Aucune disposition législative ou réglementaire ne s’oppose à ce que le déclassement des rues et places publiques soit prononcé dans un intérêt général autre que celui de la voirie; 2° en prononçant le déclassement partiel des rues du Perrey, Michel-Yvon, du Frère-Constance et d’Oran (pour en donner le terrain à bail, à la Société chantiers et ateliers Augustin Normand), le conseil municipal du Havre n’a eu en vue que la prospérité commerciale et industrielle de la ville et l’intérêt général de la population; dès lors, le requérant n’est pas fondé à arguer de nullité les délibérations susvisées du conseil municipal.
Telle est la substance de notre arrêt, et, comme il est rendu sur un recours formé en vertu de l’art. 67 de la loi du 5 avril 1884, contre un arrêté du préfet en conseil de préfecture ayant refusé d’annuler les délibérations du conseil municipal en vertu de l’art. 63, même loi; comme ce recours, aux termes de l’art. 67, est instruit et jugé dans les formes du recours pour excès de pouvoir; comme ses ouvertures, aux termes de l’art. 63, sont, d’une part, la violation de la loi ou d’un règlement d’administration publique, d’autre part, l’incompétence, résultant de ce que la délibération du conseil porterait sur un objet étranger à ses attributions, nous sommes autorisés à traduire notre décision de la façon suivante :
1° II n’y a dans notre affaire aucune violation de loi ou de règlement;
2° Il n’y a non plus aucun objet étranger aux attributions du conseil municipal.
De ces deux propositions, la seconde est singulièrement plus intéressante que la première. Qu’il n’y ait dans les lois ou règlements aucune disposition qui interdise le déclassement des rues et places publiques des agglomérations bâties dans un intérêt autre que celui de la voirie, c’est une constatation négative; il importe cependant de noter que si cette considération négative a une valeur, c’est qu’elle suppose le principe de la liberté des administrations publiques dans leurs initiatives toutes les fois qu’elles ne sont pas arrêtées par une interdiction légale ou réglementaire.
Mais il est plus intéressant d’examiner la seconde proposition, à savoir que « la prospérité commerciale et industrielle de la ville et l’intérêt général de la population » ne sont pas des objets étrangers aux attributions du conseil municipal.
Observons d’abord que cette question de compétence ne se confond pas avec celle de la violation de la loi, pour la bonne raison qu’il ne s’agit pas d’une compétence déterminée par la loi, mais d’une compétence de plein droit, qui existe en vertu de la nature même des administrations municipales et aussi en vertu de leur autonomie; non seulement, la loi n’a pas à déterminer cette compétence, mais elle serait bien empêchée de le faire à raison de la quantité d’imprévu et d’imprévisible que recèle la spontanéité de la vie.
La distinction entre la violation de la loi et l’incompétence ratione materiae que fait ici l’art. 63 de la loi municipale est à rapprocher de celle que font tant de textes entre la violation de la loi et l’excès de pouvoir, d’autant que l’incompétence ratione materiae et le détournement de pouvoir sont liés par une étroite parenté (Cfr. notre note sous Cons. d’Etat, 4 déc. 1903, Barthe, Jaudet et autres, S. et P. 1904.3.137).
Observons, en second lieu, que le Conseil d’Etat admet ici comme rentrant dans la compétence du conseil municipal des objets qui ne sont pas d’utilité publique, mais plutôt d’utilité sociale; en somme, il sacrifie des voies publiques à l’extension d’une entreprise privée, et c’est en quoi l’opération n’est pas d’utilité publique, mais il se trouve que cette entreprise privée de chantiers maritimes, bien que n’étant point liée à l’Administration, est cependant liée « à la prospérité commerciale et industrielle de la ville », et, par là, « à l’intérêt général de la population ». Notre décision est un des multiples symptômes qui prouvent que nous sommes en train d’évoluer de la conception d’utilité publique vers celle d’utilité sociale : expropriation par zone de la loi du 6 novembre 1918 (S. et P. Lois annotées de 1924, p. 1729; Pand. pér., Lois annotées de 1924, p. 1729); régime de la propriété minière et des usines hydrauliques des lois du 9 septembre 1919 (S. et P. Lois annotées de 1923, p. 920; Pand. pér., Lois annotées de 1923, p. 920), et du 16 octobre 1919 (S. et P. Lois annotées de 1923, p. 986; Pand. pér., Lois annotées de 1923, p. 986). C’est le déclassement pour utilité sociale à rapprocher de l’expropriation pour cause d’utilité sociale.
A la vérité, il ne faudrait point se hâter de généraliser et d’étendre le précédent posé par notre arrêt à toutes les voies de communication, par exemple, aux routes et chemins. S’il s’agissait du déclassement d’une section de chemin vicinal dans le but de faire place à un établissement privé, nous croyons que la solution ne serait pas la même. Les rues et places des villes ne sont pas dans la même situation que les routes et chemins, en ce sens que certaines d’entre elles peuvent être purement et simplement supprimées sans avoir besoin d’être remplacées, le réseau de la voirie urbaine étant assez serré pour que les voies subsistantes fournissent à la circulation des suppléances suffisantes. Au contraire, un chemin vicinal dont une section serait déclassée ne serait pas pour cela supprimé purement et simplement, il devrait être déplacé et reconstruit plus loin sur des terrains qu’il faudrait exproprier; cette conséquence plus grave de l’opération entraînerait certainement une sévérité plus grande et l’on rentrerait probablement dans les perspectives plus étroites de l’utilité publique et de la voirie.
En ce qui concerne les rues et places des villes, la pratique administrative avait, d’ailleurs, devancé la jurisprudence en ce sens que de nombreux emplacements de places et foirails ont été depuis longtemps déclassés pour être aliénés et transformées en terrains à bâtir.