AFFAIRE STAFFORD c. ROYAUME-UNI
(Requête no 46295/99)
ARRÊT
STRASBOURG
28 mai 2002
En l’affaire Stafford c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
SirNicolas Bratza,
M.A. Pastor Ridruejo,
MmeE. Palm,
MM.P. Kūris,
R. Türmen,
MmeF. Tulkens,
MM.K. Jungwiert,
V. Butkevych,
MmeN. Vajić,
MM.M. Pellonpää,
K. Traja,
MmeS. Botoucharova,
MM.M. Ugrekhelidze,
V. Zagrebelsky,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 février et 24 avril 2002,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 46295/99) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. Dennis Stafford (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 24 juillet 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté devant la Cour par M. M. Purdon, solicitor à Newcastle-upon-Tyne. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. D. Walton, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
3. Condamné pour meurtre à une peine perpétuelle obligatoire, le requérant alléguait que sa détention après la révocation de sa libération conditionnelle n’était plus justifiée par la sentence initiale ; il soutenait en
outre ne pas avoir eu la possibilité de faire contrôler par un tribunal la légalité de son maintien en détention. Il invoquait l’article 5 §§ 1 et 4 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 29 mai 2001, elle a été déclarée recevable par une chambre de ladite section, composée des juges dont le nom suit : M. J.‑P. Costa, président, M. W. Fuhrmann, M. P. Kūris, Mme F. Tulkens, M. K. Jungwiert, Sir Nicolas Bratza et M. K. Traja, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section [Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe]. Le 4 septembre 2001, la chambre s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, ni l’une ni l’autre des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. Des observations ont également été reçues de l’organisation Justice, que le président avait autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité d’amicus curiae (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
8. Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 février 2002 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.D. Walton, agent,
D. Pannick QC,
M. Shaw,conseils,
MmeM. Morrish,
M.T. Morris, conseillers ;
– pour le requérant
MM.E. Fitzgerald QC,
T. Owen QC,conseils,
M. Purdon, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Fitzgerald et M. Pannick.
9. Le 24 avril 2002, M. B. Zupančič et Mme H.S. Greve, empêchés, ont été remplacés par M. V. Butkevych et M. R. Türmen.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. En janvier 1967, le requérant fut reconnu coupable de meurtre. Il fut libéré sous condition en avril 1979. Les modalités de sa libération conditionnelle lui imposaient de coopérer avec son agent de probation et de demeurer au Royaume-Uni, sauf si son agent de probation l’autorisait à se rendre à l’étranger.
11. Peu après sa libération, au mépris des exigences dont elle était assortie, le requérant quitta le Royaume-Uni pour aller vivre en Afrique du Sud. En septembre 1980, sa libération conditionnelle fut révoquée et il fut donc par la suite réputé être de façon continue « irrégulièrement en liberté ».
12. En avril 1989, le requérant, de retour d’Afrique du Sud, fut arrêté au Royaume-Uni en possession d’un faux passeport, ce qui lui valut une amende. Or il fut maintenu en détention du fait de la révocation de sa libération conditionnelle. Il présenta à la commission de libération conditionnelle (Parole Board) des observations écrites contestant la décision de 1980 de le réincarcérer, mais la commission rejeta ses observations et préconisa un deuxième contrôle en juillet 1990.
13. En novembre 1990, elle recommanda l’élargissement du requérant sous réserve de parvenir à mettre en place des modalités de libération satisfaisantes. Cette recommandation fut acceptée par le ministre. En mars 1991, le requérant fut libéré sous condition.
14. En juillet 1993, il fut arrêté pour faux et usage de faux et mis en détention provisoire. Le 19 juillet 1994, il fut condamné à six ans de prison sur deux chefs de complicité dans la fabrication de faux chèques de voyage et de faux passeports.
15. En septembre 1994, la commission de libération conditionnelle recommanda de révoquer la libération du requérant et de procéder à un nouveau contrôle à la date à laquelle l’intéressé pouvait y prétendre dans le cadre de sa peine de six ans. Le ministre accepta la recommandation de la commission et révoqua la libération conditionnelle en vertu de l’article 39 § 1 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991 – « la loi de 1991 »). Le requérant présenta des observations écrites mais la commission maintint sa décision.
16. En 1996, la commission de libération conditionnelle procéda à un examen formel de l’affaire du requérant et préconisa de l’élargir sous condition. Elle déclara :
« Cette affaire est exceptionnelle en ce qu’il s’agit d’un cas de réincarcération alors que l’intéressé avait précédemment réussi à se réinsérer dans la société, à sa sortie de prison, sans commettre de nouvelles infractions à caractère violent (…) Le risque de récidive grave à l’avenir est considéré comme très faible. Les rapports récents sur le comportement de l’intéressé en prison ont été favorables et aucun incident fâcheux n’a été rapporté ; des liens constructifs avec sa famille ont été maintenus. Compte tenu de ces éléments, l’on pense à présent que M. Stafford pourrait être relâché en toute sécurité et dans de bonnes conditions dans la société. Le collège de la commission a conclu après un examen minutieux qu’un séjour dans une prison à régime ouvert n’apporterait rien de mieux et qu’un retour direct de l’intéressé au sein de sa famille, compte tenu de l’ensemble des facteurs de risque, constituerait la solution la plus favorable à sa réinsertion sociale. »
17. Par une lettre du 27 février 1997 au requérant, le ministre rejeta la recommandation de la commission. Il s’exprima ainsi :
« (…) [Le ministre] prend note avec préoccupation des circonstances entourant vos deux rappels en prison (…) Ces deux occasions représentent des manquements sérieux et graves à la confiance qui avait été placée en vous lorsqu’il a été décidé de vous libérer sous condition, et dénotent une absence de considération pour les exigences de la surveillance à laquelle vous étiez soumis. A la lumière de ces éléments, le ministre n’est pas encore convaincu que si vous étiez admis pour la troisième fois au bénéfice de la libération conditionnelle vous en respecteriez complètement les modalités. Il relève que vous avez passé les trois dernières années et demie dans une prison à régime strict, ce qui ne vous a donc pas donné l’occasion de suivre la progression normale des détenus condamnés à des peines perpétuelles. Cette progression implique une période de détention dans un établissement à régime ouvert où l’intéressé a la possibilité de démontrer qu’il peut durablement bien se conduire et faire preuve de responsabilité dans un environnement moins sûr, et d’expérimenter toute la gamme des activités de réinsertion en vue de sa libération.
Pour ces raisons, le ministre estime qu’il convient de vous transférer dans une prison à régime ouvert pour une phase finale de mise à l’épreuve et de préparation. Le prochain contrôle formel par la commission de libération conditionnelle débutera deux ans après votre arrivée là-bas. »
18. Le 10 juin 1997, le requérant fut autorisé à demander le contrôle juridictionnel des décisions du ministre de rejeter la recommandation de la commission tendant à une libération immédiate et de le contraindre à passer deux années de plus dans une prison à régime ouvert avant le contrôle suivant.
19. Si sa libération conditionnelle n’avait pas été révoquée, le requérant aurait été remis en liberté le 1er juillet 1997 au terme de la peine qu’il s’était vu infliger pour escroquerie, conformément aux dispositions selon lesquelles les détenus condamnés à des peines à durée déterminée de plus de quatre ans sont libérés après en avoir purgé les deux tiers (article 33 de la loi de 1991).
20. Le ministre reconnut au cours de la procédure qu’il n’y avait pas de risque notable que le requérant commît d’autres infractions de nature violente, mais affirma qu’il pouvait en toute légalité maintenir en détention une personne frappée d’une peine perpétuelle obligatoire une fois la période punitive purgée, au seul motif que cette personne risquait de commettre d’autres infractions non violentes passibles d’une peine de prison.
21. Le 5 septembre 1997, le juge Collins annula la décision prise en février 1997 par le ministre, déclarant que celui-ci n’avait pas le pouvoir de détenir une personne condamnée à une peine perpétuelle obligatoire après la période punitive en l’absence de risque inacceptable que l’intéressé ne commît une infraction mettant en danger la vie ou l’intégrité physique d’autrui.
22. Le 26 novembre 1997, la Cour d’appel (Court of Appeal) accueillit le recours du ministre, déclarant que l’article 35 § 2 de la loi de 1991 conférait à celui-ci un large pouvoir discrétionnaire s’agissant de décider de la libération des détenus frappés d’une peine perpétuelle obligatoire, et que son refus d’élargir le requérant était conforme à sa politique déclarée de prendre en compte le risque de récidive, pareil risque n’ayant pas été défini comme se limitant à des infractions à caractère violent ou sexuel. Lord Chief Justice Bingham déclara toutefois :
« Le détenu purge à présent l’équivalent d’une peine à durée déterminée d’environ cinq ans, quoique dans une prison à régime ouvert. Cette période de détention ne lui est pas imposée à titre de sanction, puisqu’il a déjà purgé la phase punitive que les graves infractions qu’il a précédemment commises lui ont value. Elle ne lui est pas infligée parce que l’on pense qu’il présente un risque pour autrui, puisque cela n’est pas suggéré. Nul ne prétend que cette phase de détention a un rapport avec la gravité d’une infraction passible de prison que le détenu pourrait commettre à l’avenir ou qu’elle est nécessaire pour garantir que l’intéressé respectera à l’avenir les modalités de sa libération. Si l’on peut avancer de solides arguments en faveur de la mise à l’épreuve, dans le cadre d’un régime ouvert, d’un détenu frappé d’une peine perpétuelle obligatoire et marqué par de longues années d’incarcération dans des conditions strictes, pareils arguments perdent beaucoup de leur force dans le cas d’un homme qui, après avoir purgé la partie punitive de sa peine perpétuelle, a démontré qu’il était capable de vivre de façon indépendante et apparemment en toute légalité pendant plusieurs années. Imposer à un individu, dans l’exercice d’un pouvoir exécutif et sans procès, ce qui constitue en fait une longue période d’emprisonnement cadre mal avec les concepts ordinaires de la prééminence du droit. J’espère que le ministre, encore maintenant, jugera bon de reconsidérer cette affaire. »
23. Lord Justice Buxton, exprimant son accord avec ces dernières observations, ajouta :
« La catégorie des infractions passibles de prison est extrêmement large, et peut couvrir de nombreux cas n’ayant aucun lien, de par leur nature ou leur gravité, avec les raisons pour lesquelles une personne condamnée à une peine perpétuelle s’est retrouvée à l’origine dans les mains de l’Etat. L’utilisation de ce critère pour justifier un maintien en prison me met également mal à l’aise. On a fait valoir au cours des débats qu’il était préférable d’utiliser le critère de l’infraction passible de prison plutôt que celui de la faute de nature purement morale ou sociale parce qu’une telle faute n’aurait aucun rapport avec les raisons ayant initialement justifié l’incarcération du sujet ; mais en réalité, ce rapport fait tout autant défaut ou, du moins, risque de faire tout autant défaut lorsqu’on utilise le critère de l’infraction passible de prison. (…) »
24. Le 16 décembre 1997, le requérant fut transféré dans un établissement à régime ouvert.
25. Par une lettre en date du 21 janvier 1998, le ministre décida de ramener à six mois la période que le requérant devrait passer dans ces conditions de régime ouvert avant le contrôle suivant.
26. Le 23 juillet 1998, la Chambre des lords rejeta le recours du requérant contestant la décision de la Cour d’appel. Dans sa décision, à laquelle tous les autres juges se rallièrent, Lord Steyn déclara que l’article 35 § 2 de la loi de 1991 conférait au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour décider de la libération conditionnelle des détenus frappés d’une peine perpétuelle obligatoire, et qu’il n’existait au regard de la common law aucun principe fondamental de proportionnalité à la gravité du délit qui l’empêcherait de maintenir en détention un détenu frappé d’une peine perpétuelle obligatoire en invoquant le risque que l’intéressé ne commette à l’avenir une infraction grave mais sans violences. Il souscrivit expressément à la préoccupation de Lord Bingham selon laquelle le fait d’imposer à un individu une longue période de détention dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire du ministre s’accordait mal avec les concepts ordinaires de la prééminence du droit.
27. Le 22 décembre 1998, le requérant fut libéré sous condition par le ministre.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. Les peines perpétuelles
28. La loi de 1965 sur la suppression de la peine de mort pour homicide volontaire – Murder (Abolition of Death Penalty) Act 1965 – punit le meurtre d’une peine perpétuelle obligatoire. Les personnes reconnues coupables d’autres infractions graves (par exemple d’homicide involontaire ou de viol) peuvent également être condamnées à une peine perpétuelle sur décision souveraine du tribunal, lorsqu’il existe des circonstances exceptionnelles démontrant que le délinquant est dangereux pour autrui et qu’il est impossible de dire quand ce danger s’éloignera. Les mineurs de dix-huit ans convaincus de meurtre sont condamnés à une peine d’emprisonnement pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté (detention during Her Majesty’s pleasure) en vertu de l’article 53 § 1 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act 1933).
29. Au 31 décembre 2001, 3 171 hommes et 114 femmes purgeaient une peine perpétuelle obligatoire, 228 hommes et 11 femmes étaient frappés d’une peine de prison pour la durée qu’il plairait à Sa Majesté, tandis que 1 424 hommes et 25 femmes se trouvaient sous le coup d’une peine perpétuelle discrétionnaire.
B. La période punitive (tariff)
30. Dans l’exercice de son pouvoir d’apprécier s’il y a lieu de libérer ou non des délinquants frappés d’une peine perpétuelle, le ministre a peu à peu mis en place une politique consistant à fixer une période punitive (tariff). M. Leon Brittan fut le premier à l’annoncer publiquement, au Parlement, le 30 novembre 1983 (Hansard (House of Commons Debates), colonnes 505‑507). Cette manière de procéder revient en substance à décomposer la peine perpétuelle en trois parties : répression, dissuasion et protection du public. La période punitive est la période minimale à purger pour répondre aux impératifs de répression et de dissuasion. Le ministre peut communiquer le dossier à la commission de libération conditionnelle au plus tôt trois ans avant l’expiration de cette période, et ne pourra user de son pouvoir discrétionnaire de libérer un détenu sous condition qu’une fois cette même période purgée (Lord Browne-Wilkinson, R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte V. and T., Appeal Cases 1998, pp. 492G-493A).
31. En vertu de l’article 34 de la loi de 1991 sur la justice pénale (Criminal Justice Act 1991 – « la loi de 1991 »), le tribunal prononçant une peine perpétuelle discrétionnaire précise, en audience publique, la durée de la période punitive. Au terme de cette période, le détenu peut exiger du ministre qu’il saisisse la commission de libération conditionnelle compétente pour prescrire son élargissement si elle a la conviction que le maintien en détention n’est plus nécessaire à la protection du public.
32. Toutefois, la loi de 1991 (désormais remplacée par la loi de 1997 sur les peines en matière criminelle (Crime (Sentences) Act 1997 – « la loi de 1997 », articles 28 à 34)) prévoyait un régime différent pour les détenus purgeant une peine perpétuelle obligatoire. S’agissant de ces détenus, le ministre décide de la durée de la période punitive. Le point de vue du juge auteur de la sentence est communiqué au détenu après son procès, de même que l’avis du Lord Chief Justice. Le détenu peut adresser des observations au ministre qui fixe alors la durée de la période punitive et est habilité à s’écarter du point de vue des juges (voir R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody, Appeal Cases 1994, vol. 1, p. 531, et la déclaration de politique générale du ministre de l’Intérieur, M. Michael Howard, au Parlement, le 27 juillet 1993, Hansard (House of Commons Debates), colonnes 861-864).
33. Dans le cadre des procédures de contrôle juridictionnel dans les affaires Ex parte V. and T. (précitées), la Chambre des lords examina notamment la nature du pouvoir de fixer la période punitive.
34. Lord Steyn déclara :
« Il faut tout d’abord se pencher sur la nature du pouvoir, exercé par le ministre de l’Intérieur, de fixer la durée de la période punitive. Au nom de celui-ci, le ministère de l’Intérieur a expliqué par écrit que : « Le ministre de l’Intérieur doit à tout moment veiller à agir avec la même équité et impartialité que le juge dont émane la sentence. » La comparaison entre l’attitude à adopter par le ministre de l’Intérieur lorsqu’il précise la durée de la période représentant l’élément punitif de la peine, et celle du juge qui rend la sentence est juste. Lorsqu’il fixe la durée de la période punitive, le ministre de l’Intérieur exerce une fonction judiciaire classique, ce qui est contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Le Parlement a confié au ministre de l’Intérieur cette prérogative légale qui implique un pouvoir discrétionnaire d’adopter une politique et de déterminer la durée d’une période punitive. Mais le pouvoir de fixer cette durée est néanmoins équivalent au pouvoir de condamnation du juge. »
35. Lord Hope s’exprima ainsi :
« Toutefois, imposer une période punitive, destinée à préciser la durée minimale de détention, équivaut en soi à infliger une forme de peine. Cet exercice revêt, comme l’a fait observer Lord Mustill dans R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody (p. 557A-B), les caractéristiques d’une fonction judiciaire traditionnelle, qui est axée sur les circonstances de l’infraction et la situation de son auteur, et sur ce qui est, eu égard aux impératifs de la répression et de la dissuasion, la période minimale adéquate à purger en prison. Lorsque le ministre le consulte au sujet de la période punitive, le juge se concentre sur ces éléments comme il en a l’obligation (…)
Si le ministre souhaite fixer une période punitive dans le cas d’espèce – afin de substituer son propre point de vue à celui du juge sur la durée de la période minimale – il doit veiller à respecter les mêmes règles (…) »
36. Dans l’affaire Ex parte Pierson (Appeal Cases 1998, p. 539), qui concernait des détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire, Lord Steyn déclara :
« En droit public, l’accent devrait être mis sur le fond plutôt que sur la forme. L’affaire ne devrait pas être tranchée en fonction d’une querelle sémantique sur la question de savoir si la fonction du ministère de l’Intérieur consiste à proprement parler à « prononcer une peine ». Indéniablement, en fixant une période punitive dans une affaire donnée, le ministre de l’Intérieur prend une décision quant à la sanction à infliger à un condamné. Quoi qu’il en soit, ce point a fait l’objet d’une conclusion à la majorité dans Ex parte V. (…) La question est donc réglée par une décision contraignante rendue par la présente Chambre. »
37. Une période punitive à perpétuité peut en fait être imposée le cas échéant. Dans l’affaire R. v. the Home Secretary, ex parte Hindley (Appeal Cases 2001, vol. 1), dans laquelle une période punitive fixée provisoirement à trente ans fut remplacée par un tariff à perpétuité, Lord Steyn déclara que « l’incarcération à vie à des fins punitives s’impose lorsque le crime ou les crimes ont un caractère suffisamment odieux ». La décision du ministre d’appliquer à la coupable une période punitive à perpétuité fut jugée légitime dans les circonstances. Le ministre était en droit de réviser son opinion quant à cette question, puisqu’il avait lors de la fixation du premier tariff une connaissance lacunaire du rôle de l’intéressée dans les trois meurtres pour lesquels elle avait été jugée, et qu’il ignorait son implication
dans deux autres meurtres, qui fut révélée par la suite. Selon les informations fournies par le Gouvernement, au 31 décembre 2001, vingt‑deux personnes purgeant une peine perpétuelle obligatoire avaient été condamnées à une période punitive à perpétuité.
C. La libération conditionnelle des détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire
38. A l’époque des faits, l’article 35 § 2 de la loi de 1991 sur la justice pénale se lisait ainsi :
« Le ministre peut, sur recommandation de la commission [de libération conditionnelle] et après consultation du Lord Chief Justice ainsi que, le cas échéant, du juge dont émane la sentence, libérer sous condition une personne subissant une peine perpétuelle qui n’est pas discrétionnaire. »
Il y a là une différence avec la situation des autres détenus condamnés à des peines perpétuelles, pour lesquels le pouvoir de décision appartient à présent à la commission de libération conditionnelle, en application des dispositions de la loi de 1991 pour les détenus purgeant une peine perpétuelle discrétionnaire, et en vertu de la loi de 1997 s’agissant des personnes détenues pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté. Cependant, lorsqu’une personne condamnée à une peine perpétuelle obligatoire était réincarcérée, la commission de libération conditionnelle avait le pouvoir d’ordonner au ministre de libérer immédiatement le prisonnier (article 39 § 5 de la loi de 1991, remplacé à présent par l’article 32 § 5 de la loi de 1997).
39. Le 27 juillet 1993, le ministre expliqua devant le Parlement sa pratique relative aux détenus frappés d’une peine perpétuelle obligatoire. Il souligna notamment qu’avant d’admettre pareils détenus au bénéfice de la libération conditionnelle, le ministre
« doit rechercher, non seulement a) si la période purgée par le détenu suffit pour satisfaire aux impératifs de répression et de dissuasion et b) s’il n’y a pas de risque à libérer l’intéressé, mais encore c) si une libération anticipée sera acceptable pour le public. En d’autres termes, [il] n’exercer[a] [s]on pouvoir discrétionnaire d’élargir que [s’il a] la conviction que semblable décision ne va pas compromettre la confiance du public dans la justice pénale ».
40. Pour définir les principes d’équité applicables aux procédures régissant le contrôle des peines perpétuelles obligatoires, les juridictions anglaises reconnaissent que celles-ci, comme les peines discrétionnaires, comportent une période rétributive (le tariff) et une période de sécurité. Quant à cette dernière, la détention traduit l’appréciation du danger que le détenu représente pour le public une fois le tariff purgé (voir, par exemple, R. v. Parole Board, ex parte Bradley (Divisional Court), Weekly Law Reports 1991, vol. 1, p. 135 ; R. v. Parole Board, ex parte Wilson (Court of Appeal), All England Law Reports 1992, vol. 2, p. 576).
41. En l’affaire R. v. Secretary of State for the Home Department, ex parte Doody (All England Law Reports 1993, vol. 3, p. 92), la Chambre des lords releva que, si elles concordaient pour les peines perpétuelles discrétionnaires, la théorie et la pratique divergeaient en matière de peines perpétuelles obligatoires. Lord Mustill, rejoint par les autres juges, expliqua que le principe selon lequel un meurtre passait pour un crime si grave que le juste élément répressif de la peine consistait en la réclusion perpétuelle ne se conciliait pas avec la pratique des ministres successifs, pour lesquels une peine perpétuelle obligatoire comprenait une période « tarifée » satisfaisant aux impératifs de répression et de dissuasion. Il ajouta :
« Les peines perpétuelles discrétionnaires et obligatoires, qui ont évolué séparément par le passé, peuvent désormais se rapprocher. Néanmoins, il subsiste entre elles un fossé notable, tenant au cadre légal, à la théorie qui les sous-tend et à la pratique en vigueur. Il se peut – je n’exprime aucune opinion – que vienne bientôt le moment d’assimiler davantage l’effet des deux types de peine perpétuelle. Mais cette tâche relève du Parlement et il est à mon sens impossible que les cours et tribunaux modifient radicalement les rapports entre l’assassin condamné et l’Etat par le biais du contrôle juridictionnel. »
42. Le 10 novembre 1997, le ministre fit devant le Parlement notamment les déclarations suivantes :
« Je profite de cette occasion pour confirmer que mon point de vue sur la libération d’adultes convaincus de meurtre à l’expiration de leur période punitive traduira la politique exposée dans la réponse du 27 juillet 1993. En particulier, la libération de ces personnes continuera à dépendre non seulement du fait que la période punitive est purgée et de ma conviction que le risque que l’intéressé commette d’autres infractions passibles de prison à la suite de sa libération est raisonnablement faible, mais également de la nécessité de maintenir la confiance du public dans la justice pénale. La situation d’un détenu frappé d’une peine perpétuelle obligatoire continue d’être différente de celle d’un détenu purgeant une peine perpétuelle discrétionnaire, pour lequel la décision de libération définitive appartient exclusivement à la commission de libération conditionnelle. »
43. La Cour d’appel a souligné dans l’affaire R. (Lichniak and Pyrah) v. Secretary of State for the Home Department (Weekly Law Reports 2001, vol. 3, arrêt du 2 mai 2001) que le critère du caractère acceptable pour le public dégagé par le ministre de l’Intérieur (point c) du paragraphe 39 ci-dessus) n’a jamais constitué un facteur déterminant, même si le ministre actuel suit la politique de ses prédécesseurs.
D. Les évolutions jurisprudentielles et législatives récentes au niveau interne
44. Le 2 octobre 2000, la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998) entra en vigueur, permettant ainsi aux justiciables d’invoquer les dispositions de la Convention dans le cadre des procédures internes.
45. Dans l’affaire Lichniak and Pyrah (précitée), les deux détenus concernés contestaient le fait qu’on leur ait infligé une peine perpétuelle obligatoire pour meurtre, alléguant que cette peine était disproportionnée et arbitraire, et contraire aux articles 3 et 5 de la Convention. La Cour d’appel les débouta, estimant que la peine perpétuelle obligatoire était en réalité une peine à durée indéterminée, qui entraînait rarement l’emprisonnement à vie, et qui, en soi, ne pouvait être qualifiée d’inhumaine et dégradante. Une telle peine ne revêtait pas non plus un caractère arbitraire puisque, dans chaque cas, la sentence était individualisée dès qu’elle était infligée. Selon le représentant du Gouvernement, le but de la peine perpétuelle obligatoire était :
« de sanctionner le délinquant en lui infligeant une peine à durée indéterminée en vertu de laquelle il ne sera libéré qu’une fois purgée la partie « tarifée » de la sentence et que sa libération sera considérée comme ne comportant plus aucun risque (…) Ce n’est pas simplement l’effet de la peine, c’est la peine elle-même ».
Lord Justice Kennedy cita également dans sa décision les conclusions rendues en 1993 par la commission sur la peine pour homicide (Committee on the Penalty for Homicide), présidée par Lord Lane :
« 1) La peine perpétuelle obligatoire infligée pour homicide volontaire se fonde sur le principe que le meurtre est un crime présentant un caractère tellement odieux que l’auteur perd pour le restant de ses jours son droit à être libéré. 2) Cette affirmation est une fiction. Elle est le fruit de la divergence entre la définition juridique du meurtre et ce que les profanes pensent être un meurtre. 3) La définition du meurtre en common law s’applique à un large éventail d’infractions, dont certaines ont un caractère véritablement odieux, et d’autres non. 4) La majorité des affaires de meurtre relèvent de cette dernière catégorie, mais ce ne sont pas celles qui génèrent le plus de publicité. 5) Il est absurde, du point de vue de la logique et de celui de la jurisprudence, d’exiger des juges qu’ils sanctionnent toutes les catégories de meurtriers de la même façon, quelles que soient les circonstances particulières de l’affaire dont ils sont saisis. 6) Il est absurde, d’un point de vue logique et constitutionnel, d’en arriver à ce que ce soit le pouvoir exécutif qui se prononce, dans l’ombre de surcroît, sur la différence entre les divers types de meurtre, comme c’est généralement le cas à l’heure actuelle (…) »
46. Dans l’affaire R. (Anderson and Taylor) v. Secretary of State for the Home Department, deux détenus condamnés pour meurtre se plaignaient que le ministre de l’Intérieur leur avait imposé à chacun une période punitive plus longue que celle qui avait été recommandée par les juges, à savoir vingt ans au lieu de quinze ans et trente ans au lieu de seize ans. Ils invoquaient l’article 6 § 1 de la Convention, alléguant que cette disposition interdisait au pouvoir exécutif de s’acquitter d’une fonction consistant en fait à prononcer une peine. La Divisional Court rejeta leurs griefs. La Cour d’appel les débouta le 13 novembre 2001. A cette occasion, les magistrats de la Cour d’appel examinèrent la nature de la fonction de fixation de la période punitive pour les détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire ainsi que les incidences de la jurisprudence des organes de Strasbourg.
Lord Justice Simon Brown déclara notamment :
« (…) J’admets bien entendu l’unicité de la peine perpétuelle obligatoire. Toutefois, on ne saurait considérer que les infractions pour lesquelles elle est infligée revêtent un seul et même degré de gravité. Bien au contraire, ces infractions couvrent un large spectre : on y trouve à une extrémité les meurtres en série à caractère sadique et à l’autre les affaires d’euthanasie. Une détention à perpétuité à des fins punitives ne sera appropriée que dans des cas exceptionnels. Quant aux « considérations plus larges d’intérêt général », il est difficile de comprendre exactement ce que cette expression recouvre. Il ne faut pas tenir compte des « revendications publiques » – voir [l’affaire V.]. Il y a bien sûr « la nécessité de maintenir la confiance du public dans la justice pénale » (déclaration faite le 10 novembre 1997 par le ministre de l’Intérieur devant le Parlement). A mon sens, cela peut et doit être pris en compte dans la fixation de la période punitive. L’élément répressif de cette période doit refléter l’indignation que suscite l’infraction dans le grand public. Certainement, le maintien de la confiance du public dans la justice pénale ne saurait exiger une incarcération plus longue qu’une détention qui traduit de manière adéquate le droit de la société à la vengeance. Quelquefois, je reconnais qu’une période punitive à perpétuité s’imposera. Mais pourquoi cette décision ne reviendrait-elle pas aux juges ? (…) Quant à la prolongation rétroactive de la période punitive (…) [l]e même problème aurait probablement pu surgir dans une affaire de peine perpétuelle discrétionnaire. En vérité, toutefois, cela élude plutôt que résout la question de savoir si la fixation initiale de la période punitive doit passer pour un exercice consistant à infliger une peine.
En bref, j’estime qu’aucun des arguments de Me Pannick n’est convaincant. Qu’ils soient considérés isolément ou cumulativement, ils ne me semblent pas former une base solide permettant de traiter la fixation des périodes punitives dans les cas de peines obligatoires différemment que les exercices similaires concernant des personnes condamnées à une peine perpétuelle discrétionnaire ou des détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté. Dans les trois cas, la fonction consiste en substance à déterminer une peine, à fixer la durée de la première phase d’une peine de durée indéterminée – cette partie qui (sous réserve uniquement de la nécessité d’un contrôle continu de la détention dans les affaires de détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté) doit être purgée en prison avant que ne puisse se poser la question d’une éventuelle libération (…) »
47. Bien qu’il fût d’avis que le régime existant pour les peines perpétuelles obligatoires enfreignait les articles 6 § 1 et 5 § 4, il estima, de même que les deux autres juges, qu’il fallait trancher les questions relevant de la Convention soulevées par l’affaire conformément à la jurisprudence de Strasbourg (notamment l’arrêt Wynne c. Royaume-Uni du 18 juillet 1994, série A no294-A). Il nota que la Cour européenne des Droits de l’Homme était sur le point de réexaminer la question dans l’affaire Stafford et, tout en considérant que la décision finale revenait à la Cour, déclara qu’il serait surpris que le régime actuel d’application des peines perpétuelles obligatoires survécût à ce réexamen.
48. En Ecosse, la loi de 2001 sur le respect des droits consacrés par la Convention (Convention Rights (Compliance) (Scotland) Act 2001) dispose à présent que, pour les peines perpétuelles obligatoires, le juge dont émane la sentence fixe la « partie punitive » de la sentence, au terme de laquelle la commission de libération conditionnelle décide d’un éventuel élargissement sous condition. Le critère retenu pour déterminer si un détenu peut ou non être libéré est identique à celui qui est appliqué aux personnes frappées d’une peine perpétuelle discrétionnaire en Angleterre et au pays de Galles, à savoir la conviction de la commission de libération conditionnelle que le détenu ne présente plus un risque important de commettre des délits impliquant un danger pour la vie ou l’intégrité physique d’autrui, ou de graves infractions à caractère sexuel.
49. En Irlande du Nord, l’ordonnance SI no 2564 applicable en Irlande du Nord sur les peines perpétuelles (Life Sentences (Northern Ireland) Order SI no. 2564) dispose que le juge du fond décide du tariff à appliquer aux détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire, et que la libération au terme de la période punitive est décidée par les commissaires au contrôle des peines perpétuelles (Life Sentence Review Commissioners) qui ont un statut et des fonctions très similaires à ceux de la commission de libération conditionnelle opérant en Angleterre et au pays de Galles. Le critère appliqué par les commissaires est celui de la protection du public contre tout « grave préjudice », c’est-à-dire tout dommage susceptible de découler de délits à caractère violent ou sexuel.
III. TIERCE INTERVENTION
50. L’organisation Justice, fondée en 1957, qui exerce ses activités dans le domaine des droits de l’homme et des réformes du droit, a présenté des observations écrites sur le droit et la pratique internes, après que le président de la Cour l’eut autorisée à intervenir dans la procédure écrite en qualité d’amicus curiae (paragraphe 7 ci-dessus). Ses observations peuvent se résumer comme suit.
51. La peine perpétuelle obligatoire prévue par la loi de 1965 (paragraphe 28 ci-dessus) s’applique à l’ensemble des condamnations pour meurtre, ce qui recouvre toute une gamme d’infractions impliquant des degrés extrêmement différents de culpabilité, allant des meurtres en série brutaux jusqu’aux cas d’euthanasie d’une compagne ou d’un compagnon aimés. On ne saurait affirmer que le meurtre présente un degré d’atrocité unique. L’application obligatoire des peines perpétuelles rend les modalités de libération des détenus d’autant plus difficiles du point de vue de l’équité et du juste châtiment. L’accès à un contrôle juridictionnel régulier après l’expiration de la période punitive a été accordé aux détenus frappés d’une peine discrétionnaire et aux enfants convaincus de meurtre, et le ministre ne peut plus fixer les périodes punitives pour ces personnes. Des dispositions similaires sont maintenant étendues aux détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire en Ecosse et en Irlande du Nord en vertu de la législation destinée à assurer le respect des droits de l’homme.
52. Le système actuel a été abondamment critiqué. En 1989, une commission restreinte de la Chambre des lords, chargée d’établir un rapport sur l’infraction de meurtre et l’emprisonnement à perpétuité, recommanda l’abolition de la peine perpétuelle obligatoire. En 1996, la commission restreinte de la Chambre des communes chargée des affaires intérieures recueillit des éléments et délibéra sur les mêmes questions. Son rapport (intitulé : « Le meurtre et la peine perpétuelle obligatoire ») recommandait que le pouvoir de décision quant à la période punitive et à la libération des détenus fût retiré au ministre et confié au juge dont émanait la sentence et à la commission de libération conditionnelle. Lord Lane, ancien Lord Chief Justice, présida une commission sur la peine pour homicide (Committee on the Penalty for Homicide), qui produisit également un rapport très critique en 1993.
53. Eu égard à la diversité des circonstances pouvant déboucher sur une condamnation pour meurtre, les meurtriers, considérés en tant que catégorie de délinquants, ne posent pas de problèmes spécifiques de dangerosité. Ils ont un taux de récidive plus faible que les détenus condamnés à des peines discrétionnaires et que la population carcérale en général. Les détenus concernés ont du mal à comprendre le système de fixation de la période punitive, qui entraîne retards et incertitude, facteurs qui compromettent la qualité du travail avec des personnes condamnées à perpétuité dans les phases initiales décisives de leurs peines.
54. Il y a plus de détenus purgeant des peines de prison à perpétuité au Royaume-Uni que dans l’ensemble des autres pays européens, ce qui est imputable essentiellement à la peine perpétuelle obligatoire infligée pour meurtre. Si certains pays, comme l’Allemagne, la France et l’Italie, prévoient des peines obligatoires, celles-ci ne sont appliquées qu’en cas de circonstances aggravantes ou pour un type particulier de meurtre. L’article 77 du Statut de la Cour pénale internationale dispose qu’une peine d’emprisonnement à perpétuité ne peut être infligée que « si l’extrême gravité du crime et la situation personnelle du condamné le justifient ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
55. L’article 5 § 1 de la Convention, en ses passages pertinents, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
(…) »
A. Arguments des parties
1. Le requérant
56. Le requérant allègue qu’il est dépassé, au regard du droit interne, de considérer qu’un détenu condamné à une peine perpétuelle obligatoire perd à tout jamais sa liberté. A l’examen, le mécanisme de libération conditionnelle ne peut plus passer pour une manifestation de clémence vis-à-vis d’un détenu ayant purgé sa période punitive. Dans des affaires récentes (Ex parte Doody, Ex parte V. and T. et Ex parte Pierson, précitées), la Chambre des lords a finalement reconnu qu’il existait une similarité manifeste entre la fixation d’une période punitive et le prononcé d’une peine. Dès lors, on ne saurait invoquer la notion de « caractère acceptable pour le public » de la libération à l’appui de la proposition selon laquelle le ministre pourrait se fonder sur le concept totalement indéfini et vague d’« intérêt général » pour motiver sa décision de ne pas libérer un détenu condamné à une peine perpétuelle obligatoire qui a purgé sa période punitive et n’est plus considéré comme dangereux pour autrui, c’est-à-dire comme susceptible de commettre d’autres infractions violentes.
57. Le requérant prétend que le maintien en détention à l’issue de la période punitive d’une personne frappée d’une peine perpétuelle obligatoire sur la base de préoccupations tenant au détenu qui n’ont pas nécessairement de rapport avec la nature de la conduite criminelle ayant entraîné le prononcé de la peine initiale aboutit à une forme d’emprisonnement qui n’a pas de lien suffisant avec l’intention du législateur et la sentence infligée par le juge, de sorte qu’elle équivaut à une détention arbitraire contraire à l’article 5 § 1 de la Convention. Il souligne qu’aucun ministre n’a jamais cherché à justifier le maintien en prison après la période punitive d’un détenu condamné à une peine perpétuelle obligatoire ne présentant plus aucun risque pour autrui par la nécessité générale de maintenir la confiance du public dans la justice pénale. Le Gouvernement ne saurait invoquer de façon convaincante les décisions de ses juges nationaux alors même que ceux-ci ont exprimé leur sentiment de malaise devant l’imposition, dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire de l’exécutif, d’une longue période d’emprisonnement. Il ne peut davantage se référer à l’arrêt récent de la Cour dans l’affaire V. c. Royaume-Uni ([GC], no 24888/94, CEDH 1999-IX), qui avait trait à des mineurs détenus pour la durée qu’il plairait à Sa Majesté et ne faisait pas état des changements du droit interne en ce qui concerne les adultes condamnés à des peines perpétuelles obligatoires. Les juridictions nationales n’ont discerné aucun élément qui distingue ces deux catégories
en pratique ; elles ont clairement affirmé que la fixation d’une période punitive équivalait dans les deux cas à infliger une peine ou à imposer une sanction, et appelait les mêmes garanties procédurales que celles auxquelles un juge prononçant une condamnation doit veiller.
58. Le requérant conteste que la peine perpétuelle obligatoire ait pour véritable objet de sanctionner le détenu à perpétuité. Il reste le seul détenu condamné à une telle peine qui soit demeuré en détention à l’issue de la période punitive au motif que le ministre pensait qu’il pourrait commettre une infraction non violente s’il était libéré. Des considérations différentes pourraient s’appliquer en cas de risque de trafic de stupéfiants, pareille activité étant manifestement susceptible de causer un dommage physique ou moral à d’autres personnes. Il serait arbitraire de justifier un emprisonnement à durée indéterminée en invoquant la conviction que l’intéressé pourrait commettre, à sa libération, un délit à caractère non violent et n’impliquant aucun préjudice physique prévisible pour autrui, puisque cela recouvre des questions sans aucun rapport de par leur nature ou leur gravité avec les raisons pour lesquelles le détenu frappé d’une peine perpétuelle s’est retrouvé à l’origine au pouvoir de l’Etat.
2. Le Gouvernement
59. Selon le Gouvernement, l’imposition d’une peine perpétuelle obligatoire aux personnes coupables de meurtre respecte les exigences de l’article 5 § 1 de la Convention. Cette sentence représenterait encore la base légale de la détention du requérant depuis la fin de la peine d’emprisonnement de six ans que l’intéressé s’était vu infliger pour escroquerie, puisque sa libération conditionnelle a été révoquée. Le Gouvernement rejette l’argument du requérant selon lequel cette détention, justifiée par la crainte qu’il ne commette de graves indélicatesses sans violences, n’avait pas de véritable rapport avec l’objet de la peine perpétuelle obligatoire imposée à l’origine. Le Gouvernement fait valoir que la sentence initiale a été prononcée en raison de la gravité de l’infraction de meurtre. Une peine perpétuelle obligatoire infligée pour meurtre relève d’une catégorie à part, distincte de celle des peines perpétuelles discrétionnaires, puisqu’elle est imposée pour sanctionner la gravité de l’infraction. Elle n’est pas fonction de caractéristiques propres à un délinquant particulier pouvant évoluer avec le temps, telles que la dangerosité, l’instabilité mentale ou l’âge. Le Parlement a exigé des juges du fond qu’ils prononcent une peine perpétuelle en cas de meurtre, que le délinquant fût ou non considéré comme dangereux.
60. L’objet et le but de la sanction étaient de conférer au ministre le pouvoir de déterminer quand, le cas échéant, l’intérêt général commandait d’autoriser le requérant à se réinsérer sous condition dans la société, ainsi que de décider, dans le respect des procédures légales applicables, s’il était de l’intérêt général de rappeler le requérant en prison à tout moment jusqu’à sa mort. Quel que soit l’objet des préoccupations suscitées par le délinquant – risque de commission d’autres infractions, violentes ou non –, la décision de refuser ou de révoquer la libération conditionnelle est étroitement liée à la peine perpétuelle obligatoire prononcée initialement du fait de la gravité de l’infraction, et à la nécessité de garantir que le détenu ne pourra être libéré que lorsque cette décision sera conforme à l’intérêt général. Une telle peine introduirait également une certaine souplesse puisqu’elle permettrait de reconsidérer la question de la période punitive si celle-ci avait été fixée dans l’ignorance de facteurs pertinents, possibilité qui n’est pas ouverte au juge (voir, par exemple, l’affaire Ex parte Hindley mentionnée au paragraphe 37 ci-dessus).
61. Selon le Gouvernement, lorsqu’il s’agit de décider s’il est dans l’intérêt général de libérer le requérant, le ministre est donc en droit de prendre en compte le risque de commission de graves délits à caractère non violent. Il ne serait ni logique ni rationnel qu’il soit dans l’impossibilité de refuser d’ordonner la libération d’un détenu s’il existe un risque inacceptable que cette personne commette de graves infractions non violentes telles que vol aggravé ou trafic d’héroïne, qui sont passibles de peines de prison beaucoup plus longues que certaines infractions de nature violente (par exemple coups et blessures) et qui entraînent une atteinte bien plus importante à l’intérêt général. Le Gouvernement invoque la jurisprudence antérieure de la Cour, qui a estimé que le maintien en détention de détenus frappés de peines perpétuelles se justifiait au regard du procès initial et de la procédure d’appel (voir, par exemple, les arrêts Weeks c. Royaume-Uni du 2 mars 1987, série A no 114, et Wynne c. Royaume-Uni du 18 juillet 1994, série A no 294-A). Le fait que le requérant ait été libéré sous condition et ait vécu pendant quelque temps en liberté n’a pas d’incidence sur la base légale de sa détention après la révocation de cette liberté conditionnelle. Par ailleurs, il n’y a pas eu dans la jurisprudence interne ou dans celle concernant la Convention d’évolutions pertinentes de nature à modifier la base légale de la peine perpétuelle obligatoire, ou son sens ou son effet véritables.
B. Appréciation de la Cour
1. Considérations préliminaires
62. Il s’agit d’examiner si, après le 1er juillet 1997, date à laquelle le requérant a fini de purger la peine à durée déterminée prononcée à son encontre pour escroquerie, le maintien en détention de l’intéressé en vertu de la peine perpétuelle obligatoire qui lui avait été infligée pour meurtre en 1967 était conforme aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention.
63. En matière de « régularité » d’une détention, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure. Ce terme impose, en premier lieu, que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi ; il la veut compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. De surcroît, toute privation de liberté doit être conforme au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, pp. 850-851, § 50).
64. Il n’est pas contesté que la détention du requérant à compter du 1er juillet 1997 suivait une procédure prescrite par le droit anglais et était en tout point régulière au regard de celui-ci. Cela a été établi au cours de la procédure de contrôle juridictionnel, dans le cadre de laquelle la Cour d’appel puis la Chambre des lords ont estimé que le ministre avait pris la décision de détenir le requérant en vertu du pouvoir discrétionnaire que lui conférait l’article 35 § 1 de la loi de 1991. Cependant, cela ne résout pas définitivement la question. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’il peut falloir, par delà les apparences et le vocabulaire employé, s’attacher à cerner la réalité (arrêt Van Droogenbroeck c. Belgique du 24 juin 1982, série A no 50, pp. 20-21, § 38). Dans l’affaire Weeks (précitée, p. 23, § 42), qui portait sur la réintégration en prison par le ministre d’un requérant qui avait été libéré au terme d’une peine perpétuelle discrétionnaire pour vol aggravé, la Cour a estimé qu’il convenait d’appliquer comme suit les exigences de l’article 5 à la situation :
« La « régularité » voulue par la Convention présuppose le respect non seulement du droit interne, mais aussi – l’article 18 le confirme – du but de la privation de liberté autorisée par l’alinéa a) de l’article 5 § 1 (voir, en dernier lieu, l’arrêt Bozano du 18 décembre 1986, série A no 111, p. 23, § 54). En outre, dans cet alinéa le mot « après » n’implique pas un simple ordre chronologique de succession entre « condamnation » et « détention » : la seconde doit de surcroît résulter de la première, se produire « à la suite et par suite » – ou « en vertu » – « de celle-ci » (ibidem, pp. 22‑23, § 53, et arrêt Van Droogenbroeck (…), p. 19, § 35). En bref, il doit exister entre elles un lien de causalité suffisant (arrêt Van Droogenbroeck précité, p. 21, § 39). »
65. La Cour rappelle que dans l’arrêt Weeks elle a estimé que la peine perpétuelle discrétionnaire infligée à l’intéressé était une sentence à durée indéterminée, motivée expressément par sa dangerosité pour la société, élément susceptible, de par sa nature même, de varier au cours du temps. Sur ce fondement, la réincarcération de M. Weeks, en raison de préoccupations tenant à son comportement instable, perturbé et agressif, ne saurait passer pour arbitraire ou déraisonnable au regard des objectifs de la
peine qui lui avait été infligée ; il existait donc un lien suffisant, aux fins de l’alinéa a) de l’article 5 § 1, entre la condamnation du requérant en 1966 et sa réintégration en prison en 1977 (arrêt Weeks précité, pp. 25-27, §§ 46‑51).
66. Les arguments des parties ont largement trait à la nature et au but de la peine perpétuelle obligatoire par opposition à d’autres formes d’emprisonnement à perpétuité, et à la question de savoir si la détention du requérant après le 1er juillet 1997 était toujours conforme aux objectifs de cette peine. Etant donné que les procédures applicables aux différents types de peine perpétuelle ont donné lieu à une abondante jurisprudence, tant des juridictions internes que des organes de la Convention, les décisions judiciaires produites à l’appui des arguments des deux parties sont amplement invoquées.
67. A cet égard, l’arrêt Wynne, rendu en 1994, revêt une importance particulière. Dans cette affaire, la Cour a conclu à la non-violation de l’article 5 § 4 quant au maintien en détention, après sa libération et sa réintégration en prison, d’un détenu frappé d’une peine perpétuelle obligatoire et condamné par la suite pour homicide, alors que la partie punitive de la peine avait été purgée. Ce cas permet au Gouvernement d’étayer solidement sa thèse, alors que le requérant tente de démontrer que cette décision dénote une mauvaise compréhension de la situation des personnes frappées d’une peine perpétuelle obligatoire, qui fut clarifiée par la suite. Dans l’arrêt Wynne, la Cour avait bien vu qu’il existait des similitudes entre les peines discrétionnaires et les peines obligatoires, notamment qu’elles renfermaient toutes deux un élément répressif et un élément préventif, et que les détenus purgeant une peine perpétuelle obligatoire ne passaient pas en réalité le reste de leur vie en prison. Le passage déterminant se lit ainsi :
« Il n’en demeure pas moins que la peine obligatoire se range dans une autre catégorie que la peine discrétionnaire en ce sens qu’elle est infligée automatiquement pour sanctionner l’infraction d’assassinat, indépendamment de toute considération tenant à la dangerosité du délinquant (…) » (p. 14, § 35)
68. Sans être formellement tenue de suivre l’un quelconque de ses arrêts antérieurs, il est dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l’égalité devant la loi que la Cour ne s’écarte pas sans motif valable des précédents. La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit cependant tenir compte de l’évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre (voir, parmi d’autres, les arrêts Cossey c. Royaume-Uni du 27 septembre 1990, série A no 184, p. 14, § 35, et Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, § 70, CEDH 2001-I). Il est d’une importance cruciale que la
Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les droits pratiques et effectifs, et non théoriques et illusoires. Si la Cour devait faillir à maintenir une approche dynamique et évolutive, pareille attitude risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration.
69. Des considérations similaires s’appliquent à l’évolution de la situation et au consensus qui se dégage dans l’ordre juridique interne de l’Etat contractant mis en cause. Si aucune distinction importante ne peut être établie au niveau des faits entre la présente espèce et l’affaire Wynne, la Cour, eu égard aux changements importants qui se dessinent dans l’ordre national, se propose de réévaluer, « à la lumière des conditions d’aujourd’hui », quelles sont l’interprétation et l’application de la Convention qui s’imposent à l’heure actuelle (voir l’arrêt Tyrer c. Royaume-Uni du 25 avril 1978, série A no 26, pp. 15-16, § 31, et les arrêts ultérieurs).
2. Evolution au niveau juridique
70. En vertu de la loi, la peine perpétuelle obligatoire est prononcée dans tous les cas de meurtre. La situation n’a pas évolué, malgré les critiques de plus en plus abondantes devant le manque de souplesse du régime légal, lequel ne reflète pas les différents types d’homicide, allant des cas d’euthanasie aux meurtres en série brutaux commis par des psychopathes, que recouvre cette infraction (voir, par exemple, le rapport rendu en 1993 par la commission sur la peine pour homicide, cité par Lord Justice Kennedy dans l’affaire Lichniak and Pyrah – paragraphe 45 ci-dessus –, les recommandations de la commission restreinte de la Chambre des lords concernant le meurtre et l’emprisonnement à perpétuité ainsi que les observations de Lord Justice Simon Brown dans l’affaire Anderson and Taylor, paragraphe 46 ci-dessus ; et, enfin, la tierce intervention de l’organisation Justice, paragraphes 51 à 54 ci-dessus).
71. La rigidité de ce régime légal a presque immédiatement été atténuée par l’attitude du ministre qui, pour tous les types de peines perpétuelles
– qu’elles soient obligatoires, discrétionnaires ou pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté –, a adopté une pratique consistant à fixer une durée spécifique, le tariff, qui représentait l’élément de dissuasion et de répression. Cette durée était généralement la période minimum de détention à purger avant qu’un délinquant puisse espérer être relâché. Il n’a jamais été prévu que les détenus purgeant des peines perpétuelles obligatoires resteraient en fait incarcérés toute leur vie, sauf cas exceptionnels. De même, la décision concernant la libération de tous les détenus condamnés à perpétuité appartenait généralement au ministre. Les procédures de fixation de la période punitive et de libération applicables en cas de peine perpétuelle ont toutefois été modifiées considérablement ces vingt dernières années, ce qui est dû pour une large part à la jurisprudence de la présente Cour. Autre élément révélateur : les juridictions internes ont été fréquemment appelées à statuer sur des questions de légalité concernant le rôle joué par le ministre dans la fixation de la période punitive et dans la détermination du moment approprié pour libérer les détenus, et ont exigé la mise en place de procédures adéquates et équitables pour l’exercice de ces fonctions. Entre les interventions des organes de Strasbourg et celles des tribunaux nationaux, l’étendue du pouvoir décisionnel du ministre à cet égard n’a cessé de s’éroder.
72. La première intervention de la Cour dans ce domaine portait sur la situation des détenus condamnés à des peines perpétuelles discrétionnaires. Dans les affaires Weeks et Thynne, Wilson et Gunnell c. Royaume-Uni (arrêt du 25 octobre 1990, série A no 190-A), elle analysa le but et l’effet de la peine perpétuelle discrétionnaire, applicable en cas de très graves infractions telles que l’homicide involontaire ou le viol. Elle déclara que, puisque les motifs invoqués pour prononcer une peine perpétuelle discrétionnaire touchaient au risque et à la dangerosité de l’individu (paragraphe 28 ci-dessus), c’est-à-dire à des facteurs susceptibles de se modifier avec le temps, de nouvelles questions de légalité pouvaient surgir au terme de la période punitive, qui, au regard de l’article 5 § 4, nécessitaient un contrôle adéquat par un organe judiciaire. En conséquence, la loi de 1991 sur la justice pénale disposa que la question de la libération, au terme de la période punitive, d’un détenu condamné à une peine perpétuelle discrétionnaire devait être tranchée non par le ministre mais par la commission de libération conditionnelle dans le cadre d’une procédure assortie de garanties judiciaires. Par ailleurs, la même loi consacra légalement la politique du ministre consistant à suivre l’avis des juges sur la période punitive dans les cas de peines perpétuelles discrétionnaires. Les juges reprirent alors à leur charge la fonction de fixer, en audience publique, l’élément punitif de la sentence. Si la loi n’apporta aucune modification importante au régime des peines perpétuelles obligatoires, la procédure de fixation de la période punitive fut modifiée peu après, à la suite de la décision de la Chambre des lords dans l’affaire Ex parte Doody, où les juges estimèrent que l’équité procédurale exigeait que les détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire fussent informés de l’opinion des juges sur la période punitive afin de pouvoir présenter des observations écrites au ministre avant que celui-ci ne prît sa décision (paragraphe 32 ci-dessus). Ce changement traduisait le sentiment grandissant que la fonction de fixation de la période punitive s’apparentait étroitement au prononcé d’une sentence.
73. C’est à ce stade que la Cour, dans l’affaire Wynne, examina directement la situation des détenus condamnés à des peines perpétuelles obligatoires et exprima l’avis que ce type de peine différait par nature de la peine perpétuelle discrétionnaire. Pour parvenir à cette conclusion, elle prit particulièrement en compte l’application automatique de la peine perpétuelle obligatoire, qui était perçue comme poursuivant un but punitif.
74. Peu de temps après, la situation de mineurs condamnés pour meurtre (détenus pour la durée qu’il plaira à Sa Majesté) au terme de leur période punitive fit l’objet de requêtes présentées en vertu de la Convention. Bien que ce type de peine, à l’instar de la peine perpétuelle obligatoire infligée aux adultes, fût appliquée automatiquement pour l’infraction de meurtre, la Cour se déclara peu convaincue qu’elle pût être considérée comme une véritable sentence condamnant la personne concernée à la détention à perpétuité. Pareille durée d’emprisonnement appliquée à des enfants aurait été incompatible avec les instruments des Nations unies et aurait soulevé de graves problèmes sous l’angle de l’article 3 de la Convention. Estimant qu’il fallait la considérer en pratique comme une peine à durée indéterminée pouvant se justifier seulement par des arguments fondés sur la nécessité de protéger le public et donc liée à des appréciations de l’évolution mentale et de la maturité du délinquant, la Cour déclara par conséquent que l’article 5 § 4 appelait un contrôle par un tribunal chargé de vérifier qu’il existait toujours des motifs de détention (arrêts Hussain c. Royaume-Uni et Singh c. Royaume-Uni du 21 février 1996, Recueil 1996-I).
75. Les questions soulevées par le processus de fixation de la sentence à infliger à des mineurs condamnés pour meurtre au stade de la détermination de la période punitive furent alors portées à la fois devant les juridictions internes et à Strasbourg. Dans l’affaire Ex parte V. and T. (précitée), la Chambre des lords affirma avec force la nature judiciaire de l’exercice consistant à fixer la période « tarifée », et annula un tariff déterminé par le ministre de l’Intérieur qui, notamment, avait tenu compte des « revendications du public », relayées et amplifiées par la presse, contre les jeunes délinquants en cause. La présente Cour estima que l’article 6 § 1 s’appliquait à la fixation de la période punitive, qui traduisait les impératifs de la répression et de la dissuasion et constituait donc un exercice équivalant au prononcé d’une sentence. Elle conclut à la violation de cette disposition en raison du pouvoir de décision à cet égard du ministre, qui était un membre de l’exécutif et n’était donc pas indépendant (arrêts T. c. Royaume-Uni [GC], no 24724/94, 16 décembre 1999, et V. c. Royaume-Uni, précité).
76. Il y eut donc à ce stade d’autres modifications légales, qui assimilèrent la situation des mineurs condamnés pour meurtre à celle des détenus purgeant des peines perpétuelles discrétionnaires, en confiant aux tribunaux le rôle de fixation de la période punitive et en conférant à la commission de libération conditionnelle le pouvoir de décision et le soin d’appliquer des procédures appropriées pour traiter les questions relatives à la libération des détenus.
77. Alors que seuls les détenus condamnés à des peines perpétuelles obligatoires demeuraient soumis à l’ancien régime, l’entrée en vigueur, le 2 octobre 2000, de la loi de 1998 sur les droits de l’homme (Human Rights Act 1998) donna aux justiciables la possibilité de contester directement devant les juridictions internes, pour la première fois, le régime des peines perpétuelles obligatoires au regard des dispositions de la Convention. En l’affaire Lichniak and Pyrah (paragraphes 43 et 45 ci-dessus), les arguments des détenus selon lesquels la peine perpétuelle obligatoire était arbitraire en raison de son manque de souplesse furent rejetés. Il convient de noter, comme l’a souligné le requérant, que le Gouvernement, dans cette affaire, soutint que la peine perpétuelle obligatoire était une peine à durée indéterminée, dans le cadre de laquelle une période punitive était fixée en fonction de l’individu, et qu’à l’issue de cette période le détenu pouvait espérer être remis en liberté dès lors que l’on pouvait procéder à sa libération en toute sécurité. Le Gouvernement s’écarta expressément du point de vue selon lequel la peine perpétuelle obligatoire constituait une sanction entraînant une perte de liberté à perpétuité. Sur ce fondement, la Cour d’appel estima que l’imposition de peines perpétuelles obligatoires n’engendrait aucun problème d’arbitraire ou de disproportionnalité. Par la suite, dans son arrêt rendu en novembre 2001 en l’affaire Anderson and Taylor, qui avait trait à une contestation, au regard de l’article 6 § 1, du rôle joué par le ministre dans la fixation des peines punitives de deux détenus condamnés à des peines perpétuelles obligatoires, la Cour d’appel conclut à l’unanimité qu’il s’agissait d’un exercice équivalant au prononcé d’une sentence qui devait être assorti des garanties de cette disposition, conformément à ce qu’avait clairement exprimé la Chambre des lords dans les affaires Ex parte V. and T. et Ex parte Pierson (paragraphes 33-34 ci-dessus).
78. Les développements qui précèdent dénotent une évolution dans l’analyse, au regard du droit à la liberté et des valeurs qui le sous-tendent, du rôle du ministre dans l’application des peines perpétuelles. L’abolition de la peine capitale en 1965 et le fait de conférer au ministre le pouvoir de libérer les personnes condamnées pour meurtre représentaient à l’époque une réforme majeure et progressiste. Toutefois, la nécessité de mettre au point et d’appliquer, relativement aux détenus purgeant une peine perpétuelle obligatoire, des procédures judiciaires fondées sur des critères d’indépendance, d’équité et de publicité étant de plus en plus largement admise, le rôle que le ministre continue de jouer dans la fixation de la période punitive et dans la décision de libérer un détenu au terme de cette période s’avère toujours plus difficile à concilier avec la notion de séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, une notion qui a pris une importance grandissante dans la jurisprudence de la Cour (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV).
79. La Cour estime que l’on peut à présent tenir pour établi en droit interne que rien ne distingue les détenus condamnés à une peine perpétuelle obligatoire des personnes purgeant une peine perpétuelle discrétionnaire et des mineurs condamnés pour meurtre quant à la nature de la fixation de la période punitive. Il s’agit d’un exercice équivalant au prononcé d’une peine. La peine perpétuelle obligatoire n’impose pas de sanctionner la personne concernée par un emprisonnement à perpétuité. La période punitive, qui est fonction des circonstances particulières de l’infraction et de la situation du délinquant, correspond à l’élément répressif. Pour la Cour, la conclusion à laquelle elle était parvenue dans l’affaire Wynne, à savoir que la peine perpétuelle obligatoire constituait une sanction à perpétuité, ne peut plus passer pour refléter la situation réelle du détenu frappé de cette peine dans le système national de justice pénale. La possibilité d’infliger, dans des cas exceptionnels, une période punitive à perpétuité lorsque la gravité de l’infraction à réprimer le justifie vient renforcer cette conclusion. Il est vrai que, dans ses arrêts rendus plus récemment dans les affaires V. et T., la Cour, invoquant l’arrêt Wynne en tant que décision de principe, a réitéré que la peine perpétuelle obligatoire infligée aux adultes constituait une sanction à perpétuité (V. c. Royaume-Uni, précité, § 110, T. c. Royaume-Uni, précité, § 109). Ce faisant, elle ne cherchait toutefois qu’à attirer l’attention sur la différence qui existait entre une telle peine perpétuelle et une condamnation à la détention pour la durée qu’il plairait à Sa Majesté, c’est-à-dire la catégorie de peines qu’elle devait examiner dans ces deux affaires. Cette déclaration visait donc plus à établir une distinction entre les affaires V. et T. et les précédents qu’à confirmer une analyse découlant de ceux-ci.
80. Le Gouvernement soutient que la peine perpétuelle obligatoire est néanmoins une peine à durée indéterminée, qui ne dépend pas des caractéristiques particulières du délinquant, telles que l’âge ou la dangerosité ; on ne saurait donc affirmer qu’une modification quelconque survenant dans la situation de l’intéressé puisse remettre en cause la légalité du fondement de son maintien en détention. Cependant, cet argument ne convainc pas la Cour. Dès lors qu’il a été satisfait à l’élément punitif de la sentence (correspondant au tariff infligé), tout maintien en détention doit être motivé, comme dans les affaires concernant des détenus frappés d’une peine perpétuelle discrétionnaire ou des mineurs condamnés pour meurtre, par des considérations de risque et de dangerosité. Les ministres ont fait allusion à un troisième élément – le caractère acceptable de la libération pour le public –, mais ce motif n’a en fait jamais été invoqué. Ainsi que Lord Justice Simon Brown l’a affirmé avec vigueur dans l’affaire Anderson and Taylor (paragraphe 46 ci-dessus), on ne voit pas comment le souci de préserver la confiance du public dans la justice pénale pourrait légitimement commander le maintien en détention d’un prisonnier qui a effectué la peine requise à titre de sanction de l’infraction et qui ne représente plus aucun risque pour le public. On peut aussi noter qu’en Ecosse et en Irlande du Nord des réformes récentes alignent la situation des détenus condamnés dans ces régions à une peine perpétuelle obligatoire sur celle des détenus
condamnés en Angleterre et au pays de Galles à une peine perpétuelle discrétionnaire et maintenus en détention une fois la période punitive purgée parce que leur libération exposerait autrui à un risque de nouveaux délits à caractère violent ou sexuel.
3. La présente affaire
81. La Cour estime qu’en l’espèce le requérant doit passer pour avoir purgé l’élément punitif correspondant à l’infraction de meurtre qu’il a commise – si tel n’était pas le cas, on comprendrait mal pourquoi le ministre a autorisé sa libération en 1979. Dès lors que sa peine pour l’infraction ultérieure de faux arrivait à son terme le 1er juillet 1997, on ne saurait considérer que la sanction qui lui a été infligée à l’origine pour meurtre justifie son maintien en détention en vertu de la peine perpétuelle obligatoire. Contrairement à ce qui s’était passé pour la réincarcération du requérant dans l’affaire Weeks, le ministre n’a pas non plus justifié le maintien en détention du requérant en l’espèce en soutenant que l’instabilité mentale et la dangerosité de l’intéressé exposeraient le public à d’autres violences. Il a expressément invoqué le risque que le requérant ne commette des infractions à caractère non violent. La Cour n’aperçoit pas le lien de causalité voulu par la notion de régularité figurant à l’article 5 § 1 a) de la Convention (paragraphe 64) entre la possibilité que le requérant se rende coupable d’autres infractions à caractère non violent et la peine qui lui avait été infligée à l’origine pour meurtre en 1967.
82. Le Gouvernement allègue qu’il serait absurde qu’un ministre se trouve dans l’obligation de libérer un détenu condamné à une peine perpétuelle obligatoire et susceptible de perpétrer de graves infractions à caractère non violent. Toutefois, en l’espèce, la Cour observe que le requérant a été condamné pour l’escroquerie dont il s’est rendu coupable alors qu’il se trouvait en liberté conditionnelle et qu’il a purgé la peine jugée appropriée à titre de sanction par le juge qui l’a condamné. Nul n’avait le pouvoir en droit interne de lui imposer une détention à durée indéfinie pour l’empêcher de se livrer à d’autres irrégularités à l’avenir. Si des éléments démontraient qu’il avait l’intention de commettre pareilles infractions, d’autres poursuites pénales auraient pu être ouvertes contre lui. La Cour ne saurait admettre que le pouvoir conféré à un membre de l’exécutif de décider d’emprisonner le requérant en invoquant des craintes que celui-ci ait à l’avenir une conduite criminelle non violente sans rapport avec sa condamnation initiale pour meurtre puisse se concilier avec l’esprit de la Convention, laquelle met en exergue la prééminence du droit et les garanties contre l’arbitraire.
83. La Cour conclut que la détention du requérant après juillet 1997 ne se justifiait pas au regard de l’article 5 § 1 a) ; il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION
84. Aux termes de l’article 5 § 4 de la Convention :
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
A. Arguments des parties
1. Le requérant
85. D’après le requérant, étant donné que des facteurs de risque, susceptibles de se modifier avec le temps, constituaient le seul fondement légitime de son maintien en détention, il était en droit de faire contrôler celui-ci par un organe remplissant les conditions de l’article 5 § 4. Il soutient que depuis l’arrêt (précité) rendu dans l’affaire Wynne, les juridictions britanniques ont tellement modifié leur approche et leur conception de la peine perpétuelle obligatoire qu’il n’est plus possible d’alléguer que les garanties exigées par l’article 5 § 4 sont incorporées dans la condamnation à l’issue du procès initial. Il faudrait que la Cour revienne sur son arrêt dans l’affaire Wynne, en particulier sur le point de savoir si le fait qu’il soit admis que la peine perpétuelle obligatoire, à l’instar de la peine perpétuelle discrétionnaire, entraîne une période de détention à deux phases a ou non des implications au regard de l’article 5 § 4 pour le stade suivant la période punitive. Le pouvoir qu’avait la commission de libération conditionnelle d’ordonner la libération du requérant lors de son renvoi initial en prison ne suffisait pas à satisfaire aux exigences posées par l’article 5 § 4, qui s’appliquait à l’ensemble de la période qu’il a passée en détention à l’issue du tariff ; par ailleurs, lorsque la commission a ultérieurement recommandé sa libération, son avis n’était pas contraignant pour le ministre.
2. Le Gouvernement
86. Le Gouvernement estime que les impératifs de l’article 5 § 4 de la Convention se sont trouvés satisfaits par le procès initial et par la procédure d’appel et que la détention du requérant ne posait aucune question nouvelle de légalité demandant qu’il fût possible de recourir à un tribunal ou à un organe similaire habilité à ordonner la libération. La fixation de la période punitive par le ministre est une procédure administrative régissant l’application d’une peine, et ne participe pas du prononcé de la sentence lui-même. Les adultes condamnés pour meurtre à des peines perpétuelles obligatoires forment une catégorie distincte en droit interne, comme la Cour l’a reconnu dans sa jurisprudence (voir, par exemple, les arrêts Thynne, Wilson et Gunnell et V. c. Royaume-Uni précités). La peine est infligée en raison de la gravité inhérente de l’infraction et non en raison de la présence de facteurs susceptibles d’évoluer avec le temps, comme l’instabilité mentale ou la dangerosité. Le Parlement a décidé qu’il fallait condamner tous les meurtriers d’âge adulte à l’emprisonnement à perpétuité, qu’ils soient dangereux ou non et quelles que soient les circonstances, parce que toute personne ayant commis un crime aussi grave méritait d’être punie en étant privée à vie de sa liberté. En tous les cas, le Gouvernement souligne qu’au moment où le requérant a été réincarcéré après la révocation de sa libération conditionnelle, la commission de libération conditionnelle avait le pouvoir d’enjoindre au ministre de l’élargir immédiatement. Pareille injonction n’a pas été émise. Cela suffirait en soi pour garantir le respect de l’article 5 § 4 dans les circonstances de la cause.
B. Appréciation de la Cour
87. La Cour a estimé ci-dessus que le tariff correspond à l’élément punitif de la peine perpétuelle obligatoire. Le rôle joué par le ministre dans la fixation de la période punitive équivaut au prononcé d’une peine et ne se limite pas à l’application administrative de la peine infligée par le tribunal, comme c’est le cas d’une libération anticipée ou conditionnelle dans l’hypothèse d’une peine d’emprisonnement à durée déterminée. A l’issue de la période punitive, le maintien en détention est fonction d’éléments de dangerosité et de risque liés aux objectifs de la sentence infligée à l’origine pour meurtre. Ces éléments peuvent évoluer avec le temps et soulever ainsi de nouvelles questions de légalité appelant une décision d’un organe satisfaisant aux exigences de l’article 5 § 4. Il n’est plus possible de soutenir que le procès initial et la procédure d’appel ont répondu une fois pour toutes aux questions de conformité à l’article 5 § 1 de la Convention du maintien en détention, une fois le tariff purgé, des personnes frappées d’une peine perpétuelle obligatoire.
88. Selon le Gouvernement, le fait que la commission de libération conditionnelle ait eu le pouvoir d’ordonner la mise en liberté du requérant lorsque sa libération conditionnelle fut révoquée en 1994 suffisait en soi à répondre aux exigences de l’article 5 § 4. Toutefois, la Cour relève que cette révocation est intervenue alors que l’intéressé purgeait une peine d’emprisonnement à durée déterminée pour escroquerie. Lorsque cette peine est arrivée à son terme, le 1er juillet 1997, le requérant est demeuré en prison en vertu de la peine perpétuelle. La commission de libération conditionnelle a certes recommandé sa libération à ce stade, mais le pouvoir de décision appartenait au ministre. Dans les circonstances de l’espèce, le pouvoir dont disposait en 1994 la commission de libération conditionnelle d’ordonner la libération du requérant ne joue pas.
89. A compter du 1er juillet 1997 et jusqu’à la date de la libération du requérant le 22 décembre 1998, la légalité du maintien en détention du requérant n’a pas fait l’objet d’un contrôle par un organe ayant le pouvoir d’ordonner sa libération ou suivant une procédure assortie des garanties judiciaires voulues, par exemple la possibilité de bénéficier d’une audience.
90. Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
91. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
92. Le requérant réclame des dommages-intérêts pour la période d’emprisonnement allant du 1er juillet 1996 au 22 décembre 1998. Il demande au titre du préjudice matériel une somme de 38 614,26 livres sterling (GBP) pour perte de revenus, soit un montant de 15 600 GBP par an sur cette période de vingt-neuf mois et vingt-deux jours. Il soutient également avoir subi un dommage moral en raison du désespoir, de l’incertitude prolongée et des sentiments de frustration qu’il a pu ressentir pendant cette période de détention. Il réclame de ce chef la somme de 74 260,27 GBP, calculée sur la base de 30 000 GBP par an.
93. Le Gouvernement souligne que les dommages-intérêts sont calculés à partir de la date erronée du 1er juillet 1996, alors que la peine infligée au requérant pour escroquerie est en fait arrivée à son terme le 1er juillet 1997. Quoi qu’il en soit, il conviendrait selon lui de ne rien accorder à l’intéressé au titre du préjudice matériel, ou alors seulement un montant symbolique. La demande pour perte de revenus est totalement spéculative et fondée sur des affirmations qui, au regard du passé du requérant, ne peuvent être considérées comme fiables. Eu égard à son casier judiciaire, rien ne devrait lui être versé, ou alors seulement un montant symbolique, pour le dommage moral allégué. De l’avis du Gouvernement, le constat de violation de la Convention constituerait une réparation suffisante.
94. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 5 § 1 quant à la période de détention s’étendant du 1er juillet 1997 à la libération du requérant le 22 décembre 1998, soit une période de dix-sept mois et vingt-deux jours, ainsi qu’à la violation de l’article 5 § 4 du fait que la légalité du maintien en détention de l’intéressé n’a pas été contrôlée pendant cette période. La Cour constate que le requérant n’a donné aucune précision quant à la base de calcul des sommes réclamées au titre de la perte de revenus. En l’absence de toute justification suffisante de ces demandes, la Cour estime qu’il n’est pas opportun d’allouer à l’intéressé un montant spécifique au titre du dommage matériel. Toutefois, la demande pour perte financière ne saurait être purement et simplement écartée. Par ailleurs, la prolongation de sa détention en l’absence de toute procédure de contrôle adéquate doit avoir provoqué chez le requérant des sentiments de frustration, d’incertitude et d’angoisse. Statuant en équité et de manière globale, la Cour alloue à l’intéressé la somme de 16 500 euros, pour dommage matériel et moral.
B. Frais et dépens
95. Le requérant demande une somme globale de 17 865,10 GBP pour frais et dépens, taxe sur la valeur ajoutée incluse.
96. Le Gouvernement admet que, dans les circonstances de la cause, ce montant est raisonnable.
97. Eu égard à la complexité de l’affaire et au fait que les montants réclamés semblent raisonnables en comparaison avec d’autres affaires, la Cour accorde en totalité la somme demandée par le requérant.
C. Intérêts moratoires
98. Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d’intérêt légal applicable au Royaume-Uni à la date d’adoption du présent arrêt est de 7,5 % l’an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois :
i. 16 500 EUR (seize mille cinq cents euros) pour dommage, à convertir en livres sterling au taux applicable à la date du règlement,
ii. 17 865,10 GBP (dix-sept mille huit cent soixante-cinq livres sterling dix pence) pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 7,5 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 28 mai 2002.
Luzius Wildhaber – Président
Paul Mahoney – Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de M. Rozakis ;
– opinion concordante de M. Costa ;
– opinion concordante de M. Zagrebelsky et Mme Tulkens.
L.W.
P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE ROZAKIS
(Traduction)
Je souscris à la conclusion de la Grande Chambre selon laquelle, dans les circonstances de la cause, il y a eu violation, notamment, de l’article 5 § 1 de la Convention. J’adhère également au raisonnement suivi par la Cour pour aboutir à ce constat de violation, tel qu’il ressort des paragraphes 81 et 82 de l’arrêt. J’aimerais cependant formuler les observations suivantes relativement au point de vue exposé par la Cour au paragraphe 81.
Dans ce paragraphe, la Cour conclut à juste titre que le maintien en détention du requérant, au terme – le 1er juillet 1997 – de la peine qu’il avait purgée pour l’infraction d’escroquerie, n’était pas légitime, en raison de l’absence de lien de causalité entre la possibilité que l’intéressé commît à l’avenir d’autres infractions non violentes et la peine qui lui avait été initialement infligée pour meurtre en 1967. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour invoque principalement l’arrêt Weeks c. Royaume-Uni du 2 mars 1987, série A no 114, dans lequel elle avait déclaré que « la [détention] doit (…) résulter de la [condamnation], se produire « à la suite et par suite » – ou « en vertu » – « de celle-ci » (…) En bref, il doit exister entre elles un lien de causalité suffisant (…) ».
Ce passage de l’arrêt Weeks, qui renvoie à l’arrêt Van Droogenbroeck c. Belgique du 24 juin 1982, série A no 50, expose un moyen de principe à partir duquel la Cour peut développer un raisonnement jurisprudentiel identique pour tout problème de légalité d’une détention après la condamnation. Cependant, tout comme le présent arrêt, il laisse sans réponse la question essentielle du lien de causalité entre la condamnation initiale et le maintien en détention. En des termes plus simples, la question non résolue en l’espèce par l’application des principes dégagés dans les affaires Weeks et Van Droogenbroeck est celle de savoir s’il existe un lien de causalité uniquement lorsqu’une personne commet ou risque de commettre un crime identique à celui qu’elle avait perpétré à l’origine (dans le cas présent, un meurtre), ou si la condition du lien de causalité est remplie lorsque l’intéressé commet (et donc risque de commettre de nouveau à l’avenir) d’autres délits présentant des similitudes avec l’infraction initiale (dans un cas comme celui-ci, par exemple, vol à main armée, viol, etc.). A mon sens, il convient de répondre en disant que de graves infractions violentes, autres que le meurtre, peuvent satisfaire à l’exigence du lien de causalité, et donc autoriser le ministre à maintenir en détention la personne concernée. Après tout, cette interprétation des limites du « lien de causalité » apparaît également en filigrane dans le terme « suffisant » figurant dans l’extrait précité de l’arrêt Weeks.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE COSTA
Je n’ai pas hésité à conclure à la violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Toutefois, comme mes collègues Mme Tulkens et M. Zagrebelsky, j’ai du mal à approuver complètement le raisonnement contenu dans le paragraphe 82 de l’arrêt.
Mon opinion est voisine de la leur, mais légèrement différente, car le requérant n’a jamais invoqué l’article 7 de la Convention sur la légalité des délits et des peines, et il me paraît difficile de requalifier son grief sous cet angle, même si ce n’est pas impossible bien entendu.
Par contre, il me semble que le paragraphe 82 de l’arrêt recèle un a contrario qui me gêne. Selon mes collègues de « la majorité de l’unanimité », le pouvoir conféré à un membre de l’exécutif de décider de maintenir le requérant en détention en invoquant des craintes que celui-ci ait à l’avenir une conduite criminelle (sans rapport avec sa condamnation initiale pour meurtre) est inconciliable avec la prééminence du droit et les garanties contre l’arbitraire, mises en exergue par l’esprit de la Convention.
Je suis bien sûr d’accord. Le fait que ce soit un ministre (contre l’avis, d’ailleurs, du Parole Board) qui a refusé en 1997 l’élargissement de M. Stafford (condamné pour meurtre en 1967 et libéré sous condition en 1979 – lire les paragraphes 10 à 17) renforce le constat de violation : le requérant eût dû être libéré le 1er juillet 1997 à la fin de sa peine pour faux et usage de faux, infligée en 1994 ; la décision ministérielle l’a maintenu en prison en se fondant sur des motifs justement censurés par notre Cour, car dénués de lien causal entre son crime initial et sa dangerosité supposée trente ans plus tard.
Mais ce raisonnement vaudrait même dans l’hypothèse où la décision critiquée aurait été prise non par un membre de l’exécutif, mais par un juge ou une juridiction. Je ne mets pas en doute le fait que les garanties procédurales auraient alors été en principe supérieures (encore que la décision du ministre ait été en l’espèce attaquée par le requérant et contrôlée par un juge, puis par la Court of Appeal, puis par la Chambre des lords, selon une procédure contradictoire). Toutefois, à mes yeux, l’absence de lien causal aurait suffi à entacher le maintien en détention de l’intéressé d’irrégularité au regard de l’article 5 § 1 de la Convention ; et la prééminence du droit aurait pu être menacée même dans cette hypothèse. Je trouve donc que le paragraphe 81 de l’arrêt n’a pas eu raison de ne pas envisager celle-ci.
OPINION CONCORDANTE DE M. ZAGREBELSKY
ET Mme TULKENS, JUGES
Bien qu’ayant voté sans hésitation en faveur du prononcé de la violation de l’article 5 § 1 de la Convention et partageant entièrement la motivation d’une telle décision, nous pensons devoir ajouter quelques considérations. La particularité du cas qui fait l’objet de la décision et le souci qu’a eu la Cour de limiter son examen à la question posée de la conformité à l’article 5 § 1, ont conduit à la fin de l’arrêt à une conclusion susceptible de donner lieu à une interprétation qui, si elle devait être suivie, nous poserait problème. Nous nous référons précisément à la dernière partie du paragraphe 82 : « La Cour ne saurait admettre que le pouvoir conféré à un membre de l’exécutif de décider d’emprisonner le requérant en invoquant des craintes que celui-ci ait à l’avenir une conduite criminelle non violente sans rapport avec sa condamnation initiale pour meurtre puisse se concilier avec l’esprit de la Convention, laquelle met en exergue la prééminence du droit et les garanties contre l’arbitraire. » La mention du caractère inacceptable d’un tel pouvoir entre les mains de l’exécutif, qui est évident, pourrait laisser penser, a contrario, que le même pouvoir confié à un juge ne poserait pas de problème de conformité à la Convention.
Une telle lecture irait au-delà du contenu de la décision, qui a entendu se limiter à l’examen du cas concret au regard de l’article 5 § 1, sans se pencher sur la question sous l’angle de l’article 7 § 1. Si une loi interne conférant au juge les pouvoirs exercés par le ministre (Secretary of State) pourrait être jugée compatible avec les exigences posées par l’article 5 § 1, elle laisserait ouverte la question de sa conformité à l’article 7 de la Convention.
La Cour, partageant en ceci l’opinion du Gouvernement, a retenu qu’elle se trouvait devant une peine dont la durée est indéterminée. La durée effective de la détention infligée à la personne condamnée découle de l’application de la politique adoptée par le ministre consistant à évaluer a) si la période purgée par le détenu suffit pour satisfaire aux impératifs de répression et de dissuasion ; b) s’il n’y a pas de risque à libérer l’intéressé ; c) si une libération anticipée sera acceptable pour le public. Il s’agit à l’évidence de critères vagues au regard de l’exigence de légalité des peines, compte tenu du fait qu’il est question d’une peine sans minimum ni maximum. En outre le deuxième, et surtout le troisième critère ne se réfèrent pas à l’infraction commise ou à la personnalité du condamné au moment de la commission des faits mais seulement à la condition du détenu et à sa dangerosité au cours de la détention. Le troisième critère fait du reste totalement abstraction de la responsabilité du détenu puisqu’il se réfère aux
exigences de l’opinion publique. Certes il a été reconnu que ce dernier critère n’est en réalité jamais mis en œuvre par le ministre, mais il n’en reste pas moins qu’il est mentionné dans la définition de la politique adoptée en la matière.
Nous pensons qu’une peine sans limitation de durée, qui est déterminée seulement au cours de son exécution sur la base des critères discrétionnaires ci-dessus mentionnés, en référence notamment à des éléments d’évaluation qui ne se rapportent pas au moment de la commission de l’infraction mais qui sont postérieurs à celle-ci, pourrait difficilement être considérée comme prévue par la loi au sens de l’article 7 § 1 de la Convention. Or cela reste évidemment vrai même si le pouvoir de détermination de la peine était confié à un juge. Il en irait autrement s’il s’agissait d’aménager l’exécution d’une peine dont la durée a déjà été arrêtée par le tribunal.
La nécessité de garantie à laquelle répond le principe de légalité de la peine est générale et vaut également à l’égard du juge. Les exigences de précision, de prévisibilité et d’accessibilité relatives aux conséquences d’une conduite particulière ne peuvent, à notre avis, être assurées par une discipline de la peine comme celle dont il s’agit.