Conseil d’État
N° 407059
ECLI:FR:CECHR:2019:407059.20190624
Publié au recueil Lebon
3ème – 8ème chambres réunies
M. Sylvain Monteillet, rapporteur
Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public
SCP ROCHETEAU, UZAN-SARANO, avocats
lecture du lundi 24 juin 2019
REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la procédure suivante :
L’entreprise agricole à responsabilité limitée (EARL) Valette a demandé au tribunal administratif de Grenoble de condamner l’Etat à lui verser, en premier lieu, une indemnité de 188 048 euros en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité fautive des arrêtés du préfet de la Drôme ordonnant l’arrachage d’arbres fruitiers au titre des années 2009 et 2010, en deuxième lieu, une indemnité de 206 703 euros en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité fautive de l’arrêté du préfet de la Drôme du 10 juin 2008 ordonnant l’arrachage d’arbres fruitiers au titre de l’année 2008 et, en troisième lieu, une indemnité de 2 015 527 euros en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité fautive des arrêtés du préfet de la Drôme ordonnant l’arrachage d’arbres fruitiers au titre des années 2003 à 2007.
Par un jugement n° 1205537 du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.
Par un arrêt n° 14LY01703 du 22 novembre 2016, la cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel formé par l’EARL Valette contre ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 23 janvier et 18 avril 2017 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, l’EARL Valette demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat une somme de 5 000 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et son protocole additionnel ;
– le code rural et de la pêche maritime ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Sylvain Monteillet, maître des requêtes en service extraordinaire,
– les conclusions de Mme Emmanuelle Cortot-Boucher, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano, avocat de l’Earl Valette ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’entreprise agricole à responsabilité limitée (EARL) Valette, qui exploite des vergers de pêchers et d’abricotiers à Saint-Marcel-lès-Valence (Drôme), a dû procéder à l’arrachage d’arbres fruitiers entre 2003 et 2010 en exécution d’arrêtés du préfet de la Drôme pris entre 2004 et 2010 prescrivant l’arrachage de toute parcelle présentant un taux de contamination par le virus de la sharka, selon les années, de 5 % et plus ou de 10 % et plus. Elle a recherché la responsabilité de l’Etat à raison des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait de l’illégalité des arrêtés du préfet de la Drôme. Par un jugement du 1er avril 2014, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande. La cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel qu’elle a formé à l’encontre de ce jugement par un arrêt du 22 novembre 2016, contre lequel elle se pourvoit en cassation.
2. Lorsqu’une personne sollicite le versement d’une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité d’une décision administrative entachée d’incompétence, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l’espèce, par l’autorité compétente. Dans le cas où il juge qu’une même décision aurait été prise par l’autorité compétente, le préjudice allégué ne peut alors être regardé comme la conséquence directe du vice d’incompétence qui entachait la décision administrative illégale.
3. Selon l’article L. 251-8 du code rural et de la pêche maritime, dans sa rédaction applicable au litige : » I. – Le ministre chargé de l’agriculture peut prescrire par arrêté les traitements et les mesures nécessaires à la prévention de la propagation des organismes nuisibles inscrits sur la liste prévue à l’article L. 251-3. Il peut également interdire les pratiques susceptibles de favoriser la dissémination des organismes nuisibles, selon les mêmes modalités. / II. – En cas d’urgence, les mesures ci-dessus spécifiées peuvent être prises par arrêté préfectoral immédiatement applicable. L’arrêté préfectoral doit être soumis, dans la quinzaine, à l’approbation du ministre chargé de l’agriculture « . L’article 1er de l’arrêté ministériel du 31 juillet 2000 établissant la liste des organismes nuisibles aux végétaux, produits végétaux et autres objets soumis à des mesures de lutte obligatoire énonce que » la lutte contre les organismes nuisibles mentionnés en annexe A du présent arrêté est obligatoire, de façon permanente, sur tout le territoire métropolitain ou dans les départements d’outre-mer, dès leur apparition, et ce quel que soit le stade de leur développement et quels que soient les végétaux, produits végétaux et autres objets sur lesquels ils sont détectés « . Cet arrêté a inscrit le plum pox virus à l’origine de la maladie de la sharka à son annexe A.
4. Pour juger que l’EARL Valette n’était pas fondée à demander réparation des préjudices qu’elle estime avoir subis du fait des arrachages d’arbres illégalement ordonnés par des arrêtés du préfet de la Drôme entre 2003 et 2010, la cour administrative d’appel, après avoir relevé que ces arrêtés préfectoraux avaient été pris par une autorité incompétente en l’absence de toute situation d’urgence au sens du II de l’article L. 251-8 du code rural et de la pêche maritime, a jugé qu’il ne résultait de l’instruction ni que le ministre aurait pris des mesures différentes de celles arrêtées par le préfet, ni qu’il n’aurait pu légalement prendre de telles mesures eu égard à la nécessité de maîtriser la propagation de la maladie. En écartant ainsi l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre le préjudice subi par l’EARL Valette et le vice d’incompétence entachant les arrêtés du préfet de la Drôme, la cour administrative d’appel, qui n’a pas, contrairement à ce qui est soutenu, retenu des considérations de simple opportunité, n’a ni méconnu les règles relatives à la dévolution de la charge de la preuve, ni commis, compte tenu de ce qui a été dit au point 2, d’erreur de droit.
5. Il ressort, toutefois, des pièces du dossier soumis aux juges du fond que s’il était préconisé par la plupart des études scientifiques disponibles à l’époque des arrêtés litigieux de procéder à l’arrachage des parcelles dont les arbres étaient affectés par la maladie de la sharka lorsqu’était atteint un seuil de contamination de 10 %, il n’en allait pas certainement de même pour un seuil de contamination de seulement 5 %, en l’absence de consensus en ce sens et compte tenu des marges d’incertitude dont témoignaient les études alors disponibles. A cet égard, l’arrêté du ministre de l’agriculture et de la pêche du 27 novembre 2008 relatif à la lutte contre le plum pox virus avait retenu un seuil de contamination de 10 %, sans prévoir de possibilités d’abaissement de ce seuil pour la période litigieuse.
6. Dans ces conditions, en jugeant qu’il n’existait pas de lien direct de causalité entre l’incompétence entachant les arrêtés préfectoraux et les préjudices subis par l’EARL Valette du fait des arrachages d’arbres ordonnés par les arrêtés du préfet des 14 décembre 2004, 7 octobre 2005, 11 juillet 2006 et 20 avril 2007, qui ont retenu un seuil de contamination de 10 %, la cour administrative d’appel, par un arrêt suffisamment motivé, n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. En revanche, l’EARL Valette est fondée à soutenir que la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce s’agissant des arrêtés des 12 novembre 2003, 10 juin 2008, 27 avril 2009 et 24 juin 2010 qui ont retenu un seuil de contamination de 5 %, dès lors qu’il ne résultait pas de l’instruction que le ministre aurait, aux dates considérées, pris des mesures identiques à celles résultant des décisions incompétemment prises par le préfet.
7. Il résulte de tout ce qui précède que l’EARL Valette, qui ne peut en tout état de cause utilement invoquer le moyen tiré de la méconnaissance des stipulations de l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 1er de son protocole additionnel qui n’a pas été invoqué devant la cour administrative d’appel, est seulement fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque en tant que la cour a rejeté ses conclusions tendant au versement d’une indemnité au titre des arrachages d’arbres ordonnés par les arrêtés du préfet de la Drôme du 12 novembre 2003, du 10 juin 2008, du 27 avril 2009 et du 24 juin 2010.
8. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat le versement à l’EARL Valette d’une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 22 novembre 2016 est annulé en tant qu’il a rejeté les conclusions de l’EARL Valette tendant au versement d’une indemnité à raison des arrachages d’arbres ordonnés par les arrêtés du préfet de la Drôme du 12 novembre 2003, du 10 juin 2008, du 27 avril 2009 et du 24 juin 2010.
Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Lyon.
Article 3 : L’Etat versera à l’EARL Valette une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi de l’EARL Valette est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à l’EARL Valette et au ministre de l’agriculture et de l’alimentation.
Analyse
Abstrats : 01-02 ACTES LÉGISLATIFS ET ADMINISTRATIFS. VALIDITÉ DES ACTES ADMINISTRATIFS – COMPÉTENCE. – ILLÉGALITÉ D’UNE DÉCISION ADMINISTRATIVE ENTACHÉE D’INCOMPÉTENCE – 1) MÉTHODE À SUIVRE POUR DÉTERMINER SI L’ILLÉGALITÉ A CAUSÉ UN PRÉJUDICE [RJ1] – 2) ILLUSTRATION.
60-01-04 RESPONSABILITÉ DE LA PUISSANCE PUBLIQUE. FAITS SUSCEPTIBLES OU NON D’OUVRIR UNE ACTION EN RESPONSABILITÉ. RESPONSABILITÉ ET ILLÉGALITÉ. – ILLÉGALITÉ D’UNE DÉCISION ADMINISTRATIVE ENTACHÉE D’INCOMPÉTENCE – 1) MÉTHODE À SUIVRE POUR DÉTERMINER SI L’ILLÉGALITÉ A CAUSÉ UN PRÉJUDICE [RJ1] – 2) ILLUSTRATION.
Résumé : 01-02 1) Lorsqu’une personne sollicite le versement d’une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité d’une décision administrative entachée d’incompétence, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l’espèce, par l’autorité compétente. Dans le cas où il juge qu’une même décision aurait été prise par l’autorité compétente, le préjudice allégué ne peut alors être regardé comme la conséquence directe du vice d’incompétence qui entachait la décision administrative illégale.,,,2) Société demandant réparation des préjudices subis du fait d’arrachages d’arbres contaminés par une maladie, illégalement ordonnés par des arrêtés préfectoraux alors que seul le ministre chargé de l’agriculture était compétent…. ,,Cour administrative d’appel jugeant qu’il ne résultait de l’instruction ni que le ministre aurait pris des mesures différentes de celles arrêtées par le préfet, ni qu’il n’aurait pu légalement prendre de telles mesures eu égard à la nécessité de maîtriser la propagation de la maladie. En écartant ainsi l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre le préjudice subi par la requérante et le vice d’incompétence entachant les arrêtés préfectoraux, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit…. ,,Il ressort, toutefois, des pièces du dossier soumis aux juges du fond que s’il était préconisé par la plupart des études scientifiques disponibles à l’époque des arrêtés litigieux de procéder à l’arrachage des parcelles dont les arbres étaient affectés par la maladie lorsqu’était atteint un seuil de contamination de 10 %, il n’en allait pas certainement de même pour un seuil de contamination de seulement 5 %, en l’absence de consensus en ce sens et compte tenu des marges d’incertitude dont témoignaient les études alors disponibles. A cet égard, l’arrêté du ministre de l’agriculture et de la pêche du 27 novembre 2008 relatif à la lutte contre ce virus avait retenu un seuil de contamination de 10 %, sans prévoir de possibilités d’abaissement de ce seuil pour la période litigieuse…. ,,Dans ces conditions, en jugeant qu’il n’existait pas de lien direct de causalité entre l’incompétence entachant les arrêtés préfectoraux et les préjudices subis par la requérante du fait des arrachages d’arbres ordonnés par les arrêtés préfectoraux retenant un seuil de contamination de 10 %, la cour administrative d’appel n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. En revanche, la requérante est fondée à soutenir que la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce s’agissant des arrêtés préfectoraux retenant un seuil de contamination de 5 %, dès lors qu’il ne résultait pas de l’instruction que le ministre aurait, aux dates considérées, pris des mesures identiques à celles résultant des décisions incompétemment prises par le préfet.
60-01-04 1) Lorsqu’une personne sollicite le versement d’une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité d’une décision administrative entachée d’incompétence, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l’espèce, par l’autorité compétente. Dans le cas où il juge qu’une même décision aurait été prise par l’autorité compétente, le préjudice allégué ne peut alors être regardé comme la conséquence directe du vice d’incompétence qui entachait la décision administrative illégale.,,,2) Société demandant réparation des préjudices subis du fait d’arrachages d’arbres contaminés par une maladie, illégalement ordonnés par des arrêtés préfectoraux alors que seul le ministre chargé de l’agriculture était compétent…. ,,Cour administrative d’appel jugeant qu’il ne résultait de l’instruction ni que le ministre aurait pris des mesures différentes de celles arrêtées par le préfet, ni qu’il n’aurait pu légalement prendre de telles mesures eu égard à la nécessité de maîtriser la propagation de la maladie. En écartant ainsi l’existence d’un lien de causalité direct et certain entre le préjudice subi par la requérante et le vice d’incompétence entachant les arrêtés préfectoraux, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit…. ,,Il ressort, toutefois, des pièces du dossier soumis aux juges du fond que s’il était préconisé par la plupart des études scientifiques disponibles à l’époque des arrêtés litigieux de procéder à l’arrachage des parcelles dont les arbres étaient affectés par la maladie lorsqu’était atteint un seuil de contamination de 10 %, il n’en allait pas certainement de même pour un seuil de contamination de seulement 5 %, en l’absence de consensus en ce sens et compte tenu des marges d’incertitude dont témoignaient les études alors disponibles. A cet égard, l’arrêté du ministre de l’agriculture et de la pêche du 27 novembre 2008 relatif à la lutte contre ce virus avait retenu un seuil de contamination de 10 %, sans prévoir de possibilités d’abaissement de ce seuil pour la période litigieuse…. ,,Dans ces conditions, en jugeant qu’il n’existait pas de lien direct de causalité entre l’incompétence entachant les arrêtés préfectoraux et les préjudices subis par la requérante du fait des arrachages d’arbres ordonnés par les arrêtés préfectoraux retenant un seuil de contamination de 10 %, la cour administrative d’appel n’a pas inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. En revanche, la requérante est fondée à soutenir que la cour a inexactement qualifié les faits de l’espèce s’agissant des arrêtés préfectoraux retenant un seuil de contamination de 5 %, dès lors qu’il ne résultait pas de l’instruction que le ministre aurait, aux dates considérées, pris des mesures identiques à celles résultant des décisions incompétemment prises par le préfet.
[RJ1] Cf. CE, Section, 19 juin 1981,,, n° 20619, p. 274. Rappr., s’agissant de l’illégalité d’une sanction pour vice de procédure, CE, 18 novembre 2015,,, n° 380461, p. 396.