COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VILVARAJAH ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no13163/87; 13164/87; 13165/87; 13447/87; 13448/87)
ARRÊT
STRASBOURG
30 octobre 1991
En l’affaire Vilvarajah et autres c. Royaume-Uni[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)[*] et aux clauses pertinentes de son règlement[*], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. J. Cremona, président,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 avril et 26 septembre 1991,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») puis par le gouvernement britannique (« le Gouvernement »), les 11 et 16 juillet 1990 respectivement, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouvent cinq requêtes (no 13163/87, 13164/87, 13165/87, 13447/87 et 13448/87) dirigées contre le Royaume-Uni et dont cinq citoyens sri-lankais, MM. Nadarajah Vilvarajah, Vaithialingam Skandarajah, Saravamuthu Sivakumaran, Vathanan Navratnasingam et Vinnasithamby Rasalingam, avaient saisi la Commission les 26 août et 16 décembre 1987, en vertu de l’article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l’article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 13 (art. 13) et, dans le cas de la demande, de l’article 3 (art. 3).
En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance et désigné leur conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1990, celui-ci en a désigné par tirage au sort les sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, R. Macdonald, C. Russo, R. Bernhardt, I. Foighel, R. Pekkanen et A.N. Loizou, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil des requérants au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à l’ordonnance ainsi rendue, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 28 janvier 1991, puis celui des requérants le 31. Par la suite, le délégué de la Commission l’a informé qu’il s’exprimerait à l’audience.
5. Le 15 octobre 1990, le président avait fixé la date de celle-ci au 23 avril 1991 après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. N.D. Parker, ministère des Affaires étrangères et du
Commonwealth, agent,
M. M. Baker, Q.C.,
M. J. Eadie, conseils,
M. C.M.L. Osborne, ministère de l’Intérieur,
M. A. Cunningham, ministère de l’Intérieur, conseillers;
– pour la Commission
Sir Basil Hall, délégué;
– pour les requérants
M. R. Plender, Q.C.,
M. N. Blake, conseils,
M. D. Burgess,
M. C. Randall, solicitors.
7. La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Baker pour le Gouvernement, Sir Basil Hall pour la Commission, MM. Blake et Plender pour les requérants. Ceux-ci ont déposé divers documents le jour de l’audience. Le 14 mai 1991, le Gouvernement a présenté ses observations sur leurs demandes au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
8. La délibération finale a eu lieu sous la présidence de M. le vice-président Cremona, qui avait assisté aux débats en qualité de suppléant et qui remplaçait M. Ryssdal, empêché (articles 21 par. 5 et 24 par. 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. M. VILVARAJAH
1. Avant le refoulement
9. Né en 1960, le premier requérant, M. Nadarajah Vilvarajah, est un citoyen sri-lankais d’origine ethnique tamoule. Il travaillait comme assistant dans le magasin de son père à Paranthon, district de Kilinochchi, dans la partie nord de l’île de Ceylan. A plusieurs reprises, l’armée sri-lankaise avait attaqué le secteur, tuant des gens et causant des destructions. En 1986 elle avait abattu le cousin du requérant et cinq autres hommes puis, le 28 mars 1987, mis à sac le magasin familial.
10. Il affirme que par deux fois, en mars et en avril 1986, des militaires des forces navales s’emparèrent de lui et lui infligèrent des sévices. La première, il pilotait un minibus qui tomba en panne près d’une base navale; avec ses passagers, il fut détenu pendant dix heures par une patrouille de la marine qui l’aurait sévèrement battu. La seconde, toujours au volant du minibus, il fut interpellé par une patrouille navale, puis détenu pendant vingt-quatre heures. Les militaires escortèrent le véhicule jusqu’à Krainagar, la ville où il résidait, puis tirèrent au hasard sur les gens. Il y eut également un échange de coups de feu entre un groupe séparatiste tamoul, les Tigres libérateurs de l’Eelam tamoul (Liberation Tigers of Tamil Eelam – « LTTE »), et les soldats des forces navales, qui se servirent des passagers du bus comme de boucliers.
11. Lors d’une importante offensive de l’armée sri-lankaise visant à reprendre la province du Nord aux LTTE, sa famille perdit son magasin ainsi que ses biens, et ses membres faillirent être tués. En mai 1987, son père s’arrangea avec un agent à Colombo pour l’envoyer à Londres. M. Vilvarajah gagna Madras le 6 juin 1987, muni de son propre passeport, puis, le 10, Londres via Bombay, porteur d’un passeport malaisien (obtenu d’un agent à Madras). Arrivé le 11, il demanda l’autorisation d’entrer au Royaume-Uni pour deux jours, en qualité de visiteur en transit pour Montréal, au Canada, où il disait se rendre en vacances. Il fut détenu le temps d’une enquête. Après avoir reconnu qu’il n’était pas le titulaire régulier du passeport, dans lequel on avait substitué sa photo à celle du vrai propriétaire, il essuya un refus fondé sur l’article 3 du « Texte d’amendements aux règles sur l’immigration » (Statement of Changes in Immigration Rules; paragraphe 84 ci-dessous), qui oblige une personne sollicitant un permis d’entrée à produire un passeport ou toute autre pièce valable d’identité.
12. Le 12, il demanda l’asile au Royaume-Uni en invoquant la Convention des Nations Unies, de 1951, relative au statut des réfugiés, amendée par le Protocole de 1967 (« la Convention de 1951 »). Le 19, des fonctionnaires des services de l’immigration l’interrogèrent en tamoul avec l’assistance d’un interprète; il affirma qu’il était risqué pour lui de rester à Sri Lanka, pour les raisons précitées.
13. Saisie de sa requête, la section « Réfugiés » du service « Immigration et nationalité » du ministère de l’Intérieur conclut qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions, au sens de la Convention de 1951. Le 20 août 1987, le ministre de l’Intérieur prit une décision de rejet que l’intéressé se vit notifier dans les termes suivants:
« Vous avez sollicité l’asile au Royaume-Uni en affirmant craindre avec raison d’être persécuté à Sri Lanka du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. Vous avez allégué qu’il était risqué pour vous d’y demeurer, à cause des opérations menées par le gouvernement dans la région de Jaffna. Vous avez déclaré aussi avoir été détenu à deux reprises, en mars et en avril 1986, pendant dix et vingt-quatre heures, et vous avez dit que l’armée avait saccagé votre entreprise familiale le 28 mars 1987. Toutefois, les incidents rapportés par vous revêtaient un caractère fortuit et relevaient d’une action générale de l’armée, destinée à identifier et neutraliser les extrémistes tamouls. Ils ne constituent pas une preuve de persécution.
Vous n’avez fourni aucun autre élément à l’appui de votre demande.
Le ministre a examiné les circonstances propres à votre cas, ainsi que la situation dans votre pays; il a conclu que vous n’aviez pas démontré craindre avec raison d’y être persécuté.
En conséquence, il rejette votre requête. Comme vous ne remplissez pas les conditions voulues pour entrer au Royaume-Uni à un autre titre, il a chargé les services de l’immigration de vous refouler vers Sri Lanka, pays dans lequel vous devez être renvoyé, en vertu de l’article 10 de l’annexe (schedule) 2 à la loi de 1971 sur l’immigration (Immigration Act). »
14. Des dispositions furent arrêtées en vue de le renvoyer à Sri Lanka le 22 août 1987. Il engagea alors une action en contrôle judiciaire tendant à l’annulation de la décision du ministre, mais en vain (paragraphes 67-69 ci-dessous).
2. Après le renvoi à Sri Lanka
15. L’intéressé dut retourner dans son pays le 10 février 1988. Des policiers l’escortaient, les autorités locales ayant été prévenues. Son nom parut dans la presse sri-lankaise. A son arrivée à l’aéroport, les services de l’immigration l’interrogèrent brièvement. Un membre de la Haute Commission britannique (British High Commission) se trouvait sur place à sa descente d’avion. Le ministère de l’Intérieur assuma les frais du refoulement. Quant au requérant, il avait sur lui plus de 100 £.
16. Après son rapatriement, ses solicitors introduisirent au Royaume-Uni, en vertu de l’article 13 de la loi de 1971 sur l’immigration, un recours contre le refus d’asile (paragraphes 71-72 ci-dessous). Ils se rendirent à Colombo pour s’entretenir avec lui et recueillir ses déclarations. Il confirma que, grâce à la publicité faite autour de son cas et à la présence du membre de la Haute Commission britannique, il n’avait guère eu d’ennuis à l’aéroport. Il signala que la police sri-lankaise l’avait questionné pendant trois heures environ pour savoir s’il avait des liens avec des groupes séparatistes tamouls tels que l’Organisation de libération du peuple tamoul de l’Eelam (People’s Liberation Organisation of Tamil Eelam – « PLOTE ») et les LTTE, ce qu’il avait nié. Elle avait noté son adresse et pris ses empreintes digitales.
17. Il dit avoir regagné son village natal pour éviter les autorités sri-lankaises et les dénonciations par la PLOTE, avec laquelle il avait en réalité coopéré, mais qui aidait à présent les Forces indiennes de maintien de la paix (Indian Peace Keeping Forces – « IPKF ») à identifier ses anciens adhérents et les membres présumés des LTTE.
18. Il ajouta que, deux semaines après son retour, il avait été dénoncé aux IPKF et convoqué au bureau du chef de la police locale. Accusé d’intelligences avec les LTTE, il avait eu peur. On l’avait néanmoins laissé rentrer chez lui au terme de l’interrogatoire. En avril 1988, au cours d’un voyage à Jaffna, les IPKF l’avaient interpellé, en même temps que d’autres Tamouls, et gardé pendant dix heures. Le groupe fut aligné devant des hommes masqués qui identifièrent certaines personnes. L’intéressé redoutait une erreur, mais on le relâcha.
19. Il relata d’autres incidents qui l’amenaient à craindre des mauvais traitements de la part des IPKF, en raison de son activité passée au sein de la PLOTE et de leur comportement arbitraire envers les Tamouls. Pour se rendre à Colombo afin d’y rencontrer ses solicitors, il avait dû franchir de nombreux points de contrôle des IPKF et sri-lankais, ce qui avait doublé la durée normale – huit heures – du trajet.
20. L’Adjudicator donna gain de cause à M. Vilvarajah le 13 mars 1989. Autorisé en conséquence à revenir au Royaume-Uni le 4 octobre 1989 (paragraphes 71-72 ci-dessous), celui-ci déposa, peu après son retour, une nouvelle demande d’asile sur laquelle il n’a pas encore été statué. On lui accorda un permis de séjour exceptionnel valable d’abord pour douze mois, puis jusqu’au 22 mars 1992.
B. M. SKANDARAJAH
1. Événements antérieurs au refoulement
21. Né en 1958, le deuxième requérant, M. Vaithialingam Skandarajah, est originaire de Jaffna, dans le nord de Sri Lanka, zone qui se trouvait sous le contrôle des LTTE à l’époque où il y habitait. D’après lui, en 1985 l’armée sri-lankaise y régnait par la terreur. La population ne pouvait pas sortir. Des jeunes hommes étaient arrêtés sans motif, parfois torturés ou abattus à vue tandis que d’autres « disparaissaient ». Soupçonnés tous d’être des séparatistes tamouls, ils vivaient dans la peur. Lors des descentes de l’armée, l’intéressé se cachait avec sa famille dans des tranchées. Sa maison fut régulièrement fouillée jusqu’en 1985, puis détruite en 1986. La famille devait se passer de nourriture pendant des jours, parce qu’il était trop dangereux d’aller s’en procurer au-dehors. L’armée bombardait quotidiennement la zone tamoule de manière aveugle. C’est ce pilonnage, et les dégâts causés à sa maison et à son entreprise le 24 avril 1987, qui auraient incité le requérant à partir. Il affirme avoir été interrogé par la police au sujet des LTTE, bien que n’en ayant jamais fait partie.
22. Il quitta Jaffna après avoir perdu tous ses biens, sauf 150 000 roupies. Il rallia Colombo où la police l’arrêta le 2 mai 1987 chez son oncle. Il aurait été détenu pendant vingt heures et torturé. Sa jambe droite porterait encore les marques des blessures subies de la sorte.
23. Le 6 juin 1987, il se rendit en avion de Colombo à Madras, muni de son propre passeport sri-lankais. Le 10, il gagna Londres via Bombay, grâce à un faux passeport malaisien fourni par un agent à Madras. Il sollicita l’autorisation d’entrer au Royaume-Uni pour deux jours, en qualité de visiteur en transit pour Montréal, au Canada.
24. Le 12, les services de l’immigration lui opposèrent un refus en vertu de l’article 3 du Texte d’amendements aux règles sur l’immigration (paragraphe 11 ci-dessus). Là-dessus, il révéla sa nationalité sri-lankaise et demanda l’asile. Le 17, des fonctionnaires desdits services l’interrogèrent en tamoul avec l’assistance d’un interprète; il déclara redouter d’être inquiété s’il retournait dans son pays.
25. Saisie de sa requête, la section « Réfugiés » du ministère de l’Intérieur conclut qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions, au sens de la Convention de 1951. Le 20 août 1987, le ministre de l’Intérieur prit une décision de rejet que l’intéressé se vit notifier dans les termes suivants:
« Vous avez sollicité l’asile au Royaume-Uni en affirmant craindre avec raison d’être persécuté à Sri Lanka du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. Le ministre a étudié votre demande. Vous avez allégué qu’il était risqué pour vous de rentrer à Sri Lanka, à cause des opérations menées par le gouvernement dans la région de Jaffna. Vous avez déclaré que votre maison et les locaux de votre entreprise avaient été détruits par les tirs d’obus des forces gouvernementales. Vous avez dit aussi avoir été détenu pendant 20 heures en mai 1987 et avoir subi des sévices. Il apparaît toutefois que la destruction de votre maison et de votre entreprise ont eu pour cause des bombardements aveugles liés aux troubles civils. De même, votre arrestation et votre brève détention résultaient d’une action générale de l’armée, destinée à identifier et neutraliser les extrémistes tamouls.
Le ministre a examiné les circonstances propres à votre cas, ainsi que la situation dans votre pays; il a conclu que vous n’aviez pas démontré craindre avec raison d’y être persécuté. En conséquence, il rejette votre requête.Comme vous ne remplissez pas les conditions voulues pour entrer au Royaume-Uni à un autre titre, il a chargé les services de l’immigration de vous refouler vers Sri Lanka, pays dans lequel vous devez être renvoyé, en vertu de l’article 10 de l’annexe 2 à la loi de 1971 sur l’immigration. »
26. Des dispositions furent arrêtées en vue de le renvoyer à Sri Lanka le 22 août 1987. Il engagea alors une action en contrôle judiciaire tendant à l’annulation de la décision du ministre, mais en vain (paragraphes 67-69 ci-dessous).
2. Après le renvoi à Sri Lanka
27. L’intéressé dut retourner à Sri Lanka le 10 février 1988. A son arrivée à l’aéroport, les choses se passèrent comme pour le premier requérant (paragraphe 15 ci-dessus). La police sri-lankaise l’interrogea ensuite pendant plusieurs heures et lui prit ses empreintes digitales. Il séjourna chez son oncle à Colombo un mois environ, en attendant de pouvoir regagner Jaffna sans risques.
28. Après son rapatriement, ses solicitors introduisirent au Royaume-Uni, en vertu de l’article 13 de la loi de 1971 sur l’immigration, un recours contre le refus d’asile. Ils se rendirent à Colombo pour s’entretenir avec lui et recueillir ses déclarations (paragraphes 71-72 ci-dessous). Il leur dit que le 10 mars 1988, alors qu’il roulait vers Jaffna à bicyclette, il dut s’arrêter à un poste de contrôle des IPKF. Les Tamouls de sexe masculin auraient été alignés en vue d’une identification par deux hommes masqués, dont l’un aurait désigné le requérant. Celui-ci aurait été emmené, en compagnie d’une dizaine de personnes, à un poste des IPKF dans une maison de Jaffna où on l’aurait battu pendant à peu près trois heures, à l’aide notamment de tuyaux de plastique remplis de sable. En même temps, on lui beuglait des questions relatives aux LTTE, qu’il affirma ne pas connaître. On l’aurait gardé dans une petite pièce sans literie ni installations sanitaires, avec six autres détenus qui auraient subi le même type de traitements. Certains d’entre eux auraient été suspendus par les pieds et roués de coups. Le requérant aurait encore été rossé à trois reprises au cours des sept jours suivants, chaque fois pendant une demi-heure environ.
29. Détenu jusqu’au 24 mai 1988 et interrogé par les mêmes individus, il aurait perdu de 10 à 15 kilos, souffert de violents maux de tête et éprouvé de vives angoisses. Les soldats indiens lui répétaient sans cesse qu’il resterait enfermé à vie s’il ne parlait pas. Les détenus recevaient du riz, du dahl et des chapatis; on ne leur donnait pas assez d’eau. Ce régime les aurait déshydratés et constipés. On les filma et il semble qu’on les ait montrés à la télévision comme des membres des LTTE s’étant rendus. Le requérant fut relâché grâce à des membres de sa famille qui auraient soudoyé le commandant des IPKF locales en lui versant de l’or.
30. À sa libération, on lui ordonna de se présenter tous les jours au poste. Il s’enfuit alors à Colombo. D’après lui, les Tamouls y vivaient dans une situation très tendue, exposés à un risque permanent de se voir arrêter et détenir de façon arbitraire et dénoncer par des indicateurs. Néanmoins, il se sentait plus en sécurité qu’à Jaffna. Pour justifier son séjour, il s’inscrivit comme étudiant.
31. L’Adjudicator donna gain de cause à M. Skandarajah le 13 mars 1989. Autorisé en conséquence à revenir au Royaume-Uni le 4 octobre 1989 (paragraphes 71-72 ci-dessous), celui-ci déposa, peu après son retour, une nouvelle demande d’asile sur laquelle il n’a pas encore été statué. On lui accorda un permis de séjour exceptionnel valable d’abord pour douze mois, puis jusqu’au 22 mars 1992.
C. M. SIVAKUMARAN
1. Avant le refoulement
32. Né en 1966, le troisième requérant, M. Saravamuthu Sivakumaran, est originaire de Point Pedro, dans le nord de Sri Lanka, où vit sa famille. En avril 1984, il assista au meurtre de son frère par des militaires de la marine. La victime pêchait avec un ami au large de Point Pedro quand ceux-ci s’approchèrent en bateau, ouvrirent le feu et tuèrent les deux hommes sans sommation ni motifs.
33. En mars 1984, les forces de sécurité descendirent dans la région et opérèrent parmi les Tamouls de sexe masculin une rafle qui engloba le requérant. Elles les gardèrent un jour durant et les frappèrent à coups de crosse de fusil et de bâton. Elles prirent note de leurs noms et de renseignements concernant leurs familles, puis emmenèrent certains d’entre eux. En juin 1984, 300 Tamouls de sexe masculin, dont le requérant, furent détenus à Point Pedro et subirent des sévices. Les forces de sécurité emmenèrent quinze personnes. Elles les abattirent le même jour et brûlèrent leurs corps.
34. En septembre 1984, des Tamouls de sexe masculin, dont l’intéressé, furent à nouveau rassemblés et détenus pendant une journée. Une vingtaine d’entre eux furent emmenés et exécutés. Leurs corps furent brûlés sur place.
35. L’aviation et l’artillerie déversent régulièrement des projectiles sur Point Pedro. En octobre 1985, un bombardement aérien endommagea la maison de la famille du requérant et les habitants durent se réfugier dans une demeure voisine.
36. L’intéressé affirme avoir été membre des LTTE de la fin de 1984 jusqu’à son départ de Sri Lanka. Il suivait un entraînement militaire et occupait un poste de sentinelle du camp. Il servait aussi de messager. Il affirme toutefois n’avoir jamais participé à des actes de violence ou de terrorisme.
37. Le jugeant menacé en sa qualité de jeune Tamoul de sexe masculin, son père décida qu’il devait quitter Sri Lanka. Il chargea un agent tamoul de Point Pedro de le faire sortir du pays.Le requérant se rendit à Colombo le 28 novembre 1986 et séjourna chez l’agent jusqu’au 11 décembre 1986. Il gagna le Royaume-Uni via l’Inde, le Népal et Dacca. Juste avant d’atteindre l’aéroport de Colombo, le minibus qui l’y amenait dut s’arrêter à un poste de contrôle de l’armée. On les accusa, lui et les autres passagers, d’aller en Inde pour s’y entraîner avec des militants.On les conduisit dans un bureau où on les interrogea pendant trois heures. On prit en outre leurs empreintes digitales.
38. Le requérant figurait dans un groupe de quelque 64 Tamouls qui arrivèrent à l’aéroport de Heathrow, à Londres, le 13 février 1987, et demandèrent l’asile. Il se prétendit d’abord en transit pour la Norvège. Les intéressés restèrent tous détenus pendant la procédure.
39. Assistés d’un interprète, des agents des services de l’immigration interrogèrent M. Sirakumaran en tamoul. Il relata les événements décrits ci-dessus. A ce stade, il déclara ne pas appartenir aux LTTE; il ne reconnut le contraire auprès des autorités britanniques qu’en septembre 1987, car il craignait que cela n’entraînât l’échec de sa demande d’asile. Saisie de celle- ci, la section « Réfugiés » du ministère de l’Intérieur conclut qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions, au sens de la Convention de 1951, et le débouta le 16 février 1987.Toutefois, la Divisional Court lui accorda le 24 l’autorisation, sollicitée par lui, d’intenter une action en contrôle judiciaire. Le 2 mars, le ministère de l’Intérieur informa ses solicitors qu’il allait réexaminer la demande d’asile.
40. A la suite de démarches du Conseil consultatif britannique pour les immigrants (United Kingdom Immigrants’ Advisory Service – « UKIAS »), l’intéressé fut à nouveau interrogé, le 14 avril 1987, au sujet de celle-ci. Saisie une seconde fois, la section « Réfugiés » conclut derechef qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions. Les détails de l’affaire furent communiqués au ministre, qui aboutit à une conclusion analogue. En conséquence, on adressa au requérant, le 20 août 1987, une lettre de refus ainsi libellée:
« Vous avez sollicité l’asile au Royaume-Uni en affirmant craindre avec raison d’être persécuté à Sri Lanka du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. Le ministre a étudié votre demande plus avant. Vous avez allégué que vous courriez un trop grand danger à rester à Sri Lanka, où les forces de sécurité arrêtaient sans motif des personnes et les exécutaient. Vous avez aussi déclaré avoir été détenu trois fois entre 1984 et 1985, puis une quatrième pendant trois jours, après avoir été appréhendé avec vos compagnons de route en vous rendant à Colombo. Enfin, vous avez dit que des militaires de la marine avaient abattu votre frère Kamarajah en 1984. Toutefois, les incidents rapportés par vous constituaient le résultat des troubles à Sri Lanka, plutôt qu’une persécution au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, vos arrestations s’inscrivaient dans le cadre d’une action générale de l’armée, destinée à identifier et neutraliser les extrémistes, et chaque fois on vous a relâché à bref délai sans vous inculper. Il échet de relever aussi que votre frère a été tué par la marine après avoir refusé d’obéir à un ordre régulier. Le ministre a examiné les circonstances propres à votre cas, ainsi que la situation dans votre pays; il a conclu que vous n’aviez pas démontré craindre avec raison d’y être persécuté. En conséquence, il rejette votre requête. Comme vous ne remplissez pas les conditions voulues pour entrer au Royaume-Uni à un autre titre, il a chargé les services de l’immigration de vous refouler vers Sri Lanka, pays dans lequel vous devez être renvoyé, en vertu de l’article 10 de l’annexe 2 à la loi de 1971 sur l’immigration. »
41. Des dispositions furent arrêtées en vue de le renvoyer à Sri Lanka le 22 août 1987. Il engagea alors une action en contrôle judiciaire tendant à l’annulation de la décision du ministre, mais en vain (paragraphes 67-69 ci-dessous).
2. Après le renvoi à Sri Lanka
42. L’intéressé dut retourner à Sri Lanka le 12 février 1988. A son arrivée à l’aéroport, les choses se passèrent comme pour le premier requérant (paragraphe 15 ci-dessus).
43. Le 9 janvier 1990, ses représentants produisirent le texte d’une déclaration qu’il leur avait faite au sujet de sa situation à Sri Lanka depuis son rapatriement le 13 février 1988. La police sri-lankaise (section de la police judiciaire) aurait commencé par le garder durant une journée; elle l’aurait traité comme un criminel quand elle l’interrogea sur les motifs de son séjour au Royaume-Uni. Il aurait ensuite passé quelques semaines chez ses parents. Le 2 avril 1988, alors qu’il franchissait un poste de contrôle, il aurait été identifié par un homme masqué comme ayant trempé dans les activités des LTTE. Les IPKF l’auraient alors détenu, interrogé au sujet des LTTE et torturé tous les quatre ou cinq jours. On l’aurait déshabillé et frappé avec des barres de fer et des tuyaux de plastique remplis de sable. On l’aurait parfois suspendu par les pieds en faisant brûler des piments sous sa tête pendant dix à quinze minutes, jusqu’à ce qu’il perdît connaissance. A quatre ou cinq reprises, on l’aurait soumis à un traitement aux électrochocs sur les parties génitales. Il aurait avoué avoir eu des liens avec les LTTE. Relâché le 3 octobre 1988 après que ses parents eurent réussi à soudoyer le chef de la police, il aurait vécu deux semaines à l’hôpital car il pouvait à peine marcher. Le 29 novembre 1988, les IPKF l’auraient cependant arrêté derechef, en compagnie de membres du Front révolutionnaire de libération du peuple de l’Eelam (Eelam People’s Revolutionary Liberation Front – « EPRLF »). Il aurait subi les mêmes sévices qu’auparavant et recouvré la liberté le 30 décembre 1988, ses parents ayant à nouveau corrompu la police. Après deux mois de clandestinité, il aurait essayé de se rendre au Canada mais aurait été dupé par un agent qui l’aurait abandonné en Malaisie. En avril 1989, il avait dû rentrer à Sri Lanka et s’était caché à Colombo. Un jour, des militaires de la marine l’auraient roué de coups. Depuis son retour au Royaume-Uni, il a déclaré que les IPKF et l’EPRLF continuaient de harceler sa famille.
44. Bien que l’on ait ignoré pendant un temps son adresse, il resta en contact avec ses solicitors. En son nom, ils attaquèrent au Royaume-Uni le refus d’asile. L’Adjudicator accueillit le recours le 13 mars 1989 (paragraphes 71-72 ci-dessous). Autorisé à rentrer au Royaume-Uni le 4 octobre 1989, le requérant se vit accorder un permis de séjour exceptionnel valable d’abord pour douze mois, puis jusqu’au 22 mars 1992. Peu après son retour, il déposa une nouvelle demande d’asile sur laquelle il n’a pas encore été statué.
D. M. NAVRATNASINGAM
1. Avant le refoulement
45. Né en 1970, le quatrième requérant, M. Vathanan Navratnasingam, est originaire d’Achelu mais a suivi sa scolarité à Point Pedro jusqu’en décembre 1986. Les forces armées sri-lankaises l’auraient détenu cinq fois: un mois en 1983, un jour en 1984, une semaine en 1985, une demi-journée en 1986, un jour et demi en 1987.
46. En mai 1984, elles auraient mis le feu à son école à Point Pedro. Le lendemain, on l’aurait détenu pendant six ou sept heures au camp militaire local et accusé d’avoir provoqué l’incendie. Le directeur de l’établissement aurait protesté, provoquant sa libération.
47. En mai 1986, tandis que l’intéressé se rendait à l’école, un hélicoptère de l’armée bombarda un pont que devait franchir son bus et tous les passagers durent descendre. Détenu dans un camp militaire pendant sept heures, il s’entendit menacer de mauvais traitements. Dans l’intervalle, son frère aîné avait fui en France (en janvier 1986) où on lui avait accordé l’asile politique.
48. Après août 1986, l’artillerie se livra à des tirs intensifs et la maison familiale d’Achelu fut détruite le 1er janvier 1987. Le requérant n’a revu ni sa mère ni sa soeur depuis lors. Retourné sur place, son père ne put que constater les dégâts; le 15 janvier 1987, ils prirent tous deux le car pour Colombo. Arrêtés à Elephant Pass, à quelque 50 kilomètres de Jaffna, ils restèrent détenus au camp militaire local pendant un jour et demi.
49. Ils arrivèrent à Colombo le 18 janvier 1987; le père y chargea un agent de faire sortir son fils de Sri Lanka. Celui-ci ne s’y sentait pas en sécurité car il avait des papiers d’identité tamouls et les autorités savaient qu’il venait d’ailleurs. Il s’envola donc pour Londres et atterrit le 13 février 1987 à Heathrow où il demanda l’asile. Plusieurs pages de son passeport avaient été arrachées. Il figurait dans un groupe de 64 demandeurs d’asile tamouls (paragraphe 38 ci-dessus).
50. Il demeura détenu pendant la procédure. Interrogé à deux reprises en tamoul par un agent des services de l’immigration assisté d’un interprète, il relata les événements décrits ci-dessus. Il déclara aussi ne pas avoir eu d’activités politiques à Sri Lanka.
51. Saisie de sa requête, la section « Réfugiés » du ministère de l’Intérieur conclut qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions, au sens de la Convention de 1951, et le débouta le 17 février 1987. Toutefois, la Divisional Court lui accorda le 24 l’autorisation, sollicitée par lui, d’intenter une action en contrôle judiciaire. Le 2 mars, le ministère de l’Intérieur informa ses solicitors qu’il allait réexaminer la demande d’asile.
52. À la suite de démarches de l’UKIAS, l’intéressé fut à nouveau interrogé, le 23 avril 1987, au sujet de celle-ci. Saisie une seconde fois, la section « Réfugiés » du ministère de l’Intérieur conclut derechef qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions. Les détails de l’affaire furent communiqués au ministre, qui aboutit à une conclusion analogue. On en informa M. Navratnasingam par une lettre du 1er septembre 1987, ainsi libellée:
« Vous avez sollicité l’asile au Royaume-Uni en affirmant craindre avec raison d’être persécuté à Sri Lanka du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. Le ministre a étudié votre demande plus avant.
Ces dernières années, Sri Lanka a connu des troubles considérables et les autorités ont dû prendre des mesures pour rétablir l’ordre. L’agitation a entraîné des souffrances pour les individus de tous les groupes ethniques.Toutefois, après avoir pesé tous les éléments de preuve disponibles, le ministre estime que les Tamouls de Sri Lanka ne constituent pas un groupe persécuté dont les membres puissent revendiquer, sur la seule base de leur origine ethnique ou nationale, le statut de réfugié au titre de la Convention des Nations Unies de 1951 régissant la matière.
Il étudie néanmoins chaque demande d’asile introduite par un Tamoul sri-lankais, afin de vérifier si elle répond aux critères de ladite Convention. La décision dépend des circonstances propres au cas d’espèce.
A l’appui de votre requête, vous avez affirmé que votre vie se trouvait en danger à Sri Lanka et que des tirs d’artillerie avaient endommagé votre maison. Vous avez dit aussi que l’armée vous avait détenu un jour pendant six heures, en compagnie des autres passagers de votre car scolaire, et qu’elle avait aussi bloqué pendant 24 à 36 heures le bus qui vous conduisait de Jaffna à Colombo. Lors de l’entretien du 13 avril 1987, vous avez ajouté avoir été emmené par elle et gardé pendant une heure en 1984.
Toutefois, le ministre a également tenu compte des circonstances suivantes: les dégâts causés à votre maison résultaient de tirs aveugles; on ne vous a rien fait lors de vos deux arrestations, pas plus qu’à vos compagnons de route, ni quand on vous a détenu pendant une heure en 1984. En outre, le Service consultatif britannique pour les immigrants a indiqué en votre nom qu’arrivé à Colombo le 18 janvier 1987, vous n’y étiez pas resté parce que vous ne vous y sentiez pas en sécurité: vous aviez une carte d’identité tamoule et les autorités savaient que vous veniez d’ailleurs. Lors d’un entretien ultérieur, en avril 1987, vous avez déclaré penser que votre père, qui vous avait accompagné à Colombo, puis à l’aéroport le 2 février, avait probablement repris ses activités d’enseignant dans une école de l’État et renoué le contact avec votre mère et votre soeur.
Eu égard à tous les éléments avancés par vous à l’appui de votre demande, ainsi qu’aux autres données exposées dans la présente lettre, le ministre n’a pas la conviction que vous ayez lieu de craindre des persécutions à Sri Lanka, au sens de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés.
Comme vous ne remplissez pas les conditions voulues pour entrer au Royaume-Uni à un autre titre, il a chargé les services de l’immigration de vous refouler vers Sri Lanka, pays dans lequel vous devez être renvoyé, en vertu de l’article 10 de l’annexe 2 à la loi de 1971 sur l’immigration. »
53. Des dispositions furent arrêtées en vue de le renvoyer à Sri Lanka le 4 septembre 1987. Il engagea alors une action en contrôle judiciaire tendant à l’annulation de la décision du ministre, mais en vain (paragraphe 67-69 ci-dessous).
2. Après le renvoi à Sri Lanka
54. M. Navratnasingam dut regagner Sri Lanka le 12 février 1988.
A son arrivée à l’aéroport, les choses se passèrent comme pour le premier requérant (paragraphe 15 ci-dessus). La police sri-lankaise l’interrogea ensuite de manière agressive durant quatre heures au sujet de ses liens avec des groupes tamouls et des agences de voyage qui l’avaient aidé à fuir au Royaume-Uni. Elle prit ses empreintes digitales.
55. Après son rapatriement, ses solicitors introduisirent au Royaume-Uni un recours contre le refus d’asile. Ils se rendirent à Colombo pour s’entretenir avec lui et recueillir ses déclarations.Il leur dit qu’à son retour il avait séjourné à Colombo chez un ami de la famille, car on n’avait découvert aucune trace de celle-ci. Il ne sortait qu’accompagné d’une personne parlant le cingalais et capable de régler les problèmes éventuels avec la police. Il connut maintes difficultés parce qu’il ne possédait plus sa carte d’identité, égarée par les services britanniques de l’immigration. Il ne tenta pas de retrouver sa famille, faute de pouvoir franchir les nombreux contrôles.
56. Arrêté sans carte d’identité par la police vers le 10 mars 1988, il fut détenu quatre heures et interrogé sur ses activités à Colombo. Un ami de la famille persuada la police de le relâcher.A Colombo, les Tamouls vivaient dans une atmosphère très tendue, parce qu’en butte aux attaques des Cingalais. A nouveau appréhendé par la police en mai 1988, l’intéressé resta détenu jusqu’au lendemain. Il reçut des coups de ceinture et des coups de pied durant une demi-heure environ. On l’accusa d’avoir caché des terroristes tamouls du groupe des LTTE. L’ami de la famille réussit à soudoyer quelqu’un pour obtenir sa libération. Les coups subis eurent pour effet d’aggraver un ulcère apparu pendant son séjour au Royaume-Uni et, en conséquence, de l’obliger à passer une semaine à l’hôpital.
57. Le requérant fut aussi vivement affecté par un reportage télévisé montrant deux membres de sa famille tués lors d’un échange de coups de feu entre les LTTE et les IPKF à plusieurs kilomètres de son village.
58. Le recours formé au Royaume-Uni aboutit: l’Adjudicator l’accueillit le 13 mars 1989 (paragraphes 71-72 ci-dessous). Autorisé à rentrer au Royaume-Uni le 4 octobre 1989, le requérant se vit accorder un permis de séjour exceptionnel valable d’abord pour douze mois, puis jusqu’au 22 mars 1992. Peu après son retour, il déposa une nouvelle demande d’asile sur laquelle il n’a pas encore été statué.
E. M. RASALINGAM
1. Avant le refoulement
59. Né en 1961, le cinquième requérant, M. Vinnasithamby Rasalingam, est originaire de Manor Town, dans le nord-ouest de Sri Lanka, à quelque 150 kilomètres de Jaffna. Vers la fin de 1986, la ville devint la proie de bombardements incessants des forces gouvernementales. De nombreux Tamouls cherchèrent refuge dans la jungle. En 1985, des soldats incendièrent la maison et le magasin de la famille de l’intéressé. Celui-ci croit qu’en 1986 l’armée tua deux de ses frères. En 1985 déjà, il l’aurait vue abattre deux personnes. A l’époque, il se terrait dans la jungle pour des raisons de sécurité. Un jour, des soldats traversant la ville auraient tiré sur lui. Depuis 1983, la zone où il résidait connaît des problèmes liés à la majorité cingalaise de la ville. Il y aurait eu beaucoup de meurtres et de destructions. On a parlé de massacres en d’autres endroits.
60. Un camp militaire se trouvait à huit kilomètres du domicile du requérant. Les jeunes hommes surtout étaient menacés. Repérés par les militaires, ils risquaient l’arrestation sommaire, la torture, voire l’assassinat. Les gens fuyaient à la vue des soldats. Au moment où le requérant quitta Sri Lanka, ceux-ci restaient en général dans leurs cantonnements; ils n’en visitaient pas moins les convois, à la recherche de personnes. La région où habitait l’intéressé était sous le contrôle des séparatistes tamouls. L’armée fouillait sa maison chaque semaine. Il n’appartenait ni à un parti politique, ni à une organisation terroriste.
61. Il versa 50 000 roupies sri-lankaises à un agent pour qu’il l’aidât à sortir du pays. Il atterrit à Heathrow le 19 mars 1987 et demanda l’asile, alors qu’il avait d’abord compté se rendre au Canada. Plusieurs pages de son passeport avaient été arrachées. Le 20 mars, on l’interrogea en tamoul avec l’aide d’un interprète. Il relata les événements décrits ci-dessus.
62. Saisie de sa requête, la section « Réfugiés » du ministère de l’Intérieur conclut qu’il n’avait pas prouvé avoir lieu de craindre des persécutions, au sens de la Convention de 1951. Les détails de l’affaire furent communiqués au ministre, qui aboutit à une conclusion analogue. On en informa M. Rasalingam par une lettre du 1er septembre 1987, ainsi libellée:
« Vous avez sollicité l’asile au Royaume-Uni en affirmant craindre avec raison d’être persécuté à Sri Lanka du fait de votre race, de votre religion, de votre nationalité, de votre appartenance à un groupe social ou de vos opinions politiques. Ces dernières années, Sri Lanka a connu des troubles considérables et les autorités ont dû prendre des mesures pour rétablir l’ordre. L’agitation a entraîné des souffrances pour les individus de tous les groupes ethniques. Toutefois, après avoir pesé tous les éléments de preuve disponibles, le ministre estime que les Tamouls de Sri Lanka ne constituent pas un groupe persécuté dont les membres puissent revendiquer, sur la seule base de leur origine ethnique ou nationale, le statut de réfugié au titre de la Convention des Nations Unies de 1951 régissant la matière.
Il étudie néanmoins chaque demande d’asile introduite par un Tamoul sri-lankais, afin de vérifier si elle répond aux critères de ladite Convention. La décision dépend des circonstances propres au cas d’espèce.
A l’appui de votre requête, vous avez allégué l’impossibilité de vivre à Sri Lanka parce qu’on y persécute les Tamouls. Un camp militaire se trouverait à huit kilomètres de votre village, dont les troupes ne cesseraient de chasser les habitants. Vous avez déclaré que la maison de vos parents avait été incendiée en 1985 avec le reste du village, que des militaires vous avaient interrogé et menacé en 1985 et que votre magasin avait été réduit en cendres. Vous avez affirmé aussi que des soldats avaient abattu deux de vos cinq frères.
Toutefois, le ministre a également tenu compte des circonstances suivantes: vous avez passé en sécurité à Sri Lanka les deux années qui ont suivi la destruction de la maison de vos parents et de votre magasin; vos parents vivent à présent dans un petit village situé de l’autre côté de la forêt, et vous travailliez sur les terres de votre père. D’après les renseignements fournis par vous, vos parents, vos trois autres frères et vos quatre soeurs – dont certains, mariés, ont eux-mêmes des enfants – vivent toujours en sécurité à Sri Lanka.
Eu égard à tous les éléments avancés par vous à l’appui de votre demande, ainsi qu’aux autres données exposées dans la présente lettre, le ministre n’a pas la conviction que vous ayez lieu de craindre des persécutions à Sri Lanka, au sens de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés.
Comme vous ne remplissez pas les conditions auxquelles les règles sur l’immigration subordonnent l’entrée à un autre titre, je vous refuse l’autorisation de pénétrer sur le territoire. »
63. Des dispositions furent arrêtées en vue de le renvoyer à Sri Lanka le 4 septembre 1987. Il engagea alors une action en contrôle judiciaire tendant à l’annulation de la décision du ministre, mais en vain (paragraphes 67-69 ci-dessous).
2. Après le renvoi à Sri Lanka
64. M. Rasalingam dut regagner Sri Lanka le 12 février 1988. A son arrivée à l’aéroport, les choses se passèrent comme pour le premier requérant (paragraphe 15 ci-dessus).
65. Une fois rapatrié, il éprouva des difficultés car, comme le quatrième requérant, il n’avait plus sa carte d’identité: les services britanniques de l’immigration l’avaient momentanément égarée; ils la lui restituèrent plus tard par la poste. Il s’en procura une fausse et réussit à éviter l’arrestation lors de nombreuses opérations de police. Son frère rallia les LTTE et lui-même se fit extorquer des fonds pour leur cause. Les autorités sri-lankaises et indiennes le suspectaient et continuent à le rechercher. En avril 1988, il s’enfuit en France après avoir appris que son père et son frère avaient été détenus par les IPKF.
66. Bien que l’on ait ignoré pendant un temps son adresse, il resta en contact avec ses solicitors. En son nom, ils attaquèrent au Royaume-Uni le refus d’asile. L’Adjudicator accueillit le recours le 13 mars 1989 (paragraphes 71-72 ci-dessous). Autorisé à rentrer au Royaume-Uni le 28 août 1989, le requérant se vit accorder un permis de séjour exceptionnel valable d’abord pour douze mois, puis jusqu’au 22 mars 1992. En octobre 1989, il déposa une nouvelle demande d’asile sur laquelle il n’a pas encore été statué.
F. Les actions en contrôle judiciaire intentées par les requérants
67. Les trois premiers requérants sollicitèrent auprès de la High Court l’autorisation d’intenter une action en contrôle judiciaire du rejet de leur demande d’asile par le ministre. Un juge unique les débouta le 21 août 1987. De nouvelles requêtes, adressées par eux à un juge unique de la cour d’appel, échouèrent elles aussi le même jour. Le ministère de l’Intérieur refusa de surseoir à leur refoulement, prévu pour le lendemain, ce qui leur eût permis de saisir une cour d’appel plénière le lundi 24 août. Ils se tournèrent alors vers le juge de garde de la High Court, le samedi 22 août au matin, alléguant que le refus de sursis les privait de manière déraisonnable du droit de revenir à la charge devant la cour d’appel.
Ledit juge leur donna gain de cause et interdit leur refoulement. Le 26 août, la cour d’appel les admit à intenter une action en contrôle judiciaire de la décision du ministre.
Après le refus opposé par le ministre à leur demande d’asile, les quatrième et cinquième requérants engagèrent eux aussi une action en contrôle judiciaire après avoir obtenu l’autorisation nécessaire.
68. Le juge McCowan, de la High Court, débouta les cinq intéressés le 24 septembre 1987. En revanche, la cour d’appel annula sur recours, le 12 octobre 1987, les décisions de refus d’asile. Le ministre se pourvut alors devant la Chambre des Lords qui, le 11 décembre 1987, statua en sa faveur (R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Sivakumaran andconjoined appeals, All England Law Reports 1988, vol. 1, p. 193).
69. La haute assemblée devait se prononcer sur l’interprétation exacte de l’article 1 A.2 de la Convention de 1951, telle qu’amendée, qui définit le « réfugié » comme toute personne « qui, (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays (…) ».
Elle estima qu’il s’agissait là d’un critère objectif; il fallait démontrer l’existence d’un degré raisonnable de probabilité, ou un risque réel et sérieux, de voir l’intéressé subir des persécutions si on le renvoyait dans son pays. Or il ressortait du dossier que le ministre, pour décider de refuser l’asile, avait appliqué le critère de la Convention de 1951. Le texte de l’arrêt contenait les opinions suivantes:
Lord Keith of Kinkel: « Les termes des décisions [du ministre] montrent qu’il s’est fondé sur la situation objective à Sri Lanka, telle qu’il l’a perçue. Il ressort de la déclaration sous serment de M. Pott, fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, que le ministre a eu égard à des rapports de la section ‘Réfugiés’ de son département, rédigés à partir d’articles de presse, de comptes rendus et de publications d’Amnesty International, ainsi qu’à des renseignements reçus par lui du ministère des Affaires étrangères et à la suite de visites récentes de secrétaires d’État à Sri Lanka.Chacun sait que ce pays, ou du moins une partie de son territoire, connaît depuis assez longtemps de graves troubles revêtant parfois l’ampleur d’une guerre civile. Les autorités ont adopté des mesures pour y mettre fin et pour en identifier et arrêter les responsables. Ces mesures, ainsi que les activités subversives, ont naturellement débouché sur des expériences pénibles et affligeantes pour beaucoup de gens pris malgré eux dans la tourmente. Comme l’agitation a sévi surtout dans les régions habitées par des Tamouls, ce sont eux qui ont le plus souffert. Dans ses décisions, le ministre a estimé que les opérations militaires destinées à démasquer et neutraliser les extrémistes tamouls ne constituent pas des preuves de persécution des Tamouls en tant que tels. Les avocats des requérants ne l’ont pas contesté; ils n’ont pas non plus sérieusement avancé qu’un groupe quelconque de Tamouls, les jeunes Tamouls du Nord par exemple, subissait des persécutions pour l’un des motifs énoncés dans la Convention. Il apparaît que le ministre, tout en considérant que ni les Tamouls en général, ni un groupe donné d’entre eux ne se trouvaient en butte à pareille persécution, a recherché en outre s’il n’en allait pas différemment pour l’un ou l’autre des requérants; il a constaté que tel n’était pas le cas. D’après lui, il fallait tenir compte des événements passés pour évaluer les perspectives d’avenir.
On a plaidé que les décisions du ministre ne reflétaient pas clairement l’utilisation du critère du ‘risque réel et sérieux’, et non le recours à un simple calcul de probabilités. Ses déclarations montrent pourtant nettement qu’il n’existait pas, selon lui, de risque réel de persécution pour l’un des motifs énoncés dans la Convention. »
Lord Templeman: « Pour que l’on considère une personne demandant le statut de réfugié comme ‘craignant avec raison d’être persécutée’, il doit exister un risque de la voir subir un tel traitement en cas de renvoi dans son pays d’origine. La Convention n’habilite pas le demandeur à en décider; elle confie cette décision au pays où il sollicite l’asile. Aux termes de la loi de 1971 [sur l’immigration], les demandes de permis d’entrée au Royaume-Uni, y compris celles fondées sur la revendication du statut de réfugié, sont instruites par les autorités compétentes en matière d’immigration instituées par elle. En vertu de son règlement d’application, c’est au ministre qu’il incombe de statuer sur la qualité de réfugié du demandeur. En l’espèce, sa tâche consistait et consiste à déterminer, pour chaque demandeur, s’il y a risque de persécution en cas de renvoi à Sri Lanka. Il s’agit manifestement d’une question de degré et de jugement. Le ministre reconnaît à un demandeur craignant d’être persécuté le droit à l’asile dans ce pays, sauf s’il a la conviction qu’il n’existe pas de risque réel et sérieux de persécution. Il a conclu à l’absence de semblable risque (…) En l’occurrence, l’examen du processus décisionnel ne révèle aucune erreur de sa part ni n’autorisait la cour d’appel à contredire son avis selon lequel les requérants ne risqueront pas d’être persécutés si on les renvoie à Sri Lanka. »
Lord Goff of Chieveley: « Tout d’abord, je pense avec Lord Keith, et pour les raisons invoquées par lui, que l’exigence d’une crainte fondée de persécution signifie simplement la nécessité de démontrer que la probabilité d’une persécution pour un motif prévu par la Convention atteint un certain degré. La thèse de l’avocat du ministre, selon laquelle il doit exister un risque réel et sérieux de persécution, me paraît d’ailleurs se concilier avec cette interprétation. En second lieu, il ne faut pas oublier que le ministre jouit, de toute manière, d’un pouvoir discrétionnaire lui permettant de s’écarter des règles en matière d’immigration et d’accorder le statut de réfugié s’il estime juste de le faire. Enfin, je ne puis me rallier à l’opinion de Sir John Donaldson MR, d’après laquelle les critères applicables diffèrent selon qu’il s’agit de l’article 1 de la Convention ou de l’article 33 (Weekly Law Reports 1987, pp. 1047-1051). Aux termes de l’article 33 par. 1,
‘Aucun des États Contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.’
D’après Sir John Donaldson, le ministre, même quand il reconnaît à un requérant la qualité de réfugié au sens de l’article 1, doit rechercher ensuite si l’article 33, qui pose un critère objectif, interdit le refoulement du demandeur vers le pays concerné. Je ne puis y souscrire. Il me semble clair, et les observations de l’avocat du [Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés], qui s’appuie sur les travaux préparatoires, le confirment du reste, que la clause de non-refoulement de l’article 33 a été conçue pour s’appliquer à toute personne considérée comme un réfugié au sens de l’article 1 de la Convention. J’ai néanmoins le sentiment que les articles 1 et 33 se concilient plus aisément si l’on adopte, de préférence à celle du Haut Commissaire, l’interprétation donnée par le ministre aux mots ‘craint avec raison’, figurant à l’article 1 A. 2). »
70. Après cette décision, les solicitors des cinq requérants, agissant en leur nom à tous, écrivirent au ministère de l’Intérieur pour lui signaler qu’ils entreprendraient de nouvelles démarches et saisiraient la Commission européenne des Droits de l’Homme en la priant d’user de l’article 36 de son règlement intérieur. Ils l’invitèrent aussi à confirmer qu’il ne prendrait aucune mesure contre leurs clients pendant sept jours; il s’y engagea. La Commission rejeta la demande d’application de l’article 36 le 18 décembre 1987. Sur les instances du Comité d’action tamoul au Royaume-Uni (Tamil Action Committee U.K.), le Conseil britannique pour les réfugiés (British Refugee Council), l’UKIAS et un député intervinrent de leur côté pour empêcher le renvoi. Le ministre estima que les candidats à l’asile ne pouvant obtenir le statut de réfugié devaient retourner à Sri Lanka, sauf raisons humanitaires graves; il conclut à l’absence de semblables raisons dans le cas des requérants.
G. Les recours ultérieurs des requérants au titre de l’article 13 de la loi de 1971 sur l’immigration
71. À la suite du renvoi des requérants à Sri Lanka, leurs solicitors attaquèrent les refus d’asile devant un Adjudicator au Royaume-Uni, en vertu de l’article 13 de la loi de 1971 sur l’immigration. Ils déposèrent une documentation importante concernant la situation -passée et présente- des Tamouls à Sri Lanka. Les représentants du ministre n’en contestèrent aucun élément et ne fournirent aucune autre information sur laquelle il eût fondé son refus. Par une décision du 13 mars 1989, l’Adjudicator admit que les requérants avaient quitté Sri Lanka parce que, jeunes Tamouls, ils risquaient notamment d’être « interrogés, détenus, voire molestés ». Il accorda un large crédit au tableau que chacun d’eux avait brossé de sa situation personnelle, à savoir:
– pour le premier, la mise à sac de l’entreprise familiale, la mort de son cousin, ses arrestations et sa détention en 1986 et, plus tard, à son retour à Sri Lanka, son interrogatoire par la police (mais non son appartenance alléguée à la PLOTE);
– pour le deuxième, sa situation familiale, ses allégations de détention et de voies de fait, la destruction de sa maison et, à son retour à Sri Lanka, son arrestation et les mauvais traitements subis par lui à Jaffna;
– pour le troisième, ses arrestations, ses interrogatoires et la mort de son frère (mais non son appartenance alléguée aux LTTE);
– pour le quatrième, la destruction de la maison de sa famille par des tirs d’obus, les incidents auxquels il assista et, à son retour à Sri Lanka, ses diverses détentions dues au défaut de carte d’identité;
– pour le cinquième, l’incendie de sa maison, la mort par balles de deux de ses frères et, après son retour à Sri Lanka, l’arrestation de sa famille et de ses proches.
Il admit aussi qu’en général, les victimes des mauvais traitements infligés par les forces sri-lankaises étaient des jeunes Tamouls de sexe masculin et que l’armée sri-lankaise, puis les IPKF, avaient fait dans le Nord un usage excessif de la violence contre des non-combattants.
Il conclut que les requérants avaient lieu de craindre des persécutions et jugea, notamment,
– qu’ils avaient tous droit à l’asile au moment de la décision du ministre;
– que les circonstances n’avaient guère changé depuis lors;
– que la décision du ministre concernant chacun d’eux n’était pas conforme à la loi;
– que leurs recours étaient donc fondés;
– que l’on devait les ramener au Royaume-Uni dans les plus brefs délais.
72. Le 19 avril 1989, la commission de recours en matière d’immigration (Immigration Appeal Tribunal) déclara tardif l’appel du ministre: une erreur administrative avait entraîné le dépassement du délai légal de quatorze jours. Le 12 mai, le ministre sollicita un contrôle judiciaire des décisions de ladite commission et de l’Adjudicator. Il contestait, entre autres, la légalité ou le caractère raisonnable de l’ordre d’assurer le retour des requérants au Royaume-Uni.
Le juge McCowan ayant accordé l’autorisation voulue le 17 mai 1989, le Lord Justice Lloyd et le juge Auld examinèrent l’affaire le 11 juillet; la High Court confirma la décision de la commission de recours. Le 31 juillet, le ministre demanda un sursis à exécution quant au retour des cinq requérants, en attendant un recours éventuel. Il fut débouté le 31 juillet 1989.
Le 17 mai 1990, la cour d’appel rejeta un recours introduit par lui contre la décision du juge Auld, dans la procédure précitée, reconnaissant à MM. Vilvarajah et Skandarajah le droit de porter leur demande d’asile en appel devant l’Adjudicator bien qu’ayant commencé par présenter de faux passeports malaisiens et par chercher à pénétrer sur le territoire en qualité de visiteurs (R. v. Immigration Appeal Tribunal and Another, ex parte Secretary of State for the Home Department, Weekly Law Reports 1990, vol. 1, p. 1126).
H. La situation à Sri Lanka
73. Sri Lanka compte 16 100 000 habitants, dont 74 % de Cingalais et 18 % d’Hindous tamouls. Concentrés dans certaines régions, les Tamouls représentent 90 % de la population de la péninsule de Jaffna, dans le nord du pays. Le conflit ethnique entre Tamouls et Cingalais remonte à plusieurs générations; le chauvinisme anti-tamoul des seconds constitue un facteur important dans la politique sri-lankaise depuis 1948. L’hostilité aux Tamouls a provoqué, entre autres, une série de pogroms contre les communautés tamoules, surtout depuis 1956. La situation a beaucoup empiré en 1983, à la suite de l’assassinat de treize soldats sri-lankais par un groupe de libération tamoul. L’état d’urgence proclamé à l’époque demeure en vigueur. La communauté tamoule a ainsi été exposée à une politique de répression violente du gouvernement qui a notamment toléré, sinon approuvé, des massacres organisés.
74. En vertu d’un accord signé entre Sri Lanka et l’Inde le 29 juillet 1987, l’armée indienne occupa des régions tamoules pour protéger la population tamoule, et les forces cingalaises devaient regagner leurs casernes. Toutefois, les IPKF entrèrent en action contre les extrémistes tamouls qui rejetaient l’accord. Il y aurait eu des arrestations, des détentions arbitraires, des cas de torture et des destructions, surtout en octobre et en novembre 1987, lorsque les villages et les villes du Nord se trouvèrent pris sous des bombardements et des tirs aveugles. La ville de Jaffna subit un siège pendant lequel les IPKF tuèrent de 2 000 à 5 000 civils; de nombreuses atrocités furent commises durant et après l’assaut. A l’époque, les Tamouls avaient absolument besoin de deux cartes d’identité – l’une sri-lankaise, l’autre délivrée par les IPKF à tous les habitants du Nord – pour éviter le risque de détention arbitraire.
75. Lors du renvoi des requérants en février 1988, de nombreux communiqués continuaient à relater des troubles. Le gouvernement défendeur analyse la situation ainsi: de vastes secteurs, notamment dans le nord et l’est de Sri Lanka, étaient en proie à la confusion et à la violence, même si de larges portions du territoire restaient épargnées. L’agitation sembla diminuer en décembre 1987. Eu égard à l’accord de juillet 1987, les gouvernements sri-lankais et indien étaient pleinement acquis aux principes du rétablissement du droit et de l’ordre, de la garantie des droits fondamentaux pour toutes les communautés et de l’élection démocratique de représentants régionaux. On assista aussi au rapatriement volontaire de nombre de Tamouls sri-lankais – dont la plupart avaient fui en Inde – dans le cadre d’une opération organisée par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« HCR ») sur la base de certaines clauses dudit accord.
76. Au 11 février 1988, grâce au dispositif mis en place par le HCR à la fin de décembre 1987, 2 746 Sri-lankais avaient regagné leur pays et en août 1988 leur nombre dépassait 23 000. Le HCR a estimé qu’à la même date, 12 OOO de plus avaient recouru à leurs propres moyens pour rentrer volontairement à Sri Lanka. De leur côté, plusieurs pays d’Europe occidentale – par exemple les Pays-Bas et la France – commencèrent à renvoyer des Tamouls à Sri Lanka pendant la période d’août 1987 à février 1988. D’autres, dont la République fédérale d’Allemagne et l’Italie, avaient pour politique de ne pas refouler à l’époque les demandeurs d’asile tamouls.
77. En décembre 1987, Amnesty International, le Conseil britannique pour les réfugiés et le H.C.R. pressèrent le gouvernement défendeur de ne pas renvoyer de Tamouls à Sri Lanka, en raison de l’instabilité qui y régnait, de l’effet incertain de l’accord de juillet et des récits de violation des droits de l’homme par les forces de sécurité sri-lankaises et les IPKF.
78. Un rapport du comité « Asie » du Conseil britannique pour les réfugiés, daté du 15 décembre 1987, parlait de destructions massives ainsi que de problèmes alimentaires et sanitaires à grande échelle. La situation s’était légèrement améliorée depuis le début de novembre 1987, mais l’ensemble des zones à majorité tamoule étaient le théâtre d’attaques de la guérilla et de contre-attaques des IPKF, et l’on ne pouvait guère y mener une vie normale.
I. Sources d’information utilisées pour statuer sur les demandes d’asile des requérants
79. Les renseignements dont bénéficiait le ministre quant à la situation à Sri Lanka émanaient de nombreuses sources: télégrammes de la Haute Commission britannique à Colombo, avis du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, informations et preuves documentaires fournies par des milliers de demandeurs d’asile sri-lankais, contacts fréquents avec des représentants du HCR, articles de presse, comptes rendus et rapports d’organisations, telle Amnesty International, qui suivaient les événements de près. Le ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth donnait aussi des informations provenant des représentations diplomatiques au sujet de l’évolution de la conjoncture à Sri Lanka.
80. En outre, M. Timothy Renton, député et ministre adjoint à l’Intérieur, se rendit dans l’île du 10 au 14 septembre 1987, accompagné du plus haut fonctionnaire du service de l’immigration et de la nationalité du ministère de l’Intérieur, responsable général de la politique d’asile, ainsi que du chef du service de l’Asie du Sud du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth. Pendant son séjour, il s’entretint avec le président Jayawardene et plusieurs ministres: il visita Jaffna et Trincomalee où il rencontra des responsables locaux, des membres des forces armées sri-lankaises, des citoyens, des comités et des représentants des LTTE.
II. DROIT ET PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Le processus décisionnel dans les affaires de demande d’asile
81. Le « Texte d’amendements aux règles sur l’immigration » (House of Commons paper 169) du 9 février 1983 (« les règles de 1983 ») contient des dispositions particulières relatives à la situation des réfugiés et des personnes qui demandent l’asile au Royaume-Uni. L’article 16 est ainsi libellé:
« Dans le cas d’un réfugié, il y a lieu de tenir pleinement compte des dispositions de la Convention et du Protocole relatifs au statut des réfugiés (Cmnd. 9171 et Cmnd. 3096). Rien dans les présentes règles ne peut s’interpréter comme exigeant une action contraire aux obligations du Royaume-Uni au titre de ces instruments. »
82. Une personne peut introduire une demande d’asile à son arrivée au Royaume-Uni ou après avoir pénétré sur le territoire. D’après l’article 4 par. 1 de la loi de 1971 sur l’immigration (« la loi de 1971 »), dans le premier cas un fonctionnaire des services de l’immigration examine la demande conformément à l’article 73 des règles de 1983, aux termes duquel
« Des considérations spéciales entrent en jeu quand le seul pays vers lequel on pourrait refouler une personne est un pays où elle ne veut pas se rendre parce qu’elle craint avec raison d’y être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Si l’agent des services de l’immigration a le sentiment, à la suite d’affirmations ou renseignements émanant de la personne qui sollicite à son arrivée le droit de pénétrer sur le territoire, que le présent texte pourrait s’appliquer, il saisit le ministère de l’Intérieur, pour décision, indépendamment de tout motif prévu dans l’une quelconque des présentes règles et pouvant sembler justifier un refus. Le permis d’entrée ne peut être refusé s’il apparaît que le refoulement irait à l’encontre de la Convention et du Protocole relatifs au statut des réfugiés. »
83. Quand l’article 73 trouve à s’appliquer, un agent des services de l’immigration interroge le passager au point d’arrivée sur le territoire, au besoin avec l’aide d’un interprète. Une partie de la formation générale de ces fonctionnaires porte sur les questions d’asile. Le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés y est associé depuis peu. Selon ledit article 73, le dossier passe alors à la section « Réfugiés » du service « Immigration et nationalité » du ministère de l’Intérieur, spécialisé en la matière. Les agents des services de l’immigration ne statuent jamais sur une demande d’asile au point d’arrivée.
84. La section « Réfugiés » dispose d’effectifs importants, répartis en sous-sections géographiques sous la direction de quatre « Senior Executive Officers » (SEO), respectivement responsables du Proche-Orient, de l’Extrême-Orient, de l’Afrique et de l’Europe de l’Est ainsi que des Amériques. Elle comprend aussi une unité de recherche qui rassemble et diffuse des renseignements de base sur des pays particuliers. Un « Executive Officer » de la section géographique compétente étudie d’abord la demande, en apprécie le bien-fondé puis adresse une recommandation à un « Higher Executive Officer ». Celui-ci peut accorder l’asile ou un permis d’entrée exceptionnel. Un refus pur et simple doit émaner au moins d’un SEO. Un agent peut déférer à un supérieur, ou, comme en l’espèce, à un secrétaire d’État les cas complexes ou ceux qui lui inspirent des doutes particuliers.
85. Ce mécanisme se combine avec un système, décrit ci-dessous, de consultation de l’UKIAS (paragraphes 94-95). Si les fonctionnaires estiment ne pouvoir accéder à une demande nonobstant les démarches dudit service, ils saisissent un secrétaire d’État, pour décision, et informent l’UKIAS des questions à trancher de la sorte.
B. Les droits d’appel garantis aux demandeurs d’asile par la loi de 1971 sur l’immigration
86. Si quelqu’un se voit débouter de sa demande d’asile avant d’avoir obtenu l’autorisation d’entrer au Royaume-Uni, l’article 13 de la loi de 1971 lui reconnaît le droit d’en appeler aux organes créés par la partie II de la loi (« les organes d’appel »). Cette faculté ne peut en général s’exercer que de l’étranger, mais on peut aussi attaquer le refus d’asile par une action en contrôle judiciaire (paragraphes 89-93 ci-dessous).
Un Adjudicator, juge unique nommé par le Lord Chancelier, connaît en première instance des recours formés en vertu de l’article 13. Ses décisions peuvent donner lieu à un appel, d’ordinaire après autorisation, devant une commission de recours en matière d’immigration. Elle se compose de trois personnes, désignées par le Lord Chancelier et pouvant ne pas posséder de qualifications juridiques; un juriste doit cependant présider les séances.
87. D’après l’article 17 de la loi de 1971, une personne n’ayant pu obtenir un permis d’entrée au Royaume-Uni et dont on ordonne le refoulement peut saisir un Adjudicator en plaidant qu’il faudrait, à tout le moins, la renvoyer vers un autre pays ou territoire. C’est à elle qu’il incombe d’en trouver un qui consente à l’accueillir.
88. La procédure relative aux recours des demandeurs d’asile contre les refus de permis d’entrée obéit à un règlement de 1984 (Immigration Appeals (Procedure) Rules; StatutoryInstruments, 1984/2041).
Les appelants peuvent se faire représenter par l’UKIAS, que le ministre finance pour lui donner les moyens de prêter conseil et assistance aux titulaires d’un droit légal de recours (article 23 de la loi de 1971). Ils peuvent aussi mandater des solicitors. Le règlement de 1984 prévoit la production, par le gouvernement, d’un mémoire explicatif (article 8), la faculté pour l’organe d’appel d’exiger des précisions (article 25), la convocation de témoins (article 27), l’audition de chacune des parties (article 28), l’administration de preuves orales, écrites ou autres (article 29) et l’examen des preuves documentaires (article 30).
Aucune disposition du règlement n’autorise l’appelant à rentrer au Royaume-Uni pour assister à l’audience d’appel, mais il peut communiquer ses observations par écrit ou par l’intermédiaire de son représentant. Il peut demander aux organes d’appel une procédure accélérée. S’il obtient gain de cause, l’Adjudicator, en vertu de l’article 19 de la loi de 1971, ou la commission, en vertu de l’article 20, donnent les directives nécessaires pour l’exécution de la décision. S’ils accueillent un recours formé de l’étranger, ils peuvent enjoindre au fonctionnaire compétent de délivrer à l’intéressé le titre requis pour lui permettre de retourner au Royaume-Uni. Chacune des deux parties peut attaquer la décision de l’Adjudicator devant la commission de recours en matière d’immigration. Elle peut, en outre, solliciter un contrôle judiciaire de la décision de ladite commission et bénéficier, au besoin, de l’aide judiciaire à cette fin.
C. Le contrôle judiciaire des décisions en matière d’asile
89. Il appartient au ministre d’apprécier s’il y a lieu d’accéder à une demande d’asile, sous réserve du droit légal de recours sur le fond mentionné plus haut. Les tribunaux (contrairement aux organes d’appel institués par la loi de 1971) n’ont pas compétence pour se prononcer sur la qualité de réfugié. La décision du ministre se prête toutefois à un contrôle judiciaire pouvant conduire à l’annuler pour des motifs divers. L’autorisation de solliciter pareil contrôle peut s’obtenir à bref délai et l’intéressé se voir accorder une aide judiciaire quelle que soit sa nationalité.
90. Les tribunaux recherchent si le ministre de l’Intérieur a bien interprété la loi pour accorder ou refuser l’asile. Dans la seconde hypothèse, même s’ils constatent l’absence d’erreur de droit ils peuvent contrôler sa décision à la lumière des « principes Wednesbury » (Associated Provincial Picture Houses Ltd v. Wednesbury Corporation, Kings Bench 1948, vol. I, p. 223). Cet examen consiste à déterminer si le ministre, en usant de son pouvoir discrétionnaire, a laissé de côté un facteur qui aurait dû entrer en ligne de compte, ou pris en considération un élément qu’il aurait dû négliger, ou abouti à une conclusion si déraisonnable que nulle autorité raisonnable n’aurait pu y arriver. D’après le Gouvernement, un tribunal aurait compétence, en vertu de ces principes, pour annuler une décision de renvoi d’un fugitif vers un pays où il existerait un risque sérieux et avéré de traitements inhumains ou dégradants, par le motif qu’au vu de toutes les circonstances de la cause aucun ministre raisonnable ne pouvait prendre une telle décision. Pour leur part, les requérants contestent l’ampleur du contrôle judiciaire du bien-fondé de la décision du ministre (paragraphe 118 ci- dessous).
91. La Chambre des Lords illustra l’étendue et les effets du contrôle judiciaire dans l’affaire Bugdaycay (R. v. Home Secretary, ex parte Bugdaycay and Others, All England Law Reports 1987, vol I, p. 940). Elle estima que le ministre de l’Intérieur avait méconnu un élément dont il aurait dû spécialement tenir compte. Lord Bridge déclara (pp. 945 et 952):
« (…) toute question de fait dont dépend la décision discrétionnaire d’accorder ou refuser un permis d’entrée ou de séjour doit nécessairement être appréciée par l’agent des services de l’immigration ou par le ministre (…) Même s’il revêt une importance particulière, le point de savoir si le demandeur a ou non la qualité de réfugié n’est qu’une des multiples questions à trancher chaque jour par les agents des services de l’immigration et les fonctionnaires du ministère de l’Intérieur agissant au nom du ministre (…) Les décisions en la matière ne peuvent être attaquées devant les tribunaux que sur la base des célèbres principes Wednesbury (…) Il n’y a aucune raison de déroger à la règle pour traiter la question soulevée par une demande de statut de réfugié (…)
(…)
A l’intérieur de ces limites, le tribunal doit pouvoir, me semble-t-il, pour s’assurer que nul vice n’entache une décision administrative, la soumettre à un examen d’autant plus rigoureux que son objet est grave. Or le droit le plus fondamental de l’homme est le droit à la vie; si, d’après un requérant, la décision administrative litigieuse peut mettre sa vie en danger, les éléments qui la fondent appellent donc sans nul doute le contrôle le plus scrupuleux. »
Lord Templeman ajouta (p. 956):
« Quand une décision viciée risque de mettre en danger la vie ou la liberté, une responsabilité particulière incombe, à mon avis, au tribunal qui examine la manière dont elle a été prise. »
En l’espèce, la Chambre, après avoir étudié les preuves avec soin, annula les arrêtés de refoulement quant à l’un des requérants, pour défaut de prise en compte de faits pertinents.
Par la voie du contrôle judiciaire, des tribunaux ont aussi annulé des refus d’asile émanant du ministre dans R. v. Secretary of State, ex parte Jeyakumaran (décision de la High Court du 28 juin 1985), R. v. Secretary of State, ex parte Yemoh (décision de la High Court du 14 juillet 1988), et Gaima v. Secretary of State (Immigration Appeals Reports 1989). Dans l’affaire Jeyakumaran, la High Court examina la décision du ministre sous l’angle des « principes Wednesbury ». Le juge Taylor déclara: « Je suis (…) troublé par certains des éléments qui semblent bien avoir pesé dans la balance et par d’autres qui n’ont joué aucun rôle. Il échet donc d’étudier d’assez près les preuves fournies par le défendeur. » Il conclut à la nécessité d’annuler le refus opposé par le ministre, au motif que « pour se décider [celui-ci] avait eu égard à des éléments qu’il aurait dû négliger et laissé de côté des éléments pertinents ». La High Court adopta une démarche analogue dans la deuxième affaire (Yemoh). Quant à la troisième (Gaima), elle concernait plutôt le caractère équitable de la procédure ayant abouti au refus d’asile: la cour d’appel jugea que l’on n’avait pas offert à la requérante une occasion suffisante de donner sa version des faits pris en considération par le ministre pour apprécier sa crédibilité. Le juge May, avec qui ses deux collègues marquèrent leur accord, souligna qu’ »en matière d’asile, la Cour peut et doit soumettre les décisions administratives à un examen rigoureux » et « s’assurer que le processus décisionnel a été entièrement équitable d’un bout à l’autre ».
92. Le ministre de l’Intérieur a précisé que l’on ne saurait s’attendre à voir les demandeurs d’asile bénéficier d’une permission automatique de rester au Royaume-Uni jusqu’à la fin de la procédure. En pratique, toutefois, aucun demandeur n’est refoulé dès lors qu’il a obtenu l’autorisation de solliciter un contrôle judiciaire. En outre, dans R. v. Secretary of State for Educationand Science, ex parte Avon County Council (Local Government Reports 1991, no 88, p. 737), la cour d’appel a estimé qu’un tribunal statuant au titre du contrôle judiciaire a le pouvoir d’ordonner un sursis même s’il doit en résulter une restriction aux prérogatives de la Couronne.
93. En cas de refus de l’autorisation de solliciter un contrôle judiciaire, l’intéressé peut saisir la cour d’appel d’une nouvelle demande. Même si son action échoue à l’issue de débats sur le fond, il peut former un recours sur un point de droit devant la cour d’appel, puis devant la Chambre des Lords avec l’accord de celle-ci ou de la cour d’appel.
D. Le système de consultation de l’UKIAS
94. Depuis 1983, le dossier d’un demandeur d’asile non autrement représenté peut être transmis, pour avis ou pour d’autres services d’assistance, au Conseil consultatif britannique pour les immigrants (UKIAS), subventionné par le gouvernement. Le ministère de l’Intérieur considère alors l’UKIAS comme l’agent du HCR.
95. Depuis le 1er septembre 1988 (soit après le refoulement des requérants), aucune catégorie de demandeurs d’asile ne se trouve automatiquement exclue de ce système, bien que le ministre de l’Intérieur garde en tout temps le droit de conserver un dossier par-devers lui. Si une personne peut être envoyée dans un pays tiers où elle ne craint pas de persécutions, on téléphone à l’UKIAS pour savoir s’il souhaite s’entretenir avec elle; dans l’affirmative, on lui accorde deux jours à cette fin et pour formuler des observations. S’il envisage de rejeter la demande d’asile d’une personne non représentée risquant d’être refoulée vers un pays où elle affirme redouter des persécutions, le ministère de l’Intérieur saisit l’UKIAS qui peut présenter des observations dans le délai d’une semaine, pour les personnes détenues, ou de quatre pour les personnes en liberté. Le ministre a l’obligation d’étudier toutes les observations ainsi recueillies et d’y répondre. Elles peuvent, avec la réponse donnée, servir d’éléments au regard desquels les motifs et conclusions des décisions prises peuvent être examinés dans le cadre de la procédure de contrôle en cas de refus d’asile.
E. Les députés
96. Les députés interviennent fréquemment auprès du secrétaire d’État en faveur de demandeurs d’asile éconduits ou d’autres personnes menacées d’expulsion. Les premières directives en la matière remontent à 1986. Avant mars 1987, un simple coup de téléphone pouvait suspendre un renvoi jusqu’à l’issue des démarches. Le 3 mars 1987, le ministre de l’Intérieur déclara que les députés ne devaient plus compter sur l’octroi systématique de sursis. Des directives révisées, entrées en vigueur le 3 janvier 1989 quant à la suite à réserver à de telles interventions, ménagent la possibilité d’un sursis valable pour huit jours ouvrables et destiné à permettre des démarches dès lors que l’on dispose de preuves nouvelles et convaincantes non encore prises en compte.
F. Le droit et la pratique dans le cas de réfugiés auxquels la Convention de 1951 ne s’applique pas
97. Le ministre jouit du pouvoir discrétionnaire d’autoriser ou non à entrer au Royaume-Uni, et à y séjourner, une personne qui ne possède pas le statut de réfugié au titre de la Convention de 1951. En conséquence, si une personne pénétrant au Royaume-Uni ne peut prétendre audit statut mais allègue que, renvoyée dans son pays, elle courrait un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3 (art. 3) de la Convention européenne, il peut lui accorder un permis exceptionnel d’entrée. Le demandeur d’asile peut alors demeurer au Royaume-Uni pour une période initiale de douze mois.
En 1988, 57,4 % des décisions rendues en matière d’asile ont octroyé un tel permis, en général pour des motifs humanitaires, et 17,2 % ont opposé un refus pur et simple; dans 25,4 % des cas, il y a eu reconnaissance du statut de réfugié. La même année, 304 Sri-lankais ont obtenu un permis exceptionnel.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
98. MM. Vilvarajah, Skandarajah et Sivakumaran ont saisi la Commission le 26 août 1987 (requêtes no 13163/87, 13164/87 et 13165/87), MM. Navratnasingam et Rasalingam le 15 décembre 1987 (requêtes no 13447/87 et 13448/87). Ils alléguaient qu’en leur qualité de jeunes Tamouls de sexe masculin, ils avaient des motifs plausibles de craindre de subir des persécutions, la torture, une exécution arbitraire ou des traitements inhumains ou dégradants contraires à l’article 3 (art. 3) de la Convention. Ils affirmaient en outre ne disposer en droit britannique d’aucun recours effectif pour le grief tiré de ce texte.
Le 18 décembre 1987, la Commission a décidé de ne pas recommander au gouvernement britannique, en vertu de l’article 36 de son règlement intérieur et ainsi que les requérants l’en avaient priée, de suspendre leur renvoi à Sri Lanka en attendant l’issue de la procédure.
99. Elle a retenu les requêtes le 7 juillet 1989.
Dans son rapport du 8 mai 1990 (article 31) (art. 31), elle conclut à l’absence de violation de l’article 3 (art. 3) (sept voix contre sept, avec la voix prépondérante du président) mais à l’existence d’une infraction à l’article 13 (art. 13) (treize voix contre une).
Le texte intégral de son avis et des opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[*].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
100. À l’audience publique du 23 avril 1991, le Gouvernement a confirmé les conclusions figurant dans son mémoire. Elles invitaient la Cour à dire
« 1. que dans les circonstances propres à chaque espèce, il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3);
2. qu’il n’y a pas eu infraction à l’article 13 (art. 13), eu égard notamment à la manière dont le contrôle judiciaire fonctionne actuellement en la matière ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 (art. 3)
101. Les requérants voient dans leur refoulement vers Sri Lanka en février 1988 un traitement inhumain et dégradant contraire à l’article 3 (art. 3), ainsi libellé:
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Applicabilité de l’article 3 (art. 3) en matière d’expulsion
102. La Cour rappelle d’emblée que les États contractants ont, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités y compris l’article 3 (art. 3), le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux (arrêt Moustaquim du 18 février 1991, série A no 193, p. 19, par. 43, avec les références). Elle note aussi que ni la Convention ni ses Protocoles ne consacrent le droit à l’asile politique, ce que confirment diverses recommandations de l’Assemblée du Conseil de l’Europe (recommandation 293 (1961), Textes adoptés, 30e session ordinaire, 21-28 septembre 1961, et recommandation 434 (1965), Annuaire de la Convention, 1965, vol. 8, pp. 56-57) ainsi qu’une résolution et une déclaration ultérieures du Comité des Ministres (résolution 67 (14), Annuaire de la Convention, 1967, vol. 10, pp. 104-105, et déclaration relative à l’asile territorial, adoptée le 18 novembre 1977, Recueil de textes, édition de 1987, p. 202).
103. Dans son arrêt Cruz Varas du 20 mars 1991, elle a jugé que l’expulsion d’un demandeur d’asile par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3 (art. 3), donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé courra, dans le pays de destination, un risque réel d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants (série A no 201, p. 28, paras. 69 et 70).
B. Application de l’article 3 (art. 3) en l’espèce
1. Thèse des comparants
104. Les requérants allèguent qu’à l’époque de leur renvoi, il existait des motifs sérieux de craindre de voir leur retour à Sri Lanka se traduire pour eux par des traitements contraires à l’article 3 (art. 3). Ils contestent que l’intérêt général entre en ligne de compte dans l’examen de la question. Ils invoquent la détérioration des conditions de sécurité à Sri Lanka depuis septembre 1987 et la forte préoccupation exprimée par diverses organisations à propos de leur refoulement (paragraphe 77 ci- dessus). En outre, ils couraient un plus grand risque de mauvais traitements que la population sri-lankaise en général: ils en avaient déjà subi par le passé et les jeunes Tamouls de sexe masculin étaient particulièrement exposés à la menace d’une arrestation par les forces de sécurité si elles les soupçonnaient de sympathies militantes. Ces dangers se trouvaient encore accrus dans le cas des quatrième et cinquième requérants: renvoyés à Sri Lanka sans carte d’identité, ils devaient pendant leur voyage passer sans papiers les points de contrôle installés par l’armée.
A l’appui de leurs assertions, ils affirment qu’après leur retour à Sri Lanka trois d’entre eux furent détenus par les forces de sécurité qui les soumirent à la torture ou à d’autres mauvais traitements (paragraphes 28-29, 43 et 56 ci-dessus). De plus, l’Adjudicator estima par la suite qu’à l’époque de la décision du ministre, ils avaient lieu de redouter des persécutions et auraient dû bénéficier de l’asile (paragraphe 71 ci-dessus).
105. D’après le Gouvernement, il faut, pour déterminer si la responsabilité d’un État se trouve réellement engagée dans un cas donné, mettre en balance les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la protection des droits fondamentaux. Un constat de violation de l’article 3 (art. 3) en l’espèce aboutirait à conférer à toutes les autres personnes placées dans une situation analogue, c’est-à-dire exposées à des risques non individualisés liés à des troubles dans leur État d’origine, le droit à ne pas être refoulées; on autoriserait de la sorte l’entrée d’une population potentiellement très nombreuse, avec les graves conséquences économiques et sociales qui en découleraient.
Aux yeux du Gouvernement, aucun des requérants ne paraissait spécialement menacé. Les risques étaient, pour l’essentiel, diffus et identiques à ceux que connaissaient d’autres jeunes hommes pris comme eux dans une conjoncture de désordres civils. Ils résultaient du contexte général à Sri Lanka et valaient pour tous les non-combattants. En février 1988, la situation s’était du reste améliorée dans le nord et l’est de l’île, comme en témoignait le programme de rapatriement volontaire des réfugiés tamouls élaboré par le HCR.
Le Gouvernement aurait examiné avec soin tous les renseignements dont il disposait et toutes les interventions effectuées auprès de lui en faveur des requérants. Les éléments résumés plus haut l’auraient amené à juger que les intéressés n’avaient pas établi l’existence d’un risque assez important de mauvais traitements, ni d’un lien de causalité suffisamment net entre leur renvoi et tout mauvais traitement pouvant avoir eu lieu. Dès lors, la décision de les refouler ne saurait passer pour déraisonnable ou arbitraire.
106. La majorité de la Commission arrive à une conclusion analogue: selon elle, l’instabilité générale à Sri Lanka créait dans certains secteurs des risques pour tous les non-combattants et les requérants n’avaient pas couru de dangers personnels plus grands à leur retour en février 1988.
2. Examen par la Cour des questions en litige
a) Comment apprécier l’existence d’un risque de mauvais traitements
107. Dans son arrêt Cruz Varas précité, la Cour a jugé pertinents en la matière les principes suivants (série A no 201, pp. 29-31, paras. 75-76 et 83):
1) afin de déterminer s’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à un risque réel de traitements incompatibles avec l’article 3 (art. 3), elle s’appuie sur l’ensemble des éléments qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office;
2) dans une telle affaire, un État contractant assume une responsabilité au titre de l’article 3 (art. 3) pour avoir exposé quelqu’un au risque de mauvais traitements. En contrôlant l’existence de ce risque, il faut donc se référer par priorité aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion, mais cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs; ils peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant;
3) pour tomber sous le coup de l’article 3 (art. 3), un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence; elle dépend de l’ensemble des données de la cause.
108. En vue d’apprécier l’existence, à l’époque considérée, d’un risque de traitements contraires à l’article 3 (art. 3), la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux, eu égard au caractère absolu de cette disposition et au fait qu’elle consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques formant le Conseil de l’Europe (arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A no161, p. 34, par. 88). Il résulte des principes énumérés ci- dessus que l’examen de la question doit se concentrer en l’espèce sur les conséquences prévisibles du renvoi des requérants à Sri Lanka, compte tenu de la situation générale dans l’île en février 1988 et des circonstances propres au cas de chacun d’eux.
b) Sur le point de savoir si leur refoulement exposait les requérants à un risque réel de traitements inhumains
109. Du rapport de la Commission et des commentaires y relatifs des requérants et du Gouvernement, il semble ressortir qu’en février 1988 la situation dans le nord et l’est de l’île, le plus touchés par les troubles, s’était améliorée. Conformément à l’accord de juillet 1987, les IPKF y avaient relevé les forces de sécurité, à prédominance cingalaise, et la bataille avait cessé à Jaffna.
Si de larges portions du territoire demeuraient tranquilles, des escarmouches continuaient d’avoir lieu dans le nord et l’est entre des unités des IPKF et des militants tamouls hostiles à l’accord. Ces secteurs vivaient sous la menace permanente de nouvelles violences et les civils risquaient d’être pris dans les combats (paragraphes 74-75 ci-dessus).
110. Néanmoins, le programme de rapatriement volontaire du HCR, dont l’exécution avait commencé à la fin de décembre 1987, montre nettement qu’en février 1988 la situation s’était détendue à un point suffisant pour permettre à de nombreux Tamouls d’être ramenés à Sri Lanka malgré la persistance de troubles. Il s’avère aussi que beaucoup d’autres y retournèrent par leurs propres moyens (paragraphe 76 ci-dessus).
111. Les preuves fournies à la Cour quant aux antécédents des requérants et au contexte général à Sri Lanka n’établissent pas que la situation personnelle des intéressés fût pire que celle de la généralité des membres de la communauté tamoule ou des autres jeunes Tamouls de sexe masculin qui regagnaient leur pays. La conjoncture restant instable, ils se trouvaient devant un certain risque de détention ou de mauvais traitements, qui s’était apparemment déjà réalisé pour certains d’entre eux par le passé (paragraphes 10, 22 et 33 ci-dessus). Toutefois, en de telles circonstances une simple possibilité de mauvais traitements n’entraîne pas en soi une infraction à l’article 3 (art. 3).
112. Les requérants affirment que le second, le troisième et le quatrième d’entre eux en subirent effectivement après leur retour (paragraphes 28-29, 43 et 56 ci-dessus). Quoi qu’il en soit, leurs cas ne présentaient aucun élément distinctif qui aurait pu ou dû permettre au ministre de prévoir qu’il en irait ainsi.
113. Le renvoi des quatrième et cinquième requérants sans carte d’identité prête à critique, car il était de nature à compliquer leurs déplacements en raison de l’existence de nombreux points de contrôle installés par l’armée. On ne saurait toutefois considérer que ce seul fait les ait exposés à un véritable risque de traitements dépassant le seuil fixé par l’article 3 (art. 3).
114. La Cour attache aussi du poids aux connaissances et à l’expérience accumulées par les autorités britanniques en étudiant le dossier de nombreux demandeurs d’asile sri-lankais, dont beaucoup obtinrent un permis de séjour, et à la circonstance que le ministre de l’Intérieur avait examiné avec soin le cas personnel de chacun des requérants à la lumière d’une documentation importante sur la situation régnant à Sri Lanka et sur le sort de la communauté tamoule dans l’île (arrêt Cruz Varas précité, série A no 201, p. 31, par. 81, et paragraphes 5, 17, 34, 46, 57, 77-79 et 97 ci-dessus).
115. Ces considérations l’amènent à conclure à l’absence de motifs sérieux et avérés de croire que le renvoi des requérants à Sri Lanka en février 1988 allait les exposer à un risque réel de subir des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 3 (art. 3).
116. Partant, il n’y a pas eu violation de ce texte.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13)
117. Les requérants se plaignent en outre de n’avoir bénéficié au Royaume-Uni, pour leur grief tiré de l’article 3 (art. 3), d’aucun recours effectif au sens de l’article 13 (art. 13), d’après lequel
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».
118. Les tribunaux saisis d’une action en contrôle judiciaire ne s’occuperaient pas du bien-fondé du refus d’asile opposé par le ministre, mais seulement de la manière dont ce dernier a pris sa décision. En particulier, ils ne rechercheraient pas s’il a correctement apprécié les risques que courraient les intéressés. En outre, ils auraient toujours affirmé ne pas vouloir substituer leur avis sur le bien-fondé de la demande à celui du ministre quand ils contrôlent l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en la matière.
Selon les requérants, le contrôle judiciaire peut constituer un recours effectif lorsque, comme dans l’affaire Soering (arrêt précité du 7 juillet 1989, série A no 161), les faits ne prêtent pas à contestation et qu’il s’agit de savoir si la décision était telle que nul ministre raisonnable ne pouvait y parvenir. Il n’en irait pourtant pas ainsi en l’espèce, car leur litige avec le ministre portait précisément sur les risques auxquels ils se trouveraient exposés si on les renvoyait à Sri Lanka.
119. La Commission partage leur opinion; à ses yeux, en matière d’asile les tribunaux doivent vérifier de près le caractère raisonnable de la crainte de persécutions exprimée par les demandeurs.
120. D’après le Gouvernement, la procédure de contrôle judiciaire fournit un recours effectif pour les griefs tirés de l’article 3 (art. 3). La Cour l’aurait constaté dans l’affaire Soering (loc. cit., pp. 46-48, paras. 116-124) et il n’existerait à cet égard aucune différence essentielle entre celle-ci et la présente cause. Dans la première, les problèmes de preuve n’étaient pas moins complexes que dans la seconde et les parties ne s’accordaient pas non plus sur le risque, pour le requérant, de subir des traitements inhumains et dégradants. Elles soulevaient toutes deux la même question: y avait-il un risque réel et sérieux que les intéressés fussent exposés à des traitements inhumains et dégradants ? Rien n’empêchait les requérants, sur la base de leurs objections actuelles contre les décisions du ministre, d’attaquer ces dernières en les taxant de déraisonnables au sens des « principes Wednesbury », mais ils ne l’ont pas fait. Or le contrôle judiciaire fondé sur ce critère impliquerait un examen du bien-fondé de pareille décision, ainsi qu’il ressortirait des arrêts Bugdaycay, Jeyakumaran et Yemoh (paragraphe 91 ci-dessus); en l’occurrence, il représentait un moyen suffisant d’en obtenir un.
121. Le caractère défendable du grief des requérants au titre de l’article 3 (art. 3) n’a pas prêté à discussion devant la Cour (voir notamment l’arrêt Boyle et Rice du 27 avril 1988, série A no131, p. 23, par. 52).
122. L’article 13 (art. 13) garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés (ibidem).Il a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’ »instance » nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et, de plus, à offrir le redressement approprié (voir notamment l’arrêt Soering précité, série A no 161, p. 47, par. 120). Il ne va pas cependant jusqu’à exiger une forme particulière de recours, les États contractants jouissant d’une marge d’appréciation pour honorer les obligations qu’il leur impose. En outre, l’ »effectivité » qu’il exige du recours ne dépend pas de la certitude d’un résultat favorable (arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives du 6 février 1976, série A no 20, p. 18, par. 50).
123. Dans son arrêt Soering du 7 juillet 1989 (loc. cit., pp. 47-48, paras. 121 et 124), la Cour a vu dans le contrôle judiciaire un recours effectif pour le grief de l’intéressé. Elle s’est dite convaincue que les juridictions anglaises pouvaient apprécier le « caractère raisonnable » d’une décision d’extradition à la lumière d’éléments du genre de ceux que le requérant invoquait à Strasbourg dans le contexte de l’article 3 (art. 3). Elle a notamment relevé qu’au titre du contrôle judiciaire, le tribunal pouvait juger illicite l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’exécutif parce qu’entaché d’illégalité, d’irrationalité ou d’irrégularité procédurale, et que le critère de l’ »irrationalité », selon les « principes Wednesbury », serait qu’un ministre raisonnable n’eût jamais pris un arrêté d’extradition dans les circonstances de l’espèce. En outre, selon le gouvernement britannique un tribunal aurait compétence pour annuler la décision de livrer un fugitif à un État où il courrait un risque sérieux et avéré de traitements inhumains ou dégradants, au motif que nul ministre raisonnable ne l’eût adoptée dans les circonstances de la cause.
124. La Cour n’aperçoit entre la présente espèce et l’affaire Soering aucune différence essentielle qui doive l’amener à une autre conclusion à cet égard.
125. Nul ne conteste que les juridictions anglaises ont, en matière d’asile, compétence pour contrôler un refus du ministre sur la base des mêmes principes que ceux déjà étudiés dans l’affaire Soering et pour annuler une décision dans des circonstances analogues, ni qu’elles en ont usé en plusieurs occasions (paragraphes 89-91 ci-dessus). Elles ont en effet souligné leur responsabilité particulière en ce domaine: soumettre les décisions administratives à l’examen le plus minutieux quand la vie ou la liberté d’un requérant risque de se trouver en danger (paragraphe 91 ci-dessus). De surcroît, en pratique aucun demandeur d’asile n’est refoulé du Royaume-Uni avant la fin de la procédure une fois qu’il a obtenu l’autorisation de solliciter un contrôle judiciaire (paragraphe 92 ci-dessus).
126. A la vérité, les pouvoirs correspondant à la procédure de contrôle judiciaire ne sont pas sans limites (paragraphes 89-92 ci-dessus). La Cour estime pourtant qu’exercés par les plus hautes juridictions du pays, ils offrent un degré effectif de contrôle sur les décisions administratives relatives aux demandes d’asile et suffisent à remplir les exigences de l’article 13 (art. 13).
127. Les requérants disposaient donc d’un recours effectif pour leur grief fondé sur l’article 3 (art. 3). Partant, il n’y a pas eu méconnaissance de l’article 13 (art. 13).
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3);
2. Dit, par sept voix contre deux, qu’il n’y a pas eu infraction à l’article 13 (art. 13).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 30 octobre 1991.
John CREMONA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
– opinion partiellement dissidente de M. Walsh, approuvée par M. Russo;
– opinion dissidente de M. Russo.
J. C.
M.-A. E.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE WALSH, A LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE RUSSO
(Traduction)
1. J’estime fondé le grief des requérants selon lequel il y a eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention. La comparaison de la présente cause avec l’affaire Soering ne tient pas.Dans cette dernière, il n’y avait aucune contestation relative aux faits, tandis qu’en l’espèce ils sont controversés. Le contrôle judiciaire n’existe pas pour la solution de tels litiges. La question de l’objet et de la portée de cette procédure devant les tribunaux anglais relève exclusivement du droit anglais. Il me paraît que les principes régissant l’exercice de cette voie de recours sont clairement exposés dans les décisions suivantes de juridictions anglaises:
The Chief Constable of North Wales Police v. Evans, W.L.R. 1982, vol. 1, p. 1155, per Lord Brightman, pp. 1173-1174:
« Le contrôle judiciaire porte non sur la décision mais sur la procédure qui y a abouti. Si le tribunal méconnaît cette limitation de son pouvoir, il se rend selon moi coupable, sous couvert d’éviter un abus de pouvoir, d’une usurpation de pouvoir (…). Ainsi que le terme l’indique, le contrôle judiciaire n’est pas un appel d’une décision mais un contrôle de la manière dont cette décision a été prise. »
Dans la même affaire, le Lord Chancelier, Lord Hailsham, déclara (p. 1160):
« Mais il importe de se souvenir dans chaque espèce que le but de cette voie de recours [le contrôle judiciaire] est de s’assurer que l’individu reçoit un traitement équitable de la part de l’autorité à laquelle il a été assujetti, et qu’il n’entre nullement dans ce but de substituer l’avis du pouvoir judiciaire ou de juges individuels à celui de l’autorité constituée par la loi pour statuer sur la problématique en question. »
L’une des hypothèses dans lesquelles le processus décisionnel peut être soumis à un contrôle judiciaire est l’exercice d’un pouvoir d’une manière tellement déraisonnable qu’il devient susceptible de contrôle en vertu des « principes Wednesbury », consacrés par le droit anglais et auxquels la Chambre des Lords et la cour d’appel ont fréquemment fait référence et donné leur approbation. L’affaire dont ils dérivent leur appellation est l’affaire Associated Provincial Picture Houses Ltd v. Wednesbury Corporation (KB 1948, vol. 1, p. 223, per Lord Greene M.R., pp. 230, 233):
« On a raison de dire que, si une décision prise par une autorité compétente est déraisonnable au point qu’aucune autorité raisonnable ne l’aurait jamais prise, alors les tribunaux peuvent intervenir. »
Dans l’affaire Council of Civil Service Unions v. Minister for the Civil Service (A.E.R. 1984, vol. 3, p. 935), Lord Diplock déclara que le critère Wednesbury
« s’applique à une décision si extravagante dans le défi à la logique ou aux normes morales admises qu’elle représente, qu’aucune personne sensée qui se serait penchée sur la question ne l’aurait tranchée de cette manière. » (p. 921)
Bref, la décision doit être indéfendable car manifestement et sans ambiguïté contraire à la raison et au bon sens les plus élémentaires. On a dit dans l’affaire Wednesbury que, pour apporter la preuve d’un tel état de choses, il fallait « quelque chose d’irrésistible ».
En l’espèce, l’argument du gouvernement britannique selon lequel le contrôle judiciaire « vérifie » la décision des autorités en matière d’immigration doit être analysé à la lumière du fait qu’en droit anglais, le contrôle judiciaire ne porte que sur la procédure et non sur le bien-fondé de la décision incriminée.
L’examen du bien-fondé des demandes des requérants a finalement débouché en l’espèce sur une décision de l’Attorney General en leur faveur. Il n’était pas possible de procéder au stade du contrôle judiciaire à un examen au fond aux fins de statuer sur le fond. Pareil examen n’aurait pu intervenir qu’aux fins d’instruire tout argument selon lequel la décision en matière d’immigration cadrait avec les critères de déraison ou d’extravagance mentionnés dans les affaires anglaises citées plus haut. Cela « exigerait quelque chose d’irrésistible ». Or nul n’a plaidé en l’espèce l’existence de semblable preuve irrésistible du caractère déraisonnable ou extravagant de la décision attaquée.
2. L’autorité nationale visée à l’article 13 (art. 13) de la Convention est une autorité capable d’offrir un recours effectif pour une violation des droits et libertés consacrés par la Convention. Or le contrôle judiciaire ne peut offrir de réparation pour le seul motif que les faits d’une affaire donnée révèlent une infraction à la Convention. Dans certaines espèces où semblable violation a réellement eu lieu, le contrôle judiciaire peut certes déboucher sur l’annulation de la décision incriminée au motif que la preuve d’un vice de procédure important au regard du droit anglais a été apportée, mais ce dernier motif est le seul que l’on puisse concevoir. Dans un tel cas, l’existence d’une violation de la Convention constituerait simplement une coïncidence. Les tribunaux anglais ne contrôlent pas une décision au simple motif que l’autorité qui l’a rendue a omis de rechercher s’il y avait ou non violation de la Convention (paragraphe 35 de l’arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A no 161, pp. 18-19). L’avis de la Cour sur l’ »effectivité » du contrôle judiciaire, exprimé au paragraphe 121 dudit arrêt, ne peut se comprendre qu’à la lumière des circonstances de l’affaire concernée, car il n’y avait de contestation sur aucune question de fait essentielle, et si un contrôle judiciaire était intervenu il n’aurait porté sur aucune question de fait litigieuse ni aucun argument de fond. En théorie, les tribunaux anglais auraient pu, mais ils ne furent jamais appelés à se prononcer sur la question, considérer, en se fondant sur le droit anglais, « le syndrome du couloir de la mort » comme une épreuve tellement barbare que n’importe quel ministre qui eût permis une telle extradition aurait rendu une décision (pour reprendre les termes de Lord Diplock) « si extravagante dans le défi (…) aux normes morales admises qu’elle représente » que, d’un point de vue juridique, elle aurait dû être annulée au motif qu’aucune autorité raisonnable n’aurait pu y aboutir. Si une chose semblable s’était produite devant les tribunaux anglais, l’affaire en serait restée là, il n’y aurait pas eu violation de l’article 3 (art. 3), et la question ne serait pas venue devant les organes de la Convention. Si une demande de contrôle judiciaire avait échoué, la question aurait finalement été tranchée par la Cour comme ce fut le cas, et le contrôle judiciaire aurait été réputé ne pas satisfaire aux critères de l’article 13 (art. 13).
3. Il me paraît qu’un système national fournissant prétendument un recours effectif pour une violation de la Convention et excluant le pouvoir de rendre une décision sur le fond ne saurait répondre aux exigences de l’article 13 (art. 13).
4. Je souscris au constat de la Cour selon lequel il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3).
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE CARLO RUSSO
Je partage l’opinion de la minorité de la Commission et je suis d’avis qu’il y a une violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention dans les présentes affaires pour les motifs suivants:
L’article 3 (art. 3) fait partie du « noyau dur » de la Convention et ne supporte pas de dérogation, même dans les hypothèses couvertes par l’article 15 (art. 15); il faut donc veiller avec soin à ne pas restreindre l’importance d’un droit aussi fondamental pour la protection des droits de l’homme.
Je n’ignore pas que la question des réfugiés concerne presque tous les pays d’Europe et même du monde: mon pays – l’Italie – a connu très récemment une situation difficile avec plus de 20 000 Albanais qui ont demandé l’asile politique. Il s’agit d’établir un équilibre entre l’intérêt général du pays d’accueil et l’intérêt individuel des demandeurs d’asile.
On ne peut pas dire que les autorités nationales doivent accepter un groupe pour la seule raison qu’il appartient à une minorité: on créerait des problèmes d’une dimension dépassant les possibilités réelles des États. En l’occurrence, on ne peut donc pas affirmer que tous les Tamouls ont le droit d’être accueillis, même s’ils font partie d’une minorité vraiment persécutée. En l’espèce toutefois, ainsi que la minorité de la Commission l’a bien souligné dans son opinion séparée, « même si l’on se base sur l’analyse que le Gouvernement fait de la situation à Sri Lanka en février 1988, les requérants risquaient réellement de subir des mauvais traitements graves à leur retour dans ce pays ». Cette conclusion est confirmée par les opinions d’associations ou organisations particulièrement qualifiées, comme le Conseil britannique pour les réfugiés, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés ou Amnesty International. L’Adjudicator a reconnu valable la thèse des requérants et le Gouvernement en a correctement tiré les conséquences en payant aux intéressés leur voyage de retour. Les requérants couraient par conséquent un risque réel de subir des persécutions et de voir menacée leur intégrité physique.
Il y a donc pour moi, sans aucun doute, violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention.
J’ai voté aussi pour la violation de l’article 13 (art. 13) pour les raisons indiquées par le juge Walsh dans son opinion dissidente.