Par trois décisions d’assemblée du 24 décembre 2019, rendues sur les conclusions de Marie Sirinelli, le Conseil d’Etat a consacré le principe de la responsabilité de l’Etat du fait des lois inconstitutionnelles. L’évolution était inévitable; elle était attendue et l’inscription de ces trois affaires à l’audience de l’assemblée du contentieux du 13 décembre 2019 ne laissait guère de doute sur la reconnaissance du principe. L’on comprend toute l’importance du principe posé, même si en l’espèce les trois requêtes indemnitaires ont été rejetées et que le nombre d’occurrences d’une telle responsabilité seront probablement réduites. Il ne pouvait en aller autrement. Si la responsabilité sans faute de l’Etat du fait des lois est fondée sur le principe d’un préjudice anormal et spécial, un régime de responsabilité débarrassé de ces chaines pourrait avoir des conséquences cataclysmiques pour les finances publiques. Au-delà de la pure logique juridique, c’est à cette aune nous semble-t-il qu’il faut lire les trois décisions : grandes par les principes, faibles par les effets.
Etaient en cause dans les trois affaires les mêmes dispositions du premier alinéa de l’article 7 de l’ordonnance du 21 octobre 1986 relative à l’intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l’entreprise et à l’actionnariat des salariés. Cet article soumettait toute entreprise, « quelles que soient la nature de son activité et sa forme juridique, […] aux obligations de la présente section, destinées à garantir le droit de ses salariés à participer aux résultats de l’entreprise ». L’article 15 de la même ordonnance, renvoyait cependant à un décret en Conseil d’État la détermination des entreprises publiques et sociétés nationales soumises. Ainsi le législateur opérait une distinction entre entreprises du secteur public et du secteur privé. La différence de traitement était d’autant plus nette que la Cour de cassation, par un arrêt du 6 juin 2000, jugeait que les dispositions de l’article 7 de l’ordonnance s’appliquaient à toute personne de droit privé ayant pour objet une activité purement commerciale et n’étant ni une entreprise publique ni une société nationale, peu important l’origine de son capital (Cass. soc., 6 juin 2000, SARL Hôtel Frantour Paris-Berthier, pourvoi numéro 98-20304).
Par une décision QPC du 1er août 2013 le Conseil constitutionnel a déclaré le premier alinéa de l’article 15 de l’ordonnance contraire à la Constitution (Conseil constitutionnel, n° 2013-336 QPC du 1er août 2013, Société Natixis Asset Management). Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, le motif d’inconstitutionnalité n’était pas tiré de la violation du principe d’égalité mais de l’incompétence négative commise par le législateur qui renvoyait au pouvoir réglementaire le soin de déterminer les entreprises publiques et les sociétés nationales qui seraient soumises aux règles de la participation. L’on verra infra que ce motif a son importance.
La juridiction administrative a été saisie de trois demandes indemnitaires. La première dans l’ordre des numéros de requête était déposée par la société Paris Clichy (Conseil d’Etat, Assemblée, Société Paris Clichy, requête numéro 425981), la seconde par la Société hôtelière Paris Eiffel Suffren (Conseil d’Etat, Assemblée, Société hôtelière Paris Eiffel Suffren, requête numéro 425983) la troisième par un particulier, Monsieur A. (Conseil d’Etat, Assemblée, M.A., requête numéro 428162).
Les sociétés se plaignaient d’avoir dû verser une participation à leurs salariés et Monsieur A., de n’en avoir point perçu. Les diverses demandes indemnitaires ayant été rejetées le Conseil d’Etat étai saisi et pose pour principe, dans trois paragraphes identiques, les éléments suivants :
5. La responsabilité de l’Etat du fait des lois est susceptible d’être engagée, d’une part, sur le fondement de l’égalité des citoyens devant les charges publiques, pour assurer la réparation de préjudices nés de l’adoption d’une loi à la condition que cette loi n’ait pas exclu toute indemnisation et que le préjudice dont il est demandé réparation, revêtant un caractère grave et spécial, ne puisse, dès lors, être regardé comme une charge incombant normalement aux intéressés.
6. Elle peut également être engagée, d’autre part, en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l’ensemble des préjudices qui résultent de l’application d’une loi méconnaissant la Constitution ou les engagements internationaux de la France. Toutefois, il résulte des dispositions des articles 61, 61-1 et 62 de la Constitution que la responsabilité de l’Etat n’est susceptible d’être engagée du fait d’une disposition législative contraire à la Constitution que si le Conseil constitutionnel a déclaré cette disposition inconstitutionnelle sur le fondement de l’article 61-1, lors de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, ou bien encore, sur le fondement de l’article 61, à l’occasion de l’examen de dispositions législatives qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine. En outre, l’engagement de cette responsabilité est subordonné à la condition que la décision du Conseil constitutionnel, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause, ne s’y oppose pas, soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause.
7. Lorsque ces conditions sont réunies, il appartient à la victime d’établir la réalité de son préjudice et l’existence d’un lien direct de causalité entre l’inconstitutionnalité de la loi et ce préjudice. Par ailleurs, la prescription quadriennale commence à courir dès lors que le préjudice qui résulte de l’application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et son étendue par la victime, sans qu’elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité.
C’est sur la base de ces principes que le Conseil d’Etat tranche les litiges. A bien y regarder, les conditions pour que l’inconstitutionnalité de la loi puisse constituer le fait générateur de la responsabilité de l’Etat sont extrêmement restrictives et font du Conseil constitutionnel le véritable décisionnaire en la matière (I). Quant au lien de causalité il semble difficile à établir, ce qui se double d’une application automatique de la prescription quadriennale qui écrête le préjudice (II).
I. Le fait générateur aux mains du Conseil constitutionnel
L’évolution conceptuelle des trois décisions d’assemblée du 24 décembre 2019 est facile à saisir (A). Sa mise en oeuvre est bien plus ardue à assurer (B).
A. Une évolution conceptuelle facile à saisir
Le Conseil d’Etat avait commencé par reconnaître a responsabilité sans faute de l’Etat pour rupture de l’égalité devant les charges publiques, du fait des lois (Conseil d’Etat, Assemblée, 14 janvier 1938, Société des produits laitiers La Fleurette, requête numéro 51704, rec. p. 25) puis des traités internationaux conclus par l’Etat (Conseil d’Etat, Assemblée, 30 mars 1966, Compagnie générale d’énergie radio-électrique, requête numéro 50515, rec. p. 275). Sous l’influence du droit de l’Union européenne (CJCE, 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci, affaire numéro C-6/90, affaire numéro C-9/90, rec. p. I-5357; CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur c. Bundesrepublik Deutschland et The Queen c. Secretary of State for Transport, ex parte Factortame e.a., affaires numéros C-46/93 et C-48/93, rec. p. I-1029) la responsabilité de l’Etat a pu être engagée du fait de la non-conformité de la loi au droit primaire ou dérivé (Conseil d’Etat, Assemblée, 28 février 1992, Société Arizona tobacco products, requête numéro 87753, rec.; Marc Gheza, ‘Responsabilité de l’État pour mauvais transposition d’une directive communautaire’, Commentaire sous CE Ass. 28 février 1992 requête numéro 87753 Société Arizona Tabacco Products et SA Philip Morris France : Rec. p. 78 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=2022). La décision Gardedieu (Conseil d’Etat, Assemblée, 8 février 2007, Gardedieu, requête numéro 279522, rec.; Jean Sirinelli, ‘ Responsabilité pour faute du fait des lois ?, Commentaire sous l’arrêt CE Ass., 8 février 2007, Gardedieu n°279522 www.revuegeneraledudroit.eu/?p=1926) marquait le point d’orgue de cette évolution. Par cette décision le Conseil d’Etat reconnaissait directement la responsabilité de l’Etat du fait d’une loi incompatible avec la convention européenne des droits de l’homme et établissait un régime de responsabilité qui ne nécessitait aucunement de démontrer, comme en matière de responsabilité sans faut, l’existence d’un préjudice anormal et spécial. L’expression de responsabilité pour faute n’était pas écrite, mais il était certain qu’il ne s’agissait plus de responsabilité sans faute.
Si le Conseil d’Etat avait consacré le principe d’une responsabilité du fait de lois non conformes à la norme communautaire ou au droit international, il n’avait pas encore eu l’occasion de se prononcer sur les conséquences indemnitaires de la non-conformité de la loi à la Constitution. C’est le saut conceptuel que nous avons évoqué. Mais si le Conseil d’Etat a toujours souhaité conserver la plus grande autonomie possible vis-à-vis des décisions du juge « externe », le moins que l’on puisse dire est qu’ici il déclare son entière soumission aux décisions du Conseil constitutionnel. Si l’on a pu considérer, en titre, que le Conseil d’Etat avait consacré une responsabilité du l’Etat du fait des lois inconstitutionnelles, il faut préciser qu’il ne s’agit en réalité que d’une responsabilité de l’Etat du fait des lois déclarées inconstitutionnelles par le Conseil constitutionnel. Le Conseil d’Etat n’évoque à aucun moment l’hypothèse d’un contrôle propre de la constitutionnalité de la loi. La Haute juridiction reste attachée aux principes fondateurs énoncés dans sa décision Arrighi (Conseil d’Etat, Section, 6 novembre 1936, Arrighi, recueil p. 966) et renouvelés par l’adoption des articles 61 et 61-1 de la Constitution. C’est au Conseil constitutionnel et à lui seul de contrôler la constitutionnalité de la loi.
B. Une mise en oeuvre strictement encadrée
Le Conseil d’Etat aurait pu en effet détacher la déclaration d’inconstitutionnalité des motifs et du dispositif des décisions du Conseil constitutionnel. Il était possible de prendre en compte l’inconstitutionnalité de la loi comme un élément autonome dans la détermination du fait générateur. Ce n’est pas l’option retenue par le Conseil d’Etat, qui se soumet aux décisions du Conseil constitutionnel à deux égards. En premier lieu, il est nécessaire que la déclaration d’inconstitutionnalité découle d’une décision QPC ou d’une décision de contrôle a priori remettant en cause une loi antérieurement promulguée. Le Conseil d’Etat ne le précise pas mais il ressort de l’économie générale de ses décisions et en particulier du point 6 que le juge administratif ne prendra en compte pour l’étude du fait générateur que le dispositif des décisions en cause ainsi que les motifs qui en sont le soutien nécessaire puisque c’est la « décision du Conseil constitutionnel, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». En second lieu, le Conseil d’Etat apporte deux précisions fondamentales. Le principe de l’indemnisation peut être exclue par la décision du Conseil constitutionnel, « soit qu’elle l’exclue expressément, soit qu’elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause ». Si l’on comprend la seconde condition, qui est propre à l’analyse du fait générateur, la première est a priori plus étonnante. La seconde condition est liée au fait que le Conseil d’Etat s’attache au dispositif des décisions du Conseil constitutionnel. Si celui-ci n’abroge une loi qu’en partie et laisse subsister des dispositions à caractère pécuniaire il semble difficile de former une demande indemnitaire fondée sur l’inconstitutionnalité des mêmes dispositions. La première condition peut paraître plus étonnante: c’est un peu comme faire du Conseil constitutionnel un co-législateur. Il est traditionnel depuis la décision La Fleurette que le Conseil d’Etat mette au pinacle la volonté du législateur et exclue toute indemnisation lorsque la loi exclut explicitement toute indemnité. Mais rien de tel ne semblait nécessairement découler du contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel.
Deux considérations auront pu militer cependant pour valider cette approche; elles sont toute deux tirées de l’article 62 de la Constitution. La première est qu’il est inutile d’éviter ce que l’on ne peut interdire. La seconde phrase de l’alinéa 3 de l’article 62 de la Constitution dispose que les décisions du Conseil constitutionnel « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». La seconde considération complémentaire est que le Conseil constitutionnel « détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d’être remis en cause ». Les effets ne sont pas seulement l’existence même des dispositions législatives, leur vigueur dans l’ordonnancement juridique, mais bien les conséquences qu’elles peuvent avoir sur l’ordonnancement juridique, même après leur abrogation ou leur déclaration d’inconstitutionnalité pour celles qui sont déjà abrogées. La prudence que nous avons notée en exordre de ce commentaire ne réside pas seulement dans les décisions d’Assemblée du Conseil d’Etat : elle est inscrite dans la Constitution.
En l’espèce, le Conseil d’Etat trouve à faire immédiatement application des limitations énoncées par le Conseil constitutionnel dans la troisième affaire, Monsieur A (Conseil d’Etat, Assemblée, M.A., requête numéro 428162). Dans sa décision QPC du 1er août 2013, le Conseil a posé plusieurs barrières aux conséquences de sa déclaration d’inconstitutionnalité (Conseil constitutionnel, n° 2013-336 QPC du 1er août 2013, Société Natixis Asset Management). Il a surtout indiqué au point 22 de sa décision que « les salariés des entreprises dont le capital est majoritairement détenu par des personnes publiques ne peuvent, en application du chapitre II de l’ordonnance du 21 octobre 1986 susvisée ultérieurement introduite dans le code du travail, demander, y compris dans les instances en cours, qu’un dispositif de participation leur soit applicable au titre de la période pendant laquelle les dispositions déclarées inconstitutionnelles étaient en vigueur« . Monsieur A ayant été salarié d’une filiale de la caisse des dépôts et consignations, CDC Gestion, il entre dans le champ d’application de l’article 15 alinéa 1 de l’ordonnance. Mais il ne peut bénéficier, comme l’indique le Conseil constitutionnel, d’une indemnité pour l’absence de bénéfice de la participation sur la période de vigueur des dispositions déclarées contraires à la Constitution. Au demeurant, on peut comprendre le motif de cette exclusion : si les dispositions en cause ont été déclarées contraires à la Constitution, c’est en raison d’une incompétence négative du législateur et aucunement en raison de la violation d’une obligation constitutionnelle de faire bénéficier les salariés du secteur public du système de la participation.
II. Le lien de causalité et le préjudice : si proche si loin
Au point 7 de ses décisions, le Conseil d’Etat dépasse la seule question du fait générateur pour aborder le lien de causalité (A) et le préjudice (B).
A./ Le lien de causalité
Si, on le sait, toute illégalité est fautive (Conseil d’Etat, Section, 26 janvier 1973, Driancourt, requête numéro 84768, rec.), il est fréquent que le Conseil d’Etat rappelle qu’il n’existe pas nécessairement de lien de causalité entre l’illégalité d’une disposition et le préjudice subi. C’est ce qu’il a fait en dernier lieu avec le motif d’incompétence, en considérant que « lorsqu’une personne sollicite le versement d’une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l’illégalité d’une décision administrative entachée d’incompétence, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l’espèce, par l’autorité compétente » (Conseil d’Etat, CHR., 24 juin 2019, EARL Valette, requête numéro 407059).
Le lien de causalité entre la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi et un préjudice subi semble encore bien plus difficile à établir. Ni la déclaration d’inconstitutionnalité ni l’abrogation ne suffisent. Puisque seul compte nous l’avons vu le dispositif de la décision du Conseil constitutionnel et les motifs qui en sont le soutien nécessaire, et non le principe de l’inconstitutionnalité, la difficulté consiste, pour la victime, à identifier une période pendant laquelle la loi déclarée inconstitutionnelle lui aura porté préjudice. L’analyse des trois affaires permet de l’illustrer mieux que toute réflexion théorique.
Dans les deux premières affaires Société Paris Clichy et Société hôtelière Paris Eiffel Suffren, les deux sociétés (dont la première était, par son litige avec la CGT, à l’origine de toute l’affaire, décision de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel inclus) réclamaient l’indemnisation des sommes qu’elles considéraient avoir indûment versées à leurs salariés après l’abrogation par le Conseil constitutionnel du premier alinéa de l’article 15 de l’ordonnance du 21 octobre 1986, devenu le premier alinéa de l’article L. 442-9 du code du travail. Le Conseil d’Etat répond que la disposition avait été déclarée inconstitutionnelle « en raison de la seule méconnaissance par le législateur de l’étendue de sa compétence dans la détermination du champ d’application de l’obligation faite aux entreprises d’instituer un dispositif de participation des salariés à leurs résultats, affectant l’exercice de la liberté d’entreprendre » (point 9). Il prend donc en compte le motif de la déclaration d’inconstitutionnalité. Le Conseil ajoute que le Conseil constitutionnel « n’a, ainsi, pas regardé comme contraire aux droits et libertés reconnus par la Constitution la portée que la Cour de cassation a conférée à cette disposition, dans le souci de garantir la libre concurrence et l’égalité des droits entre salariés d’entreprises exerçant une même activité dans les mêmes conditions, par son arrêt du 6 juin 2000 et ses arrêts ultérieurs, qui excluent qu’une société de droit privé ayant une activité purement commerciale soit regardée comme une entreprise publique au sens de cette disposition » (point 9). Nous ne pouvons cacher la forme de malaise qui se dégage à cet ajout. Il met en valeur, par a contrario, le caractère quelque peu artificieux des deux affaires en cause. Le Conseil d’Etat « brode » ici en effet sur la question du motif et du lien existant entre les raisons de la déclaration d’inconstitutionnalité et le préjudice pour illustrer la question du lien de causalité. Mais enfin, la soumission des entreprises du secteur privé, auquel appartiennent les sociétés Paris Clichy et Hôtelière Paris Eiffel Suffren ne provient aucunement de l’article 15 de l’ordonnance, mais bien de son article 7, codifié à l’article L. 442-1 du code du travail, dont l’alinéa 1er disposait avant le 30 décembre 2004 que « Toute entreprise employant habituellement au moins cinquante salariés, quelles que soient la nature de son activité et sa forme juridique, est soumise aux obligations de la présente section, destinées à garantir le droit de ses salariés à participer aux résultats de l’entreprise« . Selon la Cour de cassation, cet article s’applique à toutes entreprises du secteur privé, y compris d’ailleurs à la SARL Frantour Paris-Berthier, ancien nom de la Société Paris Clichy (Cass. soc., 6 juin 2000, SARL Hôtel Frantour Paris-Berthier, pourvoi numéro 98-20304) :
Attendu cependant que l’article 7 de l’ordonnance du 21 octobre 1986, énonce un principe d’assujettissement général à la participation obligatoire aux résultats de l’entreprise ; que les dispositions du décret du 26 novembre 1987 ne posent de conditions particulières à l’assujettissement obligatoire, que pour les entreprises publiques et les sociétés nationales, et distinguent celles qui figurent sur la liste de l’article 4 ou dont plus de la moitié du capital est détenu par l’une de celles-ci, et celles qui ne remplissent pas ces conditions, les premières étant assujetties de plein droit, les dernières pouvant l’être sur autorisation ministérielle ; qu’il en résulte qu’une personne de droit privé, ayant pour objet une activité purement commerciale qui n’est ni une entreprise publique ni une société nationale peu important l’origine du capital, n’entre pas dans le champ d’application du décret et doit être soumise aux dispositions de l’article 7 de l’ordonnance du 21 octobre 1986 ;
Pour le dire autrement, il nous semble que le Conseil d’Etat développe une analyse du lien de causalité alors qu’il nous semble évident a priori qu’il n’existe aucun lien entre la disposition législative déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel et le paiement d’une participation salariale. La Haute juridiction aurait pu se contenter de noter l’absence de fait générateur. L’article 15 alinéa 1 devenu L. 442-9 code travail a bien été déclaré contraire à la Constitution mais les deux entreprises en cause ne sont aucunement concernées par cet article. Nous pouvons mal analyser l’affaire en raison d’un manque d’informations (et en particulier l’absence des conclusions à l’heure où nous écrivons) mais nous formons l’hypothèse que le Conseil d’Etat a fait entrer le rond dans le carré pour s’offrir, au réveillon de Noël, des arrêts de principe. Et après tout, le processus intellectuel consistant à analyser le lien de causalité consiste à lier un fait générateur à un préjudice : nous pourrons alors dire que le point 9 des deux décisions 425981 et 425983 n’est pas totalement inutile. Plus intéressante pour l’étude du lien de causalité aurait été la troisième affaire, Monsieur A : elle concernait comme nous l’avons vu un salarié de CDC Gestion, entreprise filiale de la Caisse des dépôts et consignations entre 1992 et 2001. Mais ce n’est pas contre la question du lien de causalité mais du fait générateur qu’achoppe la demande indemnitaire de Monsieur A.
B./ Le préjudice
Le Conseil d’Etat ajoute un dernier dispositif de sécurité afin de s’assurer qu’aucune conséquence cataclysmique pour les finances publiques ne pourrait découler d’une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel : l’application automatique de la prescription quadriennale. Au points 7 des trois décisions, le Conseil d’Etat note que « la prescription quadriennale commence à courir dès lors que le préjudice qui résulte de l’application de la loi à sa situation peut être connu dans sa réalité et son étendue par la victime, sans qu’elle puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité« .
Rappelons que la déchéance quadriennale, improprement appelée « prescription quadriennale » est instituée par la loi numéro 68-1250 du 31 décembre 1968, qui abroge et remplace les textes antérieurs.
Aux termes de l’article 1er de la loi de 1968 :
Sont prescrites, au profit de l’Etat, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis.
Sont prescrites, dans le même délai et sous la même réserve, les créances sur les établissements publics dotés d’un comptable public.
L’article 3 de la même loi ajoute, concernant le point de départ de la prescription :
La prescription ne court ni contre le créancier qui ne peut agir, soit par lui-même ou par l’intermédiaire de son représentant légal, soit pour une cause de force majeure, ni contre celui qui peut être légitimement regardé comme ignorant l’existence de sa créance ou de la créance de celui qu’il représente légalement.
Or le Conseil d’Etat retient ici une interprétation que l’on peut juger contra legem. Il est évident que le requérant ne peut en aucune manière connaître l’existence de sa créance avant que le juge constitutionnel ne se soit prononcé. Il en va en matière de dispositions législatives inconstitutionnelles différemment qu’en matière de travaux publics. Dans le premier cas c’est l’inconstitutionnalité qui est le fait générateur, dans l’étendue exacte de sa déclaration par le Conseil constitutionnel. Le soupçon d’inconstitutionnalité ne révèle pas le préjudice. En matière de travaux publics le préjudice est autonome par rapport à l’intervention du juge. L’on pourrait dire même qu’il existe en dehors même de sa reconnaissance par l’ordre juridique et le système judiciaire. C’est dans un souci de suprême pragmatisme que le Conseil d’Etat se sera prononcé : toutes les sommes correspondant à des créances nées quatre années révolues précédent la première demande indemnitaire seront prescrites.
En l’espèce, si les trois demandes indemnitaires ne s’étaient pas fracassées sur les motifs et le dispositif de la décision du Conseil constitutionnel ou sur l’exigence du lien de causalité, l’on peut se demander si elle n’auraient pas été réduites à néant par l’effet de cette déchéance automatique. Les créances en cause concernant les années antérieures à 2005 et les demandes indemnitaire ayant été faites après 2013, l’on peut penser que les sommes réclamées n’étaient plus à portée des requérants, concernant une période couverte par la prescription quadriennale sans que la victime ne « puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité« . Le contrôle de constitutionnalité a posteriori n’existant que depuis le 1er mars 2010, l’on peut d’ailleurs considérer qu’aucune loi abrogée antérieurement à 2006 ne pourra jamais être le fondement de la responsabilité de l’Etat du fait de son inconstitutionnalité.
Si le Conseil d’Etat a reconnu le principe de la responsabilité de l’Etat du fait des lois inconstitutionnelles on voit qu’il y a encore loin de la coupe aux lèvres.
Table des matières