L’institution du détournement de pouvoir a une très haute portée, qui mérite d’autant mieux d’être signalée que cette ouverture à recours est de celles qui paraissent le plus susceptibles de développement. A mesure que les compétences se précisent et que l’Administration s’habitue à l’observation des formes, le vice de forme et l’incompétence perdent de leur importance. La violation de la loi et des droits acquis n’a de valeur que par le progrès même de la législation, puisque cette ouverture ne protège que les droits formellement reconnus par la loi. Seul aujourd’hui, le détournement de pouvoir nous apparaît comme ayant ce principe intérieur légèrement indéterminé qui annonce une puissance de développement. Mais si son indétermination doit être respectée dans une certaine mesure comme constituant sa force, elle ne doit pas aller jusqu’à exclure toute caractérisation juridique.
Or, l’institution du détournement de pouvoir nous paraît signifier très clairement que le droit administratif français considère le fonctionnement de l’Administration comme dominé par l’idée d’une fonction administrative à remplir, dont les buts généraux doivent servir de mesure et de norme aux pouvoirs des agents. Cette institution est une application instinctive par la jurisprudence de notre Conseil d’Etat de la fameuse doctrine des buts, dégagée vers 1875 par le jurisconsulte allemand von Ihering dans son ouvrage Der Zweck im Recht, traduit récemment sous le titre singulièrement inexact de l’Evolution dans le droit (Paris, 1901). L’institution jurisprudentielle du détournement de pouvoir, qu’Ihering ne paraît pas avoir connue, est bien antérieure à l’énoncé de la théorie de celui-ci, puisqu’elle remonte au décret du 2 novembre 1864 et au mouvement de jurisprudence qui en fut la suite. Ella a aussi quelque chose de bien plus sain et plus juste que la doctrine du jurisconsulte allemand, car, tandis qu’Ihering fonde sur le but pratique les droits, ce qui l’amène à cet aphorisme bien connu que la force engendre le droit, l’institution du détournement de pouvoir entend seulement fonder sur les buts pratiques les pouvoirs. Or, les pouvoirs ne sont pas les droits; c’est une observation que nous avons faite souvent à propos de la police, les pouvoirs de la police ne doivent pas être confondus avec ses droits, les droits sont beaucoup plus restreints que les pouvoirs, car les pouvoirs ne sont mesurés que sur l’objet à atteindre ou sur la fonction à remplir, tandis que les droits sont mesurés par l’équilibre nécessaire des libertés des parties en présence. Les droits sont des moyens au service des pouvoirs, et des moyens limités. (Conf. Cons. d’Etat, 3 déc. 1897. Ville de Dax, S. et P. 1898.3.145, et la note; 4 févr. 1898, T…, S. et P. 1899.3.1, et la note; 5 mai 1899, Claudon, S. et P. 1899.3.89, Adde, Hauriou, Précis de droit admin., 4° éd., p. 570, et 11° éd., p. 294).
Il est donc parfaitement inexact d’établir sur la doctrine des buts une théorie des droits, mais il est au contraire exact d’asseoir sur elle une théorie des pouvoirs; il est très vrai que les pouvoirs des hommes, aussi bien ceux des collectivités que ceux des individus, sont justifiés par le but à atteindre, et que, dans la considération de ce but, on peut trouver le principe d’une limitation raisonnable de ces pouvoirs. Cette limitation n’est pas aussi satisfaisante des celle à laquelle on arrive en considérant les pouvoirs comme des droits, mais elle a cependant sa valeur, et elle est la seule à qui on puisse recourir dans les cas où le point de vue subjectif des droits en présence n’est pas admissible, ce qui est l’hypothèse du recours pour excès de pouvoir dirigé contre les actes de la Puissance publique accomplis par la voie d’autorité.
Il n’y a aucune difficulté à reconnaître que l’exécution des services publics est l’accomplissement d’une fonction administrative, et que cette fonction est dominée par des buts. (V. sur la fonction administrative, la note sous Cons. d’Etat, 1er févr. 1901, Boulangers de Poitiers, S. et P. 1901.3.41.). Dans la vie sociale, toute institution a son but, c’est une des conditions de l’ordre. Aucune organisation collective, aucune société, aucune association, aucun établissement ne se fonde sans un but déterminé, et même, d’une façon ou de l’autre, la législation l’oblige à faire connaître ce but. Les institutions dont les buts restent secrets sont illicites. Non seulement une institution qui se fonde doit annoncer son but, mais dans son fonctionnement quotidien, elle doit y rester fidèle, sinon l’ordre qui s’est établie spontanément sur la loi de ses promesses va se trouver troublé (de là, le principe administratif de la spécialité pour les établissements publics). Cela tient à ce que la vie sociale est essentiellement convergente; l’ordre public, d’ailleurs très mobile et très souple, y est obtenu par le concours d’une quantité prodigieuse d’activités individuelles ou collectives, auxquelles de larges initiatives sont laissés, mais qui, cependant, devant finalement converger, sont enfermées dans certains cercles au-delà desquels commencent les actes antisociaux: le cercle du droit pénal pour les individus, celui des statuts pour les institutions collectives qui ont annoncé leurs buts.
L’institution administrative n’est pas et ne doit pas être traitée autrement que les autres à cet égard; à mesure qu’elle se crée, elle annonce des buts, elle a d’ailleurs ses statuts dans les lois et règlements par lesquels elle constitue ses services. Elle a donc sa place marquée dans le concert social, elle ne doit pas en sortir sous peine de troubler cet ordre public dont elle est précisément la gardienne.
II sera donc entendu que le but ou les buts de la fonction administrative serviront de limite aux pouvoirs de l’Administration, et qu’il y aura des cas où on pourra dire que les pouvoirs de l’Administration ont été détournés de leur but, ce qui constituera détournement de pouvoirs. Peut-être pourra-t-on dire que le détournement de pouvoir ainsi entendu est une variété de l’incompétence (V. la note sous Cons, d’Etat, 1er févr. 1901, précitée), mais alors il faudra spécifier ce qui particularise cette variété. L’incompétence est relative à l’objet qui rentre plus ou moins dans le domaine de la fonction administrative, le détournement de pouvoir sera relatif à l’esprit dans lequel aura été traité cet objet d’administration. II faudra dire alors qu’un administrateur sort de sa compétence, quelque objet qu’il traite, s’il n’observe pas certains buts généraux de la fonction administrative. Ces buts généraux sont difficiles à déterminer d’une façon positive. Sans doute, la fonction administrative a pour but le maintien de l’ordre public, la bonne gestion des services publics, l’utilité publique, etc., mais cela est vague. Aussi la jurisprudence du Conseil d’Etat, dans la matière du détournement de pouvoir s’est-elle appliquée surtout à des déterminations négatives, c’est-à-dire à des précisions sur ce qui n’est pas dans les buts de l’administration publique, et qui constitue par là même détournement de pouvoir.
On peut relever déjà un certain nombre de déterminations intéressantes sur ce que ne doit pas être la police pour n’être pas détournée de son but. La police – étant le pouvoir administratif le plus immédiat, le plus souple, le plus indéterminé aussi, – est celui dont les autorités sont le plus tentées d’abuser. Donc la police ne doit pas être un moyen de créer des ressources fiscales (V.Cons. d’Etat, 29 nov. 1878, Dehaynin, S. 1880.2.155 ; P. chr. ; 8 juin 1883, Société du matériel agricole, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 578 ; 15 févr. 1895. Tostain, Ibid., p.150) — elle ne doit pas non plus être un moyen de protection pour le commerce local d’une ville (V. Cons. d’Etat, 22 mai 1896, Carville, S. et P. 1897.3.121, et la note); — elle ne doit pas servir à favoriser des entreprises particulières en leur constituant un véritable monopole de fait (V. Cons. d’Etat, 2 août 1870, Bouchardon, S. 1872.2.288; P. chr. ; 1er juill. 1898, Brillouin, S. et P. 1900.3.87) — elle ne doit pas être mise au service de querelles politiques ni de l’esprit de parti (V. Cons. d’Etat, 1er juill. 1898, Société la Seynoise, S, et P. 1900.3.86); – enfin, notre décision nous apporte une nouvelle détermination : la police ne doit pas être au service des animosités personnelles. En effet, si la décision du maire de Denain est annulée, c’est qu’il est résulté du dossier que la mesure disciplinaire prise contre l’agent de police avait revêtu le caractère d’une vengeance personnelle.
A l’exception des actes de gouvernement, il n’est point d’acte de Puissance publique qui ne soit susceptible d’annulation pour détournement de pouvoir, parce qu’on n’en conçoit point qui puisse être soustrait à l’empire des buts administratifs. Il n’y a point à invoquer ici le caractère plus ou moins discrétionnaire de certains actes de l’Administration. Sans doute, en fait, il est des catégories d’actes où jusqu’à présent il n’avait été prononcé aucune annulation pour détournement de pouvoir ; on a remarqué avec raison que notre décision était la première qui intervient dans la matière de pouvoir disciplinaire. Mais elle constitue beaucoup moins une innovation qu’un premier précédent. Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat n’avait trouvé aucune bonne occasion de saisir sur le fait le détournement de pouvoir dans l’exercice du pouvoir disciplinaire, voilà tout. M. le commissaire du gouvernement Romieu, dont l’opinion n’a pas été suivie par le Conseil, estimait que les arrêtés pris en matière disciplinaire peuvent bien être annulés pour l’incompétence ou pour vice de forme (V. Cons. d’Etat, 25 nov. 1892, Schwalbach, S. et P. 1894.3.90, et la note ; Adde, Laferrière, Tr. de la jurid. admin. 2e éd., t. II, p. 423 et 424 ; et notre Rép. gén. du dr. fr. v° Fonctionnaire public, n. 206 et s.), mais qu’il ne sauraient l’être pour détournement de pouvoir, parce que les motifs des mesures prises échappent à l’appréciation du juge contentieux. Si l’on admettait cette théorie, il faudrait supprimer entièrement l’ouverture du détournement de pouvoirs, car, dans toutes les hypothèses, il y est question des motifs de l’acte. Et, d’ailleurs, il y a là une confusion à éviter. Sans doute, le juge contentieux doit s’interdire l’appréciation de motifs administratifs des actes qui lui sont soumis, sans quoi il entreprendrait sur l’attribution de l’administration active (V. Cons. d’Etat, 14 déc. 1883, Lequeux, S. 1885.3.65 ; P. chr. ; 25 nov. 1892, précité ; 27 janv. 1893, Laruelle, S. et P. 1894.3.118 ; et notre Rép. gén. du dr. fr. v° Fonctionnaire public, n. 321). Mais encore faut-il que les motifs soient administratifs, et, dans le détournement de pouvoir, il s’agit justement de savoir si les motifs d’un acte sont administratifs, c’est-à-dire sont conformes aux buts de la fonction administrative. Ce n’est pas la même question. En d’autres termes, la sphère de liberté et d’indépendance de l’administration active pour la détermination des motifs de ses actes nous paraît être caractérisée par ce que l’on appelle l’opportunité. L’administration active est seule juge de l’opportunité de ses actes, là le juge ne doit pas entreprendre ; mais de même qu’elle n’est pas juge de leurs légalité, de même elle ne l’est pas de leurs conformité aux buts généraux de la fonction administrative (V. Laferrière, Tr. de la jurid. admin., t. II, p. 425, note 1, et p. 549, et notre Rép. gén. du dr. fr., verb., cit., n. 232 et 233).
On sait que d’ordinaire le Conseil d’Etat ne cherche point ses motifs d’annulation en dehors du dossier qui lui est soumis. Il applique cette règle plus strictement encore en matière de détournement de pouvoir (V. Laferrière. Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 549). Mais, dans notre espèce, le dossier était tout particulièrement instructif, car une lettre adressée par le maire au commissaire de police informait celui-ci que l’argent avait été frappé de suspension pour avoir dressé procès-verbal contre un débitant de boissons, dont l’établissement était resté ouvert après l’heure réglementaire, et, d’autre part, ce même fait de l’ouverture tardive du débit avait été reconnu exact par le tribunal de simple police, qui avait condamné la contrevenante à l’amande. Il y avait donc une contrariété évidente entre la décision du tribunal de simple police et celle du maire, ou plutôt, du rapprochement entre les deux, il ressortait trop clairement que l’agent n’était frappé que pour avoir fait son devoir contre une débitante qui se trouvait être parente de la domestique du maire.
Observons en terminant que notre décision rattache aux pouvoirs généraux de la police disciplinaire qui appartient au maire sur les agents municipaux, ce qui, théoriquement, nous paraît très exact.