STRASBOURG
7 juillet 2011
En l’affaire Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Jean-Paul Costa, président,
Christos Rozakis,
Nicolas Bratza,
Françoise Tulkens,
Josep Casadevall,
Dean Spielmann,
Giovanni Bonello,
Elisabeth Steiner,
Lech Garlicki,
Ljiljana Mijović,
Davíd Thór Björgvinsson,
Isabelle Berro-Lefèvre,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Ledi Bianku,
Ann Power,
Mihai Poalelungi, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 et 16 juin 2010 et le 15 juin 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 55721/07) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont six ressortissants irakiens, M. Mazin Jum’aa Gatteh Al-Skeini, Mme Fattema Zabun Dahesh, M. Hameed Abdul Rida Awaid Kareem, M. Fadil Fayay Muzban, M. Jabbar Kareem Ali et le colonel Daoud Mousa (« les requérants »), ont saisi la Cour le 11 décembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Public Interest Lawyers, un cabinet de solicitors basé à Birmingham. Le gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. D. Walton, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3. Soutenant qu’au moment où ils avaient été tués leurs proches relevaient de la juridiction du Royaume-Uni, les requérants reprochaient aux autorités britanniques de n’avoir pas mené une enquête effective au sujet de ces décès, en quoi ils voyaient une violation de l’article 2 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 16 décembre 2008, la Cour a décidé de la communiquer au Gouvernement et d’en examinerconjointement la recevabilité et le fond (article 29 § 1 de la Convention). Les parties ont à tour de rôle déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de la requête. Par unedécision du 19 janvier 2010, la chambre s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Peer Lorenzen, président de la cinquième section, s’est déporté et a été remplacé par Luis López Guerra, juge suppléant.
6. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé un mémoire supplémentaire sur la recevabilité et le fond. Les organisations suivantes ont également présenté des observations conjointes en qualité de tiers intervenants : le Bar Human Rights Committee, l’European Human Rights Advocacy Centre, Human Rights Watch, Interights, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme, la Law Society et Liberty (« les intervenants »).
7. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 9 juin 2010 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M.D. Walton, agent,
M.J. Eadie Q.C.,
MmeC. Ivimy,
M.S. Wordsworth, conseils ,
MmesL. Dann,
H. Akiwumi,conseillers ;
– pour les requérants
MM.R. Singh Q.C.,
R. Husain Q.C.,
MmesS. Fatima
N. Patel,
M. T. Tridimas,
MmeH. Law,conseils,
MM.P. Shiner,
D. Carey,
MmeT. Gregory,
M.J. Duffy, conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Eadie et Singh.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Les faits de l’espèce peuvent se résumer comme suit.
A. L’occupation de l’Irak du 1er mai 2003 au 28 juin 2004
1. Contexte : la résolution 1441 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (les « Nations unies »)
9. Le 8 novembre 2002, le Conseil de sécurité, agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, adopta sa résolution 1441. Il y décidait notamment que l’Irak avait été et demeurait en violation patente des obligations de désarmer et de coopérer avec les inspecteurs des armements des Nations unies et de l’Agence internationale de l’énergie atomique que des résolutions antérieures faisaient peser sur lui. Il décidait en outre d’accorder à l’Irak une dernière possibilité de s’acquitter de ses obligations en matière de désarmement et d’instituer un régime d’inspection renforcé. Il priait le Secrétaire général des Nations unies de porter aussitôt la résolution à la connaissance de l’Irak et exigeait que celui-ci coopérât immédiatement, inconditionnellement et activement avec les inspecteurs. Il concluait en rappelant qu’il avait « averti à plusieurs reprises l’Irak des graves conséquences auxquelles celui-ci aurait à faire face s’il continuait à manquer à ses obligations ». Il décidait de demeurer saisi de la question.
2. Principales opérations de combat : 20 mars-1er mai 2003
10. Le 20 mars 2003 débuta l’invasion de l’Irak, conduite par une coalition de forces armées sous commandement unifié menée par les Etats‑Unis d’Amérique et ayant en son sein un nombre important de soldats britanniques et de petits contingents en provenance de l’Australie, du Danemark et de la Pologne. Le 5 avril 2003, Bassorah était prise par les soldats britanniques et le 9 avril 2003 les troupes américaines contrôlaient Bagdad. Le 1er mai 2003, les alliés déclarèrent que les principales opérations de combat en Irak étaient terminées. Par la suite, d’autres Etats envoyèrent du personnel sur place pour contribuer aux efforts de reconstruction.
3. Evolution de la situation juridique et politique en mai 2003
11. Les représentants permanents du Royaume-Uni et des Etats-Unis auprès des Nations unies adressèrent au président du Conseil de sécurité une lettre conjointe datée du 8 mai 2003 et libellée en ces termes :
« Les Etats-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et les membres de la coalition continuent d’agir de concert pour assurer l’élimination complète des armes de destruction massive et de leurs vecteurs en Irak, en application des résolutions du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies. Les Etats qui font partie de la coalition respecteront scrupuleusement les obligations qui sont les leurs en vertu du droit international, notamment celles qui ont trait à la satisfaction des besoins humanitaires essentiels de la population irakienne. Nous prendrons les mesures voulues pour que le pétrole de l’Irak soit protégé et utilisé au bénéfice du peuple irakien.
Afin d’atteindre ces objectifs et de s’acquitter de leurs obligations dans la période suivant le conflit en Irak, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition, agissant dans le cadre des arrangements de commande et de contrôle existants par l’intermédiaire du commandant des forces alliées, ont créé l’Autorité provisoire de la coalition, laquelle comprend le Bureau de la reconstruction et de l’assistance humanitaire ; l’Autorité provisoire exerce les pouvoirs du gouvernement à titre temporaire et dans la mesure nécessaire, en particulier pour assurer la sécurité, permettre l’acheminement de l’aide humanitaire et éliminer les armes de destruction massive.
Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition, agissant par l’intermédiaire de l’Autorité provisoire de la coalition, seront chargés, entre autres tâches, d’assurer la sécurité en Irak et d’administrer ce pays à titre temporaire, notamment par les moyens suivants : en prévenant les hostilités ; en maintenant l’intégrité territoriale du pays et en assurant la sécurité de ses frontières ; en prenant possession de a) toutes les armes de destruction massive, missiles balistiques, engins aériens sans équipage et tous autres systèmes de vecteurs d’armes chimiques, biologiques et nucléaires ainsi que de b) tous les éléments des programmes de l’Irak – recherche, développement, conception, fabrication, production, appui, assemblage – visant l’utilisation de telles armes et de tels systèmes et sous-systèmes de vecteurs et de leurs composants, notamment mais pas seulement les stocks d’agents chimiques et biologiques, de matériaux qui pourraient servir à la production d’armes nucléaires et autres matériaux, technologies, matériels, installations et propriété intellectuelle connexes qui ont été utilisés dans le cadre de ces programmes ou pourraient y contribuer matériellement et en enlevant, mettant hors service, rendant inoffensifs, éliminant ou détruisant ces armes, systèmes et éléments ; en facilitant le retour librement consenti et en bon ordre des réfugiés et des personnes déplacées, en consultation avec les organisations internationales compétentes ; en maintenant l’ordre public, notamment en encourageant les efforts internationaux visant à rétablir la capacité des forces de police civile irakiennes ; en éliminant toutes les infrastructures et ressources terroristes à l’intérieur de l’Irak et en prenant les mesures voulues pour que l’asile soit refusé aux terroristes et groupes terroristes ; en appuyant et coordonnant le déminage et les activités connexes ; en promouvant l’obligation de rendre compte des crimes et atrocités commis par le régime irakien précédent ; en prenant immédiatement le contrôle des institutions irakiennes responsables des questions militaires et de sécurité et en agissant, le cas échéant, pour démilitariser, démobiliser, contrôler, diriger, réformer, dissoudre ou réorganiser ces institutions de façon qu’elles ne constituent plus une menace pour le peuple irakien ou la paix et la sécurité internationales mais soient capables de défendre la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak.
Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition savent qu’il est urgent de créer un climat dans lequel le peuple irakien puisse librement choisir son propre avenir politique. A cette fin, ils encouragent les efforts déployés par le peuple irakien en vue de commencer à former un gouvernement représentatif, fondé sur la primauté du droit, qui respecte les libertés fondamentales du peuple irakien et lui assure protection et justice de par la loi sans considération d’appartenance ethnique, de religion ou de sexe. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition favorisent la création d’institutions gouvernementales représentatives, œuvrent pour une gestion responsable du secteur financier irakien, pour la fourniture de secours humanitaires, pour la reconstruction de l’économie, pour le fonctionnement transparent et la remise en état de l’infrastructure et des ressources naturelles de l’Irak et pour le transfert progressif des responsabilités administratives auxdites institutions gouvernementales représentatives, selon qu’il conviendra. Notre objectif est de confier ces tâches administratives aux autorités irakiennes représentatives le plus rapidement possible.
Les Nations unies ont un rôle crucial à jouer dans les domaines de l’aide humanitaire, de l’appui à la reconstruction de l’Irak et de l’aide à la constitution d’une autorité provisoire irakienne. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition sont disposés à travailler en étroite collaboration avec les représentants des Nations unies et de ses institutions spécialisées et attendent avec impatience que le Secrétaire général nomme un coordonnateur spécial. Nous acceptons volontiers l’appui et les contributions d’Etats membres, d’organisations internationales et régionales et d’autres entités, dans le cadre d’accords de coordination appropriés avec l’Autorité provisoire de la coalition.
Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir faire distribuer le texte de la présente lettre comme document officiel du Conseil de sécurité.
L’Ambassadeur,
Représentant permanent du Royaume-Uni
(Signé) Jeremy Greenstock
L’Ambassadeur,
Représentant permanent des Etats-Unis
(Signé) John D. Negroponte »
12. Ainsi que la lettre ci-dessus l’indiquait, les Etats occupants, par l’intermédiaire du commandant des forces alliées, avaient créé l’Autorité provisoire de la coalition pour « exerce[r] les pouvoirs du gouvernement à titre temporaire » jusqu’à ce qu’un gouvernement irakien pût être mis en place. Cet organe avait notamment le pouvoir de légiférer. Le 13 mai 2003, le secrétaire américain à la Défense, M. Donald Rumsfeld, publia un mémorandum désignant formellement l’ambassadeur Paul Bremer aux fonctions d’administrateur de l’Autorité provisoire de la coalition chargé de gouverner temporairement le pays. Le règlement no 1, daté du 16 mai 2003, adopté par M. Bremer était ainsi libellé (traduction du greffe) :
« En vertu des pouvoirs que me confèrent ma qualité d’administrateur de l’Autorité provisoire de la coalition, les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment la résolution 1483 (2003), ainsi que les lois et usages de la guerre, je décrète ce qui suit :
Article 1 – L’Autorité provisoire de la coalition
1. L’Autorité provisoire de la coalition exerce temporairement les prérogatives de la puissance publique afin d’assurer l’administration effective de l’Irak au cours de la période d’administration transitoire, d’y rétablir la stabilité et la sécurité, et de créer les conditions dans lesquelles le peuple irakien pourra déterminer lui-même son propre avenir politique, notamment en favorisant les initiatives visant à rétablir et instaurer au niveau national et local des institutions représentatives, et en facilitant le redressement économique ainsi qu’une reconstruction et un développement durables.
2. L’Autorité provisoire de la coalition assume les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans toute la mesure nécessaire à l’accomplissement de ses objectifs, pouvoirs qui seront exercés conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité des Nations unies, notamment la résolution 1483 (2003), et aux lois et usages de la guerre. Son administrateur exerce ces pouvoirs.
3. En sa qualité de commandant des forces de la coalition, le chef du commandement central américain apporte à l’Autorité provisoire de la coalition un soutien direct en prévenant les hostilités, en maintenant l’intégrité territoriale de l’Irak et la sécurité dans le pays, en recherchant, neutralisant et détruisant les armes de destruction massive et, d’une manière générale, en aidant la coalition dans la conduite de ses politiques.
Article 2 – Droit applicable
A moins qu’elles ne soient suspendues ou abrogées par l’Autorité provisoire de la coalition ou remplacées par des lois adoptées par des institutions démocratiques irakiennes, les lois en vigueur en Irak au 16 avril 2003 demeurent en vigueur pourvu qu’elles n’empêchent pas l’Autorité provisoire de la coalition d’exercer ses droits et d’exécuter ses obligations et qu’elles ne contredisent pas le présent règlement ou tout autre règlement ou arrêté pris par l’Autorité provisoire de la coalition. »
13. L’administration de l’Autorité provisoire de la coalition était divisée en zones régionales. La zone sud demeurait sous la responsabilité et le contrôle du Royaume-Uni, qui y disposait d’un coordinateur régional. Elle comprenait les quatre provinces les plus méridionales du pays (qui compte dix-huit provinces), chacune dotées d’un coordinateur préfectoral. Les troupes britanniques étaient déployées dans cette même zone. Le Royaume‑Uni était représenté au siège de l’Autorité provisoire de la coalition par le bureau de son représentant spécial. Selon le Gouvernement, si le représentant spécial et son bureau cherchaient à influer sur les politiques et les décisions de l’Autorité provisoire de la coalition, le personnel britannique ne disposait au sein de celle-ci d’aucun pouvoir formel de décision. Les décisions administratives et législatives de l’Autorité provisoire de la coalition étaient toutes prises par M. Bremer.
14. La résolution 1483 du Conseil de sécurité, invoquée par M. Bremer dans le règlement no 1 de l’Autorité provisoire de la coalition, fut en réalité adoptée six jours plus tard, le 22 mai 2003. En voici les parties pertinentes :
« Le Conseil de sécurité,
Rappelant toutes ses résolutions antérieures sur la question,
Réaffirmant la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak,
Réaffirmant également qu’il importe de désarmer l’Irak de ses armes de destruction massive et, à terme, de confirmer le désarmement de l’Irak,
Soulignant le droit du peuple irakien de déterminer librement son avenir politique et d’avoir le contrôle de ses ressources naturelles, se félicitant de ce que toutes les parties concernées se soient engagées à appuyer la création des conditions lui permettant de le faire le plus tôt possible et se déclarant résolu à ce que le jour où les Irakiens se gouverneront eux-mêmes vienne rapidement,
Encourageant le peuple irakien dans les efforts qu’il déploie pour former un gouvernement représentatif, fondé sur l’état de droit et garantissant la justice et des droits égaux à tous les citoyens irakiens, sans considération d’appartenance ethnique, de religion ou de sexe, et rappelant à cet égard la résolution 1325 (2000) du 31 octobre 2000,
(…)
Se félicitant des premiers pas du peuple irakien à cette fin et prenant note de la déclaration de Nassiriya, en date du 15 avril 2003, et de la déclaration de Bagdad du 28 avril 2003,
Résolu à ce que les Nations unies jouent un rôle crucial dans le domaine humanitaire, dans la reconstruction de l’Irak et dans la création et le rétablissement d’institutions nationales et locales permettant l’établissement d’un gouvernement représentatif,
(…)
Prenant note de la lettre que les Représentants permanents des Etats-Unis d’Amérique et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ont adressée à son Président le 8 mai 2003 (S/2003/538) et reconnaissant les pouvoirs, responsabilités et obligations spécifiques de ces Etats en tant que puissances occupantes agissant sous un commandement unifié (l’« Autorité »), en vertu du droit international applicable,
Notant que d’autres Etats qui ne sont pas des puissances occupantes travaillent actuellement ou pourraient travailler sous l’égide de l’Autorité,
Se félicitant également de la volonté des Etats membres de contribuer à la stabilité et à la sécurité en Irak en fournissant personnel, équipement et autres ressources, sous l’égide de l’Autorité,
Préoccupé par le sort de nombreux Koweïtiens et ressortissants d’Etats tiers portés disparus depuis le 2 août 1990,
Considérant que la situation en Irak, si elle s’est améliorée, continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies,
1. Appelle les Etats membres et les organisations concernées à aider le peuple irakien dans les efforts qu’il déploie pour réformer ses institutions et reconstruire le pays et de contribuer à assurer la stabilité et la sécurité en Irakconformément à la présente résolution ;
2. Exhorte tous les Etats membres qui sont en mesure de le faire à répondre immédiatement aux appels humanitaires lancés par l’Organisation des Nations unies et d’autres organismes internationaux en faveur de l’Irak et à contribuer à répondre aux besoins humanitaires et autres de la population irakienne en apportant des vivres et des fournitures médicales ainsi que les ressources nécessaires à la reconstruction de l’Irak et à la remise en état de son infrastructure économique ;
3. Demande à tous les Etats membres de refuser de donner refuge aux membres de l’ancien régime irakien présumés responsables de crimes et d’atrocités et de soutenir toute action visant à les traduire en justice ;
4. Demande à l’Autorité, conformément à la Charte des Nations unies et aux dispositions pertinentes du droit international, de promouvoir le bien-être de la population irakienne en assurant une administration efficace du territoire, notamment en s’employant à rétablir la sécurité et la stabilité et à créer les conditions permettant au peuple irakien de déterminer librement son avenir politique ;
5. Demande à toutes les parties concernées de s’acquitter pleinement de leurs obligations au regard du droit international, en particulier les Conventions de Genève de 1949 et le Règlement de La Haye de 1907 ;
(…)
8. Demande au Secrétaire général de désigner un représentant spécial pour l’Irak qui aura, de façon indépendante, la responsabilité de faire régulièrement rapport au Conseil sur les activités qu’il mènera au titre de la présente résolution, de coordonner l’action des Nations unies au lendemain du conflit en Irak, d’assurer la coordination des efforts déployés par les organismes des Nations unies et les organisations internationales fournissant une aide humanitaire et facilitant les activités de reconstruction en Irak et, en coordination avec l’Autorité, de venir en aide à la population irakienne en :
a) Coordonnant l’aide humanitaire et l’aide à la reconstruction apportée par les organismes des Nations unies et les activités menées par ces derniers et les organisations non gouvernementales ;
b) Facilitant le rapatriement librement consenti des réfugiés et des déplacés dans l’ordre et la sécurité ;
c) Œuvrant sans relâche avec l’Autorité, le peuple irakien et les autres parties concernées à la création et au rétablissement d’institutions nationales et locales permettant la mise en place d’un gouvernement représentatif, notamment en travaillant ensemble pour faciliter un processus débouchant sur la mise en place d’un gouvernement irakien représentatif, reconnu par la communauté internationale ;
d) Facilitant la reconstruction des infrastructures clefs, en coopération avec d’autres organisations internationales ;
e) Favorisant le relèvement économique et l’instauration de conditions propices au développement durable, notamment en assurant la coordination avec les organisations nationales et régionales, selon qu’il conviendra, et avec la société civile, les donateurs et les institutions financières internationales ;
f) Encourageant les efforts déployés par la communauté internationale pour que les fonctions essentielles d’administration civile soient assurées ;
g) Assurant la promotion de la protection des droits de l’homme ;
h) Appuyant les efforts déployés à l’échelle internationale pour rendre à nouveau opérationnelle la police civile irakienne ;
i) Soutenant les efforts menés par la communauté internationale pour promouvoir des réformes juridiques et judiciaires ;
9. Appuie la formation par le peuple irakien, avec l’aide de l’Autorité et en collaboration avec le Représentant spécial, d’une administration provisoire irakienne qui servira d’administration transitoire dirigée par des Irakiens jusqu’à ce qu’un gouvernement représentatif, reconnu par la communauté internationale, soit mis en place par le peuple irakien et assume les responsabilités de l’Autorité ;
(…)
24. Prie le Secrétaire général de faire rapport au Conseil à intervalles réguliers sur l’action menée par le Représentant spécial pour appliquer la présente résolution et les travaux du Conseil international consultatif et de contrôle et encourage les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord à informer le Conseil à intervalles réguliers des efforts qu’ils déploient dans le cadre de la présente résolution ;
25. Décide d’examiner l’application de la présente résolution dans les 12 mois suivant son adoption et d’envisager d’autres mesures qui pourraient être nécessaires ;
26. Demande aux Etats membres et aux organisations internationales et régionales de concourir à l’application de la présente résolution ;
27. Décide de rester saisi de la question. »
5. Evolution entre juillet 2003 et juin 2004
15. En juillet 2003 fut créé le Conseil de gouvernement de l’Irak, que l’Autorité provisoire de la coalition devait consulter pour toute question se rapportant à l’administration temporaire de l’Irak.
16. Le 16 octobre 2003, le Conseil de sécurité adopta la résolution 1511, dont voici les extraits pertinents :
« Le Conseil de sécurité,
(…)
Soulignant que la souveraineté de l’Irak réside dans l’Etat irakien, réaffirmant le droit du peuple irakien de déterminer librement son avenir politique et d’avoir le contrôle de ses propres ressources naturelles, se déclarant de nouveau résolu à ce que le jour où les Irakiens se gouverneront eux-mêmes vienne rapidement, et reconnaissant l’importance de l’appui international, en particulier de celui des pays de la région, des voisins de l’Irak et des organisations régionales, pour faire avancer rapidement ce processus,
Considérant que l’appui international en faveur du rétablissement de la stabilité et de la sécurité est essentiel pour le bien-être du peuple irakien et pour que tous les intéressés soient en mesure d’accomplir leur tâche dans l’intérêt du peuple irakien, et se félicitant de la contribution que des Etats membres ont apportée à cet égard en application de la résolution 1483 (2003),
Se félicitant que le Conseil de gouvernement de l’Irak ait décidé de charger une commission constitutionnelle préparatoire d’organiser une conférence constitutionnelle qui élaborera une constitution consacrant les aspirations du peuple irakien, et lui demandant instamment de mener à bien cette tâche rapidement,
(…)
Constatant que si elle s’est améliorée, la situation en Irak continue de menacer la paix et la sécurité internationales,
Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies,
1. Réaffirme la souveraineté et l’intégrité territoriale de l’Irak et souligne dans ce contexte que l’Autorité provisoire de la coalition (l’Autorité) exerce à titre temporaire les responsabilités, pouvoirs et obligations au regard du droit international applicable qui sont reconnus et énoncés dans la résolution 1483 (2003), jusqu’à ce qu’un gouvernement représentatif internationalement reconnu soit mis en place par le peuple irakien et assume les responsabilités de l’Autorité, notamment suivant les dispositions envisagées aux paragraphes 4 à 7 et 10 ci-après ;
(…)
4. Considère que le Conseil de gouvernement et ses ministres sont les principaux organes de l’administration provisoire irakienne, laquelle, sans préjudice de son évolution ultérieure, incarne la souveraineté de l’Etat irakiendurant la période intérimaire, jusqu’à ce qu’un gouvernement représentatif internationalement reconnu soit mis en place et assume les responsabilités de l’Autorité ;
5. Affirme que l’administration de l’Irak sera progressivement assurée par les structures à venir de l’administration provisoire irakienne ;
6. Engage l’Autorité, dans ce contexte, à remettre dès que possible les responsabilités et pouvoirs gouvernementaux au peuple irakien et la prie, en coopération selon que de besoin avec le Conseil de gouvernement et le Secrétaire général, de lui rendre compte des progrès réalisés ;
7. Invite le Conseil de gouvernement à lui communiquer, au plus tard le 15 décembre 2003, en coopération avec l’Autorité et, si les circonstances le permettent, le Représentant spécial du Secrétaire général, un calendrier et un programme aux fins de la rédaction d’une nouvelle constitution pour l’Irak et de la tenue d’élections démocratiques conformément à cette constitution ;
8. Se déclare résolu à ce que l’Organisation des Nations unies, agissant par l’intermédiaire du Secrétaire général, de son Représentant spécial et de la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak, renforce son rôle crucial en Irak, notamment en apportant des secours humanitaires, en favorisant des conditions propices à la reconstruction économique et au développement de l’Irak à long terme, et en concourant aux efforts visant à créer et à rétablir les institutions nationales et locales nécessaires à un gouvernement représentatif ;
(…)
13. Considère que la sécurité et la stabilité conditionnent l’aboutissement du processus politique envisagé au paragraphe 7 ci-dessus et l’aptitude de l’Organisation des Nations unies à concourir véritablement à ce processus et à l’application de la résolution 1483 (2003), et autorise une force multinationale, sous commandement unifié, à prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak, notamment afin d’assurer les conditions nécessaires à la mise en œuvre du calendrier et du programme, ainsi que pour contribuer à la sécurité de la Mission d’assistance des Nations unies pour l’Irak, du Conseil de gouvernement de l’Irak et des autres institutions de l’administration provisoire irakienne, et des principaux éléments de l’infrastructure humanitaire et économique ;
14. Prie instamment les Etats membres de fournir une assistance au titre de ce mandat des Nations unies, y compris des forces militaires, à la force multinationale visée au paragraphe 13 ci-dessus ;
15. Décide de réexaminer les besoins et la mission de la force multinationale visée au paragraphe 13 ci-dessus un an au plus tard à compter de la date de la présente résolution, le mandat de la force devant en tout état de cause expirer au terme du processus politique décrit plus haut aux paragraphes 4 à 7 et 10 et se déclare prêt à examiner à cette occasion, en tenant compte des vues d’un gouvernement irakien représentatif, internationalement reconnu, s’il est nécessaire de maintenir la force multinationale en fonction ;
(…)
25. Prie les Etats-Unis d’Amérique, au nom de la force multinationale visée au paragraphe 13 ci-dessus, de lui rendre compte, selon qu’il conviendra et tous les six mois au moins, des efforts et des progrès accomplis par cette force ;
26. Décide de demeurer saisi de la question. »
17. Le 8 mars 2004, le Conseil de gouvernement de l’Irak promulgua la loi administrative de transition de l’Etat irakien pour la période transitoire (« la loi administrative de transition »). Ce texte instaurait le cadre légal temporaire de l’administration du pays pendant la période transitoire, laquelle devait débuter le 30 juin 2004 avec la création d’un Gouvernement intérimaire de l’Irak (« le gouvernement intérimaire ») et la dissolution de l’Autorité provisoire de la coalition.
18. Les dispositions relatives au nouveau régime figurent dans la résolution 1546 du Conseil de sécurité, agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations unies, adoptée le 8 juin 2004, ainsi libellée dans ses parties pertinentes :
« Le Conseil de sécurité,
(…)
1. Approuve la formation d’un gouvernement intérimaire souverain de l’Irak, tel que présenté le 1er juin 2004, qui assumera pleinement d’ici au 30 juin 2004 la responsabilité et l’autorité de gouverner l’Irak, tout en s’abstenant de prendre des décisions affectant le destin de l’Irak au-delà de la période intérimaire, jusqu’à l’entrée en fonction d’un gouvernement de transition issu d’élections comme prévu au paragraphe 4 ci-après ;
2. Note avec satisfaction que, d’ici au 30 juin 2004 également, l’occupation prendra fin, l’Autorité provisoire de la coalition cessera d’exister et l’Irak retrouvera sa pleine souveraineté ;
(…)
8. Se félicite des efforts faits actuellement par le Gouvernement intérimaire de l’Irak pour développer les forces de sécurité irakiennes, notamment les forces armées irakiennes (ci-après dénommées « les forces de sécurité irakiennes »), qui seront placées sous son autorité et celle de ses successeurs et qui joueront un rôle de plus en plus grand dans le maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak, dont ils assumeront à terme la pleine responsabilité ;
9. Note que c’est à la demande du nouveau Gouvernement intérimaire de l’Irak que la force multinationale est présente dans le pays et renouvelle en conséquence l’autorisation qu’il a donnée à la force multinationale sous commandement unifié établie par la résolution 1511 (2003), compte tenu des lettres qui figurent en annexe à la présente résolution ;
10. Décide que la force multinationale est habilitée à prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak conformément aux lettres qui figurent en annexe à la présente résolution et où on trouve notamment la demande de l’Irak tendant au maintien de la présence de la force multinationale et la définition des tâches de celle-ci, notamment en ce qui concerne la prévention du terrorisme et la dissuasion des terroristes afin que, entre autres, l’Organisation des Nations unies puisse remplir son rôle d’assistance au peuple irakien tel que défini au paragraphe 7 ci-dessus et que le peuple irakien puisse appliquer librement et à l’abri de toute intimidation le calendrier et le programme fixés pour le processus politique et tirer parti des activités de reconstruction et de redressement ; (…) »
6. Le transfert de l’autorité au gouvernement intérimaire
19. Le 28 juin 2004, l’occupation prit fin avec la dissolution de l’Autorité provisoire de la coalition et le transfert de ses pleins pouvoirs au gouvernement intérimaire. La force multinationale, y compris les soldats britanniques qui en faisaient partie, resta en Irak à la demande du gouvernement irakien et en vertu d’autorisations données par le Conseil de sécurité.
B. Les forces armées du Royaume-Uni en Irak de mai 2003 à juin 2004
20. Pendant cette période, les forces de la coalition se composaient de six divisions, sous le haut commandement de généraux américains. Quatre de ces divisions étaient américaines et deux multinationales. A chacune d’elles était attribué un secteur géographique particulier en Irak. Le Royaume-Uni avait reçu le commandement de la division multinationale du sud-est, responsable des provinces de Bassorah, de Maysan, de Thi Qar et d’Al-Muthanna, représentant une superficie de 96 000 km2 et 4,6 millions d’habitants. Environ 14 500 soldats de la coalition, dont 8 150 britanniques, étaient affectés à la division multinationale du sud-est. Les provinces de Bassorah et de Maysan, représentant une population totale d’environ 2,75 millions d’habitants, étaient le principal théâtre des opérations des forces britanniques au sein de cette division. Un peu plus de 8 000 soldats britanniques y étaient déployés, dont un peu plus de 5 000 étaient investis de responsabilités opérationnelles.
21. A partir du 1er mai 2003, les forces britanniques en Irak assumèrent deux missions essentielles. La première consistait à maintenir la sécurité sur le territoire de la division multinationale du sud-est, en particulier dans les provinces de Bassorah et de Maysan. La tâche principale en matière de sécurité était d’œuvrer au rétablissement des forces de sécurité irakiennes, notamment de la police. Les forces britanniques devaient aussi conduire des patrouilles, procéder à des arrestations et mener des opérations de lutte contre le terrorisme, encadrer les manifestations civiles et protéger les ressources et infrastructures essentielles ainsi que les postes de police. La seconde mission essentielle consistait à apporter un soutien à l’administration civile en Irak de diverses manières, par exemple en assurant la liaison entre, d’un côté, l’Autorité provisoire de la coalition et le Conseil de gouvernement de l’Irak et, de l’autre, les autorités locales, ou encore en aidant à la reconstruction des infrastructures.
22. Le rapport Aitken (paragraphe 69 ci-dessous), établi pour le compte du chef d’état-major des armées, décrivait ainsi la situation en Irak au lendemain du conflit (traduction du greffe) :
« Le contexte des opérations menées en Irak est exceptionnellement complexe. Il n’appartient pas à l’auteur du présent rapport de faire des observations sur le volet jus ad bellum de l’invasion, ni sur ce qu’en pense le public. Il est néanmoins important de noter que les plans de l’alliance au lendemain de l’invasion étaient axés davantage sur l’aide à apporter pour éviter un désastre humanitaire (lequel, finalement, n’a pas du tout eu l’ampleur annoncée) que sur les activités criminelles et l’insurrection ultérieure, qui elles étaient bien réelles. L’une des conséquences était que nous n’avions pas suffisamment de soldats sur le terrain pour faire face efficacement à la situation dans laquelle nous nous trouvions. Dans le cadre d’une opération de maintien de la paix, il faut beaucoup plus de soldats pour faire respecter l’ordre public que pour conduire une guerre ; or les nôtres étaient très éparpillés sur le terrain. Lors de son enquête (avril 2005) sur l’incident dit du « grenier » [mauvais traitements dont auraient été victimes des Irakiens incarcérés au motif qu’ils étaient soupçonnés d’avoir pillé des entrepôts d’aide humanitaire], le général de brigade Carter décrivit ainsi les conditions en Irak :
« (…) En mai 2003, soit environ quatre semaines après le début du passage par les forces britanniques de la phase offensive à la phase de stabilisation, la situation était indécise. Les groupes de combat s’étaient vu attribuer des zones de responsabilité géographiques correspondant grosso modo à leurs objectifs tactiques initiaux. Les opérations de combat avaient officiellement pris fin et les règles d’ouverture du feu avaient été modifiées en conséquence, mais de plus en plus de fusillades éclataient. Ces fusillades opposaient surtout des Irakiens qui avaient de vieux comptes à régler ou qui se livraient à des activités criminelles, mais certains indices montraient dès le début que les soldats britanniques étaient de plus en plus menacés (…) La structure des forces britanniques évoluait. La plupart des armements lourds qui avaient été nécessaires à l’invasion étaient désormais rapatriés. Certaines unités étaient affectées à d’autres opérations hors du pays et des pressions étaient exercées au Royaume-Uni pour réduire rapidement les forces à un niveau plus acceptable. (…) L’attitude de la population locale évoluait elle aussi. L’enthousiasme d’abord manifesté par la population chiite de Bassorah et de ses alentours, autrefois opprimée, avait fait place à la méfiance puis, dès le milieu du mois de mai, à la déception. Aucune réponse n’avait été apportée aux aspirations et aux attentes. L’administration et les pouvoirs publics irakiens étaient inexistants. Le carburant et l’eau potable se raréfiaient, l’électricité fonctionnait par intermittence et les hôpitaux étaient remplis de personnes qui avaient été blessées lors de la phase des opérations de combat. Les ponts et les principaux axes routiers avaient été détruits par les bombardements de la coalition. L’ordre public s’était complètement effondré. La police irakienne s’était volatilisée ; les quelques agents de sécurité restants étaient âgés et incapables. Les soldats irakiens, quant à eux, avaient été capturés, s’étaient débandés, ou avaient déserté. Les criminels avaient été relâchés dans les rues et les prisons vidées. Les magistrats se cachaient. Tous les bâtiments gouvernementaux avaient été saccagés et tout ce qui pouvait être emporté l’avait été. Des bâtiments non protégés étaient squattés. La criminalité était endémique et, dans certains secteurs de Bassorah, la situation était quasi anarchique. Les détournements de véhicules, enlèvements d’enfants, meurtres par vengeance, vols de voitures et cambriolages étaient monnaie courante. En un laps de temps très bref, la richesse avait été complètement redistribuée. »
Dans ce contexte, l’armée britannique était le seul agent de l’ordre public dans sa zone d’opérations. Lors de sa visite en Irak en mai 2003, le responsable des affaires internationales de l’Association des commissaires de police, M. Paul Kernaghan avait dit que, en raison des problèmes de sécurité, il ne recommanderait pas le déploiement de policiers civils dans la zone d’opérations. C’était en 1945 que l’armée britannique avait exercé pour la dernière fois les fonctions d’une armée d’occupation, et il lui avait fallu plusieurs mois pour se préparer à ce rôle. En mai 2003, les mêmes soldats qui venaient de livrer une guerre conventionnelle particulièrement rude étaient censés, presque du jour au lendemain, devenir les seules personnes capables d’assurer le fonctionnement des services publics et d’apporter une aide humanitaire à la population du sud de l’Irak. Des groupes de combat (c’est-à-dire environ cinq cents soldats commandés par un lieutenant-colonel) s’étaient vu attribuer des zones de responsabilité d’une superficie de plusieurs centaines de kilomètres carrés et des compagnies (c’est‑à-dire une centaine d’hommes avec un commandant à leur tête) devaient s’occuper de villes entières. Certes, les plans britanniques d’invasion avaient sagement prévu de limiter autant que possible les dommages aux infrastructures matérielles, mais comme seuls des militaires étaient disponibles pour faire fonctionner ces infrastructures et comme l’aide apportée par le personnel local était très limitée, cette tâche mettait l’armée à rude épreuve.
Les carences en matière d’infrastructures civiles avaient notamment pour conséquence de poser un dilemme pour les soldats britanniques confrontés à la criminalité quotidienne. Un principe clair de prééminence de la police en matière de répression criminelle dans les zones d’opération nous a été inculqué par notre expérience en Irlande du Nord et dans le cadre des opérations de maintien de la paix partout dans le monde. Les soldats acceptent l’idée qu’ils seront confrontés à des criminels et qu’ils devront parfois les arrêter mais, malgré notre expérience de ce type de problème au Kosovo en 1999, notre doctrine et notre pratique ne nous avaient pas préparés à affronter les criminels lorsqu’il n’existe ni forces de police civile, ni système judiciaire répressif, ni prisons. Même lorsqu’une police irakienne embryonnaire a été rétablie en 2003, les soldats sur le terrain n’avaient guère confiance en sa capacité à traiter équitablement ou raisonnablement les criminels qui lui étaient remis. Avec le recul, nous savons désormais que des soldats se sont comportés illégalement à l’égard de criminels locaux. Aussi attentifs fussent-ils, les chefs de corps ne pouvaient pas être partout ; ils n’étaient donc pas concrètement en mesure de surveiller leurs troupes autant qu’ils l’auraient dû. Dès lors, les irrégularités étaient plus difficiles à déceler et à prévenir. »
23. Les archives militaires britanniques indiquent que, entre le 1er mai 2003 et le 30 juin 2004, environ 178 manifestations et 1 050 attaques violentes eurent lieu contre les forces de la coalition de la division multinationale du sud-est. Ces attaques se répartissaient comme suit : 5 attaques anti-aériennes, 12 attaques à la grenade, 101 attaques à l’aide d’engins explosifs artisanaux, 52 tentatives d’attaque à l’aide d’engins de ce type, 145 attaques au mortier, 147 attaques au lance-roquettes, 535 fusillades et 53 autres. Selon ces mêmes archives, il est établi que, à peu près pendant cette même période, quarante-neuf Irakiens furent tués lors d’incidents au cours desquels des soldats britanniques avaient eu recours à la force.
C. Les règles d’ouverture du feu
24. L’usage de la force par les soldats britanniques au cours de leurs opérations est régi par les règles d’ouverture du feu pertinentes. Celles qu’ils devaient suivre en Irak pour pouvoir recourir à la force meurtrière pendant la période considérée étaient énoncées dans des instructions reproduites sur une carte, appelée « carte alpha », remise à chacun d’eux. Cette carte était ainsi libellée :
« CARTE A – INSTRUCTIONS CONCERNANT L’OUVERTURE DU FEU POUR LE PERSONNEL HABILITÉ À UTILISER DES ARMES ET MUNITIONS DANS L’EXERCICE DE SES FONCTIONS
INSTRUCTIONS D’ORDRE GÉNÉRAL
1. Ces instructions n’ont aucune incidence sur votre droit naturel de légitime défense. Toutefois, quelle que soit la situation, vous ne devez employer que la force qui est absolument nécessaire.
LES ARMES À FEU NE DOIVENT ÊTRE UTILISÉES QU’EN DERNIER RESSORT
2. Quand ce sont des biens que vous protégez, vous ne devez employer la force meurtrière que pour préserver la vie humaine.
PROTECTION DE LA VIE HUMAINE
3. Vous ne pouvez ouvrir le feu contre une personne que si elle commet ou est sur le point de commettre un acte susceptible de constituer un danger pour la vie et s’il n’y a aucun autre moyen de prévenir ce danger.
SOMMATION
4. Une sommation DOIT être donnée avant l’ouverture du feu, sauf
a) si elle expose vous-même ou d’autres personnes que l’agresseur à un risque accru de décès ou de blessure grave
OU
b) si vous ou d’autres personnes à proximité immédiate êtes l’objet d’une attaque armée.
5. Vous faites la sommation en criant « C’EST LA MARINE/L’ARMÉE DE TERRE/L’ARMÉE DE L’AIR, ARRÊTEZ OU JE TIRE » ou d’autres mots de même nature.
OUVERTURE DU FEU
6. S’il faut ouvrir le feu, vous devez :
a) tirer uniquement des coups visés,
ET
b) éviter de tirer plus de coups que ce qui est nécessaire,
ET
c) prendre toutes les précautions raisonnables pour ne pas blesser d’autres personnes que votre cible. »
D. Les enquêtes sur les décès de civils irakiens impliquant des soldats britanniques
1. La décision de saisir la police militaire royale d’un incident pour enquête
25. Le 21 juin 2003, le général de brigade Moore (qui commanda la 19e brigade mécanisée britannique de juin à novembre 2003) édicta des instructions formelles régissant les enquêtes sur les fusillades. Ces instructions prévoyaient que tous les incidents de cette nature devaient être signalés et que le prévôt de division (Divisional Provost Marshall) devait en être informé. Des sous-officiers de la police militaire royale devaient alors examiner les faits et déterminer si, oui ou non, les règles d’ouverture du feu avaient été respectées. Dans l’affirmative, des dépositions étaient recueillies et un bulletin complet était communiqué par la voie hiérarchique. En cas de manquement apparent aux règles d’ouverture du feu ayant entraîné la mort ou des blessures graves, le prévôt de division devait, dans les plus brefs délais, confier l’enquête à la section spéciale d’investigation de la police militaire royale (paragraphe 28 ci-dessous).
26. Le général Moore décida toutefois de modifier ces instructions à compter du 28 juillet 2003. En vertu des nouvelles instructions, tout soldat impliqué dans une fusillade devait immédiatement signaler celle-ci à la division multinationale du sud-est par le biais d’un « rapport d’incident grave ». Son commandant de compagnie ou son chef de corps devait ensuite enquêter sur les faits. Voici les précisions apportées par le général Moore dans sa déposition devant les juridictions nationales :
« Les enquêtes sur les fusillades étaient conduites selon des modalités qui variaient en fonction de l’état de la sécurité sur le terrain et des circonstances de chaque cas. En général, le commandant de compagnie ou le chef de corps recueillait les dépositions des membres de la patrouille concernée et examinait le journal des communications radio. Des clichés des lieux pouvaient aussi être pris. Parfois, l’enquête était complétée par un entretien avec des membres de la famille ou de la tribu du défunt. Au niveau de l’unité militaire, l’enquête ne pouvait cependant prévoir une expertise criminalistique complète, la brigade n’étant pas dotée d’un matériel adéquat. »
S’il était convaincu, sur la base des éléments du dossier, que le soldat en cause avait agi dans le respect des lois et des règles d’ouverture du feu, le chef de corps n’était pas tenu de saisir la section spéciale d’investigation aux fins de l’ouverture d’une enquête et il devait alors communiquer sa décision par écrit au général Moore. Dans le cas contraire, ou en l’absence d’éléments suffisants pour statuer, il devait saisir la section spéciale d’investigation.
27. Entre janvier et avril 2004, le contexte étant devenu moins hostile et les médias et le Parlement ayant montré un vif intérêt pour les cas d’Irakiens tués au cours de fusillades impliquant des forces britanniques, ces instructions furent une nouvelle fois révisées. Le 24 avril 2004, le commandant de la division multinationale du sud-est adopta de nouvelles instructions, qui imposaient une enquête de la section spéciale d’investigation pour toute fusillade ayant impliqué des forces britanniques et provoqué la mort d’un civil ou causé des blessures à un civil. Dans des cas exceptionnels, le commandant de brigade pouvait décider qu’une enquête n’était pas nécessaire ; cette décision devait alors être communiquée par écrit au commandant de la division multinationale du sud-est.
2. L’enquête par la police militaire royale (section spéciale d’investigation)
28. La police militaire royale fait partie de l’armée et la suit dans ses opérations à l’étranger. Elle dispose toutefois de sa propre hiérarchie, ses membres ayant pour supérieur le prévôt (Provost Marshall), lui-même subordonné à l’adjudant général (Adjutant General). En son sein, la section spéciale d’investigation est chargée des enquêtes sur les crimes graves commis par les membres des forces britanniques dans l’exercice de leurs fonctions et sur les incidents impliquant un contact entre militaires et civils, ainsi que de toute enquête spéciale qui lui est confiée, notamment sur les incidents au cours desquels des civils sont tués par des soldats britanniques. Pour assurer son indépendance pratique lors des opérations, elle se divise en unités entièrement autonomes ayant leur propre hiérarchie, avec à leur tête des officiers-prévôts (Provost Officers) dépêchés à cette fin dans le cadre des opérations.
29. En Irak, la section spéciale d’investigation ouvrait les enquêtes sur les décès de civils impliquant des soldats britanniques soit à la demande du chef de corps de l’unité concernée, soit d’office lorsqu’elle avait pris connaissance d’un incident de cette nature par d’autres moyens. Cependant, elle devait mettre fin à pareille enquête entamée d’office si le prévôt ou le chef de corps de l’unité concernée lui en donnait l’instruction.
30. Les enquêtes conduites par la section spéciale d’investigation en Irak étaient entravées par un certain nombre de difficultés, telles que les problèmes de sécurité, le manque d’interprètes, les considérations culturelles (par exemple au sujet de la pratique islamique consistant à inhumer un corps dans les vingt-quatre heures et à ne pas le déranger pendant quarante jours), le manque de pathologistes et de matériel médicolégal, l’absence de documents officiels, les problèmes de logistique ainsi que le climat et les conditions générales de travail. Le rapport Aitken (paragraphe 69 ci-dessous) décrivait ainsi la situation :
« Les troupes combattantes n’étaient pas les seules à être débordées dans ces conditions. Tel qu’il existe, notre système de justice pénale militaire est utile, indépendant et adapté à sa mission. Mais, même avec le système de justice pénale le plus efficace, il est difficile de conduire une enquête, d’instruire un dossier et d’ouvrir des poursuites si, concrètement, l’infrastructure civile est inexistante. Ainsi, dès le lendemain de la guerre au sol, la police militaire éprouva des difficultés particulières à recueillir des preuves satisfaisant aux normes très strictes du droit anglais. Les registres officiels nationaux – normalement un point de référence essentiel pour une enquête pénale – faisaient largement défaut. Les perceptions différentes du droit qu’avaient le peuple irakien et la police britannique alimentaient un climat d’hostilité et de suspicion. De plus, l’armée se trouvait dans un cadre opérationnel de plus en plus dangereux. Ainsi, le 24 juin 2003, six membres de la police militaire royale furent tués à Al Amarah. De même, les coutumes locales faisaient obstacle à l’application des normes de justice britanniques. Par exemple, dans le cas de Nadhem Abdullah, la famille du défunt refusa de remettre son corps aux fins d’un examen médicolégal, ce qui a beaucoup nui à la qualité des éléments recueillis concernant les circonstances du décès. »
Le rapport Aitken précisait par ailleurs que la section spéciale d’investigation s’était heurtée à des difficultés dans les cas où il lui avait fallu enquêter sur des allégations de graves irrégularités, la résolution des soldats à ne pas se montrer déloyaux envers leurs camarades ayant débouché sur un manque de coopération de leur part et sur ce que le juge dans la procédure de cour martiale concernant le décès du fils du sixième requérant avait appelé « le mur de silence » opposé par certains témoins militaires appelés à la barre.
31. Tout membre de la section spéciale d’investigation chargé d’une enquête devait, à l’issue de celle-ci, communiquer au chef de corps de l’unité concernée un rapport comprenant une lettre explicative et un récapitulatif des preuves recueillies ainsi que copie de toute preuve littérale intéressant l’enquête, c’est-à-dire les dépositions des témoins et des enquêteurs. Le rapport ne renfermait aucune décision quant aux faits ni aucune conclusion sur ce qui s’était passé ou avait pu se passer. C’était ensuite au chef de corps de décider s’il fallait ou non saisir du dossier l’autorité de poursuite pour un éventuel procès en cour martiale.
32. Voici ce que dit le rapport Aitken, daté du 25 janvier 2008 (paragraphe 69 ci-dessous), au sujet des poursuites engagées contre des membres des forces armées impliqués dans des décès de civils irakiens :
« Quatre cas de décès d’Irakiens causés par des abus délibérés ont fait l’objet d’une enquête puis donné lieu à la saisine de l’autorité de poursuite de l’armée (« l’APA »), dès lors que certains éléments indiquaient que les victimes avaient été illégalement tuées par des soldats britanniques. Dans trois de ces cas, l’APA a ouvert des poursuites au motif que, selon elle, il existait des chances réalistes de condamnation et qu’un procès était dans l’intérêt du public et du service. Pourtant, il n’y a jamais eu de condamnation pour meurtre ni pour homicide.
La position de l’armée sur la question des poursuites est claire. Les chefs de corps et leurs supérieurs peuvent solliciter le concours d’un juriste lorsqu’ils sont appelés à décider s’il y a lieu ou non de saisir l’APA. Le directeur du service juridique de l’armée, qui répond devant l’adjudant général des consultations juridiques fournies à l’armée, est en outre nommé par la Reine aux fonctions d’APA. Il décide de l’opportunité d’un procès dans tous les dossiers que lui soumet la hiérarchie militaire et plaide toutes les affaires renvoyées en cour martiale, devant la Standing Civilian Court et devant la Summary Appeal Court, ainsi qu’en appel devant la cour martiale d’appel et la Chambre des lords. Il délègue ces fonctions aux membres de son service désignés en qualité de procureurs au sein de l’APA, dont les affaires courantes sont gérées par le brigadier procureur (Brigadier Prosecutions). L’APA relève en définitive de l’Attorney General et se situe, comme il convient, hors de la hiérarchie militaire : elle décide seule de la saisine de la cour martiale et des chefs d’inculpation à retenir. Ni la hiérarchie militaire, ni un ministre, ni un fonctionnaire, ni aucune autre personne ne peut prendre semblable décision. Quelle que soit la complexité de la situation dans laquelle elle se trouve, l’armée doit à tout moment agir dans le respect de la loi. Dès lors que l’APA a statué (sur la base des éléments de fait et de droit), l’armée doit accepter que les conséquences de l’inculpation de tel ou tel individu ou la formulation de tel ou tel chef d’accusation risquent de nuire à sa réputation.
Si elle peut paraître préoccupante, l’absence de toute condamnation pour les meurtres ou homicides causés par des abus délibérés commis en Irak peut s’expliquer. Il faut d’abord recueillir des preuves (ce qui, comme il a déjà été indiqué, n’est pas chose facile) ; ensuite, ces preuves doivent être exposées devant le juge ; enfin, l’accusé est présumé innocent tant que l’accusation n’aura pas pu prouver sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable. Les critères sont donc stricts, tout autant que ceux applicables devant nos juridictions civiles. D’une manière générale, les chiffres relatifs aux issues que connaissent les procédures de cour martiale ouvertes par l’APA sont presque identiques à ceux relatifs aux issues que connaissent les procédures de droit commun. Ainsi, à la fin de l’année 2006, le taux de condamnation après un procès en cour martiale était de 12 %, pour 13 % devant les Crown Courts. S’il est certes inévitable que certaines poursuites n’aboutissent pas, cela ne veut pas dire pour autant qu’elles n’auraient pas dû être engagées au départ. Après tout, c’est au juge et non au procureur qu’il revient de se prononcer sur la culpabilité de l’accusé. D’ailleurs, le fait que seule une fraction des quelque deux cents affaires dont a été saisie la police militaire en Irak a donné lieu à des poursuites peut aussi bien être interprété comme un signe positif que comme un signe négatif. Il est positif en ce que les dossiers et le contexte ne se prêtaient pas à l’ouverture de poursuites pénales, mais il est négatif en ce que, comme nous le savons, la police militaire a été dans certains cas fortement entravée dans sa capacité à réunir des preuves suffisamment solides pour conduire à une inculpation ou à une condamnation.
Il est important de noter que rien de tout cela ne fait ressortir une quelconque lacune fondamentale qui nuirait à l’efficacité du système de la justice pénale militaire dans ses rouages essentiels. La section spéciale d’investigation de la police militaire royale (RMP(SIB)) et l’APA ont l’une et l’autre fait l’objet d’une inspection indépendante au cours de l’année 2007. Dans son rapport, l’inspection de la police indiquait que, selon elle, « la RMP(SIB) [avait] la compétence et les ressources pour conduire une enquête réactive de niveau 36 (crimes graves) », et l’inspection de l’APA conduite en février et mars 2007 par l’Inspection du service des poursuites de la Couronne concluait ceci : « (…) l’APA s’acquitte de ses responsabilités avec méthode et professionnalisme, souvent dans des conditions difficiles », ajoutant que 95,7 % des décisions de renvoi pour jugement étaient fondées au regard des preuves et que 100 % de ces mêmes décisions étaient justifiées du point de vue de l’intérêt du public ou du service. »
E. Le décès des proches des requérants
33. Les récits suivants sont tirés des dépositions des requérants et des soldats britanniques impliqués dans chacun des incidents. Ces dépositions avaient également été soumises aux juridictions internes qui, en ce qui concerne tous les requérants sauf le cinquième, les ont résumées dans leurs décisions (en particulier la Divisional Court).
1. Le premier requérant
34. Le premier requérant est le frère de Hazim Jum’aa Gatteh Al-Skeini (« Hazim Al-Skeini »), décédé à l’âge de 23 ans. Hazim Al-Skeini était l’un des deux Irakiens de la tribu des Beini Skein abattus à Bassorah, dans le quartier d’Al-Majidiyah, le 4 août 2003 juste avant minuit, par le sergent A., qui commandait une patrouille britannique.
35. Dans sa déposition faite en qualité de témoin, le premier requérant indiqua que le soir en question divers membres de sa famille s’étaient rassemblés dans une maison d’Al-Majidiyah pour une cérémonie funéraire. En Irak, il serait de coutume de tirer des coups de feu au cours d’obsèques. Alors qu’il accueillait les invités dans la maison au fur et à mesure qu’ils arrivaient pour la cérémonie, le premier requérant aurait vu son frère se faire tirer dessus par des soldats britanniques alors qu’il marchait dans la rue en direction de la maison. Son frère se serait trouvé à seulement une dizaine de mètres des soldats, sans aucune arme, lorsqu’il a été abattu, avec un autre homme qui l’accompagnait. Le premier requérant n’aurait aucune idée de la raison pour laquelle les soldats ont ouvert le feu.
36. Selon la version britannique de l’incident, la patrouille, qui circulait à pied par une nuit très sombre, entendit de nombreux coups de feu en provenance de divers lieux d’Al-Majidiyah. Alors qu’elle s’engageait plus profondément dans ce quartier, elle serait tombée sur deux Irakiens dans la rue. L’un d’eux se serait trouvé à environ cinq mètres du sergent A., qui commandait la patrouille. Ce dernier aurait vu l’homme pointer une arme dans sa direction. Dans l’obscurité, il aurait été impossible de dire où se trouvait le second homme. Pensant que sa vie et celle des autres soldats de la patrouille étaient directement menacées, le sergent A. aurait ouvert le feu sur les deux hommes sans sommation verbale.
37. Le lendemain, le sergent A. produisit un compte rendu écrit de l’incident. Ce document fut transmis au commandant de son bataillon, le colonel G., qui estima qu’aucune règle d’ouverture du feu n’avait été enfreinte au cours de l’incident et consigna sa décision en bonne et due forme dans un rapport, qu’il remit à la brigade. Le rapport fut examiné par le général Moore, qui demanda si l’autre homme avait pointé son arme vers la patrouille. En réponse, le colonel G. rédigea un rapport complémentaire. Le rapport initial ne fut pas conservé aux archives de la brigade. Le général Moore considéra, après avoir lu le rapport complémentaire, ce que firent également son chef d’état-major adjoint et son conseiller juridique, que le sergent A. avait agi conformément aux règles d’ouverture du feu, de sorte qu’il n’ordonna pas la poursuite de l’enquête.
38. Les 11, 13 et 16 août 2003, le colonel G. s’entretint avec des membres de la tribu des défunts. Il indiqua pourquoi le sergent A. avait ouvert le feu et remit à la tribu un don de 2 500 dollars américains (USD) prélevé sur le fonds du Comité des compensations (Goodwill Payment Committee) de l’armée britannique, accompagné d’une lettre expliquant les circonstances des décès et reconnaissant que les défunts n’avaient voulu attaquer personne.
2. La deuxième requérante
39. La deuxième requérante est la veuve de Muhammad Salim, mortellement blessé par balles par le sergent C. le 6 novembre 2003 peu après minuit.
40. La déposition de la deuxième requérante, qui n’avait pas assisté au décès de son mari, reposait sur ce que lui avaient rapporté les témoins oculaires. Elle déclara que le 5 novembre 2003 pendant le ramadan, Muhammad Salim s’était rendu en visite chez son beau-frère à Bassorah. Vers 23 h 30, des soldats britanniques auraient enfoncé la porte d’entrée et investi la maison. L’un d’eux se serait retrouvé face à face avec le mari de la deuxième requérante dans le vestibule de la maison et aurait fait feu sur lui, le touchant au ventre. Les soldats britanniques l’auraient conduit à l’hôpital militaire tchèque, où il serait décédé le 7 novembre 2003.
41. Selon la version britannique de l’incident, une connaissance de l’un des interprètes de la patrouille avait communiqué à celle-ci des renseignements indiquant qu’un groupe d’hommes munis d’armes à canon long, de grenades et de lance-roquettes avait été aperçu en train d’entrer dans la maison. Une opération de perquisition-arrestation rapide aurait été ordonnée. La patrouille aurait frappé à la porte mais, personne n’ayant ouvert, elle l’aurait enfoncée. Le sergent C. aurait pénétré dans la maison par la porte d’entrée avec deux autres soldats et sécurisé la première pièce. Au moment où il s’engageait dans la deuxième pièce, il aurait entendu des tirs d’armes automatiques émanant de l’intérieur de la maison. Alors qu’il se dirigeait vers la pièce suivante par le bas des escaliers, il aurait vu deux hommes portant des armes à canon long descendre les escaliers en courant dans sa direction. Il n’y aurait pas eu suffisamment de temps pour donner une sommation verbale. Pensant que sa vie était directement menacée, le sergent C. aurait fait feu une fois en direction du premier homme, le mari de la deuxième requérante, et l’aurait atteint au ventre. Il aurait ensuite braqué son arme vers le second homme, qui aurait lâché son arme. Les membres de la famille de la deuxième requérante auraient ultérieurement indiqué à la patrouille qu’ils étaient avocats et étaient en litige avec une autre famille d’avocats concernant la propriété d’espaces de bureaux, ce pourquoi ils auraient fait l’objet de deux attaques armées signalées par eux à la police, l’une trois jours et l’autre seulement trente minutes avant la perquisition de la patrouille.
42. Le 6 novembre 2003, le commandant de compagnie produisit un rapport concernant l’incident, dans lequel il concluait que de faux renseignements avaient été délibérément communiqués à la patrouille par l’autre partie au litige susmentionné. Après avoir lu le document et s’être entretenu avec son auteur, le colonel G. conclut que les règles d’ouverture du feu n’avaient pas été enfreintes au cours de l’incident et que la poursuite de l’enquête par la section spéciale d’investigation ne s’imposait pas. Il rédigea donc le jour même un rapport en ce sens et le communiqua à la brigade, où il fut examiné par le général de brigade Jones. Ce dernier discuta de l’incident avec son chef d’état-major adjoint et son conseiller juridique, puis avec son conseiller politique. Il en conclut qu’il s’agissait d’un cas limpide où les règles d’ouverture du feu avaient été respectées et établit un rapport en ce sens. La deuxième requérante, qui avait à sa charge trois jeunes enfants et une belle-mère âgée, reçut 2 000 USD du Comité des compensations de l’armée britannique, ainsi qu’une lettre expliquant les circonstances du décès.
3. Le troisième requérant
43. Le troisième requérant est le veuf de Hannan Mahaibas Sadde Shmailawi, mortellement blessée par balles le 10 novembre 2003 dans l’enceinte de l’Institut de l’enseignement sis dans le quartier d’Al-Maqaal, à Bassorah, où il travaillait comme gardien de nuit et logeait avec son épouse et sa famille.
44. D’après la déposition de l’intéressé, ce soir-là vers 20 heures, alors que toute la famille était assise à la table du dîner, une rafale soudaine d’arme automatique fut tirée depuis l’extérieur du bâtiment. Son épouse aurait été atteinte à la tête et aux chevilles et l’un de ses enfants aurait reçu une balle au bras. L’un et l’autre auraient été conduits à l’hôpital, où l’enfant se serait remis de ses blessures mais où l’épouse aurait succombé.
45. Selon la version britannique de l’incident, l’épouse du troisième requérant fut abattue au cours d’une fusillade entre une patrouille britannique et plusieurs tireurs inconnus. L’éclairage du secteur à l’aide de fusées-parachutes aurait permis de distinguer au moins trois hommes à découvert munis d’armes à canon long, dont deux auraient directement fait feu sur les soldats britanniques. L’un des tireurs aurait été tué au cours de cette fusillade. Après environ sept à dix minutes, les coups de feu auraient cessé et des hommes armés auraient été aperçus en train de s’enfuir. En fouillant les bâtiments, les soldats auraient trouvé une femme (l’épouse du troisième requérant) touchée à la tête et un enfant blessé au bras. Tous deux auraient été conduits à l’hôpital.
46. Le lendemain matin, le commandant de compagnie produisit un rapport concernant l’incident, accompagné des dépositions des soldats impliqués. Après avoir lu le rapport et les dépositions, le colonel G. conclut que les règles d’ouverture du feu n’avaient pas été enfreintes au cours de l’incident et que la poursuite de l’enquête par la section spéciale d’investigation ne s’imposait pas. Il rédigea un rapport en ce sens, qu’il communiqua à la brigade. Ce rapport fut examiné par le général Jones, qui discuta de l’incident avec son chef d’état-major adjoint, son conseiller juridique et le colonel G. Le général Jones conclut que les règles d’ouverture du feu avaient été respectées au cours de l’incident et qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre l’enquête.
4. Le quatrième requérant
47. Le quatrième requérant est le frère de Waleed Fayay Muzban, mortellement blessé par balles à l’âge de quarante-trois ans dans la nuit du 24 août 2003 par le caporal S., dans le quartier d’Al-Maqaal, à Bassorah.
48. L’intéressé n’a pas assisté au décès de son frère, mais il affirme que ses voisins ont été témoins de l’incident. Dans sa déposition, il déclara que le soir en question, d’après ce qu’il avait compris, son frère était en train de rentrer chez lui après son travail vers 20 h 30, au volant d’un minibus. Dans une rue appelée Souq Hitteen, située à proximité de son domicile, qu’il partageait avec le quatrième requérant, le minibus aurait, sans raison apparente, « été criblé de balles », blessant mortellement Waleed à la poitrine et au ventre.
49. Le caporal S. faisait partie d’une patrouille qui surveillait le périmètre d’une base militaire de la coalition (Fort Apache), où trois membres de la police militaire royale auraient été tués la veille par des coups de feu tirés depuis un véhicule. Selon le récit de l’incident donné par le soldat britannique, un minibus roulant lentement en direction de la patrouille, tous feux baissés et rideaux tirés, aurait paru suspect au caporal. Sommé de s’arrêter, le véhicule aurait apparemment cherché à fuir les soldats, si bien que le caporal S. aurait pointé son arme en direction du conducteur, lui ordonnant de s’arrêter, ce que l’intéressé aurait fait. Le caporal S. se serait ensuite approché de la porte du conducteur (le frère du quatrième requérant) et l’aurait salué. Le conducteur aurait réagi de manière agressive et paru crier quelque chose par-dessus son épaule à des gens dans la partie du minibus cachée par des rideaux. Le caporal S. aurait alors tenté de regarder à l’arrière du véhicule, mais le conducteur l’aurait repoussé en lui donnant un coup de poing à la poitrine. Le conducteur aurait ensuite crié quelque chose en direction de l’arrière du minibus et fait un mouvement pour s’emparer de l’arme du caporal S. Ce dernier aurait été contraint de recourir à la force pour se dégager. Puis le conducteur serait reparti en accélérant et en braquant brutalement en direction d’autres membres de la patrouille. Le caporal S. aurait tiré sur les pneus du véhicule, qui se serait arrêté à une centaine de mètres de la patrouille. Le conducteur se serait retourné et aurait crié une nouvelle fois quelque chose vers l’arrière du minibus. Il aurait semblé chercher à s’emparer d’une arme. Pensant que son équipe allait se faire tirer dessus par le conducteur et par d’autres personnes dans le véhicule, le caporal S. aurait tiré environ cinq coups visés. Alors que le minibus s’éloignait en vitesse, il aurait tiré deux autres coups en direction de l’arrière du véhicule, avant que celui-ci ne s’échappe. Après un bref intervalle, le minibus se serait brusquement immobilisé. Le conducteur en serait sorti et aurait crié quelque chose en direction des soldats britanniques. Il aurait été sommé de s’allonger sur le sol. La patrouille se serait ensuite approchée du véhicule pour voir s’il y avait des hommes armés à l’intérieur. Le minibus se serait révélé vide. Le conducteur aurait reçu trois balles, au dos et à la hanche. Les premiers soins lui auraient été administrés sur place et il aurait ensuite été conduit à l’hôpital militaire tchèque, ou il serait décédé soit au cours de la nuit, soit dans la journée du lendemain.
50. La section spéciale d’investigation ouvrit une enquête le 29 août 2003. Les enquêteurs récupérèrent des fragments de balles ainsi que des douilles vides et prirent des photos numériques des lieux. Le minibus fut récupéré puis transporté au Royaume-Uni. Comme le corps du défunt avait été rendu à la famille pour être inhumé et qu’aucune autopsie n’avait été pratiquée, la section spéciale d’investigation recueillit les dépositions des deux chirurgiens irakiens qui avaient opéré le défunt. Une rencontre avec la famille au cours de laquelle il s’agissait de demander le consentement de celle-ci à une exhumation et à une autopsie fut organisée, mais elle dut être reportée. Neuf témoins militaires impliqués dans l’incident firent une déposition qui fut consignée et quatre autres personnes furent interrogées, mais il apparut en définitive qu’elles n’avaient rien d’utile à dire. Le caporal S. ne fut quant à lui pas entendu. La section spéciale d’investigation avait en effet pour pratique de n’interroger une personne soupçonnée de ne pas avoir respecté les règles d’ouverture du feu qu’une fois réunies des preuves suffisantes pour une inculpation. Les lieux des faits firent l’objet d’un examen criminalistique le 6 septembre 2003.
51. Le 29 août 2003, le colonel G. avait adressé au général Moore son rapport initial sur l’incident. Il s’y disait persuadé que le caporal S. avait agi avec la conviction qu’il respectait les règles d’ouverture du feu. Cependant, il ajoutait qu’il s’agissait selon lui d’une affaire complexe appelant une enquête de la section spéciale d’investigation. Le général Moore examina le rapport du colonel G., discuta de l’incident avec son chef d’état-major adjoint et recueillit un avis juridique. Il fut ensuite décidé que le problème pouvait être réglé par une enquête au niveau de l’unité, à condition qu’une réponse satisfaisante pût être apportée à un certain nombre de questions. En conséquence, le colonel G. produisit un nouveau rapport, daté du 12 septembre 2003, dans lequel il répondait auxdites questions et concluait qu’une enquête de la section spéciale d’investigation ne s’imposait plus. Après avoir une nouvelle fois discuté de l’incident avec son chef d’état-major adjoint et recueilli un avis juridique, le général Moore estima en définitive que, dans le cas à l’étude, les règles d’ouverture du feu avaient été respectées.
52. A ce stade, le général Moore avait été avisé que la section spéciale d’investigation avait commencé à enquêter sur l’incident. Le 17 septembre 2003, le colonel G. demanda par écrit à cet organe de clore son enquête. Le général Moore formula la même demande par l’intermédiaire de son chef d’état-major au cours d’une réunion avec l’officier enquêteur principal de la section spéciale d’investigation. L’enquête de cette dernière fut close le 23 septembre 2003. La famille du défunt reçut 1 400 USD du Comité des compensations de l’armée britannique ainsi que 3 000 USD pour le minibus.
53. A la suite d’une demande de contrôle juridictionnel formée par le quatrième requérant (paragraphe 73 ci-dessous), le dossier fut réexaminé par des officiers enquêteurs principaux de la section spéciale d’investigation et il fut décidé que l’enquête serait rouverte. Reprise le 7 juin 2004, cette dernière fut achevée le 3 décembre 2004, malgré les difficultés tenant aux conditions très dangereuses qui régnaient alors en Irak.
54. A la clôture de son enquête, la section spéciale d’investigation remit son rapport au chef de corps de l’unité du soldat, qui saisit l’Autorité de poursuite de l’armée en février 2005. Cette dernière décida que les témoins devaient faire l’objet d’un interrogatoire préliminaire formel de manière à pouvoir lever toute incertitude ou ambiguïté dans le dossier. Elle recueillit les dépositions des soldats qui avaient assisté à la fusillade et qui étaient les seuls témoins connus. Un avocat indépendant fut consulté. Selon lui, l’impossibilité matérielle d’établir que le caporal S. n’avait pas tiré en état de légitime défense écartait toute chance réaliste de condamnation. Le dossier fut transmis à l’Attorney General, qui décida de ne pas faire usage du pouvoir qui était le sien d’ouvrir des poursuites pénales.
5. Le cinquième requérant
55. Le cinquième requérant est le père d’Ahmed Jabbar Kareem Ali, décédé le 8 mai 2003 à l’âge de quinze ans.
56. Dans sa déposition produite aux fins de la procédure devant les juridictions britanniques, il déclara que, le 8 mai 2003, son fils n’étant pas revenu à son domicile à 13 h 30 comme prévu, il était parti à sa recherche à la place Al-Saad, où on lui avait dit que des soldats britanniques avaient arrêté de jeunes Irakiens plus tôt dans la journée. Alors qu’il poursuivait ses recherches, il aurait été contacté le lendemain matin par A., un autre jeune Irakien, qui lui aurait appris que, avec son fils et deux autres personnes, il avait été arrêté par des soldats britanniques la veille, roué de coups puis contraint de se jeter dans les eaux du Chatt-al-Arab. Le lendemain, le frère du cinquième requérant aurait signalé cet incident à « la police britannique », qui l’aurait prié de remettre la carte d’identité d’Ahmed. Le 10 mai 2003, après plusieurs jours d’attente et de recherches, le cinquième requérant aurait retrouvé le corps de son fils dans l’eau.
57. Il l’aurait aussitôt transporté « au poste de police britannique », où on lui aurait dit de le déposer à l’hôpital local. Le médecin irakien de garde lui aurait dit qu’il n’était pas qualifié pour pratiquer une autopsie et qu’aucun pathologiste n’était disponible. La pratique islamique voulant que l’inhumation ait lieu dans les vingt-quatre heures du décès, le cinquième requérant aurait décidé d’enterrer son fils.
58. Entre dix et quinze jours après les obsèques, il serait retourné « au poste de police britannique » pour demander l’ouverture d’une enquête mais on lui aurait dit que ce n’était pas à « la police britannique » d’intervenir dans ce type de problèmes. Il y serait revenu quelques jours plus tard et aurait été informé que la police militaire royale souhaitait le joindre et qu’il devait se rendre au palais présidentiel. Le lendemain, il se serait entretenu avec des membres de la section spéciale d’investigation au palais présidentiel et aurait été avisé qu’une enquête serait conduite.
59. La section spéciale d’investigation aurait interrogé A. et recueilli sa déposition, ainsi que celle du cinquième requérant et d’autres membres de sa famille. Au moins un mois après l’incident, les enquêteurs se seraient rendus à la place Al-Saad et y auraient retrouvé des vêtements ayant appartenu au fils de l’intéressé et aux autres jeunes gens arrêtés au même moment. A l’issue de la période de deuil de quarante jours, le cinquième requérant aurait consenti à l’exhumation du corps de son fils aux fins d’une autopsie, mais il n’aurait été possible à ce stade d’établir ni si Ahmed avait été battu avant son décès ni quelle était la cause de celui-ci. Le cinquième requérant n’aurait jamais reçu la moindre explication quant aux conclusions de l’autopsie et il n’aurait pas été pleinement tenu au courant du déroulement de l’enquête en général, bon nombre des documents qui lui ont été remis étant rédigés en anglais ou mal traduits en arabe.
60. Le cinquième requérant affirme qu’il n’a eu aucun contact avec les enquêteurs pendant les dix-huit mois qui suivirent l’exhumation du corps de son fils. En août 2005, il fut informé que quatre soldats avaient été inculpés d’homicide et qu’un procès serait organisé en Angleterre. Le procès en cour martiale eut lieu en septembre 2005 et en mai 2006. Dans l’intervalle, trois des sept soldats accusés avaient quitté l’armée et deux autres étaient absents sans permission. L’accusation soutenait que les soldats avaient aidé des policiers irakiens à arrêter les quatre adolescents, soupçonnés de pillage, et avaient conduit ceux-ci en voiture jusqu’au fleuve, où ils les avaient forcés à se jeter dans l’eau sous la menace d’une arme pour « leur donner une leçon ». Le cinquième requérant et A. déposèrent devant la cour martiale en avril 2006. Le premier trouva le procès déroutant et intimidant et en garda l’impression que la cour martiale était de parti pris en faveur des accusés. Le second déclara que, bien que le fils du cinquième requérant semblât en péril dans l’eau, les soldats étaient repartis dans leur véhicule sans lui prêter main-forte. Il fut cependant incapable de dire si les accusés étaient bien les soldats en cause. Les accusés nièrent toute responsabilité pour le décès et furent acquittés, la déposition de A. ayant été jugée incohérente et non digne de foi.
61. Le cas du fils du cinquième requérant était l’un des six examinés dans le rapport Aitken (paragraphe 69 ci-dessous). Dans sa partie intitulée « Tirer les leçons des affaires disciplinaires », voici ce qu’indiquait ce rapport :
« (…) nous savons que deux rapports de police préliminaires ont été produits en mai 2003 au sujet d’allégations selon lesquelles, en deux occasions distinctes mais en l’espace de deux semaines, des soldats britanniques avaient provoqué la noyade de ressortissants irakiens dans le Chatt‑al-Arab. Il importe peu que l’un de ces cas n’ait pas donné ensuite lieu à un procès. A ce moment-là, en effet, un événement manifestement inhabituel était censé s’être produit à deux reprises en un laps de temps réduit. Avec toutes les autres responsabilités qui incombaient aux commandants sur le terrain, nul ne saurait raisonnablement reprocher à ceux-ci de ne pas s’être demandé si les faits en question n’étaient pas révélateurs d’une nouvelle pratique. En revanche, un système plus rapide et efficace de signalisation de ce type d’informations à d’autres instances capables de les analyser, aurait permis d’identifier, le cas échéant, pareille pratique débutante. Le contenu des dossiers fait apparaître qu’il s’agissait en réalité de deux incidents isolés. Cela étant, s’ils avaient été symptomatiques de manquements plus graves, ces cas auraient pu ne pas éveiller l’attention des autorités compétentes. A titre de comparaison, si en l’espace de quinze jours on avait signalé deux cas d’utilisation d’une nouvelle arme par des insurgés contre des véhicules blindés britanniques, il est certain que le processus des « leçons à tirer » aurait permis de jauger l’importance de cette arme, de déterminer les contre-mesures nécessaires à sa neutralisation et de diffuser rapidement de nouvelles procédures pour atténuer les risques. Le fait que ce même processus ne s’applique pas en matière disciplinaire ne peut s’expliquer que partiellement par l’impératif de confidentialité et de préservation des preuves. Il s’agit néanmoins d’une lacune du système qui pourrait être aisément corrigée sans compromettre le principe fondamental de la présomption d’innocence. »
Dans sa partie intitulée « Délais », le rapport comportait le passage suivant :
« Le temps pris au règlement de certaines des affaires examinées dans le présent rapport est inacceptable (…) Il a fallu attendre septembre 2005, soit vingt-huit mois après le décès d’Ahmed Jabbar Kareem, pour que siège la cour martiale saisie du dossier. Dans l’intervalle, trois des sept soldats accusés du meurtre avaient quitté l’armée et deux autres s’étaient absentés sans permission.
Dans la plupart des cas, il est contre-indiqué que l’armée prenne des mesures administratives contre un officier ou un soldat visé par une procédure disciplinaire avant la clôture de celle-ci car elles risqueraient d’influencer le procès. Lorsqu’une procédure de ce type se prolonge autant que dans la plupart de ces affaires, la portée d’une éventuelle sanction administrative s’en trouve nettement atténuée – pareille sanction serait même vraisemblablement contre-productive. De surcroît, plus la procédure disciplinaire s’éternise, moins la hiérarchie militaire est susceptible de prendre des mesures préventives en vue de rectifier la situation qui a initialement contribué à la perpétration des infractions. »
62. Le cinquième requérant assigna le ministère de la Défense en réparation devant le juge civil pour le décès de son fils. Le litige fut réglé au stade préliminaire par le versement le 15 décembre 2008 d’une somme transactionnelle de 115 000 livres sterling (GBP). En outre, par une lettre du 20 février 2009, le général de division Cubbitt présenta au cinquième requérant ses excuses formelles au nom de l’armée britannique pour le rôle joué par celle-ci dans le décès de son fils.
6. Le sixième requérant
63. Le sixième requérant est un colonel de la police de Bassorah. Son fils, Baha Mousa, décéda à l’âge de vingt-six ans alors qu’il se trouvait entre les mains de l’armée britannique, trois jours après avoir été arrêté par des soldats le 14 septembre 2003.
64. Le sixième requérant déclara que, tôt dans la matinée du 14 septembre 2003, il s’était rendu à l’hôtel Ibn Al-Haitham, à Bassorah, pour aller chercher son fils, qui y travaillait comme réceptionniste et avait été de garde cette nuit-là. A son arrivée, il aurait remarqué qu’une unité britannique cernait l’établissement. Une fois dans le vestibule de l’hôtel, il aurait vu son fils et six autres employés allongés sur le sol, les mains sur la nuque. Il aurait fait part de son inquiétude au lieutenant chargé de l’opération, lequel l’aurait rassuré en lui disant qu’il s’agissait d’une enquête de routine qui prendrait fin une ou deux heures après. Le troisième jour après l’arrestation de son fils, il aurait reçu la visite d’une unité de la police militaire royale. Il aurait appris que son fils avait été tué en détention dans une base militaire britannique à Bassorah. Prié d’identifier le cadavre, il aurait constaté que le corps et le visage de son fils étaient couverts de sang et d’ecchymoses, que son nez avait été cassé et qu’une partie de la peau de son visage avait été arrachée.
65. L’un des autres employés de l’hôtel arrêtés le 14 septembre 2003 déclara dans une déposition recueillie aux fins de la procédure judiciaire au Royaume-Uni que, une fois parvenus à la base, les prisonniers irakiens avaient été cagoulés, contraints d’adopter des postures fatigantes, privés d’eau et de nourriture et frappés à coups de poing et de pied. Au cours de sa détention, Baha Mousa aurait été conduit dans une autre salle, où on pouvait l’entendre hurler et gémir.
66. Tard dans la journée du 15 septembre 2003, le général Moore, qui avait pris part à l’opération au cours de laquelle les employés de l’hôtel avaient été arrêtés, fut informé du décès de Baha Mousa et des sévices infligés aux autres détenus. La section spéciale d’investigation fut aussitôt saisie pour enquêter sur le décès. Les hôpitaux locaux étant en grève, on fit venir un pathologiste du Royaume-Uni, qui releva quatre-vingt-treize blessures identifiables sur le corps de Baha Mousa et conclut que l’intéressé était mort par asphyxie. Huit autres Irakiens avaient également subi des traitements inhumains, qui avaient nécessité une hospitalisation pour deux d’entre eux. L’enquête fut close au début du mois d’avril 2004 et le rapport fut communiqué à la hiérarchie de l’unité.
67. Le 14 décembre 2004, la Divisional Court conclut à l’ineffectivité de l’enquête conduite sur le décès du fils du sixième requérant (paragraphe 77 ci-dessous). Le 21 décembre 2005, constatant que la situation avait évolué, la Cour d’appel décida de lui renvoyer la question (paragraphe 81 ci‑dessous).
68. Le 19 juillet 2005, sept soldats britanniques furent inculpés d’infractions pénales en rapport avec le décès de Baha Mousa. Le 19 septembre 2006, à l’ouverture du procès en cour martiale, l’un des soldats plaida coupable du crime de guerre de traitements inhumains, mais non coupable de l’infraction d’homicide. Le 14 février 2007 les charges qui pesaient sur quatre des six autres soldats furent abandonnées et le 13 mars 2007 les deux derniers soldats furent acquittés. Le 30 avril 2007, le soldat reconnu coupable de traitements inhumains fut condamné à un an d’emprisonnement et au renvoi de l’armée.
69. Le 25 janvier 2008, le ministère de la Défense publia un rapport rédigé par le général de brigade Robert Aitken concernant six cas allégués de sévices intentionnels et de décès de civils irakiens, dont celui des fils des cinquième et sixième requérants (« le rapport Aitken »).
70. Le sixième requérant forma contre le ministère de la Défense un recours civil, qui se solda en juillet 2008 par une reconnaissance formelle et publique de responsabilité et par le versement de dommages-intérêts d’un montant de 575 000 GBP.
71. Dans une déclaration écrite présentée au Parlement le 14 mai 2008, le ministre de la Défense annonça l’ouverture d’une enquête publique sur le décès de Baha Mousa. Présidée par un juge à la retraite de la Cour d’appel, la commission d’enquête est investie de la mission suivante :
« Enquêter et faire rapport, en tenant compte des investigations déjà conduites, sur les circonstances du décès de Baha Mousa et sur le traitement réservé aux personnes arrêtées avec lui, en particulier sur le point de savoir qui a approuvé la pratique du conditionnement des détenus ayant pu être adoptée par certains membres du premier bataillon du régiment du Lancashire de la Reine en Irak en 2003, et formuler des recommandations. »
A la date d’adoption du présent arrêt, les audiences dans le cadre de l’enquête publique avaient pris fin mais le rapport n’avait pas encore été rendu.
F. Les procédures internes conduites en vertu de la loi sur les droits de l’homme
1. La Divisional Court
72. Le 26 mars 2004, le ministre de la Défense décida, relativement aux décès de treize civils irakiens, dont les proches des six requérants, premièrement de ne pas ouvrir d’enquête indépendante, deuxièmement de ne pas accepter la responsabilité des décès et troisièmement de ne pas verser de satisfaction équitable.
73. Les treize demandeurs sollicitèrent un contrôle juridictionnel de ces décisions afin de faire constater que les décès en question et le refus par le ministre d’ouvrir une enquête à leur sujet s’analysaient en un manquement par le Royaume-Uni à ses obligations tant procédurales que matérielles découlant de l’article 2 et, dans le cas du sixième requérant, de l’article 3 de la Convention. Le 11 mai 2004, un juge de la Divisional Court ordonna le renvoi en audience de six affaires pilotes (dont celles concernant les premier, deuxième, troisième, quatrième et sixième requérants) et le sursis à statuer dans les sept autres affaires (dont celle concernant le cinquième requérant) en attendant le règlement des questions préliminaires.
74. Le 14 décembre 2004, la Divisional Court rejeta les demandes des quatre premiers requérants mais fit droit à celle du sixième requérant ([2004] EWHC 2911 (Admin)). Après avoir analysé la jurisprudence de la Cour, en particulier la décision Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, CEDH 2001-XII), elle en conclut que si la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention était essentiellement de nature territoriale, il existait des exceptions au principe de territorialité, l’une d’elles se rapportant à l’hypothèse d’un contrôle effectif exercé par un Etat partie sur une zone située hors de son territoire. Elle ajouta que pareille juridiction ne pouvait être admise que dans le cas d’un contrôle par un Etat contractant d’un territoire d’un autre Etat contractant, la Convention n’opérant en principe qu’à l’intérieur de sa propre sphère régionale et n’y tolérant aucun vide. Elle conclut dès lors que ce titre de juridiction ne pouvait s’appliquer en Irak.
75. La Divisional Court identifia une autre exception, tirée de l’exercice de la puissance publique par les agents d’un Etat contractant où que ce soit dans le monde, limitée selon elle à des cas précis reconnus par le droit international et indiqués par bribes dans la jurisprudence de la Cour. Elle ajouta qu’aucune logique d’ensemble ne se dégageait de la jurisprudence relative à ce groupe d’exceptions, mais que les cas reconnus jusque-là trouvaient leur origine dans l’exercice par l’Etat de son autorité dans ou depuis un lieu de nature autonome, quasi territoriale, ou dans la présence, protégée par le droit international, d’un agent de l’Etat sur le territoire d’un autre Etat avec le consentement de celui-ci, comme dans le cas des ambassades, des consulats et des navires et aéronefs immatriculés dans l’Etat de l’agent. Selon la Divisional Court, une prison militaire britannique fonctionnant en Irak avec le consentement des autorités irakiennes souveraines et accueillant des personnes arrêtées en qualité de suspects pouvait tomber sous le coup de cette exception étroite. L’arrêt Öcalan c. Turquie (no 46221/99, 12 mars 2003) pouvait être considéré comme relevant lui aussi de cette exception, le requérant ayant été arrêté dans un avion turc puis aussitôt conduit en Turquie. Cependant, la Divisional Court ne jugea pas cet arrêt « éclairant », l’Etat défendeur n’ayant pas tiré exception, au stade de la recevabilité, d’un défaut de juridiction.
76. La Divisional Court en conclut que les décès résultant d’opérations militaires sur le terrain, tels que ceux dont les quatre premiers requérants tiraient grief, échappaient à la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention, mais pas le décès du fils du sixième requérant dans une prison militaire britannique. Elle ajouta que, à cet égard, le champ d’application de la loi de 1998 sur les droits de l’homme était identique à celui de la Convention.
77. Constatant qu’en juillet 2004, soit une dizaine de mois après le décès du fils du sixième requérant, on ne savait toujours pas ce qu’avaient donné les investigations, la Divisional Courtconstata une violation de l’obligation d’enquête découlant des articles 2 et 3 de la Convention dans le cas de l’intéressé. Elle ajouta ceci :
« 329. (…) Des éléments à caractère plutôt général relatifs aux difficultés à mener des enquêtes en Irak à l’époque ont bien été produits – concernant les problèmes élémentaires de sécurité associés au fait d’aller interroger des Irakiens à leur domicile, le manque d’interprètes, les différences culturelles, les problèmes logistiques, l’absence de documents officiels, etc. –, mais il est impossible de comprendre, sans en savoir davantage sur les conclusions du rapport de la [section spéciale d’investigation], en quoi ces éléments revêtiraient une quelconque pertinence relativement à un décès survenu non pas sur la voie publique en Irak, mais dans une prison militaire sous le contrôle de forces britanniques (…)
330. Si le capitaine Logan explique que les parades d’identification étaient très difficiles à organiser d’un point de vue logistique, que des détenus étaient transférés d’un lieu à l’autre et que certains témoins militaires étaient retournés au Royaume‑Uni, il dit aussi que ces problèmes n’ont fait que retarder la procédure et n’ont pas empêché son déroulement « satisfaisant ». Aucun autre élément du dossier ne permet d’expliquer les retards qu’a connus l’enquête, que l’on pourrait mettre en contraste avec les progrès qui nous semblent avoir été accomplis dans d’autres enquêtes portant sur des faits pouvant être constitutifs d’infractions survenues dans des prisons sous le contrôle des forces américaines, et avec la transparence du contrôle public ayant pu être opéré à cet égard. Quant au rapport de la [section spéciale d’investigation] lui-même, au vu du dossier, il ne comporterait aucune décision sur les faits ni la moindre conclusion sur ce qui s’est passé ou pourrait s’être passé.
331. Dans ces conditions, nous ne pouvons donner raison [au conseil du Gouvernement] lorsqu’il plaide que l’enquête a satisfait aux obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention. A supposer même qu’une enquête conduite par la seule [section spéciale d’investigation] puisse passer pour indépendante au motif que cet organe serait séparé, hiérarchiquement et en pratique, des unités militaires visées par les investigations – ce dont nous doutons étant donné notamment que la [section spéciale d’investigation] fait son rapport à la hiérarchie de l’unité elle‑même –, on ne peut guère dire que l’enquête en l’espèce ait été conduite de manière diligente, ouverte ou effective. »
En ce qui concerne les cinq autres décès, le juge estima que, à supposer qu’il eût tort sur la question de la juridiction et que les demandes ressortissent bel et bien au champ d’application de la Convention, l’obligation d’enquête découlant de l’article 2 n’avait pas été respectée, ce pour les motifs suivants :
« 337. (…) [d]ans tous ces cas, comme dans celui de M. Mousa, les autorités britanniques sont parties du principe que la Convention ne s’appliquait pas. Voilà pourquoi, conformément à la pratique, les premières enquêtes ont été conduites à chaque fois par l’unité concernée. C’est seulement dans le quatrième cas, celui de M. Waleed Muzban, qu’est intervenue la [section spéciale d’investigation], qui fut du reste amenée à interrompre son enquête, en tout cas avant la réouverture de l’affaire ordonnée (à une date incertaine) à la suite du réexamen du dossier renvoyé au Royaume-Uni. Les enquêtes n’ont donc pas été indépendantes. Elles n’ont pas non plus été effectives, puisqu’elles n’ont en substance consisté qu’en des démarches relativement superficielles, axées sur les témoignages des soldats impliqués eux‑mêmes – et encore, il ne s’agissait que de maigres entretiens ou dépositions – exercice unilatéral au cours duquel a été négligé le recours aux preuves scientifiques qu’auraient permis de recueillir des expertises balistiques ou médicales.
(…)
339. Concernant ces affaires, [le conseil du Gouvernement] soutient principalement que, dans des situations extrêmement difficiles, du point de vue tant des opérations menées sur le terrain que des enquêtes conduites après coup, l’armée et les autorités ont fait de leur mieux. Il souligne en particulier les points suivants du dossier : l’anarchie régnait en Irak ; au début de l’occupation, les forces de police étaient inexistantes ou, au mieux, totalement inefficaces car constamment attaquées ; bien qu’en état de fonctionnement, les tribunaux irakiens étaient en proie aux intimidations ; il n’y avait ni système d’enquêtes civiles locales ni ressources affectées à cette fin ; les systèmes locaux de communication ne fonctionnaient pas ; il n’y avait ni morgue, ni dispositif en matière d’autopsie, ni pathologistes fiables ; l’état de la sécurité était le pire jamais connu par des soldats pourtant aguerris ; les tribus et les bandes criminelles s’entre-déchiraient quotidiennement ; il y avait peu de soldats disponibles ; enfin, les différences culturelles aggravaient toutes ces difficultés.
340. Nous ne saurions faire fi de ces difficultés qui, cumulativement, ont dû constituer de lourds obstacles pour toute personne soucieuse de conduire une enquête de son mieux. Toutefois, indépendamment de la thèse du [conseil des demandeurs], fondée sur les affaires turques, selon laquelle les problèmes de sécurité ne peuvent justifier un manquement aux obligations en matière d’enquête découlant de l’article 2, nous concluons que, à supposer que les griefs relèvent du champ d’application de la Convention, les enquêtes doivent être réputées ne pas avoir satisfait aux exigences requises. Elles ont manqué d’indépendance et ont revêtu un caractère unilatéral, et les chefs de corps concernés ne se sont pas efforcés de faire de leur mieux au regard de l’article 2.
341. Cela ne veut pas dire pour autant que, dans d’autres circonstances, nous ferions abstraction des difficultés, sur le plan stratégique, de la situation. Les affaires turques concernaient toutes des décès survenus sur le propre territoire de l’Etat partie. Dans ces conditions, la Cour européenne était fondée à être particulièrement sceptique quant aux difficultés que l’Etat disait avoir rencontrées sur le chemin de l’enquête que, de toute manière, il n’avait guère pu souhaiter emprunter. Ce scepticisme ne nous semble pas aussi facilement transposable dans un cadre extraterritorial (…) »
2. La Cour d’appel
78. Les quatre premiers requérants firent appel de la conclusion de la Divisional Court selon laquelle leurs proches n’étaient pas passés sous la juridiction du Royaume-Uni. Le ministre de la Défense forma un appel reconventionnel contre cette conclusion relativement au fils du sixième requérant. Tout en reconnaissant qu’un Irakien se trouvant effectivement entre les mains de soldats britanniques dans un centre de détention militaire en Irak relevait de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention, il estimait que la loi sur les droits de l’homme ne produisait pas d’effets extraterritoriaux et que les tribunaux britanniques ne pouvaient dès lors connaître de la demande du sixième requérant.
79. Par un arrêt du 21 décembre 2005, la Cour d’appel rejeta les appels des quatre premiers requérants et l’appel reconventionnel du ministre ([2005] EWCA Civ 1609). Après avoir passé en revue la jurisprudence de la Cour relative à l’article 1 de la Convention, le Lord Justice Brooke, s’exprimant au nom de la majorité, jugea que pouvait passer pour exercer sa juridiction extraterritoriale un Etat qui appliquait à un justiciable son contrôle et son autorité (ce qu’il appelait « l’autorité exercée par les agents de l’Etat ») ou qui contrôlait effectivement un territoire situé hors de ses frontières (« contrôle effectif d’un territoire »). Il s’exprima comme suit à cet égard :
« 80. J’aborderais donc la jurisprudence Banković [et autres] plus prudemment que la Divisional Court. Il me semble que, bien que muette sur la question de savoir si la juridiction extraterritoriale était fondée dans cette affaire sur l’autorité des agents de l’Etat ou sur le contrôle effectif d’un territoire, cette décision souligne en son paragraphe 60 que, dans la mesure où le premier de ces titres de juridiction implique une atteinte à la souveraineté d’un autre Etat (par exemple lorsqu’une personne est enlevée par des agents d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat en l’absence d’une invitation ou du consentement de ce dernier), il faut faire preuve de prudence avant de considérer qu’il y a eu exercice d’une juridiction extraterritoriale, au sens de la Convention. »
Le Lord Justice Brooke examina notamment les affaires Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, CEDH 2005-IV, Freda c. Italie (déc.), no 8916/80, décision de la Commission du 7 octobre 1980, DR 21, p. 250, et Sánchez Ramirez c. France (déc.), no 28780/95, décision de la Commission du 24 juin 1996, DR 86-A, p. 155, et estima qu’elles n’avaient rien à voir avec les principes de droit international public se rapportant aux actes accomplis à l’intérieur d’un aéronef immatriculé dans un Etat et survolant le territoire d’un autre Etat. Les titres de juridiction retenus dans ces affaires étaient en effet selon lui des cas d’application du principe de « l’autorité exercée par les agents de l’Etat », celui-ci visant des situations où une personne se trouve sous le contrôle et l’autorité d’agents d’un Etat contractant, même hors de l’espace juridique du Conseil de l’Europe, et que l’Etat d’accueil ait ou non consenti à l’exercice sur son sol de ce contrôle et de cette autorité. Appliquant les principes pertinents aux faits de l’espèce, le Lord Justice Brooke considéra que, dès son arrestation à l’hôtel, le fils du sixième requérant était passé sous le contrôle et l’autorité du Royaume-Uni, et donc sous la juridiction de ce pays. Il jugea en revanche que, au moment de leur décès, aucun des proches des autres appelants ne se trouvait sous le contrôle et l’autorité de soldats britanniques et n’était donc passé sous la juridiction du Royaume-Uni. Il s’exprima comme suit à cet égard :
« 110. (…) Il est essentiel selon moi de fixer des règles aisément compréhensibles. Dès lors que des soldats restreignent délibérément et effectivement la liberté d’une personne, celle-ci se trouve soumise à leur contrôle. Or cela ne s’est produit dans aucun de ces cinq cas. »
80. Il rechercha ensuite si on pouvait dire, au vu du dossier, que les soldats britanniques contrôlaient effectivement la ville de Bassorah pendant la période considérée, de sorte que le Royaume-Uni y aurait exercé sa juridiction extraterritoriale par le « contrôle effectif d’un territoire ». Voici ce qu’il conclut sur ce point :
« 119. La ville de Bassorah était située dans la zone régionale de l’Autorité provisoire de la coalition appelée « APC Sud ». Au cours de la période d’occupation militaire, le Royaume-Uni y exerçait des responsabilités et une autorité importantes, bien que le personnel à sa disposition fût originaire de cinq pays différents et que, jusqu’à la fin du mois de juillet 2003, le coordinateur régional fût de nationalité danoise. De fait, seule l’une des quatre équipes préfectorales dans la zone APC Sud avait à sa tête un coordinateur britannique. Il n’en reste pas moins que, même si la chaîne de commandement des forces britanniques présentes en Irak aboutissait, à son sommet, à un général américain, les provinces de Bassorah et de Maysan étaient une zone dont les militaires britanniques étaient directement responsables. Comme je l’ai déjà dit (…), le ministre reconnaît que le Royaume-Uni était une puissance occupante au sens de l’article 42 du règlement de La Haye (…), du moins dans ce secteur du sud de l’Irak, et en particulier dans la ville de Bassorah, où les soldats britanniques exerçaient une autorité suffisante à cet effet.
120. Cependant, quel qu’ait pu être le statut du Royaume-Uni au regard du règlement de La Haye, la question que nous sommes appelés à trancher est de savoir si les soldats britanniques contrôlaient la ville de Bassorah d’une manière suffisamment effective pour fonder la juridiction extraterritoriale de ce pays. La situation en Irak entre août et novembre 2003 se distingue nettement de celles dans la partie nord de Chypre et dans la partie du territoire moldave occupée par la Russie dont il est question dans la jurisprudence de la Cour européenne. Dans chacun de ces deux derniers cas, une partie du territoire d’un Etat contractant était occupée par un autre Etat contractant résolu à y exercer durablement son contrôle. L’administration civile de ces territoires se trouvait entre les mains de l’Etat occupant, qui y déployait suffisamment de soldats pour garantir l’effectivité du contrôle exercé par lui.
121. [Dans sa déposition, le général Moore, qui avait notamment sous ses ordres les forces britanniques dans le secteur de Bassorah entre mai et novembre 2003,] nous dit tout autre chose. Il explique qu’il n’avait pas à sa disposition assez de soldats et d’autres ressources pour permettre à sa brigade d’exercer un contrôle effectif sur la ville de Bassorah (…) [I]l indique que la police locale refusait de faire respecter la loi et que, lorsque des soldats britanniques arrêtaient une personne et la remettaient à la police irakienne, celle-ci la traduisait devant les tribunaux, eux-mêmes en proie à l’intimidation des tribus locales, et le suspect était de retour dans les rues un ou deux jours après. Les Britanniques n’auraient de ce fait eu aucunement confiance dans le système de justice pénale local et leur crédibilité aux yeux de la population locale s’en serait trouvée atténuée. La protection assurée aux juges par les soldats britanniques au niveau local n’aurait guère fait de différence. Les prisons, quant à elles, auraient été à peine en état de fonctionner.
122. Après avoir évoqué d’autres aspects de la situation particulièrement explosive dans laquelle le personnel militaire britannique relativement peu nombreux s’efforçait au mieux de faire la police dans cette grande ville, le général Moore ajoute (…) :
« Du fait conjugué des activités terroristes, de la situation explosive et de l’inefficacité des forces de sécurité irakiennes, l’état de la sécurité pendant la majeure partie de notre mission est demeuré très instable. Malgré notre ardeur au travail et tous nos efforts, je sentais que, à la fin du mois d’août 2003, nous étions au bord du gouffre. C’est seulement lorsque nous avons ensuite reçu des renforts (…) et que certaines des parties musulmanes ont commencé à nous communiquer des renseignements que j’ai commencé à reprendre l’initiative. »
123. Contrairement à l’armée turque dans la partie nord de Chypre, les forces militaires britanniques en Irak n’exerçaient aucun contrôle sur l’administration civile du pays. (…)
124. A mes yeux, il est tout à fait exclu de dire que, quoique puissance occupante au sens des dispositions du règlement de La Haye et de la Convention (IV) de Genève, le Royaume-Uni contrôlait effectivement, au sens de la jurisprudence pertinente de la Cour européenne, la ville de Bassorah au moment des faits. Si tel avait été le cas, le Royaume-Uni aurait été tenu, en application de la décision Banković [et autres], de reconnaître à toute personne dans cette ville les droits et libertés garantis par la Convention. Enoncer cette hypothèse suffit à montrer à quel point elle est totalement irréaliste. A Bassorah, le Royaume-Uni ne détenait aucun pouvoir exécutif, législatif ou judiciaire autre que l’autorité, limitée, conférée à ses forces militaires, et, en sa qualité de puissance occupante, il était tenu de respecter, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur en Irak (article 43 du règlement de La Haye (…)). Inassimilable à un pouvoir civil, cette autorité tendait seulement au maintien de la sécurité et au soutien de l’administration civile en Irak, ce de plusieurs manières (…) »
Voici ce qu’a dit le Lord Justice Sedley sur cette question :
« 194. (…) D’un côté, il ne sied guère à un Etat qui a contribué à écarter et démanteler par la force l’autorité civile dans un autre pays de plaider que le contrôle qu’il y exerce en tant que puissance occupante est si limité qu’il ne peut assumer la responsabilité de protéger les droits fondamentaux des habitants. (…) [Mais, d’un autre côté,] il lui est impossible de le faire : l’invasion a fait disparaître dans son sillage l’autorité civile, et les forces britanniques ont été et sont toujours incapables de combler le vide ainsi créé. Il ressort des éléments produits devant la Cour d’appel qu’au moins de mi-2003 à mi-2004 ces forces n’arrivaient qu’à grand-peine à éviter l’anarchie. »
81. La Cour d’appel conclut à l’unanimité que, sauf dans le cas du décès du fils du sixième requérant, qui relevait de l’exception tirée de « l’autorité exercée par les agents de l’Etat », la juridiction du Royaume-Uni, au sens de l’article 1 de la Convention, n’avait pas été établie. Elle jugea que la demande du sixième requérant entrait également dans le champ d’application de la loi de 1998 sur les droits de l’homme. Elle précisa que depuis l’examen de l’affaire par la Divisional Court, de nouveaux éléments étaient apparus concernant l’enquête conduite sur le décès du fils de ce requérant, notamment l’ouverture d’une procédure de cour martiale dirigée contre un certain nombre de soldats. La Cour d’appel ordonna donc le renvoi devant la Divisional Courtpour réexamen, dès que serait close la procédure de cour martiale, de la question de savoir si une enquête adéquate avait été conduite.
82. Malgré sa conclusion sur la juridiction, le Lord Justice Brooke, qui y avait expressément été invité par le Gouvernement, formula certaines observations sur le point de savoir si les enquêtes conduites sur les décès avaient ou non revêtu un caractère adéquat :
« 139. Après tout, les deux premiers articles de la [Convention] ne font qu’exprimer le souci aujourd’hui commun à tous les Etats européens de toujours attacher de l’importance à chaque vie humaine. (…) Il va sans dire que le respect de l’obligation de se conformer à ces normes internationales bien établies de protection des droits de l’homme aurait notamment nécessité l’affectation à la police militaire royale de ressources bien plus importantes que celles dont elle disposait en Irak, ainsi qu’une indépendance totale de ses enquêtes vis-à-vis de la hiérarchie militaire.
140. Autrement dit, si l’on veut assurer le respect des normes internationales, il faut que les enquêtes sur les incidents de décès imputables aux forces britanniques soient entièrement retirées à la hiérarchie militaire et confiées à la police militaire royale. Cette dernière doit passer pour jouir de l’indépendance voulue si elle peut décider elle-même quand ouvrir et quand clore une enquête et si elle rend compte en premier lieu à l’Autorité de poursuite de l’armée et non à la hiérarchie militaire. Il faudrait ensuite qu’elle conduise des enquêtes effectives, et elle serait aidée dans cette tâche par les extraits de la jurisprudence de la Cour européenne que j’ai cités. Bien des lacunes mises en évidence par le dossier relatif à cette affaire seraient comblées si la [police militaire royale] s’acquittait ainsi de cette fonction et si elle disposait également de personnel dûment formé et de ressources suffisantes pour mener ses investigations avec la minutie voulue. »
3. La Chambre des lords
83. Les quatre premiers requérants formèrent un pourvoi et le ministre de la Défense un pourvoi reconventionnel devant la Chambre des lords, qui rendit son arrêt le 13 juin 2007 ([2007] UKHL 26). La majorité de la haute juridiction (Lord Rodger of Earlsferry, la baronne Hale of Richmond, Lord Carswell et Lord Brown of Eaton-under-Heywood) jugea que la loi de 1998 sur les droits de l’homme avait globalement pour but d’ouvrir dans l’ordre juridique interne une voie de droit permettant de faire respecter les droits garantis par la Convention et qu’elle était donc réputée applicable partout où le Royaume-Uni exerçait sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Pour Lord Bingham of Cornhill, en revanche, cette loi ne pouvait avoir d’application extraterritoriale.
84. Pour ce qui est des griefs soulevés par les quatre premiers requérants, la majorité de la haute juridiction conclut que, au moment de leur décès, leurs proches ne relevaient pas de la juridiction du Royaume‑Uni. Dès lors que la loi de 1998 ne pouvait selon lui avoir d’application extraterritoriale, Lord Bingham jugea qu’il n’était pas utile de dire si le Royaume-Uni avait exercé sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention.
85. Lord Brown, dont l’opinion était partagée par la majorité, déclara tout d’abord qu’il revenait en dernier ressort à la Cour européenne de dire comment la Convention devait être interprétée et appliquée, le juge national devant se contenter selon lui de rester en phase avec la jurisprudence de la Cour. Il ajouta que le fait pour une juridiction interne d’interpréter la Convention trop généreusement en faveur d’un requérant pouvait créer un problème, l’Etat défendeur n’ayant alors aucun moyen de saisir la Cour. Lord Brown prit comme point de départ la décision rendue par la Grande Chambre dans l’affaire Banković et autres, précitée, qu’il qualifia de « précédent historique à l’aune duquel toute la jurisprudence de la Cour européenne [devait] être réexaminée ». Il estima que les principes suivants se dégageaient de cette décision (paragraphe 109 de l’arrêt de la Chambre des lords) :
« 1) L’article 1 reflète une conception « essentiellement territoriale de la juridiction » (une expression que l’on retrouve à plusieurs reprises dans la décision de la Cour), « les autres titres de juridiction étant exceptionnels et nécessitant chaque fois une justification spéciale, en fonction des circonstances de l’espèce » (§ 61). La Convention opère, sous réserve de l’article 56, « dans un contexte essentiellement régional, et plus particulièrement dans l’espace juridique des Etats contractants » (§ 80), c’est-à-dire sur le territoire des Etats membres du Conseil de l’Europe.
2) La Cour reconnaît que la juridiction au sens de l’article 1 doit permettre d’éviter une lacune dans la protection des droits de l’homme dans des cas où le territoire concerné « aurait normalement été couvert par la Convention » (§ 80) (sont ainsi visés les territoires des Etats membres du Conseil de l’Europe) et où, du fait du contrôle effectif exercé par un Etat tiers (comme dans la partie nord de Chypre), les habitants se seraient trouvés « exclus du bénéfice des garanties et du système résultant de [la Convention] qui leur avait jusque-là été assuré » (ibidem).
3) Les droits et obligations définis dans la Convention ne sauraient être « fractionné[s] et adapté[s] » (§ 75).
4) Parmi les cas dans lesquels la Cour a exceptionnellement reconnu l’exercice par un Etat de sa juridiction extraterritoriale figurent :
i. celui où l’Etat, « au travers du contrôle effectif exercé par lui sur un territoire extérieur à ses frontières et sur ses habitants par suite d’une occupation militaire ou en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local, assum[e] l’ensemble ou certains des pouvoirs publics relevant normalement des prérogatives de celui-ci » (§ 71) (cas, autrement dit, où, si la juridiction de cet Etat n’était pas reconnue, il existerait dans un pays membre du Conseil de l’Europe une lacune qui empêcherait le gouvernement de ce pays lui-même « de satisfaire aux obligations résultant pour lui de la Convention » (§ 80) (comme dans la partie nord de Chypre)).
ii. « Les affaires concernant des actes accomplis à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’Etat en cause ou de navires battant son pavillon [lorsque] le droit international coutumier et des dispositions conventionnelles ont reconnu et défini l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat concerné » (§ 73).
iii. Certains autres cas où la responsabilité de l’Etat peut « en principe entrer en jeu à raison d’actes (…) ayant été accomplis ou ayant produit des effets en dehors de leur territoire ». L’arrêt Drozd [et Janousek] c. France [et Espagne] [26 juin 1992, § 91, série A no 240] (1992) 14 EHRR 745 est le seul précédent expressément cité dans la décision Banković [et autres] comme exemple de cette catégorie d’exceptions à la règle de principe. Dans l’arrêt Drozd [et Janousek], la Cour a toutefois simplement laissé entendre que si un juge français exerçait sa juridiction de façon extraterritoriale à Andorre en sa qualité de magistrat de la République française, alors toute personne se plaignant d’une violation par ce juge de ses droits résultant de la Convention serait considérée comme relevant de la juridiction de la France.
iv. Les affaires de type Soering c. Royaume-Uni [7 juillet] 1989 [série A no 161] 11 EHRR 439 visent, la Cour l’a souligné, des actes accomplis par l’Etat et touchant des personnes qui « se trouvaient sur [son] territoire et (…) relevaient dès lors manifestement de [sa] juridiction » [Banković et autres,] (§ 68) et non pas l’exercice par l’Etat de sa juridiction extraterritoriale. »
Se référant aux affaires de type Öcalan, Freda et Sánchez Ramirez (précitées), dans chacune desquelles les requérants avaient été expulsés par la force d’un pays non membre du Conseil de l’Europe avec l’entière collaboration des autorités nationales pour être jugés sur le territoire de l’Etat défendeur, Lord Brown observa que ces affaires « d’extraditions irrégulières » appartenaient à la catégorie des cas « exceptionnels », expressément envisagés par la décision Banković et autres, précitée, présentant, au regard de l’article 1, « une justification spéciale »pour la reconnaissance d’une juridiction extraterritoriale. Il estima qu’aucun des cas des quatre premiers requérants ne relevait de l’une des exceptions au principe de territorialité jusqu’alors reconnues par la Cour.
86. Lord Brown examina ensuite l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Issa et autres c. Turquie (no 31821/96, § 71, 16 novembre 2004) qu’avaient invoqué les requérants. Il s’exprima comme suit à son sujet :
« 127. Si et dans la mesure où les demandeurs au pourvoi considèrent que l’arrêt Issa [et autres] va dans le sens de l’interprétation bien plus large donnée par eux à la notion de juridiction, au sens de l’article 1, je ne puis souscrire à cette thèse. Premièrement, les passages invoqués doivent être regardés comme des obiter dicta. Deuxièmement, comme je viens de l’expliquer, les précédents cités (en tout cas ceux jugés pertinents par la Grande Chambre dans sa décision Banković [et autres]) ne permettent pas de fonder une conception aussi étendue de la juridiction. Troisièmement, une conception aussi ample de la juridiction ne serait à l’évidence conforme ni au raisonnement ni, surtout, au dispositif de la décision Banković [et autres]. Soit elle conduirait à élargir le principe du contrôle effectif à l’Irak, pays qui, à l’instar de la RFY [République fédérale de Yougoslavie] dans la décisionBanković [et autres], n’est pas membre du Conseil de l’Europe et se situe donc hors de l’espace de celui-ci (alors que ledit principe n’avait été auparavant appliqué qu’au sein de cet espace, à savoir, comme on l’a vu, à la partie nord de Chypre, à la République autonome d’Adjarie en Géorgie et à la Transnistrie), ce qui contreviendrait d’ailleurs à la logique incontournable de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 56, soit elle pousserait jusqu’au point de rupture l’extension de la notion de juridiction extraterritoriale aux personnes soumises à « l’autorité et au contrôle » de l’Etat. Or si reconnaître le caractère exceptionnel des catégories particulières et restreintes d’affaires que j’ai tâché de résumer est une chose, c’en est une tout autre d’accepter que toute personne lésée par les activités (militaires ou autres) auxquelles se livre un Etat contractant à l’étranger relève de la juridiction de celui-ci au sens de l’article 1. Pareille proposition irait bien trop loin. Elle invaliderait une bonne partie de ce qui a été dit dans la décision Banković [et autres], et notamment l’idée que la Convention est « un instrument constitutionnel d’un ordre public européen », opérant « dans un contexte essentiellement régional », n’ayant « pas vocation à s’appliquer partout dans le monde, même à l’égard du comportement des Etats contractants » (§ 80). Elle rendrait par ailleurs superflu le principe du contrôle effectif d’un territoire : quel en serait le besoin si, en tout état de cause, la juridiction devait découler d’un principe général d’« autorité et de contrôle », que le territoire en question soit ou non effectivement contrôlé ou situé dans l’espace du Conseil de l’Europe ?
128. Un autre argument essentiel s’oppose à l’instauration, plaidée en l’espèce par les demandeurs, d’un titre de juridiction étendu reposant sur le concept d’« autorité et de contrôle », plus large que les titres découlant des catégories restrictivement reconnues examinées ci-dessus mais moins large que le titre fondé sur le contrôle effectif d’un territoire au sein de l’espace du Conseil de l’Europe. Dans la décision Banković [et autres], (et dans l’arrêt Assanidzé [c. Géorgie [GC], no 71503/01, CEDH 2004-II] qui lui fait suite) est défendue l’indivisibilité de la juridiction au sens de l’article 1, laquelle ne saurait être « fractionnée et adaptée ». Comme il avait déjà été observé au paragraphe 40 de cette même décision, « l’interprétation prônée par les requérants du terme de « juridiction » donnerait à l’obligation positive des Etats contractants de reconnaître les droits matériels définis dans la Convention une portée qui n’a jamais été envisagée par l’article 1 de celle‑ci ». En outre, lorsqu’elle s’applique, la Convention fonctionne comme « un instrument vivant ». L’arrêt Öcalan en donne un exemple, la Cour y ayant reconnu que son interprétation de l’article 2 avait évolué du fait que « les territoires relevant de la juridiction des Etats membres du Conseil de l’Europe forment à présent une zone exempte de la peine de mort » (§ 163). J’observe en passant que, aux paragraphes 64 et 65 de sa décision Banković [et autres], la Cour met en opposition, d’une part, « les dispositions normatives » et « la compétence des organes » de la Convention, à l’égard desquelles celle-ci doit être interprétée comme « un instrument vivant », et, d’autre part, le champ d’application de l’article 1 – « la portée et l’étendue de tout le système de protection des droits de l’homme mis en place par la Convention » –, qui ne se prête pas à une telle interprétation. N’oublions pas non plus la rigueur avec laquelle la Cour applique la Convention, bien illustrée par la série des affaires relatives à la zone de conflit du sud-est de la Turquie où, malgré les difficultés rencontrées par l’Etat, aucune atténuation des obligations en matière d’enquête découlant des articles 2 et 3 n’a été permise.
129. Voici donc le point essentiel : sauf s’il y exerce véritablement un contrôle effectif, un Etat ne peut espérer reconnaître sur un territoire autre que le sien les droits définis dans la Convention et, à moins que ce territoire ne soit situé dans l’espace du Conseil de l’Europe, il risque de toute manière d’y constater l’incompatibilité de certains des droits conventionnels qu’il est censé reconnaître avec les coutumes de la population locale. J’irais même plus loin. Nul ne conteste que, au cours de la période considérée en l’espèce, le Royaume-Uni avait dans le sud de l’Irak le statut de puissance occupante et était lié, en cette qualité, par les dispositions de la quatrième Convention de Genève et du règlement de La Haye. L’article 43 du règlement de La Haye dispose que l’occupant « prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible, l’ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays. » Les demandeurs soutiennent que l’occupation, au sens de ce texte, implique nécessairement que l’occupant exerce sur le territoire en question un contrôle effectif et que, dès lors, il y reconnaisse l’ensemble des droits et libertés définis par la Convention. Or, même à supposer cet argument fondé, l’occupant a pour obligation non pas d’adopter des lois ou de mettre en place des moyens de les appliquer (par exemple des tribunaux et un système judiciaire) de manière à satisfaire aux exigences de la Convention, mais de respecter « les lois en vigueur ». Les droits tirés de la Convention seraient souvent manifestement incompatibles avec les lois du territoire occupé (comme lorsque c’est la charia qui s’applique). »
87. Lord Rodger (voir le paragraphe 83 de la décision), rejoint par la baronne Hale, et Lord Carswell (voir le paragraphe 97 de la décision) jugèrent expressément que, pendant la période considérée, le Royaume-Uni n’exerçait à Bassorah et dans ses environs aucun contrôle effectif qui aurait permis d’établir sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention.
88. Le ministre de la Défense avait reconnu que le sixième requérant relevait de la juridiction du Royaume-Uni, au sens de l’article 1. Pour l’ensemble des parties, dès lors, à supposer identiques le champ d’application de la loi de 1998 sur les droits de l’homme et celui de la Convention (ce que confirma la majorité), cette affaire devait être renvoyée devant la Divisional Court, comme l’avait ordonné la Cour d’appel, et il était inutile pour la Chambre des lords d’examiner la question de la juridiction concernant le décès du fils du sixième requérant. Lord Brown, rejoint par la majorité, n’en conclut pas moins ceci :
« 132. (…) Pour ce qui est du sixième cas, le Royaume-Uni ne pourrait à mon sens passer pour avoir exercé sa juridiction sur M. Mousa que sur le fondement étroit du titre reconnu comme établi par la Divisional Court, essentiellement par analogie avec l’exception extraterritoriale faite pour les ambassades (analogie également reconnue dans la décision de la Commission Hess c. Royaume-Uni [no 6231/73, décision de la Commission du 28 mai] (1975) 2 DR [Décisions et rapports] [p.] 72, qui concernait une prison étrangère et dans laquelle était elle-même citée la décision X. c. [Allemagne, no 1611/62, décision de la Commission du 25 septembre 1965, Annuaire 8], relative à une ambassade). (…) »
II. ÉLÉMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNATIONAL
A. L’occupation belligérante en droit humanitaire international
89. Les obligations incombant à la puissance occupante sont principalement énoncées aux articles 42 à 46 du règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre annexé à la Convention de La Haye du 18 octobre 1907 (« le règlement de La Haye ») et aux articles 27 à 34 et 47 à 78 de la Convention (IV) de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« la quatrième Convention de Genève »), ainsi que dans certaines dispositions du Protocole additionnel aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, adopté le 8 juin 1977 (« le Protocole additionnel I »).
Les articles 42 et 43 du règlement de La Haye disposent :
« 42. Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer.
43. L’autorité du pouvoir légal ayant passé de fait entre les mains de l’occupant, celui-ci prendra toutes les mesures qui dépendent de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il est possible, l’ordre et la vie publics en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur dans le pays. »
L’article 64 de la quatrième Convention de Genève prévoit que la législation pénale ne peut être abrogée ou suspendue par la puissance occupante que si elle constitue une menace pour la sécurité ou un obstacle à l’application de cette convention. Il précise en outre les types de mesures d’ordre législatif que la puissance occupante peut prendre, à savoir :
« (…)[les] dispositions qui sont indispensables pour lui permettre de remplir ses obligations découlant de la présente Convention, et d’assurer l’administration régulière du territoire ainsi que la sécurité soit de la puissance occupante, soit des membres et des biens des forces ou de l’administration d’occupation ainsi que des établissements et des lignes de communications utilisés par elle ».
Les accords conclus entre la puissance occupante et les autorités locales ne peuvent priver la population du territoire occupé de la protection accordée par le droit humanitaire international, et les personnes protégées elles-mêmes ne peuvent en aucun cas renoncer à leurs droits (articles 8 et 47 de la quatrième Convention de Genève). L’occupation d’un territoire n’a pas d’effet sur son statut (article 4 du Protocole additionnel I), qui ne peut être modifié que par un traité de paix ou par une annexion suivie d’une reconnaissance. L’entité qui était souveraine avant l’occupation le demeure et la nationalité des habitants ne change pas.
B. La jurisprudence de la Cour internationale de justice sur l’articulation du droit humanitaire international et du droit international relatif aux droits de l’homme ainsi que sur les obligations extraterritoriales de l’Etat découlant du droit international relatif aux droits de l’homme
90. Dans le cadre de la procédure relative à l’avis consultatif que la Cour internationale de justice avait été priée de rendre sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (9 juillet 2004), Israël contestait l’applicabilité dans le territoire palestinien occupé d’instruments internationaux de protection des droits de l’homme auxquels il était partie, notamment le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et soutenait (§ 102 de l’avis consultatif) que :
« le droit humanitaire est le type de protection qui convient dans un conflit tel que celui qui existe en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, tandis que les instruments relatifs aux droits de l’homme ont pour objet d’assurer la protection des citoyens vis‑à-vis de leur propre gouvernement en temps de paix ».
Afin de déterminer si ces instruments étaient applicables au territoire palestinien occupé, la Cour internationale de justice examina tout d’abord la question de la relation entre le droit humanitaire international et le droit international relatif aux droits de l’homme. Elle s’exprima comme suit à cet égard :
« 106. (…) la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans les rapports entre droit international humanitaire et droits de l’homme, trois situations peuvent dès lors se présenter : certains droits peuvent relever exclusivement du droit international humanitaire ; d’autres peuvent relever exclusivement des droits de l’homme ; d’autres enfin peuvent relever à la fois de ces deux branches du droit international. Pour répondre à la question qui lui est posée, la Cour aura en l’espèce à prendre en considération les deux branches du droit international précitées, à savoir les droits de l’homme et, en tant que lex specialis, le droit international humanitaire. »
La Cour internationale de justice rechercha ensuite si le Pacte international relatif aux droits civils et politiques était applicable hors du territoire d’un Etat partie et s’appliquait dans le territoire palestinien occupé. Voici ce qu’elle dit à ce sujet (les références et citations ont été omises) :
« 108. Le champ d’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est fixé par le paragraphe 1 de l’article 2 de cet instrument selon lequel :
« Les Etats parties au présent pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent pacte, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »
Cette disposition peut être interprétée comme couvrant seulement les individus se trouvant sur le territoire d’un Etat dans la mesure où ils relèvent en outre de la compétence de cet Etat. Elle peut aussi être comprise comme couvrant à la fois les individus se trouvant sur le territoire d’un Etat et ceux se trouvant hors de ce territoire, mais relevant de la compétence de cet Etat. La Cour recherchera donc quel sens il convient de donner à ce texte.
109. La Cour observera que, si la compétence des Etats est avant tout territoriale, elle peut parfois s’exercer hors du territoire national. Compte tenu de l’objet et du but du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, il apparaîtrait naturel que, même dans cette dernière hypothèse, les Etats parties au pacte soient tenus d’en respecter les dispositions.
La pratique constante du Comité des droits de l’homme est en ce sens. Il a estimé en effet que le pacte est applicable dans le cas où un Etat exerce sa compétence en territoire étranger. Il s’est prononcé sur la licéité de l’action de l’Uruguay dans le cas d’arrestation opérée par des agents uruguayens au Brésil ou en Argentine (…). Le Comité a procédé de même dans le cas de la confiscation d’un passeport par un consulat de l’Uruguay en Allemagne (…)
110. La Cour note à cet égard la position adoptée par Israël, en ce qui concerne l’applicabilité du pacte, dans ses communications au Comité des droits de l’homme, ainsi que les vues du Comité.
En 1998, Israël déclarait avoir eu, au moment de la rédaction de son rapport au Comité, à examiner la question de savoir « si les personnes résidant dans les territoires occupés relevaient effectivement de la compétence d’Israël » aux fins de l’application du pacte (…). Cet Etat estima que « le pacte et les instruments de même nature ne s’appliqu[aient] pas directement à la situation [qui prévalait alors] dans les territoires occupés » (…)
Dans les observations finales qu’il formula après avoir examiné le rapport, le Comité se déclara préoccupé par l’attitude d’Israël, relevant « la durée de la présence [de celui-ci] dans [les] territoires [occupés], [son] attitude ambiguë quant à leur statut futur, ainsi que la juridiction de fait qu’y exer[çaien]t les forces de sécurité israéliennes » (…). En 2003, face à la position inchangée d’Israël, qui considérait que « le pacte ne s’appliqu[ait] pas au-delà de son propre territoire, notamment en Cisjordanie et à Gaza (…) », le Comité arriva à la conclusion suivante :
« dans les circonstances actuelles, les dispositions du pacte s’appliquent au profit de la population des territoires occupés, en ce qui concerne tous les actes accomplis par les autorités ou les agents de 1’Etat partie dans ces territoires, qui compromettent la jouissance des droits consacrés dans le pacte et relèvent de la responsabilité de 1’Etat d’Israël conformément aux principes du droit international public » (…)
111. En définitive, la Cour estime que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques est applicable aux actes d’un Etat agissant dans l’exercice de sa compétence en dehors de son propre territoire. »
Il semble en outre ressortir de l’avis consultatif que pour la Cour internationale de justice, même à l’égard d’actes extraterritoriaux, il serait possible en principe pour un Etat de déroger à ses obligations découlant du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dont l’article 4 § 1 est ainsi libellé :
« Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l’existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l’exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu’elles n’entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l’origine sociale. »
Ainsi, au paragraphe 136 de son avis consultatif, la Cour internationale de justice, après avoir examiné si les faits en cause étaient justifiés par le droit humanitaire international au titre d’impératifs militaires, s’exprima comme suit :
« 136. La Cour observera également que certaines des conventions relatives aux droits de l’homme, et en particulier le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, contiennent des clauses qui peuvent être invoquées par les Etats parties en vue de déroger, sous diverses conditions, à certaines de leurs obligations conventionnelles. A cet égard, la Cour rappellera cependant que la communication d’Israël, notifiée au Secrétaire général des Nations unies conformément à l’article 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ne porte que sur l’article 9 du Pacte concernant la liberté et la sécurité de la personne […] ; Israël est donc tenu au respect de toutes les autres dispositions de cet instrument. »
91. Dans l’arrêt rendu par elle le 19 décembre 2005 dans l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), la Cour internationale de justice examina si, pendant la période considérée, l’Ouganda était, sur une partie quelconque du territoire de la République démocratique du Congo, une puissance occupante au sens du droit international coutumier, tel que reflété à l’article 42 du règlement de La Haye (§§ 172-173 de l’arrêt). Elle releva que des forces ougandaises étaient stationnées dans le district de l’Ituri et y exerçaient l’autorité en ce qu’elles y avaient substitué la leur à celle du gouvernement congolais (§§ 174-176 de l’arrêt). Et de poursuivre :
« 178. La Cour conclut ainsi que l’Ouganda était une puissance occupante dans le district de l’Ituri à l’époque pertinente. En tant que tel, il se trouvait dans l’obligation, énoncée à l’article 43 du règlement de La Haye de 1907, de prendre toutes les mesures qui dépendaient de lui en vue de rétablir et d’assurer, autant qu’il était possible, l’ordre public et la sécurité dans le territoire occupé en respectant, sauf empêchement absolu, les lois en vigueur en RDC. Cette obligation comprend le devoir de veiller au respect des règles applicables du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, de protéger les habitants du territoire occupé contre les actes de violence et de ne pas tolérer de tels actes de la part d’une quelconque tierce partie.
179. La Cour ayant conclu que l’Ouganda était une puissance occupante en Ituri à l’époque pertinente, la responsabilité de celui-ci est donc engagée à raison à la fois de tout acte de ses forces armées contraire à ses obligations internationales et du défaut de la vigilance requise pour prévenir les violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire par d’autres acteurs présents sur le territoire occupé, en ce compris les groupes rebelles agissant pour leur propre compte.
180. La Cour relève que l’Ouganda est responsable de l’ensemble des actes et omissions de ses forces armées sur le territoire de la RDC, qui violent les obligations lui incombant en vertu des règles, pertinentes et applicables à la situation de l’espèce, du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire. »
La Cour internationale de justice procéda ensuite à l’établissement des faits se rapportant aux violations graves des droits de l’homme commises dans la région occupée de l’Ituri et ailleurs et présentées comme imputables à l’Ouganda. Afin de déterminer si le comportement dénoncé était constitutif d’un manquement par l’Ouganda à ses obligations internationales, elle rappela la conclusion énoncée par elle dans l’avis consultatif précité sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé et selon laquelle le droit international relatif aux droits de l’homme et le droit international humanitaire devaient être tous deux pris en considération, les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme pouvant être d’application extraterritoriale, « particulièrement dans les territoires occupés » (§ 216 de l’arrêt). Puis elle énonça « les règles applicables du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire », en énumérant les instruments de ces deux branches du droit international auxquels l’Ouganda et la République démocratique du Congo étaient l’un et l’autre parties, ainsi que les principes pertinents du droit international coutumier (§§ 217-219 de l’arrêt).
C. L’obligation d’enquêter sur les allégations de violations du droit à la vie en situation de conflit armé et d’occupation en droit humanitaire international et en droit international relatif aux droits de l’homme
92. L’article 121 de la Convention (III) de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre (du 12 août 1949) prévoit que la puissance détentrice doit conduire une enquête officielle sur le décès d’un prisonnier de guerre lorsqu’il y a des raisons de croire que l’intéressé a fait l’objet d’un homicide. L’article 131 de la quatrième Convention de Genève dispose :
« Tout décès ou toute blessure grave d’un interné causés ou suspects d’avoir été causés par une sentinelle, par un autre interné ou par toute autre personne, ainsi que tout décès dont la cause est inconnue seront suivis immédiatement d’une enquête officielle de la Puissance détentrice. Une communication à ce sujet sera faite immédiatement à la Puissance protectrice. Les dépositions de tout témoin seront recueillies ; un rapport les contenant sera établi et communiqué à ladite Puissance. Si l’enquête établit la culpabilité d’une ou de plusieurs personnes, la Puissance détentrice prendra toutes mesures pour la poursuite judiciaire du ou des responsables. »
Les Conventions de Genève font également obligation à chaque Haute Partie contractante d’ouvrir une enquête et des poursuites en cas de violations graves de leurs dispositions, notamment en cas d’homicide intentionnel de personnes protégées (articles 49 et 50 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne (du 12 août 1949) (« la première Convention de Genève ») ; articles 50 et 51 de la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer (du 12 août 1949) (« la deuxième Convention de Genève ») ; articles 129 et 130 de la troisième Convention de Genève ; et articles 146 et 147 de la quatrième Convention de Genève).
93. Dans son rapport du 8 mars 2006 sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires (E/CN.4/2006/53), le rapporteur spécial des Nations unies, Philip Alston, a fait les observations suivantes sur le droit à la vie, au sens de l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dans les situations de conflit armé et d’occupation (les notes de bas de page ont été omises) :
« 36. Une situation de conflit armé ou d’occupation n’exonère en rien l’Etat de son obligation d’enquêter sur les violations des droits de l’homme et d’en poursuivre les auteurs. Le droit à la vie est un droit non susceptible de dérogation, quelles que soient les circonstances. Toute pratique consistant à ne pas enquêter sur des allégations de violations au cours d’un conflit armé ou d’une occupation se trouve donc interdite. Comme le Comité des droits de l’homme l’a déclaré, « un élément inhérent à la protection des droits expressément déclarés non susceptibles de dérogation (…) est qu’ils doivent s’accompagner de garanties de procédure (…) Les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques relatives aux garanties de procédure ne peuvent faire l’objet de mesures qui porteraient atteinte à la protection des droits non susceptibles de dérogation ». Il est indéniable que, lors de conflits armés, les circonstances peuvent parfois entraver les enquêtes. Ces circonstances n’exonéreront jamais de l’obligation d’enquêter − cela enlèverait au droit à la vie son caractère de droit non susceptible de dérogation − mais elles peuvent affecter les modalités ou les caractéristiques de l’enquête. Outre qu’ils sont pleinement responsables de la conduite de leurs agents, les Etats sont aussi tenus, pour ce qui est des actes des acteurs privés, à un niveau minimal de diligence dû en période de conflit armé comme en temps de paix. Au cas par cas, un Etat pourrait avoir recours à des mesures d’enquête moins efficaces pour tenir compte de contraintes précises. Par exemple, il peut se révéler impossible de procéder à une autopsie lorsque des forces hostiles contrôlent le lieu où a eu lieu un meurtre. Quelles que soient les circonstances, cependant, les enquêtes doivent toujours être menées aussi efficacement que possible et ne jamais être une pure formalité. »
94. Dans son arrêt rendu le 15 septembre 2005 dans l’Affaire du « Massacre de Mapiripán » c. Colombie, où il était reproché à l’Etat défendeur de ne pas avoir mené une enquête complète sur un massacre de civils perpétré par un groupe paramilitaire supposé avoir été aidé par les autorités de ce même Etat, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a dit notamment ceci (traduction du greffe) :
« 238. A cet égard, la Cour reconnaît la difficulté des circonstances en Colombie, où la population et les pouvoirs publics luttent pour instaurer la paix. Cependant, aussi difficile soit-elle, la situation d’un Etat partie à la Convention américaine ne l’exonère pas de ses obligations découlant de ce traité, auxquelles il demeure tenu spécialement dans une affaire comme celle-ci. Ainsi que la Cour l’a déjà jugé, un Etat qui, après avoir conduit ou toléré des actions s’étant soldées par des exécutions hors de tout cadre légal, ne conduit pas une enquête adéquate sur ces faits et ne punit pas les responsables comme il se doit manque à son obligation de respecter les droits reconnus dans la Convention et d’en garantir le libre et plein exercice à l’égard non seulement de la victime alléguée mais aussi de ses proches. En outre, il empêche ainsi la société d’apprendre ce qui s’est passé et recrée un fond d’impunité permettant la répétition de faits de ce type. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
95. Les requérants soutiennent que leurs proches, au moment de leur décès, relevaient de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention et que, sauf à l’égard du sixième requérant, le Royaume-Uni a manqué à son obligation d’enquête découlant de l’article 2 de la Convention.
96. Le Gouvernement admet que le fils du sixième requérant relevait de la juridiction du Royaume-Uni, mais ne reconnaît celle-ci dans aucun des autres cas. Il soutient que, les proches des deuxième et troisième requérants ayant été tués postérieurement à l’adoption de la résolution 1511 du Conseil de sécurité (paragraphe 16 ci-dessus), les faits à l’origine de leur décès sont imputables non pas au Royaume-Uni mais aux Nations unies. Il estime en outre que le grief dans le cas du cinquième requérant doit être déclaré irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes et que les cinquième et sixième requérants n’ont plus la qualité de victime.
A. Sur la recevabilité
1. Quant à l’imputabilité des faits
97. Le Gouvernement souligne que les opérations qui se sont soldées par le décès des proches des deuxième et troisième requérants sont postérieures au 16 octobre 2003, date de l’adoption par le Conseil de sécurité de sa résolution 1511, dont le paragraphe 13 autorisait une force multinationale « à prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak » (paragraphe 16 ci-dessus). Dès lors, les soldats britanniques auraient conduit ces opérations en vertu non pas de l’autorité souveraine du Royaume-Uni mais de l’autorité internationale de ladite force agissant conformément à la décision contraignante du Conseil de sécurité.
98. Les requérants soulignent que le Gouvernement n’a soulevé cette exception à aucun stade des procédures devant le juge national. En outre, le Gouvernement aurait avancé dans une autre affaire (R (on the application of Al-Jedda) (FC) (Appellant) v Secretary of State for Defence (Respondent) [2007] UKHL 58) un argument identique que la Chambre des lords aurait rejeté.
99. La Cour rappelle qu’elle est appelée à jouer un rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection des droits de l’homme. Il est donc souhaitable que les tribunaux nationaux aient initialement la possibilité de trancher les questions de compatibilité du droit interne avec la Convention. Si une requête est néanmoins introduite par la suite devant la Cour, celle-ci doit pouvoir tirer profit des avis de ces tribunaux, lesquels sont en contact direct et permanent avec les forces vives de leurs pays. Il importe donc que les moyens développés par le Gouvernement devant les juridictions internes se situent dans la ligne de ceux qu’il articule devant la Cour. En particulier, le Gouvernement ne saurait présenter à la Cour des arguments incompatibles avec la thèse qu’il a soutenue devant le juge national (A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 154, CEDH 2009).
100. Le Gouvernement n’ayant jamais plaidé devant le juge national la non-imputabilité aux forces britanniques du décès de l’un des proches des requérants, la Cour considère qu’il est forclos à soulever pareille exception devant elle.
2. Quant à la juridiction
101. Le Gouvernement soutient également que, ayant eu lieu dans le sud de l’Irak, les faits en cause échappent à la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1 de la Convention. La seule exception serait le décès du fils du sixième requérant, survenu dans une prison militaire britannique qui relevait bel et bien de la juridiction du Royaume-Uni.
102. La Cour considère que, étant étroitement rattachée au fond des griefs soulevés par les requérants, la question préliminaire de savoir si leurs proches relevaient de la juridiction de l’Etat défendeur doit être jointe à l’examen au fond.
3. Quant à l’épuisement des voies de recours internes
103. Le Gouvernement soutient que le grief dans le cas du cinquième requérant doit être déclaré irrecevable pour défaut d’épuisement des voies de recours internes. Il explique que la demande de contrôle juridictionnel dans laquelle le requérant s’était plaint de violations de ses droits matériels et procéduraux tirés des articles 2 et 3 avait fait l’objet d’un sursis à statuer en attendant le règlement de six affaires pilotes (paragraphe 73 ci-dessus). Or l’intéressé ne se serait pas prévalu de la faculté qui aurait été la sienne, une fois ces affaires tranchées, de demander à la Divisional Court de lever le sursis. Il ne se serait pas agi dans son cas d’un décès causé par une fusillade, et les tribunaux nationaux n’auraient donc pas eu l’occasion d’examiner les faits pertinents pour sa thèse consistant à dire que son fils relevait de la juridiction du Royaume-Uni et que ce pays a manqué à ses obligations procédurales.
104. Les requérants prient la Cour de rejeter cette exception. Ils soutiennent que, si le cinquième requérant avait voulu reprendre et poursuivre la demande de contrôle juridictionnel formée par lui le 5 mai 2004 et dont l’ajournement avait été convenu en attendant l’issue des six affaires pilotes (paragraphe 73 ci-dessus), il n’aurait eu aucune chance raisonnable de succès après l’arrêt rendu par la Chambre des lords dans l’affaire Al-Skeini and Others (Respondents) v. Secretary of State for Defence (Appellant) Al-Skeini and Others (Appellants) v. Secretary of State for Defence (Respondent) (Consolidated Appeals) [2007] UKHL 26. Ils ajoutent que les juridictions inférieures auraient été liées par l’interprétation de l’article 1 donnée par la haute juridiction et l’auraient suivie pour conclure que le fils défunt de l’intéressé ne relevait pas de la juridiction du Royaume-Uni.
105. La Cour relève que, selon le cinquième requérant, son fils est mort après avoir été arrêté par des soldats britanniques le soupçonnant de pillage, puis conduit dans un véhicule militaire jusqu’à un fleuve, dans lequel il aurait été contraint de se jeter. Au regard des faits allégués, ce cas peut donc être distingué de ceux des premier, deuxième et quatrième requérants – dont les proches ont été abattus par des soldats britanniques –, de celui du troisième requérant – dont l’épouse a été abattue au cours d’une fusillade entre des soldats britanniques et des tireurs inconnus – et de celui du sixième requérant – dont le fils a été tué alors qu’il était incarcéré dans un lieu de détention militaire britannique. Certes, dans le cadre de l’affaire Al‑Skeini, la Chambre des lords n’était pas saisie d’un cas similaire à celui du cinquième requérant, où un civil irakien a perdu la vie alors qu’il se trouvait entre les mains de soldats britanniques mais non détenu dans une prison militaire. La Cour n’en considère pas moins que les requérants sont fondés à estimer que le cinquième requérant n’aurait eu aucune chance de succès s’il avait ultérieurement cherché à poursuivre sa demande de contrôle juridictionnel devant le juge national. Lord Brown, dont la majorité de la Chambre des lords partageait l’opinion, a clairement indiqué que, sur la question de la juridiction dans le cas du sixième requérant, il préférait le raisonnement tenu par la Divisional Court, suivant lequel la juridiction ne pouvait être admise à l’égard de Baha Mousa qu’à raison du fait que le décès de l’intéressé était intervenu alors qu’il était incarcéré dans une prison militaire britannique (paragraphe 88 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour juge qu’il ne peut être reproché au cinquième requérant de ne pas avoir cherché à relancer sa demande devant la Divisional Court. Aussi l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.
4. Quant à la qualité de victime
106. Le Gouvernement soutient que, le décès des fils des cinquième et sixième requérants ayant donné lieu à une enquête exhaustive de la part des autorités nationales et au versement de dommages-intérêts, les intéressés ne peuvent plus se prétendre victimes de violations de leurs droits garantis par l’article 2.
107. La Cour considère que cette question aussi se rattache étroitement au fond du grief soulevé sur le terrain de l’article 2 et doit être jointe à son examen.
5. Conclusions sur la recevabilité
108. Pour la Cour, la requête soulève de graves questions de fait et de droit d’une telle complexité qu’elles ne peuvent être tranchées sans un examen au fond. Elle ne peut donc passer pour manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Elle doit dès lors être déclarée recevable.
B. Sur le fond
1. Quant à la juridiction
a) Thèses des parties
i. Le Gouvernement
109. Le Gouvernement soutient que la doctrine de la Cour sur la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention se trouve exposée dans la décision Banković et autres, précitée. D’après lui, la Cour a établi dans celle-ci que le fait qu’un individu ait subi un préjudice à raison d’un acte accompli par un Etat contractant ou par ses agents ne suffit pas pour que l’on puisse considérer que l’intéressé relevait de la juridiction de cet Etat. La juridiction en vertu de l’article 1 serait « principalement » ou « essentiellement » territoriale, et son extension au-delà des frontières de l’Etat contractant serait « exceptionnelle » et nécessiterait « une justification spéciale, fonction des circonstances de l’espèce ». En outre, les droits garantis par la Convention ne pourraient être « fractionnés et adaptés ». Dans les limites de sa juridiction, l’Etat contractant serait tenu de reconnaître l’ensemble des droits et libertés définis par la Convention. Cette dernière serait également « un instrument de l’ordre public européen » et « un traité multilatéral opérant, sous réserve de son article 56, dans un contexte essentiellement régional, et plus particulièrement dans l’espace juridique des Etats contractants ». La nature essentiellement territoriale de la juridiction refléterait les principes du droit international et tiendrait compte des difficultés pratiques et juridiques qu’un Etat rencontre lorsqu’il agit sur le territoire d’un autre, en particulier dans des régions où ne sont pas partagées les valeurs des Etats membres du Conseil de l’Europe.
110. Dans sa décision Banković et autres, précitée, la Grande Chambre aurait dégagé d’un examen complet de la jurisprudence de la Cour un certain nombre d’exceptions limitées au principe de territorialité. La principale de ces exceptions serait tirée de la jurisprudence relative à la partie nord de Chypre et s’appliquerait lorsqu’un Etat, à la suite d’activités militaires, exerce un contrôle effectif sur une zone située hors de son territoire national. Dans les cas où elle aurait jugé que ce titre de juridiction exceptionnel pouvait être retenu, la Cour aurait souligné que l’Etat exerçant le contrôle effectif en question est par le fait même tenu de reconnaître dans le territoire contrôlé l’ensemble des droits matériels découlant de la Convention (Loizidou c. Turquie(exceptions préliminaires), 23 mars 1995, § 62, série A no 310, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, §§ 75-80, CEDH 2001‑IV, Banković et autres (décision précitée, §§ 70-71), et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, §§ 314-316, CEDH 2004‑VII). De surcroît, quand bien même la Cour aurait formulé certains obiter dicta en sens contraire dans l’arrêt de chambre ultérieurement rendu dans l’affaire Issa et autres, précitée, la Grande Chambre aurait précisé dans sa décision Banković et autres que le titre de juridiction fondé sur « le contrôle effectif d’un territoire » ne peut s’appliquer qu’au sein de l’espace juridique de la Convention. Hormis le cas du contrôle exercé par la Turquie dans la partie nord de Chypre, la Cour n’aurait appliqué cette exception qu’à l’égard d’une seule région, la Transnistrie, elle aussi située sur le territoire d’un autre Etat contractant. Le Gouvernement estime que toute autre solution risquerait de contraindre l’Etat à imposer des normes culturellement étrangères, en violation du principe de la liberté souveraine des peuples à disposer d’eux-mêmes.
111. Selon le Gouvernement, la jurisprudence de la Cour relative à l’article 56 de la Convention indique par ailleurs qu’un Etat ne peut passer pour avoir exercé sur un territoire d’outre-mer sa juridiction au sens de l’article 1 du seul fait qu’il contrôle effectivement ce territoire (Quark Fishing Ltd c. Royaume-Uni (déc.), no 15305/06, CEDH 2006‑XIV). L’application hors des frontières des Etats contractants de l’exception tirée du contrôle effectif d’un territoire amènerait à la conclusion qu’un Etat a la possibilité de choisir d’étendre ou non la Convention et ses Protocoles à un territoire non métropolitain, hors de « l’espace juridique » de la Convention, qu’il pourrait en fait contrôler depuis des décennies, mais qu’il n’aurait pas cette possibilité à l’égard des territoires extérieurs à cet espace sur lesquels il n’exercerait un contrôle effectif à la suite d’une action militaire que temporairement, par exemple seulement jusqu’à ce que la paix et la sécurité puissent être rétablies.
112. Le Gouvernement soutient que, l’Irak étant situé hors de l’espace juridique de la Convention, le titre de juridiction exceptionnel fondé sur « le contrôle effectif d’un territoire » ne peut s’appliquer. Il ajoute que, de toute manière, le Royaume-Uni n’a jamais exercé « un contrôle effectif » sur aucune partie du territoire irakien pendant la période considérée. Tel aurait du reste été l’avis exprimé par les tribunaux internes, qui auraient disposé de tous les éléments du dossier. Les forces de la coalition, y compris les soldats britanniques, auraient été faibles en effectifs : dans le sud-est de l’Irak, soit une région d’une superficie de 96 000 km² peuplée de 4,6 millions d’habitants, 14 500 soldats de la coalition auraient été déployés, dont 8 150 britanniques. Huit mille cent dix-neuf de ceux-ci auraient été affectés aux provinces de Bassorah et de Maysan, peuplées d’environ 2,76 millions d’habitants. Ils auraient été confrontés à de réelles difficultés pratiques pour mener à bien leur mission consistant à rétablir la sécurité et la stabilité en vue de permettre au peuple irakien de déterminer librement son avenir politique. Ces difficultés auraient eu pour principale explication l’absence, au début de l’occupation, d’un système local efficace de maintien de l’ordre, à une époque où les crimes violents, les actes de terrorisme et les luttes tribales, donnant lieu à l’emploi d’armes aussi bien lourdes que légères, auraient été endémiques.
113. Le Gouvernement indique que les pouvoirs publics en Irak étaient exercés pendant l’occupation par l’Autorité provisoire de la coalition, entité qui avait à sa tête l’ambassadeur américain Paul Bremer et n’était pas subordonnée au Royaume-Uni. En outre, à partir de juillet 2003, un Conseil de gouvernement de l’Irak national et un certain nombre d’instances locales irakiennes auraient été instaurés. L’Autorité provisoire de la coalition et l’administration irakienne n’auraient pas du tout eu le même statut que la « RTCN » à Chypre ou que la « RMT » en Transnistrie, entités qualifiées par la Cour « d’autorités autoproclamées et non reconnues sur le plan international ». Leurs pouvoirs auraient été reconnus par la communauté internationale, par le biais du Conseil de sécurité. De plus, l’occupation de l’Irak avec la participation du Royaume-Uni aurait été destinée à transférer le pouvoir dès que possible à une administration irakienne représentative. Conformément à cet objectif, elle n’aurait duré qu’un peu plus d’une année.
114. Pour le Gouvernement, le statut de puissance occupante, au sens du règlement de La Haye, assumé par le Royaume-Uni entre mai 2003 et juin 2004 (paragraphe 89 ci-dessus) ne lui donnait pas en lui-même obligation de reconnaître aux habitants du sud-est de l’Irak les droits et libertés définis dans la Convention. En sa qualité de puissance occupante, le Royaume-Uni n’aurait pas détenu la souveraineté en Irak et il n’aurait pas eu le droit de considérer la région occupée par lui comme son propre territoire ni comme une colonie soumise à son pouvoir et son autorité complets. Le règlement de La Haye ne l’aurait pas habilité à modifier les lois et la Constitution irakiennes de manière à les mettre en conformité avec sa propre législation interne ou avec les obligations internationales multilatérales régionales lui incombant, comme celles découlant de la Convention. Au contraire, il aurait encadré ses pouvoirs, notamment en lui imposant de respecter les lois en vigueur en Irak sauf « empêchement absolu ». Qui plus est, les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité auraient reconnu que les pouvoirs publics en Irak étaient exercés par l’Autorité provisoire de la coalition pendant l’occupation et que celle-ci avait pour but de transférer dès que possible l’autorité à une administration irakienne représentative. Dès lors, loin d’indiquer que le Royaume-Uni était tenu de reconnaître en Irak les droits définis par la Convention, le cadre juridique international prouverait plutôt que l’Etat défendeur aurait agi en violation de ses obligations internationales s’il avait cherché à modifier la Constitution irakienne de manière à la faire concorder avec la Convention. Au demeurant, la jurisprudence de la Cour montrerait que celle-ci aborde la question de savoir s’il y a eu ou non exercice extraterritorial de sa juridiction par un Etat comme un point de fait, à apprécier à la lumière de la nature et de la genèse particulières de la Convention. Les obligations imposées par la quatrième convention de Genève et par le règlement de La Haye seraient précisément adaptées aux circonstances de l’occupation et ne pourraient en elles-mêmes avoir une incidence sur la question, bien différente, de la juridiction sous l’angle de la Convention.
115. Le Gouvernement admet qu’il est possible de discerner dans la jurisprudence un certain nombre d’autres cas exceptionnels où l’Etat peut être considéré comme exerçant sa juridiction hors de son territoire et hors de l’espace de la Convention. Dans sa décision Banković et autres, précitée, la Grande Chambre aurait évoqué d’autres affaires se rapportant aux activités conduites à l’étranger par des agents diplomatiques ou consulaires, ou à bord d’aéronefs immatriculés dans l’Etat en cause ou de navires battant son pavillon. Elle y aurait également cité comme exemple l’arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne (26 juin 1992, série A no 240), qui démontrerait qu’un Etat qui traduit un individu devant un de ses propres tribunaux siégeant hors de son territoire pour appliquer sa propre loi pénale peut passer pour exercer sa juridiction. Dans son arrêt Öcalan (précité, § 91), la Cour aurait jugé que, dès lors que le requérant avait été arrêté « par les membres des forces de l’ordre turques à l’intérieur d’un avion immatriculé en Turquie, dans la zone internationale de l’aéroport de Nairobi » puis « physiquement contraint de revenir en Turquie par des fonctionnaires turcs et (…) soumis à leur autorité et à leur contrôle dès son arrestation et son retour en Turquie », l’Etat turc avait exercé sa juridiction sur lui. Aucune de ces exceptions ne s’appliquerait toutefois dans les cas des quatre premiers requérants.
116. Pour le Gouvernement, la thèse des requérants selon laquelle, en tirant sur leurs proches, les soldats britanniques ont exercé leur « autorité et [leur] contrôle » sur les défunts, les faisant ainsi passer sous la juridiction du Royaume-Uni, va directement à l’encontre de la décision Banković et autres, précitée. Dans cette dernière, la Grande Chambre aurait examiné la question de l’applicabilité de la Convention aux opérations militaires extraterritoriales, d’une façon générale, à la lumière notamment de la pratique des Etats et de l’article 15 de la Convention, et elle aurait conclu que la Convention ne s’appliquait pas aux activités militaires des Etats défendeurs qui s’étaient soldées par le décès des proches des requérants dans cette affaire. De la même manière, en l’espèce, l’action militaire conduite par les soldats britanniques en tirant sur les proches des requérants dans le cadre de leurs opérations militaires de sécurité en Irak ne vaudrait pas exercice d’une juridiction sur les défunts. Rien ne permettrait de distinguer à cet égard un décès résultant d’un bombardement d’un autre causé par une fusillade ayant éclaté au cours d’une opération sur le terrain.
117. Le Gouvernement récuse la thèse, avancée par les requérants, de l’existence d’un lien juridictionnel fondé sur l’exercice par les soldats britanniques sur les défunts de « l’autorité du pouvoir légal » découlant de l’obligation faite par le règlement de La Haye d’assurer « l’ordre et la vie publics » dans le territoire occupé. L’article 1 de la Convention revêtirait en effet un sens autonome, insusceptible de définition par référence aux règles, tout à fait distinctes, du droit humanitaire international. Le Gouvernement ajoute que l’obligation invoquée était censée profiter à tous les ressortissants irakiens se trouvant dans le territoire occupé et, à supposer fondée la thèse des requérants, le Royaume-Uni aurait été tenu de reconnaître à l’ensemble de ces personnes les droits garantis par la Convention. On ne pourrait davantage considérer que les soldats britanniques exerçaient, pendant la période considérée, « des pouvoirs publics » en vertu de dispositions conventionnelles (décision Banković et autres, précitée, § 73). En réalité, ils auraient fait usage d’attributions militaires en vue de créer une situation propice à l’exercice des pouvoirs publics et au bon fonctionnement de l’état de droit. On ne pourrait pas établir une distinction nette entre les différentes sortes d’opérations militaires entreprises par eux. Rien ne permettrait de conclure que l’applicabilité de la Convention doit être fonction de la nature de l’activité particulière – patrouille dans la rue, offensive sur le terrain ou bombardement aérien – qu’exerçait tel ou tel soldat à l’époque de la violation alléguée.
118. En conclusion, le Gouvernement soutient que c’est à bon droit que les tribunaux nationaux ont jugé que, au moment de leur décès, aucun des proches des quatre premiers requérants ne relevait de la juridiction du Royaume-Uni au sens de l’article 1. Ces cas ne peuvent selon lui être distingués de ceux des défunts dans la décision Banković et autres, précitée. Les faits dans le cas du fils du cinquième requérant ne suffiraient pas à différencier ce cas de ceux des quatre premiers requérants. En effet, le défunt n’aurait pas été arrêté dans des circonstances similaires à celles sur lesquelles aurait reposé la juridiction dans l’affaire Öcalan, précitée. En raison des soupçons de pillage pesant sur lui et des graves troubles à l’ordre public apparus au lendemain immédiat de la cessation des principales opérations de combat, les soldats britanniques l’auraient conduit de force des lieux du pillage à un autre endroit. La mesure ainsi prise par eux aurait nécessité l’usage de l’autorité militaire à l’égard du fils du cinquième requérant, mais pas davantage. Le Gouvernement admet que le fils du sixième requérant relevait de la juridiction du Royaume-Uni au moment de son décès, mais seulement sur le fondement retenu par la Divisional Court et ultérieurement confirmé par Lord Brown, rejoint sur ce point par Lord Rodger, Lord Carswell et la baronne Hale, à savoir que cette juridiction avait été établie dès lors que le défunt avait été incarcéré dans un centre de détention militaire britannique sis dans l’enceinte d’une base britannique, essentiellement par analogie avec l’exception extraterritoriale faite pour les ambassades. A l’audience devant la Cour, le conseil du Gouvernement a confirmé que la thèse de ce dernier est que, par exemple, un individu emmené dans un centre de détention britannique sis en territoire étranger à bord d’un véhicule militaire britannique ne se retrouverait sous la juridiction du Royaume-Uni qu’à partir de l’entrée du véhicule dans le périmètre du centre.
119. Pour le Gouvernement, cela ne veut pas dire pour autant que les soldats britanniques pouvaient agir en toute impunité en Irak. Comme Lord Bingham l’aurait fait observer dans l’arrêt de la Chambre des lords, l’action des forces du Royaume-Uni aurait été régie par le droit humanitaire international et soumise aux règles de celui-ci. Les soldats britanniques en Irak auraientégalement été sous l’empire des règles du droit pénal du Royaume-Uni et susceptibles de poursuites devant le juge britannique. La Cour pénale internationale aurait par ailleurs compétence pour juger les crimes de guerre dans les cas où l’Etat n’aurait pas la volonté ou serait dans l’incapacité de le faire. Les personnes s’estimant lésées par le fait d’agents ou d’autorités britanniques en Irak auraient également la possibilité de les assigner en responsabilité délictuelle devant le juge civil britannique.
ii. Les requérants
120. Les requérants admettent que la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention est essentiellement territoriale. Ils soutiennent toutefois qu’elle ne l’est pas exclusivement et qu’il est possible pour l’Etat contractant d’exercer sa juridiction hors de son sol. Ainsi, la procédure prévue par l’article 56 de la Convention permettrait aux Etats d’étendre, par voie de notification, la portée de la Convention à d’autres territoires, en tenant compte des nécessités locales. Néanmoins, la jurisprudence montrerait clairement que l’applicabilité extraterritoriale de la Conventionpeut résulter d’autres mécanismes que celui de l’article 56.
121. Les requérants soutiennent que la jurisprudence de la Cour et de la Commission reconnaît qu’il peut y avoir exercice extraterritorial de sa juridiction par un Etat sur le fondement de deux principes : « l’autorité des agents de l’Etat » et « le contrôle effectif d’un territoire ». C’est la Commission qui aurait retenu pour la première fois la juridiction fondée sur « l’autorité des agents de l’Etat », dans le passage suivant de sa décision Chypre c. Turquie (nos 6780/74 et 6950/75, décision de la Commission du 26 mai 1975, Décisions et rapports (DR) 2, p. 222) : « les représentants d’un Etat (…) non seulement demeurent sous sa juridiction quand ils sont à l’étranger, mais font que relèvent de « la juridiction » de cet Etat toute personne et tout bien, dans la mesure où ces représentants exercent leur autorité sur cette personne ou ces biens ». Elle aurait ultérieurement fait application de ce principe dans son rapport produit dans cette même affaire, en disant que la Turquie avait exercé sa juridiction à raison des actions de ses soldats à Chypre. Parmi les actions évoquées, il y aurait eu le meurtre de civils, certains exécutés sur l’ordre d’officiers, d’autres abattus alors qu’ils cherchaient à recouvrer la possession de leurs biens contrôlés par la Turquie, le viol de femmes dans des maisons vides et dans la rue, la détention arbitraire de civils, l’infliction de cruautés aux détenus, le déplacement de civils et la confiscation de biens par l’armée. La Turquie n’ayant reconnu la compétence de la Cour qu’en 1990, celle-ci n’aurait jamais connu de l’affaire. En revanche, le rapport de la Commission ne permettrait pas de soutenir que la seule autorité carcérale exercée par des militaires constitue un lien suffisant d’autorité et de contrôle.
122. Les requérants ajoutent que, dans les affaires turques ultérieures concernant le nord de Chypre et examinées par la Commission et par la Cour dans les années 1990, la Turquie avait admis la possibilité d’un exercice par elle de sa juridiction au sens de l’article 1 à raison des activités directement conduites par ses militaires. Elle aurait toutefois argumenté sur un autre terrain et soutenu qu’elle ne pouvait être considérée comme ayant exercé sa juridiction, les actes dénoncés ayant été le fait non pas de ses agents propres, mais de ceux d’une administration locale autonome mise en place en 1983, la « RTCN ». Dans ses arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) et Chypre c. Turquie précités, la Cour aurait rejeté cette thèse en énonçant le principe « du contrôle effectif d’un territoire », applicable
« lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, [un Etat contractant] exerce en pratique le contrôle sur une zone située en dehors de son territoire national. L’obligation d’assurer dans une telle région le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’Etat concerné ou par le biais d’une administration locale subordonnée » (Loizidou(exceptions préliminaires), § 62). »
Dans ces arrêts, la Cour n’aurait nulle part indiqué que le principe tiré de « l’autorité des agents de l’Etat » eût été supplanté. Dans le paragraphe 62 de l’arrêt Loizidou cité ci-dessus, elle aurait d’ailleurs dit, avant d’énoncer le principe de la juridiction fondée sur « le contrôle effectif d’un territoire », que
« [d]e plus, la responsabilité des Parties contractantes peut entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes et se produisant sur ou en dehors de leur territoire (arrêt Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, série A no 240, p. 29, § 91). »
Par ailleurs, la conclusion de la Cour sur la question de la juridiction de la Turquie concernant la violation alléguée aurait été fondée sur les deux principes à la fois (§ 63) :
« A ce sujet, le gouvernement défendeur admet que la perte par Mme Loizidou du contrôle de ses biens résulte de l’occupation de la partie septentrionale de Chypre par les troupes turques et la création de la « RTCN » dans cette région. En outre, il ne prête pas à controverse que les troupes turques ont empêché la requérante d’accéder à sa propriété. »
Dans la jurisprudence ultérieure, les deux principes auraient continué à être évoqués conjointement (décision Banković et autres, précitée, §§ 69‑73, Issa et autres, précité, §§ 69-71, Andreou c. Turquie (déc.), no 45653/99, 3 juin 2008, et Solomou et autres c. Turquie, no 36832/97, §§ 44-45, 24 juin 2008). Aucun précédent tiré de la jurisprudence de la Cour ne permettrait de dire que les activités directement conduites par des agents militaires de l’Etat exerçant l’autorité ne se prêtent pas à une analyse sous l’angle de la juridiction fondée sur l’autorité des agents de l’Etat.
123. La thèse des requérants consiste à dire que les membres de leur famille, au moment de leur décès, relevaient de la juridiction du Royaume‑Uni en vertu du principe de « l’autorité des agents de l’Etat ». Le Gouvernement aurait reconnu que, dans le cas du fils du sixième requérant, l’exercice par les militaires britanniques de leur autorité et de leur contrôle en Irak permettait de retenir l’extraterritorialité de la juridiction du Royaume-Uni. Or la juridiction dans les affaires de détention extraterritoriale ne reposerait pas sur l’idée qu’une prison militaire serait une enclave quasi territoriale. Dans le cas susmentionné, la juridiction aurait également été établie si le fils du sixième requérant avait été torturé et tué au cours de son arrestation à l’hôtel où il travaillait ou dans un véhicule militaire verrouillé garé à l’extérieur. De plus, l’autorité et le contrôle exercés par des militaires ne se limiteraient pas en principe aux mesures privatives de liberté, quand bien même l’arrestation et la détention de personnes par un Etat hors de son territoire pourraient être considérées comme des cas classiques d’exercice de l’autorité de l’Etat par des agents publics (comme l’auraient soutenu les Etats défendeurs dans la décision Banković et autres, précitée, § 37).
124. Les requérants considèrent que l’autorité et le contrôle exercés sur leurs proches défunts par des agents de l’Etat britannique avaient fait passer les intéressés sous la juridiction du Royaume-Uni. Ils soulignent que les forces armées britanniques étaient chargées en Irak de maintenir l’ordre public, d’assurer la sûreté et la sécurité des civils et de soutenir l’administration civile. Ces missions auraient été conduites dans le cadre plus général de l’occupation par le Royaume-Uni du sud-est de l’Irak. Le Royaume-Uni aurait également exercé son contrôle et son autorité par le biais du bureau de l’Autorité provisoire de la coalition pour la région sud, doté principalement de personnel britannique. Les personnes tuées étant des civils dont les soldats britanniques étaient censés assurer la sûreté et la sécurité, un lien particulier d’autorité et de contrôle les aurait rattachées à ces derniers. Pour conclure que les défunts se trouvaient sous l’autorité des forces armées britanniques, il faudrait retenir non pas le titre de juridiction fondé sur les conséquences d’un acte, rejeté dans la décision Banković et autres, précitée, mais l’existence de ce lien. A titre subsidiaire, les requérants estiment que, au moins à l’égard des proches décédés des deuxième, quatrième, cinquième et sixième requérants, les soldats britanniques exerçaient une autorité et un contrôle suffisants pour faire relever les défunts de la juridiction du Royaume-Uni.
125. Les requérants soutiennent également que leurs proches décédés relevaient de la juridiction britannique du fait qu’à l’époque considérée le Royaume-Uni exerçait un contrôle effectif sur le sud-est de l’Irak. Selon eux, du point de vue du droit international, l’occupation d’un territoire par un Etat en qualité de puissance occupante emporte exercice extraterritorial par lui de sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention étant donné que le territoire en question se trouve placé de fait sous l’autorité de son armée (voir l’article 42 du règlement de La Haye ; paragraphe 89 ci-dessus). Cette conséquence de l’occupation belligérante cadrerait avec les critères retenus par le droit international tant pour ce qui est de la juridiction extraterritoriale que pour ce qui est de l’application extraterritoriale des droits de l’homme fondée sur « la juridiction ».
126. Les requérants rejettent l’idée que le titre de juridiction fondé sur « le contrôle effectif d’un territoire » ne puisse s’appliquer qu’au sein de l’espace juridique de la Convention. Selon eux, exiger que le contrôle opéré par l’Etat soit entier, similaire à celui exercé sur son propre territoire, conduirait à une situation fâcheuse où, au lieu de donner à la victime un droit à réparation, des faits constitutifs d’une violation de la Convention permettraient de fonder un constat de non-exercice par l’Etat de sa juridiction. De la même manière, déterminer si un contrôle est exercé sur un territoire en se fondant sur le seul nombre de soldats qui y sont stationnés serait adopter un critère incertain, permettant la fuite des responsabilités et encourageant l’arbitraire. L’application de la Convention devrait guider les Etats contractants dans leurs actions et les inciter à réfléchir mûrement à toute intervention militaire et à affecter un nombre suffisant de soldats pour satisfaire à leurs obligations internationales. Les requérants font leur le raisonnement développé par le juge Sedley de la Cour d’appel (paragraphe 80 ci-dessus) et selon lequel tout Etat contractant se livrant à une occupation militaire serait tenu de faire tout son possible pour maintenir l’ordre et protéger les droits civils fondamentaux. Les chiffres détaillés donnés dans la jurisprudence de la Cour (les affaires relatives à la partie nord de Chypre et l’arrêt précité Ilaşcu et autres) concernant les effectifs militaires déployés n’auraient servi qu’à établir si un territoire donné était effectivement, à l’époque pertinente, placé sous l’autorité d’une armée ennemie, dans des cas où les Etats défendeurs (en l’occurrence la Turquie et la Russie) niaient l’occupation. Dès lors que, comme en l’espèce, l’Etat défendeur reconnaîtrait l’occupation du territoire en cause, pareil examen serait inutile.
127. Les requérants plaident que l’obligation faite par le droit humanitaire international à l’Etat occupant d’appliquer le droit interne du pays occupé et de ne pas imposer ses propres lois ne peut être opposée par l’Etat occupant pour faire échec à l’établissement de sa juridiction au sens de la Convention. Ils se réfèrent à l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice en l’affaire des Activités armées sur le territoire du Congo et à son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé (paragraphes 90-91 ci-dessus), dans lesquels les juges de La Haye auraient dit que l’Etat occupant est tenu d’appliquer le droit international relatif aux droits de l’homme. Il s’en dégagerait le principe clair que l’occupation belligérante en droit international permet de fonder la reconnaissance d’une juridiction extraterritoriale en matière de droits de l’homme.
iii. Les tiers intervenants
128. Les intervenants (paragraphe 6 ci-dessus) soulignent que la Convention a été adoptée au lendemain des événements survenus en Europe dans les années 1930 et 1940, au cours desquels d’effroyables atteintes aux droits de l’homme avaient été perpétrées par les forces militaires dans les territoires occupés. Il serait inconcevable que les rédacteurs de la Convention eussent considéré que les obligations que celle-ci serait censée faire peser sur les Etats se limiteraient aux violations commises sur leurs propres territoires. En outre, le droit international public imposerait d’interpréter la notion de « juridiction » à la lumière de l’objet et du but du traité l’énonçant. La Cour aurait à maintes reprises tenu compte de la particularité de la Convention en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme. Les intervenants ajoutent que l’un des principes directeurs du droit international relatif aux droits de l’homme, appliqué par le Comité des droits de l’homme des Nations unies et par la Cour internationale de justice dans des cas où était en cause le comportement d’un Etat hors de son territoire, est la nécessité d’éviter l’existence inadmissible de doubles standards, et donc la possibilité pour un Etat de commettre en territoire étranger des violations qui ne seraient pas permises sur son propre sol.
129. Selon les intervenants, les organes de protection des droits de l’homme et les juridictions au niveau international comme au niveau régional s’accordent par ailleurs à reconnaître que, pour déterminer si les actes ou omissions d’agents d’un Etat en territoire étranger relèvent de sa juridiction, il faut rechercher s’il y exerce, par le biais de ses agents, un contrôle, une autorité ou un pouvoir sur les personnes concernées. La réalité de semblables contrôle, autorité ou pouvoir prolongerait l’obligation lui incombant de respecter les droits de l’homme. Il s’agirait d’une question de fait, qu’il faudrait trancher selon les circonstances de l’acte ou omission en cause. Certaines situations, telle une occupation militaire, feraient fortement présumer l’existence de pareils contrôle, autorité ou pouvoir. L’un des principes se dégageant de la jurisprudence de la Cour internationale de justice (paragraphes 90-91 ci-dessus) serait en effet que la qualification d’occupation, au sens du droit humanitaire international, donnée à une situation emporterait une forte présomption de « juridiction » aux fins de l’application des droits de l’homme.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux relatifs à la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention
130. L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention. »
Aux termes de cette disposition, l’engagement des Etats contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161, et décision Banković et autres, précitée, § 66). La « juridiction », au sens de l’article 1, est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un Etat contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Ilaşcu et autres, précité, § 311).
α) Le principe de territorialité
131. La juridiction d’un Etat, au sens de l’article 1, est principalement territoriale (Soering, précité, § 86, Banković et autres, décision précitée, §§ 61 et 67, et Ilaşcu et autres, précité, § 312). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble de son territoire (Ilaşcu et autres, précité, § 312, et Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 139, CEDH 2004-II). A l’inverse, les actes des Etats contractants accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire ne peuvent que dans des circonstances exceptionnelles s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction, au sens de l’article 1 (Banković et autres, décision précitée, § 67).
132. A ce jour, la Cour a reconnu dans sa jurisprudence un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’Etat contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat.
β) L’autorité et le contrôle d’un agent de l’Etat
133. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que, par exception au principe de territorialité, la juridiction d’un Etat contractant au sens de l’article 1 peut s’étendre aux actes de ses organes qui déploient leurs effets en dehors de son territoire (Drozd et Janousek, précité, § 91, Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 62, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 52, Recueil des arrêts et décisions 1996-VI, et Banković et autres, décision précitée, § 69). Cette exception, telle qu’elle se dégage de l’arrêt Drozd et Janousek et des autres affaires ci-dessus, est énoncée de manière très générale, la Cour s’étant contentée de dire que la responsabilité de l’Etat contractant « peut entrer en jeu » en pareilles circonstances. Il est nécessaire d’examiner la jurisprudence pour en cerner les principes directeurs.
134. Premièrement, il est clair que la juridiction de l’Etat peut naître des actes des agents diplomatiques ou consulaires présents en territoire étranger conformément aux règles du droit international dès lors que ces agents exercent une autorité et un contrôle sur autrui (Banković et autres, décision précitée, § 73, voir également X. c. Allemagne, no 1611/62, décision de la Commission du 25 septembre 1965, Annuaire 8, pp. 158 et 169, X. c. Royaume-Uni, no 7547/76, décision de la Commission du 15 décembre 1977, DR 12, p. 73, et M. c. Danemark, no17392/90, décision de la Commission du 14 octobre 1992, DR 73, p. 193).
135. Deuxièmement, la Cour a conclu à l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’Etat contractant qui, en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local, assume l’ensemble ou certaines des prérogatives de puissance publique normalement exercées par celui-ci (Banković et autres, décision précitée, § 71). Par conséquent, dès lors que, conformément à une règle de droit international coutumière, conventionnelle ou autre, ses organes assument des fonctions exécutives ou judiciaires sur un territoire autre que le sien, un Etat contractant peut être tenu pour responsable des violations de la Convention commises dans l’exercice de ces fonctions, pourvu que les faits en question soient imputables à lui et non à l’Etat territorial (Drozd et Janousek, précité, Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, 14 mai 2002, ainsi que X. et Y. c. Suisse, nos 7289/75 et 7349/76, décision de la Commission du 14 juillet 1977, DR 9, p. 76).
136. En outre, la jurisprudence de la Cour montre que, dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d’un Etat opérant hors de son territoire peut faire passer sous la juridiction de cet Etat, au sens de l’article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci. Cette règle a été appliquée dans le cas de personnes remises entre les mains d’agents de l’Etat à l’extérieur de ses frontières. Ainsi, dans l’arrêt Öcalan précité, § 91, la Cour a jugé que « dès sa remise par les agents kenyans aux agents turcs, [le requérant] s’[était] effectivement retrouvé sous l’autorité de la Turquie et relevait donc de la « juridiction » de cet Etat aux fins de l’article 1 de la Convention, même si, en l’occurrence, la Turquie a[vait] exercé son autorité en dehors de son territoire ». Dans l’arrêt Issa et autres, précité, elle a indiqué que, s’il avait été établi que des soldats turcs avaient arrêté les proches des requérants dans le nord de l’Irak avant de les emmener dans une caverne avoisinante et de les exécuter, les victimes auraient dû être considérées comme relevant de la juridiction de la Turquie, ce par l’effet de l’autorité et du contrôle exercés sur les victimes par les soldats. Dans la décision Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni ((déc.), no 61498/08, §§ 86-89, 30 juin 2009), elle a estimé que, dès lors que le contrôle exercé par le Royaume-Uni sur ses prisons militaires en Irak et sur les personnes y séjournant était absolu et exclusif, il y avait lieu de considérer, à propos de deux ressortissants irakiens incarcérés dans l’une d’elles, qu’ils relevaient de la juridiction du Royaume-Uni. Enfin, dans l’arrêt Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 67, CEDH 2010, elle a conclu, relativement à des requérants qui s’étaient trouvés à bord d’un navire intercepté en haute mer par des agents français, qu’eu égard au contrôle absolu et exclusif exercé de manière continue et ininterrompue par ces agents sur le navire et son équipage dès son interception, ils relevaient de la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention. La Cour considère que, dans les affaires ci-dessus, la juridiction n’avait pas pour seul fondement le contrôle opéré par l’Etat contractant sur les bâtiments, l’aéronef ou le navire où les intéressés étaient détenus. L’élément déterminant dans ce type de cas est l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle physiques sur les personnes en question.
137. Il est clair que dès l’instant où l’Etat, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas. En ce sens, dès lors, les droits découlant de la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (voir, à titre de comparaison, la décision Banković et autres, précitée, § 75).
γ) Le contrôle effectif sur un territoire
138. Le principe voulant que la juridiction de l’Etat contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une autre exception lorsque, par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’Etat exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’Etat ou par le biais d’une administration locale subordonnée (Loizidou(exceptions préliminaires), précité, § 62, Chypre c. Turquie, précité, § 76, Banković et autres, décision précitée, § 70, Ilaşcu et autres, précité, §§ 314-316, et Loizidou (fond), précité, § 52). Dès lors qu’une telle mainmise sur un territoire est établie, il n’est pas nécessaire de déterminer si l’Etat contractant qui la détient exerce un contrôle précis sur les politiques et actions de l’administration locale qui lui est subordonnée. Du fait qu’il assure la survie de cette administration grâce à son soutien militaire et autre, cet Etat engage sa responsabilité à raison des politiques et actions entreprises par elle. L’article 1 lui fait obligation de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-77).
139. La question de savoir si un Etat contractant exerce ou non un contrôle effectif sur un territoire hors de ses frontières est une question de fait. Pour se prononcer, la Cour se réfère principalement au nombre de soldats déployés par l’Etat sur le territoire en cause (Loizidou (fond), précité, §§ 16 et 56, et Ilaşcu et autres, précité, § 387). D’autres éléments peuvent aussi entrer en ligne de compte, par exemple la mesure dans laquelle le soutien militaire, économique et politique apporté par l’Etat à l’administration locale subordonnée assure à celui-ci une influence et un contrôle dans la région (Ilaşcu et autres, précité, §§ 388-394).
140. Le titre de juridiction fondé sur le « contrôle effectif » décrit ci‑dessus ne remplace pas le système de notification en vertu de l’article 56 (l’ancien article 63) de la Convention, que, lors de la rédaction de celle-ci, les Etats contractants avaient décidé de créer pour les territoires d’outre-mer dont ils assuraient les relations internationales. Le paragraphe 1 de cet article prévoit un dispositif permettant à ces Etats d’étendre l’application de la Convention à pareil territoire « en tenant compte des nécessités locales ». L’existence de ce dispositif, qui a été intégré dans la Convention pour des raisons historiques, ne peut être interprétée aujourd’hui, à la lumière des conditions actuelles, comme limitant la portée de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1. Les cas de figure visés par le principe du « contrôle effectif » se distinguent manifestement de ceux dans lesquels un Etat contractant n’a pas déclaré, par le biais de la notification prévue à l’article 56, étendre l’application de la Convention ou de l’un de ses Protocoles à un territoire d’outre-mer dont il assure les relations internationales (Loizidou (exceptions préliminaires), précité, §§ 86-89, et Quark Fishing Ltd, décision précitée).
δ) L’espace juridique de la Convention
141. La Convention est un instrument constitutionnel de l’ordre public européen (Loizidou (exceptions préliminaires), précité, § 75). Elle ne régit pas les actes des Etats qui n’y sont pas parties, ni ne prétend exiger des Parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareils Etats (Soering, précité, § 86).
142. La Cour a souligné qu’un Etat contractant qui, par le biais de ses forces armées, occupe le territoire d’un autre doit en principe être tenu pour responsable au regard de la Convention des violations des droits de l’homme qui y sont perpétrées car, sinon, les habitants de ce territoire seraient privés des droits et libertés dont ils jouissaient jusque-là et il y aurait « un vide » dans la protection de ces droits et libertés au sein de « l’espace juridique de la Convention » (Chypre c. Turquie, précité, § 78, et Banković et autres, décision précitée, § 80). Toutefois, s’il est important d’établir la juridiction de l’Etat occupant dans ce type de cas, cela ne veut pas dire, a contrario, que la juridiction au sens de l’article 1 ne puisse jamais exister hors du territoire des Etats membres du Conseil de l’Europe. La Cour n’a jamais appliqué semblable restriction dans sa jurisprudence (voir, parmi d’autres exemples, les arrêts Öcalan, Issa et autres, et Medvedyevet autres, précités, et la décision Al-Saadoon et Mufdhi, précitée).
ii. Application des principes susmentionnés aux faits de l’espèce
143. Pour déterminer si l’un des proches des requérants relevait, au moment de son décès, de la juridiction du Royaume-Uni, la Cour prend pour point de départ le fait que, le 20 mars 2003, ce pays, avec les Etats‑Unis et leurs partenaires de la coalition, avait pénétré en sol irakien, par le biais de ses forces armées, dans le but de chasser le régime baasiste alors au pouvoir. Ce but fut atteint le 1er mai 2003, lorsque la fin des principales opérations de combat fut prononcée et que les Etats-Unis et le Royaume-Uni devinrent des puissances occupantes au sens de l’article 42 du règlement de La Haye (paragraphe 89 ci-dessus).
144. Comme l’indiquait la lettre du 8 mai 2003 adressée conjointement par les représentants permanents du Royaume-Uni et des Etats-Unis au président du Conseil de sécurité des Nations unies (paragraphe 11 ci‑dessus), ces deux pays, après avoir chassé l’ancien régime, avaient créé l’Autorité provisoire de la coalition pour « exerce[r] les pouvoirs du gouvernement à titre temporaire ». L’un des pouvoirs expressément mentionnés dans cette lettre que les Etats-Unis et le Royaume-Uni étaient censés assumer par l’intermédiaire de l’Autorité provisoire de la coalition consistait à assurer la sécurité en Irak, notamment en maintenant l’ordre public. La lettre indiquait en outre : « [l]es Etats-Unis, le Royaume-Uni et les membres de la coalition, agissant par l’intermédiaire de l’Autorité provisoire de la coalition, seront chargés, entre autres tâches, d’assurer la sécurité en Irak et d’administrer ce pays à titre temporaire, notamment par les moyens suivants : (…) en prenant immédiatement le contrôle des institutions irakiennes responsables des questions militaires et de sécurité ».
145. L’Autorité provisoire de la coalition déclara dans le règlement no 1 du 16 mai 2003, son premier texte normatif, qu’elle « exerce[rait] temporairement les prérogatives de la puissance publique afin d’assurer l’administration effective de l’Irak au cours de la période d’administration transitoire, d’y rétablir la stabilité et la sécurité (…) » (paragraphe 12 ci‑dessus).
146. Le Conseil de sécurité prit acte du contenu de la lettre du 8 mai 2003 dans sa résolution 1483, adoptée le 22 mai 2003. Il y demandait par ailleurs aux puissances occupantes « de promouvoir le bien-être de la population irakienne en assurant une administration efficace du territoire, notamment en s’employant à rétablir la sécurité et la stabilité », reconnaissant une nouvelle fois la mission de sécurité assumée par les Etats‑Unis et le Royaume-Uni (paragraphe 14 ci-dessus).
147. Pendant la période de l’occupation, le Royaume-Uni avait le commandement d’une division militaire, la division multinationale du sud‑est, dont le ressort comprenait la province de Bassorah, là où les proches des requérants sont décédés. A compter du 1er mai 2003, les forces britanniques déployées dans cette province y furent chargées d’assurer la sécurité et de soutenir l’administration civile. Elles devaient en particulier conduire des patrouilles, des arrestations et des opérations de lutte contre le terrorisme, encadrer les manifestations civiles et protéger les ressources et infrastructures essentielles ainsi que les postes de police (paragraphe 21 ci‑dessus).
148. En juillet 2003 fut créé le Conseil de gouvernement de l’Irak. Bien que tenue de le consulter (paragraphe 15 ci-dessus), l’Autorité provisoire de la coalition conservait le pouvoir. Dans sa résolution 1511, adoptée le 16 octobre 2003, le Conseil de sécurité souligna le caractère temporaire de l’exercice par elle des responsabilités et pouvoirs énoncés dans la résolution 1483 et autorisa « une force multinationale, sous commandement unifié, à prendre toutes les mesures nécessaires pour contribuer au maintien de la sécurité et de la stabilité en Irak » (paragraphe 16 ci-dessus). Dans sa résolution 1546, adoptée le 8 juin 2004, il approuva « la formation d’un gouvernement intérimaire souverain de l’Irak (…), qui assumera[it] pleinement [jusqu’au] 30 juin 2004 la responsabilité et l’autorité de gouverner l’Irak » (paragraphe 18 ci-dessus). En définitive, l’occupation prit fin le 28 juin 2004, avec le transfert de l’Autorité provisoire de la coalition, désormais dissoute, au gouvernement intérimaire de la responsabilité pleine et entière du gouvernement de l’Irak (paragraphe 19 ci-dessus).
iii. Conclusion quant à la juridiction
149. On peut donc voir qu’après le renversement du régime baasiste et jusqu’à l’instauration du gouvernement intérimaire, le Royaume-Uni a assumé en Irak (conjointement avec les Etats-Unis) certaines des prérogatives de puissance publique qui sont normalement celles d’un Etat souverain, en particulier le pouvoir et la responsabilité du maintien de la sécurité dans le sud-est du pays. Dans ces circonstances exceptionnelles, la Cour considère que le Royaume-Uni, par le biais de ses soldats affectés à des opérations de sécurité à Bassorah lors de cette période, exerçait sur les personnes tuées lors de ces opérations une autorité et un contrôle propres à établir, aux fins de l’article 1 de la Convention, un lien juridictionnel entre lui et ces personnes.
150. Cela précisé, la Cour rappelle que les décès en cause dans la présente affaire sont survenus au cours de la période considérée : le 8 mai 2003 pour le fils du cinquième requérant, au mois d’août 2003 pour les frères des premier et quatrième requérants, au mois de septembre 2003 pour le fils du sixième requérant et au mois de novembre 2003 pour les épouses des deuxième et troisième requérants. Il n’est pas contesté que les décès des proches des premier, deuxième, quatrième, cinquième et sixième requérants ont été causés par le fait de soldats britanniques au cours ou dans le contexte d’opérations de sécurité conduites par les forces britanniques à divers endroits de la ville de Bassorah. Il s’ensuit qu’aux fins de l’article 1 de la Convention un lien juridictionnel rattachait le Royaume-Uni aux défunts dans tous ces cas. Quant au troisième requérant, son épouse a été tuée lors d’une fusillade entre une patrouille de soldats britanniques et des tireurs inconnus, et on ignore lequel des deux camps a été à l’origine du coup fatal. La Cour considère que, le décès étant survenu au cours d’une opération de sécurité menée par le Royaume-Uni, dans le cadre de laquelle des soldats britanniques qui patrouillaient à proximité du domicile de l’intéressé sont intervenus dans la fusillade mortelle, il existait également un lien juridictionnel entre le Royaume-Uni et cette victime.
2. Sur le manquement allégué à l’obligation d’enquête découlant de l’article 2
151. Devant la Cour, les requérants ne se plaignent d’aucune violation matérielle du droit à la vie consacré par l’article 2. Au lieu de cela, ils soutiennent que le Gouvernement a manqué à son obligation procédurale de conduire une enquête effective sur les décès de leurs proches.
L’article 2 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
a) Thèses des parties
i. Le Gouvernement
152. Le Gouvernement soutient que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être interprétée en harmonie avec les principes pertinents du droit international. En outre, toute obligation implicite éventuelle devrait être interprétée de manière à éviter de faire peser sur un Etat contractant un fardeau impossible ou disproportionné. Le Royaume-Uni n’aurait pas exercé sur le territoire irakien un contrôle total et, en particulier, il n’y aurait joui d’aucune compétence législative, administrative ou judiciaire. A supposer que l’obligation d’enquête pût s’appliquer extraterritorialement, il faudrait tenir compte de ces circonstances, ainsi que des très mauvaises conditions de sécurité dans lesquelles le personnel britannique aurait exercé ses fonctions.
153. Le Gouvernement admet que, conduites dans chacun des cas par les seuls chefs de corps des soldats présentés comme responsables, les investigations sur les décès des proches des trois premiers requérants n’ont pas été suffisamment indépendantes aux fins de l’article 2. Il soutient en revanche que les enquêtes sur les décès des proches des quatrième et cinquième requérants ont été conformes à l’article 2. Il plaide par ailleurs qu’il n’y a eu aucun manquement à l’obligation d’enquête dans le cas du sixième requérant, celui-ci n’ayant au demeurant jamais plaidé que l’enquête menée sur le décès de son fils fût contraire à l’article 2.
154. Sur un plan plus général, le Gouvernement souligne que les enquêteurs de la police militaire royale sont institutionnellement indépendants des forces armées. Il ajoute que, même si le juge Brooke a formulé l’opinion que les enquêtes sur ce type de décès devaient être « entièrement retirées à la hiérarchie militaire et confiées à la police militaire royale », c’est à bon droit que la Cour d’appel a conclu que la section spéciale d’investigation de la police militaire royale était capable de conduire des enquêtes indépendantes (paragraphe 82 ci-dessus). Le rôle joué par la hiérarchie militaire dans la notification à la section spéciale d’investigation d’un incident appelant une enquête et, ultérieurement, dans le renvoi devant l’Autorité de poursuite de l’armée des affaires examinées par ladite section, n’autoriserait pas à conclure que ces enquêtes ne présentaient pas l’indépendance requise par les articles 2 ou 3 (Cooper c. Royaume-Uni [GC], no48843/99, §§ 108-115, CEDH 2003-XII, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, CEDH 2001-III, et Paul et Audrey Edwards c. Royaume-Uni, no 46477/99, CEDH 2002-II). L’Autorité de poursuite de l’armée disposerait d’un personnel ayant les qualifications juridiques requises. Elle serait entièrement indépendante de la hiérarchie militaire dans l’exercice de sa fonction de poursuite. Son indépendance aurait été reconnue par la Cour dans l’arrêt Cooper précité.
155. Le Gouvernement indique que la section spéciale d’investigation a ouvert une enquête au sujet du décès du frère du quatrième requérant le 29 août 2003, soit cinq jours après la fusillade du 24 août. Elle aurait récupéré des fragments de balle, des douilles et le véhicule, et elle aurait pris des clichés numériques des lieux. Elle aurait interrogé les médecins ayant examiné les corps des défunts, puis recueilli leurs dépositions. Neuf militaires impliqués dans l’incident auraient été entendus et leurs dépositions consignées. Quatre autres témoins auraient été questionnés mais n’auraient rien eu d’intéressant à dire. La clôture de l’enquête serait intervenue le 17 septembre 2003, certes après que le commandant de la brigade eût estimé que les militaires impliqués avaient respecté les règles d’ouverture du feu et agi dans le respect de la loi, mais sur décision d’un officier enquêteur principal de la section spéciale d’investigation, indépendant de la hiérarchie militaire. L’enquête aurait été rouverte le 7 juin 2004 et terminée le 3 décembre 2004, malgré les conditions de sécurité difficiles en Irak à l’époque. Le dossier aurait été ensuite renvoyé à l’Autorité de poursuite de l’armée qui, faute d’une possibilité réaliste d’établir que le soldat qui avait tué le frère du quatrième requérant n’avait pas agi en état de légitime défense, aurait décidé de ne pas engager de poursuites. L’Attorney General en aurait été avisé et aurait décidé de ne pas faire usage de son pouvoir d’ouvrir des poursuites. Le Gouvernement estime que dès lors qu’elle a permis d’identifier la personne responsable du décès et d’établir que les lois régissant l’usage de la force avaient été respectées, l’enquête en cause doit être réputée avoir revêtu un caractère effectif. Elle aurait été conduite avec une diligence raisonnable, compte tenu en particulier de l’extrême difficulté à mener des investigations de ce type dans un cadre extraterritorial. Tout manque d’indépendance ayant pu résulter de la clôture de l’investigation initiale aurait été corrigé par l’enquête ultérieure et l’intervention de l’Autorité de poursuite de l’armée et de l’Attorney General (Gül c. Turquie, no 22676/93, §§ 92-95, 14 décembre 2000, voir également McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 157 et 162-164, série A no 324).
156. Le Gouvernement soutient que, dans le cas du cinquième requérant, rien ne prouve que la hiérarchie militaire se soit immiscée dans l’enquête de la section spéciale d’investigation au point de compromettre son indépendance. Au contraire, après avoir reçu le rapport d’enquête, la hiérarchie militaire aurait communiqué le dossier à l’Autorité de poursuite de l’armée, qui l’aurait transmis au juge pénal aux fins de la tenue d’un procès indépendant. Les investigations n’auraient connu aucun retard injustifié, compte tenu en particulier des difficultés auxquelles auraient été confrontés des enquêteurs britanniques qui cherchaient à faire la lumière sur un incident survenu en Irak huit jours après la cessation des principales opérations de combat dans ce pays. Le cinquième requérant aurait été pleinement et suffisamment associé aux recherches, les autorités britanniques étant allées jusqu’à organiser son déplacement par avion en Angleterre de manière à lui permettre d’assister à son procès en cour martiale et d’y témoigner. Au-delà de l’enquête de la section spéciale d’investigation et des poursuites pénales engagées contre les quatre soldats impliqués, le cinquième requérant aurait formé un recours civil devant le juge britannique, demandant réparation pour coups et blessures, négligence professionnelle et voies de fait. Il y aurait donné sa version des faits relatifs au décès de son fils et à l’enquête subséquente. Le litige aurait été réglé avec la reconnaissance par le ministère de la Défense de sa responsabilité et l’acceptation du versement par lui d’une indemnité d’un montant de 115 000 GBP. De plus, par une lettre du 20 février 2009, le général de division Cubbitt aurait présenté au cinquième requérant ses excuses formelles au nom de l’armée britannique pour le rôle joué par celle-ci dans le décès de son fils. Au vu de ces circonstances, l’intéressé ne pourrait plus se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34. Au surplus, ou subsidiairement, poursuivre l’examen de la requête ne se justifierait plus (article 37 § 1 c) de la Convention).
157. Par ailleurs, le sixième requérant aurait quant à lui expressément confirmé ne pas soutenir devant la Cour que le Gouvernement a enfreint ses droits découlant de la Convention. Il y aurait en effet eu, concernant le décès de son fils : premièrement, une enquête complète conduite par la section spéciale d’investigation, qui se serait soldée par l’inculpation de six soldats, dont l’un aurait été reconnu coupable ; deuxièmement, un recours civil formé par l’intéressé, qui se serait conclu par la reconnaissance par le Gouvernement de sa responsabilité pour les mauvais traitements subis par son fils et le décès de celui-ci et par le versement par le Gouvernement d’une indemnité d’un montant de 575 000 GBP ; troisièmement, une reconnaissance formelle et publique par le Gouvernement de la violation des droits du requérant tirés des articles 2 et 3 ; quatrièmement, une procédure de contrôle juridictionnel, dans laquelle le cinquième requérant aurait plaidé la violation de ses droits procéduraux découlant de ces deux mêmes articles et où, avec l’accord des parties, la Chambre des lords aurait ordonné le renvoi devant la Divisional Court de la question de l’existence ou non d’un manquement à l’obligation procédurale ; et, cinquièmement, une enquête publique, qui serait toujours en cours. Au vu de ces circonstances, le sixième requérant ne pourrait plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention.
ii. Les requérants
158. Les requérants dégagent de la jurisprudence de la Cour relative au sud-est de la Turquie un principe voulant que des problèmes de sécurité dans une zone de conflit ne puissent altérer l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Ils estiment que si le Gouvernement cherche à se prévaloir de l’état de la sécurité ou du manque d’infrastructures en Irak le même principe doit s’appliquer. Selon eux, le Royaume-Uni était ou aurait dû être conscient, avant l’invasion et pendant l’occupation subséquente, des difficultés qu’il rencontrerait. L’insuffisance des mesures prises par lui pour parer à ces difficultés ne pourrait l’excuser d’un manquement à l’obligation d’enquête.
159. Or le Royaume-Uni aurait manqué à ses obligations procédurales à l’égard des cinq premiers requérants. Elément de l’armée britannique, la police militaire royale ne serait indépendante ni institutionnellement ni en pratique de la hiérarchie militaire. Les unités militaires auraient la haute main sur elle à l’égard des questions touchant à la sécurité et au soutien logistique sur les théâtres d’opération. Les requérants allèguent que la police militaire royale n’intervenait dans les affaires d’incidents qu’à la seule demande de l’unité militaire impliquée, comme l’illustrerait le cas du quatrième requérant, où la section spéciale d’investigation aurait mis fin à son intervention sur instruction du chef de corps. Ils ajoutent que la police militaire royale dépendait totalement de la hiérarchie militaire pour obtenir des renseignements relativement aux incidents. Ils expliquent que les rapports produits par elle étaient remis à la hiérarchie militaire, qui décidait ou non de les faire suivre à l’Autorité de poursuite de l’armée. Les carences au sein de la police militaire royale, tant au plan des ressources qu’en ce qui concerne l’indépendance, auraient du reste été relevées par la Cour d’appel et par le rapport Aitken.
160. Les requérants indiquent que l’enquête conduite par la section spéciale d’investigation dans le cas du quatrième requérant a été interrompue à la demande de la hiérarchie militaire. La nouvelle phase d’enquête, ouverte à la suite du procès intenté devant le juge britannique, aurait été tout aussi défectueuse, vu le manque d’indépendance de la section spéciale d’investigation et les délais extrêmement longs s’étant écoulés avant l’audition de l’auteur des coups de feu et la collecte d’autres preuves essentielles. Dans le cas du cinquième requérant, l’enquête aurait été ouverte sur les instances répétées de la famille, après une obstruction et des atermoiements considérables de la part des autorités britanniques. Les enquêteurs n’auraient pas été indépendants de la hiérarchie militaire et la famille de la victime n’aurait pas été suffisamment associée à l’enquête. Les requérants estiment par ailleurs que l’exception tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime du cinquième requérant doit être rejetée. La procédure en cour martiale et la somme transactionnelle perçue par l’intéressé à l’issue de son recours civil ne suffiraient pas à faire conclure que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 a été respectée. En revanche, le sixième requérant ne se prétendrait plus victime d’une violation de ses droits procéduraux tirés des articles 2 et 3.
b) Appréciation de la Cour
i. Principes généraux
161. La Cour a conscience que les décès dont il s’agit en l’espèce sont survenus dans la ville de Bassorah, dans le sud-est de l’Irak, au lendemain de l’invasion, alors que la criminalité et la violence y étaient endémiques. Malgré la fin des principales opérations de combat le 1er mai 2003, les forces de la coalition dans ce secteur du pays, y compris les soldats et la police militaire britanniques, furent la cible de plus d’un millier d’attaques violentes durant les treize mois qui suivirent. Au-delà de ces problèmes de sécurité, les infrastructures civiles connaissaient alors de graves déficiences, notamment en ce qui concerne la police et la justice pénale (paragraphes 22‑23 ci-dessus ; voir également les constats de la Cour d’appel, au paragraphe 80 ci-dessus).
162. Tout en prenant la juste mesure de ce contexte, la Cour doit garder à l’esprit que l’objet et le but de la Convention, en tant qu’instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives. L’article 2, qui protège le droit à la vie et expose les circonstances dans lesquelles infliger la mort peut se justifier, se place parmi les articles primordiaux de la Convention. L’article 15 n’y autorise aucune dérogation, « sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre ». L’article 2 vise non seulement les cas où la mort a été infligée intentionnellement, mais aussi les situations dans lesquelles est permis un recours à la force pouvant conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours à la force doit cependant être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c) (McCann et autres, précité, §§ 146-148).
163. Pour que l’interdiction générale des homicides arbitraires s’adressant aux agents publics se révèle efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant de contrôler la légalité du recours à la force meurtrière par les autorités de l’Etat. Combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (…) Convention », l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose cette disposition requiert par implication qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme (McCann et autres, précité, § 161). Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois internes qui protègent le droit à la vie et, dans les affaires où des agents ou organes de l’Etat sont impliqués, de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des décès survenus sous leur responsabilité (Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 110, CEDH 2005‑VII). Toutefois, l’enquête doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat qui ont directement eu recours à la force meurtrière mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés, notamment le cadre juridique ou réglementaire en vigueur ainsi que la préparation des opérations en cours et le contrôle exercé sur elles, au cas où ces éléments seraient nécessaires pour déterminer si l’Etat a satisfait ou non à l’obligation que l’article 2 fait peser sur lui de protéger la vie (voir, par implication, McCann et autres, précité, §§ 150 et 162, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 128, 4 mai 2001, McKerr, précité, §§ 143 et 151, Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, §§ 100-125, 4 mai 2001, Finucane c. Royaume-Uni, no 29178/95, §§ 77-78, CEDH 2003-VIII, Natchova et autres, précité, §§ 114-115, ainsi que, mutatis mutandis, Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, § 71, 23 février 2006).
164. La Cour a déjà jugé que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 continue de s’appliquer même si les conditions de sécurité sont difficiles, y compris dans un contexte de conflit armé (voir, parmi d’autres exemples, Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, § 81, Recueil 1998-IV, Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, §§ 79 et 82, Recueil 1998-IV, Ahmet Özkan et autres c. Turquie, no21689/93, §§ 85-90, 309-320 et 326-330, 6 avril 2004, Issaïeva c. Russie, no 57950/00, §§ 180 et 210, 24 février 2005, et Kanlibaş c. Turquie, no 32444/96, §§ 39-51, 8 décembre 2005). A l’évidence, il se peut que, si le décès au sujet duquel l’article 2 impose une enquête survient dans un contexte de violences généralisées, de conflit armé ou d’insurrection, les investigateurs rencontrent des obstacles et que, comme l’a par ailleurs fait observer le rapporteur spécial des Nations unies (paragraphe 93 ci-dessus), des contraintes précises imposent le recours à des mesures d’enquête moins efficaces ou retardent les recherches (voir, par exemple, Bazorkina c. Russie, no 69481/01, § 121, 27 juillet 2006). Il n’en reste pas moins que l’obligation qu’impose l’article 2 de protéger la vie implique l’adoption, même dans des conditions de sécurité difficiles, de toutes les mesures raisonnables, de manière à garantir qu’une enquête effective et indépendante soit conduite sur les violations alléguées du droit à la vie (voir, parmi de nombreux autres exemples, Kaya c. Turquie, 19 février 1998, §§ 86-92, Recueil 1998-I, Ergi, précité, §§ 82-85, Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, Khachiev et Akaïeva c. Russie, nos 57942/00 et 57945/00, §§ 156-166, 24 février 2005, Issaïeva, précité, §§ 215-224, et Moussaïev et autres c. Russie, nos 57941/00, 58699/00 et 60403/00, §§ 158-165, 26 juillet 2007).
165. Quant à savoir quelle forme d’enquête est de nature à permettre d’atteindre les objectifs poursuivis par l’article 2, cela peut varier selon les circonstances. Toutefois, quelles que soient les modalités retenues, les autorités doivent agir d’office, dès que l’affaire est portée à leur attention. Elles ne sauraient laisser aux proches du défunt l’initiative de déposer une plainte formelle ou la responsabilité d’engager une procédure d’enquête (Ahmet Özkan et autres, précité, § 310, et Issaïeva, précité, § 210). La procédure civile, qui s’ouvre à l’initiative des proches et non des autorités et ne permet ni d’identifier ni de sanctionner l’auteur présumé d’une infraction, ne saurait être prise en compte dans l’appréciation du respect par l’Etat de ses obligations procédurales découlant de l’article 2 (voir, par exemple, Hugh Jordan, précité, § 141). En outre, ces obligations ne sauraient être satisfaites par le seul octroi de dommages-intérêts (McKerr, précité, § 121, et Bazorkina, précité, § 117).
166. Ainsi qu’il a été dit ci-dessus, l’enquête doit être effective en ce sens qu’elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances et d’identifier et de sanctionner les responsables. Il s’agit d’une obligation non pas de résultat mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l’obtention des preuves relatives à l’incident en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises criminalistiques et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures ainsi qu’une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès. Toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou/et les responsabilités risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Ahmet Özkan et autres, précité, § 312, et Issaïeva, précité, § 212, ainsi que les affaires qui y sont citées).
167. D’une manière générale, on peut considérer que pour qu’une enquête sur un homicide illégal censé avoir été commis par des agents de l’Etat puisse passer pour effective, il faut que les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes impliquées. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (voir, par exemple, Shanaghan, précité, § 104). Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux. Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l’enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu’il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu’en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d’une situation à l’autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (Ahmet Özkan et autres, précité, §§ 311-314, et Issaïeva, précité, §§ 211-214, ainsi que les affaires qui y sont citées).
ii. Application des principes susmentionnés aux faits de l’espèce
168. La Cour prendra comme point de départ les problèmes pratiques auxquels les autorités d’enquête se trouvaient confrontées du fait que le Royaume-Uni était une puissance occupante dans une région étrangère et hostile, au lendemain immédiat d’une invasion et d’une guerre. Au nombre de ces problèmes figuraient l’effondrement de l’infrastructure civile – avec notamment pour conséquence un manque de pathologistes locaux et de ressources pour les autopsies –, les graves malentendus culturels et linguistiques entre les occupants et la population locale ainsi que le danger inhérent à la conduite de toute activité en Irak à l’époque. Ainsi qu’il a été indiqué ci-dessus, la Cour considère que, dans des circonstances de ce type, l’obligation procédurale découlant de l’article 2 doit être appliquée de manière réaliste, pour tenir compte des problèmes particuliers auxquels les enquêteurs avaient à faire face.
169. Cela étant, le fait que le Royaume-Uni était l’occupant rendait aussi particulièrement important que, pour garantir l’effectivité de toute enquête sur des faits reprochés à des soldats britanniques, l’autorité chargée des investigations fût, dans son fonctionnement, indépendante de la hiérarchie militaire et perçue comme telle.
170. Il n’est pas contesté que les proches des premier, deuxième et quatrième requérants ont été abattus par des soldats britanniques dont l’identité était connue. La question sur laquelle il s’agissait d’enquêter était de savoir si, dans chacun de ces cas, les soldats auteurs des coups de feu mortels avaient tiré conformément aux règles d’ouverture du feu. En ce qui concerne le troisième requérant, l’article 2 imposait la conduite d’une enquête visant à faire la lumière sur les circonstances de la fusillade et, en particulier, à déterminer si des mesures adéquates avaient été prises pour protéger les civils à proximité. Pour ce qui est du fils du cinquième requérant, bien que les pièces relatives à la procédure devant la cour martiale n’aient pas été communiquées à la Cour, son décès par noyade semble admis. Il fallait rechercher si, comme il avait été allégué, des soldats britanniques avaient brutalisé la victime avant de la forcer à se jeter à l’eau. Dans chacun des cas, les témoignages oculaires étaient cruciaux. Il était donc essentiel de faire interroger, dès que possible après les incidents, les témoins militaires, et en particulier les auteurs allégués des faits, par un investigateur spécialisé totalement indépendant. De même, tous les efforts nécessaires auraient dû être déployés pour identifier des témoins oculaires irakiens et les persuader que se présenter et déposer en cette qualité ne leur aurait fait courir aucun risque, que leurs déclarations seraient traitées avec sérieux et que des suites y seraient rapidement données.
171. Les investigations sur les décès des trois premiers requérants étant demeurées entièrement sous le contrôle de la hiérarchie militaire et s’étant limitées à la prise de dépositions des soldats impliqués, il est clair qu’elles n’ont pas été conformes aux exigences de l’article 2. Le Gouvernement l’admet du reste.
172. Quant aux autres requérants, la Cour juge insuffisante, pour qu’elle puisse conclure au respect des exigences de l’article 2, l’enquête conduite par la section spéciale d’investigation sur le décès du frère du quatrième requérant et du fils du cinquième requérant. La police militaire royale, y compris sa section spéciale d’investigation, disposait certes d’une hiérarchie séparée de celle des soldats affectés au combat au sujet desquels elle était appelée à enquêter mais, comme les juges britanniques l’ont observé (paragraphes 77 et 82 ci-dessus), la section spéciale d’investigation n’était pas, pendant la période considérée, indépendante de la hiérarchie militaire sur le plan opérationnel. C’était en principe le chef de corps de l’unité impliquée dans l’incident en cause qui jugeait de l’opportunité de la saisir. Toute enquête ouverte d’office par la section spéciale d’investigation pouvait être close à la demande de la hiérarchie militaire, comme l’a montré le cas du quatrième requérant. A l’issue de ses recherches, la section spéciale d’investigation adressait son rapport au chef de corps, à qui il revenait de décider de transmettre ou non le dossier à l’autorité de poursuite. A l’instar du Lord Justice Brooke (paragraphe 82 ci-dessus), la Cour estime que, dès lors qu’elle ne pouvait « décider elle-même quand ouvrir et quand clore une enquête » et qu’elle devait « rend[re] compte en premier lieu [non pas] à l’Autorité de poursuite de l’armée [mais] à la hiérarchie militaire », la section spéciale d’investigation ne jouissait pas d’une indépendance suffisante vis-à-vis des soldats impliqués pour satisfaire aux exigences de l’article 2.
173. Il s’ensuit que l’enquête initiale conduite sur le décès du frère du quatrième requérant a été viciée par le manque d’indépendance des membres de la section spéciale d’investigation. Au cours de cette phase, des éléments furent prélevés sur les lieux de la fusillade et les dépositions des soldats qui y avaient assisté furent recueillies, mais le caporal S., l’auteur du coup de feu mortel, ne fut pas interrogé par les enquêteurs de la section spéciale d’investigation. Il apparaît que cette dernière entendit quatre témoins irakiens, dont peut-être les voisins qui, selon l’intéressé, avaient été témoins de la fusillade, mais sans consigner leurs déclarations. Quoi qu’il en soit – et ceci est une conséquence du manque d’indépendance dont elle était entachée – l’enquête fut close alors qu’elle n’avait pas encore été achevée. Elle fut rouverte environ neuf mois plus tard, et il semblerait que des examens criminalistiques aient alors été pratiqués à partir des éléments prélevés sur les lieux, notamment les fragments de balle et le véhicule. Le rapport de la section spéciale d’investigation fut ensuite communiqué au chef de corps, qui décida de saisir du dossier l’Autorité de poursuite de l’armée. Des agents de cette dernière prirent les dépositions des soldats présents lors de l’incident et conclurent, après avoir également recueilli l’avis d’un juriste indépendant, que rien ne permettait d’établir que le caporal S. n’avait pas agi en état de légitime défense. Ainsi qu’il a déjà été indiqué, les témoignages oculaires étaient essentiels dans cette affaire, la cause du décès n’ayant pas prêté à controverse. La Cour considère qu’eu égard au long délai qui avait pu s’écouler avant l’interrogatoire du caporal S. au sujet de l’incident, ainsi qu’au retard avec lequel il avait été décidé que les autres témoins militaires devaient être interrogés par un enquêteur complètement indépendant, il y avait un risque élevé que les témoignages fussent viciés et eussent perdu leur fiabilité au moment où l’Autorité de poursuite de l’armée fut appelée à les examiner. Par ailleurs, il n’apparaît pas qu’un enquêteur pleinement indépendant ait pris les dépositions des voisins irakiens qui, d’après le quatrième requérant, avaient assisté à la fusillade.
174. Si rien ne prouve que la hiérarchie militaire ait tenté d’intervenir dans l’enquête relative au décès du fils du cinquième requérant, la Cour considère, pour les raisons exposées ci-dessus, que les enquêteurs de la section spéciale d’investigation manquaient d’indépendance. En outre, le Gouvernement n’a donné aucune explication pour le long délai écoulé entre le décès et le procès en cour martiale. Il apparaît que ce délai a gravement nui à l’effectivité de l’enquête, ne fût-ce que parce que toute trace de certains des soldats accusés d’avoir pris part à l’incident avait alors été perdue (voir, sur ce point, les observations du rapport Aitken, paragraphe 61 ci-dessus). Par ailleurs, la Cour estime que, du fait de son étroitesse, le cadre de la procédure pénale dirigée contre les soldats accusés était impropre à satisfaire aux exigences de l’article 2 au vu des circonstances particulières de l’espèce. Il existait au moins certains indices indiquant que le fils, encore mineur, du cinquième requérant avait été arrêté par des soldats britanniques qui aidaient la police irakienne à lutter contre des pilleurs et que, après avoir été maltraité par ces soldats, il s’était noyé. Dans ces conditions, la Cour considère que l’article 2 nécessitait un examen indépendant, accessible à la famille de la victime et au public, de questions plus générales touchant à la responsabilité de l’Etat pour ce décès, notamment les instructions données aux soldats chargés de missions de ce type au lendemain de l’invasion ainsi que la formation et l’encadrement de ceux-ci.
175. Au vu de ce qui précède, la Cour estime que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’a pas davantage été satisfaite à l’égard du cinquième requérant. Bien que ce dernier ait obtenu une somme importante au titre de la transaction intervenue dans son recours civil, avec une reconnaissance de responsabilité de l’armée, il n’y a jamais eu d’enquête complète et indépendante sur les circonstances du décès de son fils (paragraphe 165 ci-dessus). Le cinquième requérant peut donc toujours se prétendre victime au sens de l’article 34 et l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement à cet égard doit être rejetée.
176. La Cour relève en revanche qu’une enquête publique et complète sur les circonstances du décès du fils du sixième requérant est en voie d’achèvement. A la lumière de cette enquête, elle relève que l’intéressé reconnaît qu’il n’est plus victime d’une quelconque violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2. Elle fait donc droit à l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement concernant le sixième requérant.
177. En définitive, la Cour conclut à la violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention à l’égard des premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
178. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
179. Les cinq premiers requérants prient la Cour d’enjoindre au Gouvernement de mener une enquête conforme à l’article 2 sur le décès de leurs proches. Ils réclament également 15 000 GBP chacun en réparation du désarroi qu’ils estiment leur avoir été causé par la non-réalisation par le Royaume-Uni d’une telle enquête au sujet desdits décès.
180. Le Gouvernement indique que la Cour a pour pratique de refuser expressément d’enjoindre à l’Etat d’ouvrir une nouvelle enquête dans les affaires où elle constate une violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 (voir, par exemple, Varnava et autres c. Turquie [GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, § 222, CEDH 2009, Ülkü Ekinci c. Turquie, no 27602/95, § 179, 16 juillet 2002, et Finucane, précité, § 89). Il soutient en outre que, au vu des circonstances, un constat de violation vaudrait satisfaction équitable suffisante. A titre subsidiaire, pour le cas où la Cour déciderait d’accorder une indemnité, il fait remarquer que la somme réclamée par les requérants est plus élevée que celles généralement octroyées. Il n’avance en revanche aucun montant, laissant à la Cour le soin de se prononcer en équité.
181. En ce qui concerne la demande des requérants tendant à faire conduire une enquête effective par les autorités britanniques, la Cour rappelle le principe général selon lequel l’Etat défendeur demeure libre de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, sous réserve que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour. Par conséquent, elle estime qu’en l’espèce c’est au Comité des Ministres qu’il incombe, en vertu de l’article 46 de la Convention, de décider quelles mesures s’imposent concrètement dans le cadre de l’exécution de l’arrêt rendu par elle (Varnava et autres, précité, § 222, et les affaires qui y sont évoquées).
182. Pour ce qui est de la demande d’indemnisation, la Cour rappelle que l’article 41 ne lui donne pas pour rôle d’agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et octroyer des dommages-intérêts. Elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour préjudice moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’un dommage moral est résulté de la violation d’un droit fondamental et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage (Varnava et autres, précité, § 224, et les affaires qui y sont évoquées). Au vu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour estime que l’intégralité du montant réclamé, s’élevant après conversion à environ 17 000 euros (EUR) pour chacun des cinq premiers requérants, constituerait une somme juste et équitable propre à les indemniser pour le désarroi qu’a pu leur causer l’absence d’une enquête pleinement indépendante sur le décès de leurs proches.
B. Frais et dépens
183. Plaidant la complexité et l’importance de l’affaire, les requérants réclament un montant total de 119 928 GBP, correspondant à plus de cinq cent quatre-vingts heures de travail juridique de leurs solicitors et de leurs quatre conseils dans le cadre de la procédure devant la Cour.
184. Tout en reconnaissant que les questions soulevées étaient complexes, le Gouvernement considère que le montant sollicité est excessif. Il fait valoir à cet égard que dès lors qu’ils avaient représenté leurs clients dans le cadre des procédures devant le juge britannique, pour lesquelles une aide judiciaire avait été versée, les conseillers juridiques des requérants connaissaient bien tous les aspects du dossier. Il estime par ailleurs bien trop élevés les taux horaires réclamés par les conseils (de 235 GBP à 500 GBP) et par les solicitors (180 GBP et 130 GBP) des requérants et ajoute que ceux-ci n’étaient pas obligés de faire appel à deux Queen’s Counsel et à deux junior counsel.
185. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant n’a droit au remboursement de ses frais et dépens qu’à condition que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des pièces en sa possession et des critères ci‑dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 50 000 EUR pour les frais exposés par eux dans le cadre de la procédure conduite devant elle.
C. Intérêts moratoires
186. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette les exceptions préliminaires de non-imputabilité des faits et de non-épuisement des voies de recours internes soulevées par le Gouvernement ;
2. Joint au fond les questions de savoir si les requérants relevaient de la juridiction de l’Etat défendeur et si les cinquième et sixième requérants ont conservé la qualité de victime ;
3. Déclare la requête recevable ;
4. Dit que les proches décédés des requérants relevaient de la juridiction de l’Etat défendeur et rejette l’exception préliminaire de défaut de juridiction soulevée par le Gouvernement ;
5. Dit que le sixième requérant ne peut plus se prétendre victime d’un manquement à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention ;
6. Dit qu’il y a eu manquement à l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention de conduire une enquête adéquate et effective sur le décès des proches des premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième requérants et rejette l’exception préliminaire du Gouvernement concernant le statut de victime du cinquième requérant ;
7. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser à chacun des cinq premiers requérants, dans les trois mois, 17 000 EUR (dix-sept mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement ;
b) que l’Etat défendeur doit verser conjointement aux cinq premiers requérants, dans les trois mois, 50 000 EUR (cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû par les intéressés à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement ; et
c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
8. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en anglais et en français, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 7 juillet 2011.
Jean-Paul Costa – Président
Michael O’Boyle – Greffier adjoint
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante du juge Rozakis ;
– opinion concordante du juge Bonello.
J.-P.C.
M.O’B.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS
(Traduction)
Lorsqu’elle cite les principes généraux régissant la juridiction d’un Etat partie au sens de l’article 1 de la Convention (paragraphes 130 et suiv. de l’arrêt de Grande Chambre), la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, abstraction faite du caractère essentiellement territorial de cette juridiction, il existe des « circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’Etat contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières » (paragraphe 132). Elle se livre ensuite à un examen de ces circonstances exceptionnelles. Aux paragraphes 133-137, sous l’intitulé « [l]’autorité et le contrôle d’un agent de l’Etat », elle mentionne des cas où des agents de l’Etat opérant hors de son territoire et exerçant un contrôle et une autorité sur des personnes font naître un lien juridictionnel entre elles et cet Etat – et avec les obligations que fait peser sur lui la Convention –, engageant sa responsabilité à raison des actes et omissions de ses agents qui porteraient atteinte aux droits ou aux libertés individuels protégés par la Convention. Des exemples caractéristiques de circonstances de ce type sont donnés dans l’arrêt (paragraphes 134-136), à savoir les actes des agents diplomatiques et consulaires, l’exercice d’une autorité et d’un contrôle sur le territoire d’un Etat tiers en vertu duconsentement, de l’invitation ou de l’acquiescement de ce dernier, ainsi que le recours à la force par l’agent d’un Etat opérant hors du territoire de celui-ci.
Jusqu’ici tout va bien mais ensuite, sous l’intitulé « [l]e contrôle effectif sur un territoire », la Cour parle d’une « autre exception » au principe de territorialité de la juridiction lorsque, « par suite d’une action militaire – légale ou non –, l’Etat exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire » (paragraphe 138). Il m’est malheureusement impossible de considérer le contrôle effectif sur un territoire comme un titre de juridiction distinct (« autre ») de l’autorité et du contrôle exercés par un agent de l’Etat. A mon sens, le premier relève du second et en constitue un aspect particulier. Les éléments qui distinguent le contrôle effectif sur un territoire des autres titres de juridiction exposés par la Cour pourraient être les suivants, considérés ensemble ou isolément : l’ampleur particulière habituelle du recours à la force, l’occupation d’un territoire pendant une longue période et/ou, dans le cas d’une occupation, l’exercice du pouvoir par une administration locale subordonnée dont les actes n’exonèrent pas l’Etat occupant de sa responsabilité sur le terrain de la Convention.
J’estime donc qu’il aurait mieux valu que la Cour inclue le contrôle effectif sur un territoire dans le critère de « l’autorité et contrôle de l’Etat » et se contente de préciser que, pour emporter exercice de sa juridiction par l’Etat et faire ainsi tomber celui-ci sous le coup de la Convention, selon les limites fixées par son article 1, le contrôle doit être « effectif ».
OPINION CONCORDANTE DU JUGE BONELLO
(Traduction)
1. La question principale qui se pose dans ces six affaires est de savoir si des civils irakiens dont il est allégué qu’ils ont été tués par des soldats britanniques en dehors de situations de combat en Irak, dans la région de Bassorah occupée par le Royaume-Uni, « releva[ien]t de l[a] juridiction » de ce dernier au moment de leur décès.
2. Lorsque, en mars 2003, le Royaume-Uni, avec les autres forces de la coalition, envahit l’Irak, l’Autorité provisoire de la coalition conféra à ses membres les pleins pouvoirs en Irak :« L’Autorité provisoire de la coalition assume les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans toute la mesure nécessaire à l’accomplissement de ses objectifs ». Au nombre de ces pouvoirs figurait notamment celui de « légiférer » : « L’Aurorité provisoire de la coalition exerce temporairement les prérogatives de la puissance publique »[1].
3. Si je partage pleinement les conclusions de la Cour, j’aurais retenu un critère différent, en l’occurrence celui de « la juridiction fonctionnelle », pour établir si les victimes relevaient ou non de la juridiction du Royaume‑Uni. Si le présent arrêt a énoncé plus solidement que jamais auparavant les principes régissant la juridiction extraterritoriale, j’estime que la manière dont la Cour a reformulé les critères traditionnels n’est toujours pas pleinement satisfaisante.
Juridiction extraterritoriale ou juridiction fonctionnelle ?
4. La jurisprudence de la Cour relative à l’article 1 de la Convention (juridiction des Etats contractants) a toujours pâti d’une incapacité ou d’une réticence à établir un régime cohérent et axiomatique reposant sur de grands principes et applicable uniformément à tous les types possibles de différends en la matière.
5. La Cour avait produit jusqu’ici dans les affaires posant la question de la juridiction extraterritoriale des Etats contractants un certain nombre d’arrêts « de principe » statuant selon les nécessités, avec à la clé une jurisprudence au mieux disparate. Inévitablement, les principes qui y étaient énoncés paraissaient aller trop loin pour certains et pas assez pour d’autres. La Courles ayant toujours, dans ces affaires, rattachés à des ensembles de faits précis, ils semblaient – et ce n’est guère surprenant – bancals une fois appliqués à des ensembles de faits différents. Si les principes établis dans un arrêt pouvaient apparaître plus ou moins justifiables en eux-mêmes, on se rendait compte ensuite qu’ils ne cadraient guère avec ceux consacrés dans tel ou tel autre arrêt. L’arrêt Issa et autres c. Turquie (no 31821/96, § 71, 16 novembre 2004) contredit la décision Banković et autres c. Belgique et autres ((déc.) [GC], no 52207/99, CEDH 2001-XII) et, globalement, la cohabitation des décisions Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège ((déc.) [GC], nos 71412/01 et 78166/01, 2 mai 2007) et Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine ((déc.), nos 36357/04 et autres, 16 octobre 2007) pose problème.
6. Feu Lord Rodger of Earlsferry, de la Chambre des Lords, déplorait à juste titre selon moi que, en matière de juridiction extraterritoriale, « les arrêts et décisions de la Cour européenne ne [fussent] pas constants ». Les divergences, comme il le faisait fort justement remarquer, n’étaient pas seulement de pure forme : certaines « apparaiss[ai]ent bien plus sérieuses »[2].
7. La vérité semble être que, avant le présent arrêt, la jurisprudence relative à l’article 1 avait fini par reconnaître tout et son contraire. De ce fait, la Cour, dans son processus décisionnel, consacrait auparavant davantage d’énergie à chercher à concilier ce qui n’était guère conciliable qu’à tenter d’ériger des principes d’application plus générale. Elle avait expérimenté, au cas par cas, un nombre considérable de critères différents en matière de juridiction extraterritoriale, dont certains n’étaient pas complètement exempts de contradictions les uns par rapport aux autres.
8. Je propose en toute ingénuité de revenir à la case départ. Au lieu d’élaborer des principes qui, d’une manière ou d’une autre, semblent coïncider avec les faits, apprécions plutôt ceux-ci à l’aune des principes immuables qui sont le socle de la mission essentielle de la Convention.
9. Les premiers Etats parties à la Convention, ainsi que chacun des nouveaux Etats contractants, ont accepté de poursuivre sans relâche le même but, aussi infime qu’immense : la suprématie des droits de l’homme. En vertu de l’article 1, ils se sont engagés à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés dans la Convention. Voilàce qui constituait et demeure la clé de voûte de la Convention. Et voici ce qui constituait et demeure l’enjeu, énoncé dans le préambule de la Convention : « la reconnaissance et l’application universelles et effectives » des droits fondamentaux. Or le respect « universel » de ces droits n’est guère compatible avec leur morcellement en fonction de considérations géographiques.
10. Les Etats contractants assurent le respect des droits de l’homme de cinq manières primordiales : premièrement, en s’abstenant de les enfreindre par le biais de leurs agents ; deuxièmement, en mettant en place des systèmes propres à prévenir les violations des droits de l’homme ; troisièmement, en enquêtant sur les plaintes relatives à pareils méfaits ; quatrièmement, en châtiant leurs agents qui bafoueraient les droits de l’homme ; et, enfin, en indemnisant les victimes de violations de ce type. Ce sont là les fonctions minimales essentielles que chacun d’eux s’est engagé à assumer en adhérant à la Convention.
11. En vertu du « critère fonctionnel », un Etat contractant exerce effectivement sa juridiction dès lors qu’il est en son pouvoir d’accomplir ou de ne pas accomplir l’une de ces cinq fonctions. Dit très simplement, un Etat exerce sa juridiction au sens de l’article 1 si l’accomplissement ou le non-accomplissement de l’une de ces fonctions relève de son autorité et de son contrôle.
12. La juridiction n’est ni plus ni moins que l’exercice « d’une autorité » ou « d’un contrôle » sur autrui. Dans le cadre des obligations découlant de la Convention, elle n’est ni territoriale ni extraterritoriale : elle devrait être fonctionnelle en ce que, dès l’instant où la perpétration ou non d’une violation des droits de l’homme, l’identification et la sanction ou non de ses auteurs, ou l’indemnisation ou non de ses victimes relève de l’autorité et du contrôle de l’Etat, ce serait une imposture que de dire « ah oui, c’est vrai, l’Etat exerce son autorité et son contrôle, mais sa juridiction est exclue ».
13. Les fonctions assumées par tout Etat qui ratifie la Convention vont de pair avec l’obligation de les remplir et de les respecter. La juridiction naît uniquement de leur acceptation et de la capacité à les accomplir (ou à ne pas les accomplir).
14. Dès lors que les auteurs d’une violation alléguée des droits de l’homme relèvent de l’autorité et du contrôle de l’un des Etats contractants, il me semble tout à fait logique que ce qu’ils accomplissent en vertu de cette autorité passe sous la juridiction de l’Etat qui la détient. Je me refuse à céder à toute réaction schizophrénique, pourtant commode, qui ferait relever de la juridiction de l’Etat l’un de ses soldats à la détente facile, ainsi que tout coup tiré par lui, mais fort opportunément pas ses victimes baignant dans leur sang. Tout distinguo de ce type issu des liens sacrés de la logique ne serait qu’un trompe-l’œil narquois, l’une de ces fâcheuses fictions juridiques dont une juridiction de protection des droits de l’homme peut très bien se passer.
15. Adhérer à d’autres critères que celui que je propose peut conduire en pratique à des absurdités comiques quant à leurs effets. Prenons deux civils irakiens marchant ensemble dans une rue de Bassorah ; un soldat britannique tue le premier avant de l’arrêter et abat le second après avoir procédé à son arrestation : le premier meurt au désespoir d’être privé du confort de la juridiction du Royaume-Uni, le second goûte le bonheur de trépasser sous cette même juridiction. Même soldat britannique, même arme, mêmes munitions, même coin de rue et même distinguo inepte. Il s’agit selon moi de pseudo-distinctions inacceptables qui défendent une vision du droit propre à pervertir la cause de la justice des droits de l’homme au lieu de la défendre.
16. A mes yeux, le seul critère honnête, valable en toutes circonstances (y compris hors du territoire de l’Etat), consiste à rechercher s’il dépendait des agents de l’Etat que la violation alléguée fût commise ou non et si l’Etat avait le pouvoir d’en punir les auteurs et d’en indemniser les victimes. Dans l’affirmative, il va de soi que les faits en question relèvent entièrement de la juridiction de l’Etat. Tout le reste n’est à mes yeux que la recherche maladroite et partiale d’un alibi, indigne d’un Etat qui s’est augustement engagé à assurer le respect « universel » des droits de l’homme, quand et là où il le peut, et, ajouterais-je, indigne également de tribunaux dont la seule raison d’être doit être de veiller au respect par cet Etat de ses obligations. Dans le présent arrêt, la Cour a heureusement établi un cordon sanitaire entre elle-même et certains de ces critères.
17. Le refus par la Cour de retenir le critère fonctionnel, pourtant évident car il ne fait que reposer sur les buts poursuivis par la Convention, avait conduit dans le passé à l’adoption d’une poignée de sous-critères, dont certains avaient peut-être bien mieux servi les contrevenants aux valeurs de la Convention que la Convention elle-même. Certains de ces critères avaient donné une assise à ces contrevenants et n’avaient pas rendu aux victimes la justice qui leur était due. A mon sens, les questions principales qui se posent se réduisent à celles-ci : un Etat qui ratifie la Convention s’engage-t-il à défendre les droits de l’homme où il le peut, ou s’engage-t-il à ne le faire qu’à l’intérieur de ses frontières, en gardant la faculté de les enfreindre partout ailleurs ? La partie contractante a-t-elle ratifié la Convention en ayant sciemment l’intention d’opérer une distinction entre l’inviolabilité des droits de l’homme sur son propre territoire et leur grandiose inutilité partout ailleurs ?
18. Je suis réticent à cautionner un respect « à la carte » des droits de l’homme. Je n’ai pas une très haute opinion de l’idée que les droits de l’homme peuvent s’estomper et se précariser en fonction des coordonnées géographiques. Tout Etat qui adule les droits fondamentaux sur son propre territoire mais s’estime libre de les bafouer partout ailleurs n’appartient pas, à mes yeux, au concert des nations pour lesquelles la suprématie des droits de l’homme est la mission et l’étendard. Je trouve regrettable que le Royaume-Uni plaide en substance qu’il a ratifié la Convention en souhaitant délibérément que le comportement de ses forces armées soit régi en fonction du lieu : gentlemen chez nous, voyous ailleurs.
19. Le critère fonctionnel que je propose intéresserait également des domaines plus fermés de la protection des droits de l’homme, par exemple les obligations positives qui s’imposent aux parties contractantes : veiller au respect de ces obligations relevait-il de l’autorité et du contrôle de l’Etat ? Dans l’affirmative, la juridiction fonctionnelle de l’Etat entrerait alors en jeu, avec toutes les conséquences qui en découleraient naturellement. Si, en fonction des circonstances, l’autorité et le contrôle exercés par l’Etat ne lui permettent pas d’honorer hors de son territoire l’une ou l’ensemble de ses obligations positives, sa juridiction s’en trouvera limitée, exclue en ce qui concerne les droits précis qu’il n’est pas en mesure de reconnaître.
20. Voici donc ma vision globale du rôle de la Cour : statuer en vertu de principes clairs plutôt qu’au cas par cas, c’est-à-dire sans recourir à des improvisations plus ou moins inspirées, plus ou moins insipides, encombrant la jurisprudence de critères au mieux à peine compatibles et au pire ouvertement contradictoires, sans qu’aucun ne soit apprécié à l’aune des principes essentiels de la suprématie et de l’universalité des droits de l’homme en tout temps et en tout lieu.
Exceptions ?
21. J’estime le principe de la juridiction fonctionnelle si cohérent et péremptoire que je serais réticent à y admettre la moindre exception, surtout dans le domaine du droit quasi absolu à la vie et de l’interdiction de la torture et des traitements ou peines inhumains ou dégradants. Sans jamais revenir sur le principe de la juridiction inhérente de la puissance occupante qui découle habituellement de toute conquête militaire, la Cour ne pourrait au mieux qu’envisager des exceptions très limitées aux modalités d’application des articles 2 et 3 dans les cas extrêmes de menaces claires et présentes pour la sécurité nationale qui, si aucune mesure n’était prise, nuiraient gravement à l’effort de guerre. Pour ma part, je n’accepterais aucune exception.
Conclusion
22. L’application du critère fonctionnel aux faits particuliers des présentes affaires aboutit à mes yeux à la conclusion évidente et irréfutable que tous les faits ainsi que toutes les personnes dont il est allégué qu’elles ont été tuées par des militaires britanniques relevaient entièrement de la juridiction du Royaume-Uni qui, à Bassorah et dans ses environs, avait l’obligation d’assurer le respect des articles 2 et 3 de la Convention. Il n’est pas contesté que les militaires présentés comme les auteurs des faits ayant causé le décès des victimes relevaient de l’autorité et du contrôle du Royaume-Uni, que la décision d’enquêter ou non sur ces décès relevait de l’autorité et du contrôle du Royaume-Uni, que la sanction de toute violation des droits de l’homme qui aurait été ainsi établie relevait de l’autorité et du contrôle du Royaume-Uni et que l’indemnisation des victimes de ces violations alléguées ou leurs ayants droit relevait de l’autorité et du contrôle du Royaume-Uni. Conclure à l’absence de juridiction du Royaume-Uni alors que tous ces éléments relevaient de son autorité et de son contrôle serait pour moi tout aussi logique et convaincant qu’un conte à dormir debout.
23. L’application du critère adopté par la Cour a abouti à un constat unanime de juridiction. Même si, selon moi, le critère fonctionnel que je préconise conviendrait mieux à tout différend en matière de juridiction extraterritoriale, j’aurais néanmoins conclu à l’exercice par le Royaume-Uni de sa juridiction dans l’ensemble des six cas d’homicide ici examinés. J’expose ci-dessous, sans ordre précis, quelques observations à l’appui de mes conclusions.
Présomption de juridiction
24. Pour établir ou écarter la juridiction extraterritoriale sur le terrain de l’article 1 dans les cas d’occupation militaire où l’Etat se voit officiellement conférer le statut de « puissance occupante » au sens de la Convention de Genève et du règlement de La Haye, je proposerais un critère différent de celui retenu par les juridictions internes. L’acquisition de ce statut au regard du droit international devrait faire naître une présomption simple d’exercice par la puissance occupante de « l’autorité et [du] contrôle » sur le territoire occupé, sur les faits s’y produisant et sur les personnes s’y trouvant, avec toutes les conséquences liées à toute présomption juridique. La puissance occupante pourrait alors renverser cette présomption en démontrant que la situation était tellement anarchique et qu’elle se trouvait dans un tel état d’impuissance qu’elle n’y détenait pas le contrôle et l’autorité effectifs. Les victimes d’atrocités commises en temps de guerre n’auraient plus à prouver qu’elle y exerçait cette autorité et ce contrôle.
25. J’ai été sidéré de lire dans les décisions de justice internes que « les requérants [n’étaient] pas parvenus à établir » que le Royaume-Uni exerçait l’autorité et le contrôle dans la région de Bassorah. A mon sens, la seule existence d’une occupation militaire formellement reconnue aurait dû renverser au détriment du gouvernement défendeur toute charge de la preuve à cet égard.
26. Et pour moi « une puissance occupante » officiellement reconnue aura forcément grand-peine à réfuter l’existence de son autorité et de son contrôle sur les faits dénoncés, sur leurs auteurs et sur leurs victimes. Elle ne pourra y parvenir que dans le cas de méfaits commis par des forces autres que les siennes, dans une situation d’effondrement total de l’ordre public. Je trouve bizarre, pour ne pas dire choquant, qu’une puissance occupante puisse plaider qu’elle n’avait aucune autorité ni aucun contrôle sur les actes de ses propres forces armées relevant pourtant de sa propre hiérarchie militaire, affirmant d’un côté exercer l’autorité et le contrôle sur les auteurs d’atrocités mais niant de l’autre toute autorité et tout contrôle sur lesdites atrocités ainsi que sur les victimes de celles-ci.
27. J’estime que la juridiction est établie dès lors que l’autorité et le contrôle sur autrui le sont. Selon moi, dans les présentes affaires, il est complètement surréaliste qu’un géant militaire qui a débarqué en Irak quand il l’a voulu, qui y est demeuré aussi longtemps qu’il en avait envie et qui n’en est parti que lorsqu’il n’avait plus intérêt à y rester puisse affirmer avec conviction qu’il n’exerçait pas l’autorité et le contrôle sur une région qui lui était spécifiquement assignée sur la carte des jeux de guerre auxquels jouaient les vainqueurs. Je trouve intellectuellement malhonnête qu’un Etat nie sa responsabilité pour des faits reprochés à ses soldats qui étaient vêtus d’uniformes arborant son drapeau, portaient ses armes et étaient postés dans ses camps depuis lesquels ils opéraient leurs sorties. Les six victimes auraient perdu la vie à cause d’actes illégaux perpétrés par des soldats britanniques hors d’une situation de combat, mais personne ne répond de leur décès. C’est à croire qu’il faut en blâmer le mauvais sort.
28. La juridiction n’est pas seulement le fruit d’un pouvoir exercé par une démocratie, par une impitoyable tyrannie ou par un usurpateur colonial. Elle peut également sortir de la gueule d’un fusil. Hors d’une situation de combat, quiconque entre dans la ligne de mire d’une arme passe sous l’autorité et le contrôle de la personne qui la tient.
Futilité de la jurisprudence
29. Il est indéniable que, jusqu’ici, la Cour n’avait jamais été amenée à trancher une affaire présentant une quelconque similarité factuelle avec les cas examinés en l’espèce. Elle avait statué plusieurs fois sur des faits qui soulevaient des questions de juridiction extraterritoriale, mais qui présentaient des différences notables les uns par rapport aux autres. Or il est tout sauf logique de s’évertuer à appliquer des critères de juridiction élaborés avec difficulté dans le cas d’une attaque aérienne isolée contre une station de radio à l’étranger (Banković et autres, décision précitée) à des atrocités supposées avoir été commises par les forces d’une puissance occupante ayant assumé et conservé le contrôle armé d’un territoire étranger pendant plus de trois ans. Selon moi, les critères de juridiction retenus par la Cour pour régir le cas de la prise par la France d’un navire transportant des stupéfiants et battant pavillon cambodgien dans le but précis de saisir sa cargaison et de traduire son équipage devant la justice (Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, CEDH 2010) sèment la confusion et nous font perdre notre temps dès lors que les questions litigieuses portent sur un large territoire extérieur au Royaume-Uni, conquis et conservé pendant plus de trois ans par les forces armées d’une puissante structure militaire étrangère officiellement qualifiée par le droit international de « puissance occupante » et qui s’y était établie sans préciser pour quelle durée.
30. A mon sens, courir sans cesse après une jurisprudence qui n’a absolument rien à voir est aussi utile et gratifiant que d’essayer de remplir une grille de mots croisés à l’aide des définitions d’une autre. Je pense que la Cour aurait dû reconnaître d’emblée qu’elle se trouvait en terra incognita judiciaire et dégager, concernant la juridiction extraterritoriale, un principe général libre de tout élément superflu et sourd aux tergiversations.
Indivisibilité des droits de l’homme
31. L’analyse qui précède n’est en aucun cas invalidée par la thèse dite de « l’indivisibilité des droits de l’homme », que l’on peut exposer ainsi : les droits de l’homme étant indivisibles, un Etat passant pour avoir exercé sa juridiction « extraterritoriale » est censé reconnaître l’ensemble des droits fondamentaux consacrés dans la Convention. A l’inverse, si cet Etat n’est pas en mesure de les reconnaître en totalité, il n’y a pas juridiction.
32. Cette thèse ne me convainc guère. Hors de son territoire, un Etat contractant est tenu d’assurer le respect de tous les droits de l’homme qu’il est en mesure de garantir. Il est tout à fait possible d’envisager des situations où un Etat contractant, en sa qualité de puissance occupante, aura parfaitement le pouvoir de ne pas perpétrer d’actes de torture ou d’exécutions sommaires, de punir les auteurs de pareils faits et d’en indemniser les victimes, mais où il ne détiendra pas le degré d’autorité et de contrôle nécessaire pour garantir à tous le droit à l’instruction ou le droit à des élections libres et justes. Les droits fondamentaux qu’il pourra reconnaître relèveront alors pleinement de sa juridiction tandis que les autres resteront en marge. Si la notion d’« indivisibilité des droits de l’homme » doit revêtir un sens quelconque, je préférerais qu’elle aille de pair avec celle d’« universalité des droits de l’homme ».
33. A mon sens, l’Etat défendeur est mal placé pour plaider, comme il le fait, que son incapacité à assurer le respect de l’ensemble des droits fondamentaux à Bassorah lui donnait le droit de n’en observer aucun.
Un vide juridictionnel ?
34. Alors que, en tant que membre éminent de l’Autorité provisoire de la coalition, le gouvernement britannique était investi de tous « les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire (…)nécessaire[s] »[3] sur la région de l’Irak vaincu qui lui était assignée, le Royaume-Uni s’est livré à une longue et éloquente plaidoirie pour tenter d’établir qu’il n’exerçait pas la juridiction sur cette région. Il s’est juste arrêté avant de dire à la Cour qui l’exerçait. Quel était donc ce mystérieux rival sans visage qui, à sa place, avait assumé les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire pendant plus de trois ans sur le secteur qui lui était attribué ? Nul doute que la situation sur le terrain était extrêmement instable, avec des poches de résistance où la violence des insurgés constituait une menace omniprésente pour la présence militaire.
35. Cependant, dans la région de Bassorah, il y avait toujours une autorité qui donnait les ordres, dictait les règles (juris dicere veut dire définir la norme juridiquement contraignante), administrait les installations pénitentiaires, livrait le courrier, établissait et maintenait les communications, assurait des services de soins, fournissait l’alimentation et l’eau, luttait contre la contrebande d’armes ainsi que contre le crime et le terrorisme au mieux de ses capacités. Cette autorité, pleine et entière sur l’armée britannique mais battue en brèche pour le reste, était entre les mains du Royaume-Uni.
36. Affirmer le contraire reviendrait à dire que Bassorah et la région où le Royaume-Uni avait assumé les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire étaient engouffrées dans un irrésistible vide juridique, aspirées dans ce trou noir légendaire d’où toute autorité aurait été entièrement rejetée pendant plus de trois ans. Pareille thèse ne risque guère de trouver preneur sur le marché des juristes.
Impérialisme des droits de l’homme
37. J’avoue ne pas être très impressionné par la thèse du gouvernement britannique selon laquelle appliquer en Irak les droits tirés de la Convention aurait été synonyme d’« impérialisme des droits de l’homme ». Il ne sied guère à un Etat qui, par son impérialisme militaire, s’est invité sur le territoire d’un autre Etat souverain sans l’ombre d’une caution de la part de la communauté internationale de craindre qu’on l’accuse d’avoir exporté l’impérialisme des droits de l’homme dans le camp de l’ennemi vaincu. C’est comme si un Etat arborait ostensiblement son badge du banditisme international et se montrait choqué à l’idée qu’on puisse le soupçonner de défendre les droits de l’homme.
38. Personnellement, j’aurais davantage respecté ces postures de vierges effarouchées adoptées par certains hommes d’Etat si elles avaient pris la direction opposée. A mes yeux, quiconque se fait le chantre de l’impérialisme militaire tout en faisant preuve de timidité devant les stigmates de l’impérialisme des droits de l’homme ne résiste pas avec suffisamment de force aux sirènes des bas-fonds de l’inconstance politique. J’estime quant à moi que ceux qui exportent la guerre devraient veiller à exporter parallèlement les garanties contre les atrocités de la guerre. Quitte ensuite, si nécessaire, à porter avec courage le sceau de l’infamie d’être taxé d’impérialiste des droits de l’homme.
39. Pour ma part, j’affiche ma diversité. S’il n’est peut-être plus élégant à mon âge de rêver, je reconnais qu’être taxé pour l’éternité d’impérialiste des droits de l’homme me paraît particulièrement séduisant.