COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE POWELL ET RAYNER c. ROYAUME-UNI
(Requête no9310/81)
ARRÊT
STRASBOURG
21 février 1990
En l’affaire Powell et Rayner[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
L.-E. Pettiti,
Sir Vincent Evans,
A. Spielmann,
Mme E. Palm,
M. I. Foighel,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 septembre 1989 et 24 janvier 1990,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 9310/81) contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, introduite devant la Commission le 31 décembre 1980, en vertu de l’article 25 (art. 25), par la Federation of Heathrow Anti-Noise Groups, puis reprise à leur compte par deux citoyens britanniques, MM. Richard John Powell et Michael Anthony Rayner.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 13 (art. 13).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance et ont sollicité l’autorisation, que le président leur a octroyée, d’être représentés par une chargée de cours de droit d’une université britannique (article 30).
3. La Chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. L.-E. Pettiti, M. J.A. Carrillo Salcedo, M. N. Valticos et Mme E. Palm, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, MM. A. Spielmann et J. Pinheiro Farinha, suppléants, ont remplacé MM. Carrillo Salcedo et Valticos, empêchés; à son tour, le second nommé a été remplacé par M. I. Foighel (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier adjoint, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et la représentante des requérants au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à l’ordonnance ainsi rendue, le greffe a reçu le mémoire des requérants le 16 juin 1989 et celui du Gouvernement le 23.
Par une lettre du 18 août 1989, le secrétaire de la Commission a indiqué au greffier que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
5. Après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier adjoint, le président a fixé au 27 septembre 1989 la date d’ouverture de la procédure orale (article 38).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. M.C. Wood, conseiller juridique,
ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent,
M. N. Bratza, Q.C., conseil,
Mlle P. Henderson, ministère des Transports,
M. E. Neve, ministère des Transports, conseillers;
– pour la Commission
M. E. Busuttil, délégué;
– pour les requérants
Mlle F. Hampson, chargée de cours
à la Faculté de Droit de l’Université d’Essex, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Bratza pour le Gouvernement, M. Busuttil pour la Commission et Mlle Hampson pour les requérants.
7. A l’audience, puis à des dates diverses s’échelonnant du 10 octobre 1989 au 4 janvier 1990, Gouvernement et requérants ont déposé au greffe différents documents.
EN FAIT
A. Le contexte
8. Le premier requérant, Richard John Powell, directeur d’une entreprise minière, occupe avec sa famille à Esher, Surrey, une maison achetée par lui en 1957. Sise à plusieurs kilomètres de l’aéroport de Heathrow, près de Londres, elle se trouve depuis 1972 dans l’axe d’une trajectoire d’envol utilisée environ un tiers de l’année, généralement en été, et divisée en deux sections en 1975 à la suite de plaintes contre le bruit excessif. Jusqu’en 1984 au moins, elle s’inscrivait juste à l’intérieur du périmètre de 35 NNI (Noise and Number Index ou indice numérique de bruit), soit dans une zone réputée de faibles nuisances sonores (paragraphe 10 ci-dessous) et où vivent environ un demi-million d’autres personnes. Depuis 1984, la demeure figure dans un secteur accusant un indice NNI plus bas.
9. Le second requérant, Michael Anthony Rayner, exploite avec des parents des terres agricoles à Colnbrook, Berkshire; elles font partie du patrimoine familial depuis plusieurs générations. Il habite dans cette localité un pavillon acquis en 1952 par sa famille pour inclusion dans le domaine; il s’y est installé en 1961 à l’occasion de son mariage. Placé à quelque 2 kilomètres à l’ouest de la piste nord de Heathrow et dans son prolongement direct, ledit pavillon est régulièrement survolé le jour et, à un moindre degré, la nuit. Il se situe dans le périmètre de 60 NNI, ce qui révèle de fortes nuisances sonores pour les résidents. D’après les statistiques fournies par le Gouvernement, l’altitude moyenne des avions sur le point d’atterrir s’élève à 450 pieds lorsqu’ils passent au-dessus de la propriété de M. Rayner; celle des appareils venant de décoller varie de 1235 à 2365 pieds selon le type d’engins. Environ 6500 riverains de l’aéroport subissent des nuisances sonores égales ou supérieures à celles dont pâtissent M. Rayner et sa famille.
10. Le NNI est une mesure moyenne à long terme de l’exposition au bruit, employée au Royaume-Uni pour évaluer les nuisances résultant du bruit des avions pour les riverains des aéroports. Il intègre deux facteurs: le taux moyen de bruit et le nombre des avions entendus un jour normal d’été. Les vols déterminant le NNI à tout endroit au sol sont ceux qui ont lieu entre 6 et 18 h, temps de Greenwich, pendant les trois mois chargés de l’été, soit de la mi-juin à la mi-septembre, et qui atteignent un niveau maximal de bruit supérieur à 80 décibels de bruit perçu (PNdB) à cet endroit. Le NNI tend à traduire les réactions de la population face au niveau du bruit des avions, de manière à orienter la politique d’urbanisme, d’aménagement du territoire et de contrôle du bruit. Il compte ainsi parmi les critères appliqués en matière de plan: à l’intérieur des périmètres de 35 à 39 NNI un terrain peut servir à l’urbanisation, un refus de permis de construire ne pouvant se fonder uniquement sur des nuisances sonores; il n’en va pas de même dans les périmètres de 40 à 50 NNI (zone de nuisances sonores modérées), sauf s’il s’agit de compléter un secteur déjà bâti et moyennant une insonorisation adéquate; enfin, aucun développement n’est autorisé dans les périmètres de 60 NNI et plus (zone de fortes nuisances sonores). A noter que le mode de calcul du NNI reflète un élément logarithmique de l’échelle des PNdB, de sorte que chaque augmentation de dix points sur celle-ci représente à peu près un doublement du niveau du bruit.
B. La croissance de l’aéroport de Heathrow
11. L’ouverture officielle de l’aéroport remonte à mai 1946. Le premier service de lignes régulières utilisant des avions à réaction date de 1952. Trois terminaux furent inaugurés en 1955, 1961 et 1968, un quatrième en 1986 après une enquête publique qui dura 24 semaines marquées par l’audition de 125 témoins. Quant à l’expansion future, le Gouvernement a défini sa politique dans un livre blanc de 1985 (« Airports Policy »): il n’est « pas disposé à prendre au stade actuel un engagement quelconque sur la création d’un cinquième terminal à Heathrow, mais suivra la question de près » (Command Paper, Cmnd 9542, paragraphe 5.19).
12. Heathrow, l’un des aéroports internationaux les plus fréquentés du monde, a enregistré trois millions de passagers en 1956, plus d’un million rien qu’en juillet 1963, 22.400.000 sur les lignes internationales et 4.400.000 sur les lignes intérieures en 1973, chiffres passés respectivement à 37,5 et 6,8 millions en 1988. Cette évolution s’est accompagnée au fil des ans d’une augmentation des mouvements d’appareils. Plus de 22 % des passagers utilisent l’aéroport comme point de transit. Il accueille actuellement plus de 70 compagnies aériennes et dessert quelque 200 destinations dans le monde entier. Il arrive en tête au Royaume-Uni pour les échanges visibles, les opérations de fret ayant été estimées à 26,3 milliards de livres en 1988. Il entre pour environ 200 millions de livres dans la balance britannique des paiements, emploie directement quelque 48.600 personnes, auxquelles s’ajoutent de nombreux travailleurs de la région contribuant au fonctionnement du complexe, et verse plus de 16 millions de livres d’impôts locaux et de loyers.
C. Mesures d’indemnisation
13. La loi de 1973 sur l’indemnisation des propriétaires fonciers (Land Compensation Act) prévoit un dédommagement si une maison ou un terrain perd de sa valeur à cause du bruit d’un aéroport; elle ne concerne toutefois que les installations, neuves ou transformées, entrées en service après le 16 octobre 1969. Pour des raisons de principe et d’ordre pratique, l’intensification d’un usage existant ne donne pas lieu à compensation. MM. Powell et Rayner n’auraient droit à aucune indemnité sur la base de ladite loi, faute de pareille installation dans le cas de Heathrow.
14. Organe public créé par une loi, la British Airports Authority n’avait pas le pouvoir d’acquérir des immeubles proches d’un aéroport, à moins de prouver qu’il y allait du bon fonctionnement de celui-ci. En décembre 1986, une fois achevés le quatrième terminal (paragraphe 11 ci-dessus) et la privatisation dudit organe, la compagnie lui ayant succédé annonça un plan d’achat de propriétés gravement touchées par le bruit des avions près de Heathrow (à l’intérieur du périmètre de 65 NNI), lorsque le propriétaire avait acquis le bien avant le 17 octobre 1969 et souhaitait le vendre mais ne trouvait pas d’amateur, sauf à vil prix. Les demandes devaient être introduites entre le 1er janvier 1987 et le 31 décembre 1988. Le plan ne couvrait pas les propriétés des requérants, sises en dehors du périmètre de 65 NNI.
15. Toute personne victime de nuisances imputables à une activité qui gêne plus que de raison l’utilisation et la jouissance d’une propriété, notamment par le bruit, peut saisir les tribunaux en vertu de la common law. Si la responsabilité se trouve établie, le juge peut accorder un dédommagement ou, dans certaines circonstances, ordonner la cessation des troubles. Cependant, la loi de 1960 sur la réduction du bruit (Noise Abatement Act) exclut explicitement de son champ d’application le bruit provoqué par les avions. La responsabilité des exploitants d’aéronefs est en outre limitée par l’article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l’aviation civile (Civil Aviation Act):
« Nul ne peut fonder une action pour troubles de la jouissance ou nuisances sur le seul motif qu’un avion survole sa propriété à une altitude raisonnable eu égard au vent, au temps et à toute autre circonstance pertinente, y compris les incidents habituels aux vols d’aéronefs, pour autant qu’il n’y ait eu violation ni d’une ordonnance sur la navigation aérienne, ou édictée en vertu de l’article 62 ci-dessus, ni de l’article 81 ci-dessous. »
Le paragraphe 2 du même article prévoit de son côté une responsabilité objective – c’est-à-dire n’exigeant pas la preuve d’une faute, intentionnelle ou non – lorsqu’une personne ou une propriété subissent, sur la terre ferme ou sur une étendue d’eau, une perte ou un dommage matériels causés, entre autres, par un avion en vol ou un objet tombant d’un avion. Des clauses analogues à l’article 76 figuraient dans la législation antérieure sur l’aviation civile (par exemple l’article 9 de la loi de 1920 sur la navigation aérienne et l’article 40 de la loi de 1949 sur l’aviation civile).
L’article 76 rappelle l’article 1 de la Convention de Rome de 1952 relative aux dommages causés aux tiers à la surface par des aéronefs étrangers, ainsi libellé:
« Toute personne qui subit un dommage à la surface a droit à réparation dans les conditions fixées par la présente Convention, par cela seul qu’il est établi que le dommage provient d’un aéronef en vol ou d’une personne ou d’une chose tombant de celui-ci. Toutefois, il n’y a pas lieu à réparation, si le dommage n’est pas la conséquence directe du fait qui l’a produit, ou s’il résulte du seul fait du passage de l’aéronef à travers l’espace aérien conformément aux règles de la circulation aérienne applicables. » (Nations Unies, Recueil des traités, 1958, vol. 310, no 4493, p. 183)
En janvier 1990, cette Convention liait trente-six États, dont quatre membres du Conseil de l’Europe: la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et l’Espagne, mais non le Royaume-Uni.
16. L’article 76 § 1 de la loi de 1982 n’exempte pas les exploitants d’aéronefs de toute responsabilité pour des troubles de jouissance ou nuisances dus à un appareil en vol. En premier lieu, l’exonération ne vaut que pour les avions volant à une altitude raisonnable, question de fait à trancher à la lumière de l’ensemble des circonstances pertinentes. De plus, elle ne joue que sous réserve du respect des dispositions légales visées à l’article 76 § 1, à savoir, en pratique, l’ordonnance (amendée) de 1985 sur la navigation aérienne, le règlement général (amendé) de 1981 sur la navigation aérienne, le règlement (amendé) de 1985 sur la navigation aérienne et le contrôle du trafic aérien ainsi que – texte d’une importance particulière en l’espèce – l’ordonnance de 1987 sur l’homologation phonique (Noise Certification) des aéronefs (et les dispositions correspondantes des ordonnances et règlements antérieurs successifs). Si donc, par exemple, un avion vole d’une manière non conforme aux règlements en vigueur, ou s’il décolle ou atterrit en infraction à l’ordonnance précitée de 1987, son exploitant ne pourra invoquer l’article 76 à l’encontre d’une action pour troubles de jouissance ou nuisances.
D. Mesures de réduction du bruit
17. L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) constitue le principal forum de coopération internationale cherchant à rendre les avions plus silencieux. L’essentiel de son travail a consisté jusqu’ici à élaborer une série de normes conduisant à éliminer peu à peu les appareils qui n’y répondent pas. Elles ne s’appliquent au sein des États membres de l’OACI qu’une fois intégrées à leur droit interne. Au Royaume-Uni, cette opération se réalise au moyen des ordonnances sur l’homologation phonique des aéronefs.
Les ordonnances de 1970 et 1979 reflétaient les premières normes de l’OACI concernant les avions à réaction subsoniques. Une ordonnance de 1984 en mit en oeuvre de nouvelles ainsi que des règles fondées sur des recommandations de la Conférence européenne de l’aviation civile. Parallèlement, elle donna corps aux exigences des directives communautaires européennes de 1979 et 1983 sur la « limitation des émissions sonores des aéronefs subsoniques ». Elle se montra cependant plus rigoureuse: les appareils subsoniques non conformes furent rayés du registre national douze mois plus tôt que ne le prescrivait la directive de 1979. Des ordonnances de 1986 et 1987 introduisirent de nouvelles normes de l’OACI.
18. En établissant ses taxes d’atterrissage, la société Heathrow Airport Limited tient compte des normes de l’OACI en matière d’homologation phonique, afin d’encourager l’utilisation d’appareils plus silencieux.
19. Depuis 1971, les mouvements nocturnes d’avions à réaction subissent des restrictions destinées à supprimer progressivement les vols de nuit des appareils les plus bruyants. Elles ont été adoptées à la lumière de recherches relatives aux rapports entre le bruit des aéronefs et les troubles du sommeil, après consultation de tous les intéressés dont la Federation of Heathrow Anti-Noise Groups, à laquelle appartiennent les requérants.
20. Le contrôle du bruit des avions décollant de Heathrow a commencé au début des années 60. Depuis 1974, on utilise un équipement automatique comprenant treize terminaux de contrôle du bruit, reliés à un centre de traitement et de surveillance. L’emplacement des terminaux vise à protéger la première agglomération survolée après le décollage contre les niveaux de bruit supérieurs au plafond légal de 110 PNdB le jour (de 7 h à 23 h) et de 102 PNdB la nuit (de 23 à 7 h). L’aéroport signale à la compagnie aérienne, par une lettre dont elle envoie une copie au ministère des Transports, tout dépassement de la limite autorisée. D’après le Gouvernement, les interdictions récentes frappant les appareils non pourvus de l’homologation phonique ont abouti à maintenir le taux de respect du maximum légal à environ 99 % le jour et 98 % la nuit. L’article 78 de la loi sur l’aviation civile habilite le ministre à refuser aux compagnies n’observant pas les mesures de réduction du bruit l’accès aux installations de Heathrow, mais il n’a pas encore paru nécessaire d’y recourir. En revanche, les quotas de vols nocturnes ont été abaissés pour les compagnies contrevenantes.
21. La législation oblige les avions décollant de Heathrow à emprunter un petit nombre d’itinéraires spécifiques, nommés trajectoires préférentielles de bruit et conçus de manière à éviter autant que possible les grandes agglomérations.
22. Des procédures d’approche réputées plus silencieuses que jadis sont à présent de pratique courante. En outre, les règlements fixent des exigences quant à l’altitude minimale à l’atterrissage comme au décollage. De surcroît, un système d’alternance régulière des pistes d’atterrissage fonctionne à Heathrow depuis 1972 pendant les opérations du secteur ouest; il a pour objectif essentiel d’arriver à un partage équitable des périodes de calme relatif entre les habitants de l’Ouest de Londres, gênés par le bruit des appareils en passe d’atterrir.
23. Une liaison par hélicoptère entre les aéroports de Gatwick et de Heathrow avait été instaurée en 1978, mais en juin 1986 le ministre des Transports, après des enquêtes publiques menées en 1978, 1979, 1983 et 1985, ordonna le retrait de la licence du concessionnaire dans l’intérêt de l’environnement.
24. Succédant à des plans de 1966, 1972 et 1975, un programme d’isolation acoustique des logements fut conçu pour Heathrow en 1980. Plus de 16.000 propriétaires ou locataires s’en sont prévalus pour solliciter une subvention et il a coûté à la British Airports Authority 19 millions de livres environ. Il se concentrait sur les localités qui resteraient exposées à des niveaux de bruit assez élevés au milieu des années 80 et sur celles où existe le plus haut degré de nuisances dues aux vols nocturnes. Le montant des subventions accordées y était censé couvrir 100 % des frais raisonnables à supporter. La délimitation de la zone se fondait sur une estimation de ce que serait en 1985 le périmètre de 50 NNI et sur le tracé rectifié de la ligne reliant les points où l’on enregistre 95 PNdB au passage d’avions réputés silencieux. Le chiffre de 95 PNdB représente le niveau de bruit extérieur au-dessous duquel un individu moyen ne risque guère, d’après les données actuelles, d’être réveillé dans une pièce non isolée. A l’issue de consultations et en vertu de l’engagement, pris par le Gouvernement, de réviser les limites sitôt connue la carte phonique réelle, un programme destiné à englober d’autres secteurs est entré en jeu en avril 1989; la dépense escomptée atteindra 11,25 millions de livres.
A l’instar des autres personnes vivant à l’intérieur du périmètre de 60 NNI, M. Rayner a droit à une subvention de 100 %.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
25. Introduite devant la Commission le 31 décembre 1980, la requête (no 9310/81) émanait à l’origine de la Federation of Heathrow Anti-Noise Groups. Rejetée par la Commission le 15 mars 1984, MM. Powell et Rayner l’ont reprise à leur compte avec une troisième personne dont la plainte a fait l’objet depuis lors d’un règlement amiable. Les intéressés dénonçaient les niveaux excessifs de bruit dus à l’exploitation de l’aéroport de Heathrow. Ils invoquaient les articles 6 § 1, 8 et 13 (art. 6-1, art. 8, art. 13) de la Convention ainsi que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Les 17 octobre 1985 et 16 juillet 1986 respectivement, la Commission a retenu les plaintes de MM. Powell et Rayner sous l’angle de l’article 13 (art. 13) de la Convention, mais les a déclarées irrecevables pour le surplus.
Dans son rapport du 19 janvier 1989 (article 31) (art. 31), elle conclut par douze voix contre quatre à la violation de l’article 13 (art. 13) en ce qui concerne le grief fondé par M. Rayner sur l’article 8 (art. 8) de la Convention; elle en relève au contraire l’absence sur chacun des autres points en litige (à l’unanimité pour les griefs tirés des articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 (P1-1, art. 6-1) de la Convention, par quinze voix contre une pour celui de M. Powell au titre de l’article 8 (art. 8) de la Convention). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[*].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
26. A l’audience du 27 septembre 1989, les requérants ont invité la Cour à « dire qu’ils ont subi une violation des articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) de la Convention et que le défaut même de tout recours effectif devant une instance nationale enfreint l’article 13 (art. 13) de la Convention ».
27. De son côté, le Gouvernement a confirmé les conclusions énoncées dans son mémoire; elles demandaient à la Cour de « constater et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention quant aux griefs tirés des articles 6 § 1 et 8 (art. 6-1, art. 8) de la Convention, ou de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), par chacun des requérants ». Il a en outre qualifié d’ »aberrante » la tentative de ces derniers « de ressusciter leurs plaintes sur le terrain des articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) ».
EN DROIT
I. SUR L’OBJET DU LITIGE
28. Dans leur requête à la Commission, MM. Powell et Rayner dénonçaient une méconnaissance de leurs droits au respect de leur vie privée et de leur domicile (article 8 de la Convention) (art. 8), au respect de leurs biens (article 1 du Protocole no 1) (P1-1), à l’accès aux tribunaux en matière civile (article 6 § 1 de la Convention) (art. 6-1) et à l’octroi d’un recours effectif devant une « instance » nationale pour des manquements prétendus aux exigences de la Convention (article 13) (art. 13).
Les 17 octobre 1985 et 16 juillet 1986, la Commission a déclaré tous ces griefs irrecevables pour défaut manifeste de fondement sauf le dernier, tiré de l’article 13 (art. 13) (paragraphe 25 ci-dessus). D’après les requérants, la Cour a néanmoins compétence pour examiner les violations alléguées des articles 8 et 6 (art. 8, art. 6), indépendamment de celle de l’article 13 (art. 13) (paragraphe 9 in fine de leur mémoire). Passé le cap de la recevabilité, ils n’ont pas maintenu leur thèse relative à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
29. L’objet du litige déféré à la Cour se trouve délimité par la décision de la Commission sur la recevabilité (voir en dernier lieu, l’arrêt Kamasinski du 19 décembre 1989, série A no 168, p. 30, § 59). La Cour « ne saurait examiner au fond (…) les plaintes écartées pour défaut manifeste de fondement, mais elle a compétence pour se prononcer sur celles que la Commission a retenues » (arrêt Boyle et Rice du 27 avril 1988, série A no 131, p. 24, § 54). Elle est certes maîtresse de la qualification juridique à donner aux faits soumis à son contrôle, mais les allégations de violation des articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) constituaient des doléances bien distinctes et non, comme le plaident les requérants, de simples moyens ou arguments de droit relatifs aux mêmes faits que le grief tiré de l’article 13 (art. 13). L’attention avec laquelle la Commission a étudié la plainte de M. Rayner au titre de l’article 8 (art. 8) n’autorise pas davantage à conclure que celle-ci a en réalité été déclarée recevable, mais rejetée au fond.
Aussi la Cour juge-t-elle, avec la Commission et le Gouvernement, qu’elle n’a pas compétence pour statuer sur les griefs concernant les articles 6 et 8 (art. 6, art. 8), indépendamment de leur pertinence dans le contexte de l’article 13 (art. 13).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13)
30. D’après les requérants, il n’existe pour lesdits griefs aucun recours national au sens de l’article 13 (art. 13), ainsi libellé:
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
A. Introduction
31. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’article 13 (art. 13) exige un tel recours pour les seules plaintes que l’on peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, l’arrêt Boyle et Rice précité, série A no 131, p. 23, § 52). Or celles dont les griefs des requérants au titre de l’article 13 (art. 13) tirent leur origine ont toutes été déclarées irrecevables par la Commission, pour défaut manifeste de fondement (article 27 § 2 de la Convention – paragraphe 25 ci-dessus) (art. 27-2).
32. La majorité de celle-ci distingue toutefois entre « défaut manifeste de fondement » et « indéfendabilité ». D’après elle, il « ressort implicitement de la jurisprudence de la Commission que les mots ‘manifestement mal fondé’ vont plus loin que l’adverbe ‘manifestement’, pris à la lettre, ne le donnerait à penser au départ » (paragraphe 59 du rapport). Ainsi, certaines plaintes pourraient de prime abord soulever un problème sérieux mais, après une étude attentive au stade de l’examen de la recevabilité, être finalement écartées pour défaut manifeste de fondement, malgré leur caractère défendable. Les requérants souscrivent à cette analyse.
Pour le Gouvernement et la minorité de la Commission au contraire, celle-ci ne pouvait logiquement estimer à la fois « manifestement mal fondée », au sens de l’article 27 § 2 (art. 27-2), et « défendable » aux fins de l’article 13 (art. 13) une même allégation de violation d’une clause normative.
33. « D’après le sens ordinaire des mots », la Cour l’a noté dans son arrêt Boyle et Rice, « on a peine à discerner comment une plainte ‘manifestement mal fondée’ peut néanmoins ‘se défendre’ et vice versa » (loc. cit., p. 24, § 54). En outre, les articles 13 et 27 § 2 (art. 13, art. 27-2) concernent tous deux, dans leurs domaines respectifs, l’existence de recours destinés à garantir les droits et libertés consacrés par la Convention. La cohérence de ce double système de protection risque de souffrir si l’on interprète l’article 13 (art. 13) comme obligeant le législateur national à ménager un « recours effectif » même pour un grief considéré, pour les besoins de l’article 27 § 2 (art. 27-2), comme si faible qu’il ne mérite pas un examen au fond sur le plan international. Quel que soit le seuil fixé par la Commission, dans sa jurisprudence, pour déclarer des plaintes « manifestement mal fondées » en vertu de l’article 27 § 2 (art. 27-2), elle devrait en principe le retenir aussi pour la notion parallèle de « défendabilité » sur le terrain de l’article 13 (art. 13).
La Cour ne doit pas pour autant conclure à l’inapplicabilité de l’article 13 (art. 13) par cela seul que la Commission a rejeté pour défaut manifeste de fondement, les 17 octobre 1985 et 16 juillet 1986, les plaintes des requérants au titre des articles 6 § 1 et 8 (art. 6-1, art. 8). Bien que ces décisions échappent comme telles à son contrôle, elle a compétence pour connaître de toute question de fait ou de droit relative aux griefs dont elle se trouve régulièrement saisie dans le contexte de l’article 13 (art. 13), y compris le caractère « défendable » ou non de chacune des allégations d’infraction aux clauses normatives (arrêt Boyle et Rice précité, p. 24, § 54). Pour trancher ce dernier point, il échet d’examiner les faits et la nature des questions de droit soulevées, à la lumière notamment des décisions de la Commission sur la recevabilité et de leur motivation. Comme il ressort de l’arrêt Boyle et Rice (loc. cit., pp. 27-29, §§ 68-76, et pp. 30-31, §§ 79-83) ainsi que de l’arrêt Plattform « Ärzte für das Leben » (21 juin 1988, série A no 139, pp. 11-13, §§ 28-39), un grief ne devient pas nécessairement défendable parce qu’avant de le déclarer irrecevable la Commission y a consacré une étude attentive de même qu’aux faits l’ayant suscité.
B. Le grief tiré de l’article 6 § 1 (art. 6-1)
34. D’après les requérants, l’article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l’aviation civile, qui met obstacle à l’exercice d’une action pour nuisances fondée sur le bruit des avions (paragraphe 15 ci-dessus), les empêche abusivement de saisir les tribunaux en vue d’une décision sur leurs « droits et obligations de caractère civil ». Il en résulterait une violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, aux termes duquel
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement [et] publiquement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil… »
35. Par ses décisions des 17 octobre 1985 et 16 juillet 1986 sur la recevabilité, la Commission a rejeté le grief pour défaut manifeste de fondement, au motif qu’en droit anglais les requérants n’avaient aucun « droit de caractère civil » à réparation pour des nuisances sonores déraisonnables dues à des aéronefs, sauf dans le cas d’appareils ne respectant pas la réglementation aérienne. Dans son rapport, elle ajoute que nulle question distincte relative à l’octroi d’un recours effectif ne peut se poser au regard de l’article 13 (art. 13), aux exigences moins strictes que celles de l’article 6 § 1 (art. 6-1) et absorbées par elles; pour autant que les requérants discutent la compatibilité de l’article 76 § 1 de la loi de 1982 avec la Convention, elle relève que l’article 13 (art. 13) ne garantit pas une voie de recours permettant de contester en soi la législation d’un État contractant. Elle conclut donc à l’absence d’infraction à l’article 13 (art. 13) sur ce point.
Pour les requérants, les décisions de la Commission sur la recevabilité procèdent d’une mauvaise compréhension du droit anglais. D’après eux, la common law leur donne un droit d’action pour des nuisances consistant en des niveaux de bruit déraisonnables, mais l’article 76 § 1 de la loi les prive de tout moyen de s’en prévaloir. La faculté, laissée par lui intacte, d’assigner en justice une compagnie aérienne du chef de vols contraires aux règlements ou accomplis à une altitude déraisonnable, leur apparaît théorique et illusoire. L’obstacle juridique créé par lui méconnaîtrait les principes de l’arrêt Ashingdane du 28 mai 1985 (série A no 93, pp. 24-25, § 57): elle ne poursuivrait pas un but légitime, chargerait les intéressés d’un fardeau disproportionné et, partant, détruirait l’essence même de leur droit susmentionné au titre de la common law.
Le Gouvernement avance des arguments analogues à ceux de la Commission. Il ajoute, en ordre subsidiaire, que l’article 76 § 1 de la loi ne porte atteinte ni au noyau central du droit des requérants à un tribunal, consacré par l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, ni au principe de proportionnalité.
36. Ledit grief vise en substance la limitation de responsabilité qui résulte de l’article 76 § 1 de la loi de 1982. Conçu de la sorte, il ne fait jouer ni l’article 6 (art. 6) de la Convention ni l’article 13 (art. 13). Ainsi que la Commission l’a relevé dans ses décisions sur la recevabilité, l’article 76 § 1 de la loi aboutit à exclure toute responsabilité pour nuisances du chef du vol d’avions dans certaines circonstances, si bien que les requérants ne peuvent se prétendre titulaires d’un droit, consacré par la loi anglaise, à un dédommagement pour exposition au bruit causé par les avions dans ces circonstances. Dans cette mesure, le droit interne ne reconnaît pas un « droit de caractère civil » entraînant l’application de l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention (arrêt Lithgow et autres du 8 juillet 1986, série A no 102, p. 70, § 192). En tout cas, l’article 13 (art. 13) ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse contester en tant que telles, devant une autorité nationale, les lois d’un État contractant (ibidem, p. 74, § 206).
Pour le surplus, aucune allégation défendable de violation de l’article 6 § 1 (art. 6-1) ne saurait se déduire de la thèse, subsidiaire, jugeant illusoire la faculté restreinte d’agir que ménage l’article 76 § 1 de la loi. Quiconque estime avoir, en droit anglais, un droit à réparation pour nuisances peut saisir les juridictions internes. Il leur appartient de trancher toute question qui surgirait au sujet de l’application de l’article 76 § 1.
Partant, il n’y a pas eu infraction à l’article 13 (art. 13) quant aux plaintes relatives à l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention.
C. Le grief tiré de l’article 8 (art. 8)
37. Les requérants se prétendent aussi victimes, en raison du bruit excessif engendré par le trafic aérien de l’aéroport de Heathrow, d’un empiétement injustifié du Royaume-Uni sur le droit que leur garantit l’article 8 (art. 8), ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (…) [et] de son domicile (…).
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (…) au bien-être économique du pays (…). »
Ils jugent inacceptables les niveaux sonores autorisés par les règlements sur le trafic aérien, et inefficaces les mesures gouvernementales destinées à réduire l’exposition au bruit. L’article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l’aviation civile les contraindrait à endurer, sans recours légal, les nuisances déraisonnables que provoquent des avions volant sans enfreindre les règlements. Sans doute M. Powell se trouverait-il moins lésé que M. Rayner, mais tous deux estiment défendable aux fins de l’article 13 (art. 13) leur allégation de violation de l’article 8 (art. 8).
38. Dans sa décision sur la recevabilité concernant M. Powell, la Commission n’a pas tranché la question de savoir si les niveaux sonores subis par lui (paragraphe 8 ci-dessus) occasionnaient une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et de son domicile, garanti au paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1): ainsi qu’elle l’explique dans son rapport (paragraphe 56), le paragraphe 2 (art. 8-2) lui a paru justifier amplement toute limitation de ce droit qui en résulterait. D’après elle, les faits de la cause ne donnent pas ouverture à un grief défendable au regard de l’article 8 (art. 8) ni, partant, à l’octroi d’un recours au sens de l’article 13 (art. 13).
Le sort de M. Rayner lui a semblé bien différent. Selon les termes de son délégué, elle a constaté dans sa décision sur la recevabilité une « ingérence manifeste » mettant en jeu « les obligations positives du Gouvernement au titre de l’article 8 (art. 8) », quoique légitimée dans une société démocratique par l’intérêt du bien-être économique du pays. Dans son rapport, elle relève que la maison et la ferme de l’intéressé se trouvent à proximité immédiate et dans le prolongement direct de l’une des pistes les plus fréquentées de Heathrow, que tout développement est interdit dans ce secteur, classé zone de fortes nuisances sonores, et que le requérant avait acheté sa maison avant la grande expansion de l’aéroport (paragraphes 9 et 11 ci-dessus). « L’étude attentive » qu’elle a dû consacrer, au stade de l’examen de la recevabilité, au grief tiré de l’article 8 (art. 8) par M. Rayner et aux faits sous-jacents a persuadé la Commission qu’il s’agissait d’une plainte défendable au regard de l’article 13 (art. 13). Comme aucune des voies de recours disponibles (paragraphes 13-16 et 24 ci-dessus) ne lui paraît de nature à procurer une réparation adéquate, elle conclut à la violation de l’article 13 (art. 13).
39. En ordre principal, le Gouvernement soutient que le dossier ne révèle aucune « ingérence (directe) d’une autorité publique » dans l’exercice du droit garanti au requérant par l’article 8 (art. 8): ni le gouvernement ni aucune de ses émanations n’ont jamais possédé, contrôlé ou exploité l’aéroport de Heathrow et les appareils qui l’utilisent. Il s’agirait en réalité des obligations positives, et non pas négatives, découlant pour l’État de l’article 8 (art. 8); or rien n’établirait un manquement quelconque du Gouvernement à son devoir d’assurer à chacun des requérants le droit au respect de sa vie privée et de son domicile.
Subsidiairement, toute ingérence dans l’exercice du droit que leur reconnaît le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) se justifierait clairement au regard du paragraphe 2 (art. 8-2), pour les raisons indiquées par la Commission dans ses décisions sur la recevabilité.
Dès lors, ni M. Powell ni M. Rayner n’auraient formulé une allégation défendable de violation de l’article 8 (art. 8).
40. Le bruit des avions de l’aéroport de Heathrow a diminué la qualité de la vie privée et les agréments du foyer des deux requérants, bien qu’à des degrés nettement différents (paragraphes 8-10 ci-dessus). Aussi l’article 8 (art. 8) entre-t-il en ligne de compte pour M. Powell comme pour M. Rayner.
41. Que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive, à la charge de l’État, d’adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1), ou sous celui d’une « ingérence d’une autorité publique », à justifier sous l’angle du paragraphe 2 (art. 8-2), les principes applicables sont assez voisins. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble; de même, dans les deux hypothèses l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (voir par exemple les arrêts Rees du 17 octobre 1986, série A no 106, p. 15, § 37, pour le paragraphe 1 (art. 8-1), et Leander du 26 mars 1987, série A no 116, p. 25, § 59, pour le paragraphe 2 (art. 8-2)). En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1 (art. 8-1), « les objectifs énumérés au paragraphe 2 (art. 8-2) (…) peuvent jouer un certain rôle » dans « la recherche » de l’ »équilibre » voulu (arrêt Rees précité, loc. cit.).
42. Ainsi que la Commission l’a relevé dans ses décisions sur la recevabilité, l’existence de grands aéroports internationaux, jusque dans les zones urbaines à forte densité de population, et l’emploi croissant des avions à réaction sont à n’en pas douter devenus nécessaires au bien-être économique d’un pays. D’après les statistiques non contestées fournies par le Gouvernement, l’aéroport de Heathrow, l’un des plus fréquentés du monde, occupe une position clef dans le commerce et les communications internationaux et dans l’économie du Royaume-Uni (paragraphe 12 ci-dessus). L’exploitation d’un tel aéroport, les requérants le concèdent, poursuit un but légitime et l’on ne peut en éliminer entièrement les répercussions négatives sur l’environnement.
43. Les autorités compétentes ont édicté diverses mesures pour contrôler le bruit des avions à l’aéroport de Heathrow et aux alentours, le réduire et réparer le préjudice qu’il entraîne: homologation phonique des aéronefs, limitation des mouvements nocturnes d’avions à réaction, surveillance du bruit, introduction d’itinéraires préférentiels de bruit, utilisation alternée des pistes, taxes d’atterrissage modulées en fonction du bruit, retrait du permis d’exploiter la liaison Gatwick/Heathrow par hélicoptère, programmes de subventions à l’isolation phonique et d’acquisition de propriétés affectées par le bruit à proximité de l’aéroport, etc. (paragraphes 14 et 17-24 ci-dessus). Adoptées progressivement après consultation des différents groupes d’intérêts et personnes concernés, elles ont tenu compte des normes internationales en vigueur, de l’évolution technique en matière d’aviation et des différents niveaux de nuisance subis par les riverains.
44. Toutefois, l’article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l’aviation civile restreint les possibilités de recours ouvertes aux victimes (paragraphe 15 ci-dessus). L’exclusion de responsabilité qu’il instaure ne revêt pourtant pas un caractère absolu: elle s’applique aux seuls avions volant à une altitude raisonnable et dans le respect des dispositions réglementaires pertinentes, dont l’ordonnance de 1987 sur l’homologation phonique des aéronefs (paragraphe 16 ci-dessus).
Depuis la promulgation, en 1949, d’un texte analogue à l’article 76 § 1, les gouvernements britanniques successifs considèrent que pour traiter les problèmes dus au bruit des avions, mieux vaut en principe recourir à des mesures réglementaires spécifiques, destinées à réduire les nuisances au maximum, et non laisser à la jurisprudence le soin de statuer, à l’aide du critère général du « raisonnable », sur des actions intentées en vertu de la common law. Il n’appartient certes pas à la Commission et à la Cour de se substituer aux autorités nationales pour apprécier en quoi pourrait consister la politique optimale en ce domaine social et technique difficile. En la matière, on doit reconnaître aux États contractants une importante latitude. Chose significative, les clauses de l’article 76 § 1 sont comparables à celles de la Convention de Rome de 1952 relative aux dommages causés à la surface par des aéronefs étrangers (paragraphe 15 ci-dessus).
45. Dès lors, il n’y a aucun motif sérieux de juger contraires à l’article 8 (art. 8), envisagé sous son aspect positif ou négatif, la manière dont les autorités du Royaume-Uni ont abordé le problème ou le contenu des mesures réglementaires spécifiques choisies par elles. On ne peut raisonnablement prétendre que le gouvernement britannique, en déterminant l’étendue des moyens de réduire le bruit des aéronefs décollant de Heathrow et y atterrissant, a outrepassé sa marge d’appréciation ou rompu le juste équilibre à ménager aux fins de l’article 8 (art. 8). Cette conclusion vaut pour M. Rayner comme pour M. Powell, bien que le premier ait subi des nuisances beaucoup plus fortes et que la Commission ait étudié son cas de près au stade de l’examen de la recevabilité.
46. En résumé, nul grief défendable au regard de l’article 8 (art. 8) et, partant, nul droit à un recours au sens de l’article 13 (art. 13) ne se trouvent établis dans le chef d’aucun des deux requérants quant au bruit des avions volant à une altitude raisonnable et dans le respect des règlements relatifs au trafic aérien.
Dans la mesure où les intéressés entendraient aussi se plaindre de celui des aéronefs ne remplissant pas l’une ou l’autre desdites conditions, rien ne les empêche d’intenter une action pour nuisances, de sorte qu’ils doivent être réputés disposer d’un recours effectif.
Partant, il n’y a pas eu infraction à l’article 13 (art. 13) pour les doléances formulées par chacun des requérants sur le terrain de l’article 8 (art. 8).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Dit qu’elle n’a pas compétence pour connaître des griefs des requérants au titre des articles 6 § 1 et 8 (art. 6-1, art. 8);
2. Dit qu’il n’y a eu violation de l’article 13 (art. 13) dans le cas d’aucun des deux intéressés.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 21 février 1990.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier