’aucune exception se rapportant à la notion de juridiction dans la décision d’irrecevabilité de l’affaire Xhavara (précitée), à laquelle les requérants se réfèrent également. Quoi qu’il en soit, les requérants en l’occurrence ne contestent pas les éléments de preuve fournis par les Gouvernements concernant le partage, en vertu d’un accord écrit préalable, de la juridiction entre l’Albanie et l’Italie dans ladite espèce. Quant à l’affaire Ilascu, également invoquée par les requérants et citée ci-dessus, elle a trait à des allégations aux termes desquelles les forces russes contrôlent une partie du territoire de la Moldova, question qui devra être tranchée définitivement lors de l’examen au fond de la cause. Dans ces conditions, les affaires précitées ne fournissent aucun appui à l’interprétation préconisée par les requérants de la juridiction des Etats contractants, au sens de l’article 1 de la Convention.
4. Conclusion de la Cour
82. Compte tenu de ce qui précède, la Cour n’est pas persuadée de l’existence d’un lien juridictionnel entre les personnes ayant été victimes de l’acte incriminé et les Etats défendeurs. En conséquence, elle estime que les requérants n’ont pas démontré qu’eux-mêmes et leurs proches décédés étaient susceptibles de « relever de la juridiction » des Etats défendeurs du fait de l’acte extraterritorial en cause.
B. Autres questions de recevabilité
83. Eu égard à sa conclusion ci-dessus, la Cour considère qu’il ne s’impose pas d’examiner les autres observations des parties sur la recevabilité de la requête.
Les questions qui s’y trouvaient abordées se rapportaient à la possibilité d’engager la responsabilité solidaire des Etats défendeurs pour un acte accompli par une organisation internationale dont ils sont membres, à l’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et à la compétence de la Cour pour examiner l’affaire, compte tenu des principes établis par l’arrêt Or monétaire précité de la CIJ.
C. Résumé et conclusion
84. En résumé, la Cour conclut que l’action incriminée des Etats défendeurs n’engage pas la responsabilité de ceux-ci au regard de la Convention et qu’en conséquence il ne s’impose pas d’examiner les autres questions de recevabilité soulevées par les parties.
85. La requête doit dès lors être déclarée incompatible avec les dispositions de la Convention et, partant, irrecevable, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Luzius Wildhaber – Président
Paul Mahoney – Greffier