Ces trois décisions mettent en évidence les difficultés juridiques induites par la persistance de tarifs réglementés dans un contexte d’ouverture à la concurrence du marché du gaz.
Etait mise en cause devant le juge de l’excès de pouvoir la légalité de mesures réglementaires du Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie et du Ministre délégué à l’industrie fixant le tarif du gaz combustible, à savoir l’arrêté du 12 novembre 2004 relatif aux prix de vente du gaz combustible vendu à partir des réseaux publics de distribution (JO 14 novembre 2004, p. 19191), l’arrêté du 29 décembre 2005 modifiant l’arrêté du 16 juin 2005 relatif aux prix de vente du gaz combustible vendu à partir des réseaux publics de distribution (JO 31 décembre 2005, p. 20808) et l’arrêté du 28 avril 2006 modifiant l’arrêté du 16 juin 2005 relatif aux prix de vente du gaz combustible vendu à partir des réseaux publics de distribution (JO 29 avril 2006, p. 6483). Les requérants soutenaient que les tarifs fixés étaient trop faibles et ne permettaient pas une prise en compte suffisante de la forte hausse des coûts déjà constatée. Ils ont fait valoir, d’une part, que ces arrêtés ne respectaient pas les principes s’imposant au ministre lors de la fixation des tarifs dans le secteur gazier, et d’autre part, que ces dispositions réglementaires avaient pour effet d’entraîner une violation des règles de concurrence prohibant les abus de position dominante.
1°) Les règles de fixation des tarifs du gaz résultent de la directive numéro 98/30/CE du 22 juin 1998 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel (JOCE n° L 204, 21 juillet 1998, p. 1), et de la directive numéro 2003/55/CE du 26 juin 2003 concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la directive 98/30/CE (JOCE n° L 176, 15 juillet 2003, p. 57). La loi numéro 2003-8 du 3 janvier 2003 relative aux marchés du gaz et de l’électricité et au service public (JO 4 janvier 2003, p. 265) a transposé la directive de 1998 et prévoit qu’il appartient au ministre en charge de l’énergie de fixer lui-même le tarif du gaz. Cette compétence est strictement encadrée, puisque le prix fixé doit se situer au-dessus d’un minimum, les tarifs devant nécessairement couvrir l’ensemble des coûts, et qu’il ne peut excéder un maximum, résultant de l’exclusion de toute subvention en faveur des clients éligibles.
Le Conseil d’Etat a cependant précisé, par deux décisions du 7 juillet 2006 (CE, 7 juillet 2006, SPELG & Syndicats FF2C, requête numéro 275093, requête numéro 275655 ; CE, 7 juillet 2006, Société Poweo & FF3C, requête numéro 289012), que la loi de 2003 n’a pas eu pour effet d’abroger le dispositif antérieur, fixé par le décret numéro 90-1029 du 20 novembre 1990 réglementant les prix du gaz combustible vendu à partir des réseaux publics de transport ou de distribution (JO 21 novembre 1990, p. 14308). Si ce décret laissait une plus grande liberté au ministre, il ne pouvait réglementer que la variation des prix, en tenant compte de deux facteurs que sont la variation des coûts d’une part, et la situation économique d’autre part. Le Conseil d’Etat a déduit de la lecture combinée de ces textes deux principes directeurs. D’une part, le minimum en dessous duquel le tarif du gaz ne peut être fixé correspond, compte tenu du montant de l’abonnement payé par le consommateur, aux coûts complets moyens supportés, pour la fourniture de ce gaz, par le distributeur concerné. Ce critère recoupe la notion de prix abusivement bas, qui permettrait d’affirmer qu’une entreprise serait en situation d’abus de position dominante. D’autre part, le ministre n’est pas tenu de répercuter mécaniquement les variations des coûts complets moyens de fourniture du gaz, mais peut moduler ces variations en fonction de la situation économique, et particulièrement de celle des ménages. Cette interprétation, qui conserve au ministre une marge d’appréciation, diffère de celle qui a prévalu dans le secteur, et qui consistait à considérer que le ministre se trouvait après 2003 strictement contraint par la variation des coûts.
Le juge ajoute à cette grille d’analyse la nécessité pour le ministre de prendre en compte les coûts passés, présents et futurs pour remédier à d’éventuelles fluctuations qui ne pourraient être prises en compte par une simple lecture statique des conditions de marché. Le Conseil d’Etat confirme ici cette grille d’appréciation pour faire droit à la demande d’annulation partielle de l’arrêté du 29 décembre 2005 sur le fondement d’une hausse insuffisante des tarifs de Gaz de France (GDF) au regard des coûts supportés, et pour rejeter les autres demandes. L’analyse du juge diffère ici sensiblement de celle prônée par la Commission de régulation de l’énergie (CRE).
Le Conseil d’Etat s’appuie pour fonder son argumentation sur une analyse économique, partiellement inspirée de celle proposée par le Conseil de la concurrence, saisi par des décisions avant dire droit. Il est notable qu’une telle demande préalable aurait dû en principe être adressée à la CRE, autorité de régulation sectorielle compétente en la matière. L’office du juge de l’excès de pouvoir différant de celui du régulateur, le Conseil d’Etat s’est écarté de l’interprétation du Conseil de la concurrence pour ce qui concerne l’arrêté du 28 avril 2006. Le Conseil de la concurrence concluait à une mauvaise interprétation de la part du ministre de l’évolution des coûts sur la période 2004-2006. Le Conseil d’Etat valide au contraire cette interprétation, en appréciant la régularité de l’analyse au jour de la décision, et au vu des seuls éléments d’information disponibles à cette date, et rejette la demande tendant à l’annulation de l’arrêté de 2006. Cette analyse peut surprendre, dès lors que le ministre disposait à la date des arrêtés de 2005 et de 2006 des avis défavorables rendus par la CRE sur ces textes. La CRE estimait que les tarifs fixés étaient inférieurs aux coûts d’approvisionnement. Ces défaillances objectives dans le processus de rattrapage auraient donc pu être regardées comme connues du ministre au jour de l’arrêté.
2°) Au-delà de la seule réglementation sectorielle, le Conseil d’Etat était également saisi de la non-conformité des arrêtés mis en cause avec les règles du droit de la concurrence relatives aux abus de position dominante, énoncées par l’article L. 420-2 du code de commerce pour le droit interne, et par l’article 82 du traité instituant la communauté européenne pour le droit communautaire.
Le Conseil d’Etat reprend l’analyse du Conseil de la concurrence en ce qui concerne le premier moyen tiré de ce que la tarification insuffisamment élevée aurait pour effet d’avantager le secteur du gaz par rapport à celui du fioul. Le juge écarte ce moyen, en considérant que le marché du gaz et celui du fioul ne constituent pas un même marché économique pertinent, c’est-à-dire que ces énergies supposant un équipement préalable important ne sont pas interchangeables par les usagers. Par suite il ne peut y avoir de ce point de vue abus de position dominante.
Le Conseil d’Etat adopte également un raisonnement teinté d’analyse économique en ce qui concerne le moyen tiré de ce que la hausse insuffisante des tarifs mettrait GDF en situation d’abus automatique de position dominante. Cette notion, déjà consacrée dans la jurisprudence (CE Sect., 8 novembre 1996, Fédération française des sociétés d’assurance, requête numéro 122644, rec. p. 441 ; CE Sect., 3 novembre 1997, Société Million et Marais, requête numéro 169907, rec. p. 406), permet de considérer qu’une situation d’abus de position dominante est constituée, alors même que celle-ci ne résulterait pas du comportement de l’entreprise mise en cause, mais d’une disposition normative ayant pour effet de placer cette entreprise dans une situation où elle sera nécessairement conduite à abuser de sa position dominante. Le juge écarte cette qualification en retenant que ce ne sont pas les arrêtés attaqués qui seraient à l’origine de la situation privilégiée de GDF sur le marché du gaz. En effet, un éventuel abus de position dominante résulterait seulement du contexte de marché préexistant. S’il n’est pas contesté que le niveau des prix par GDF pour la vente de gaz en distribution publique a bien un effet perturbateur de nature à générer une barrière à l’entrée de nouveaux opérateurs, le niveau de ces prix résulte de la faiblesse des coûts de l’opérateur historique, eux-mêmes inhérents à sa situation préexistante. Le Conseil d’Etat aurait pu cependant retenir une analyse différente en considérant que l’arrêté s’inscrivait dans un ensemble de dispositions ayant pour effet une sous-évaluation des tarifs, et avait donc partiellement œuvré pour la constitution d’un abus automatique de position dominante en faveur de GDF.
Ces décisions illustrent l’imparfaite concordance des analyses des autorités de régulation, à compétence générale ou sectorielle, avec celles du juge. Si ces divergences s’expliquent par les offices différents qui sont les leurs, il n’en demeure pas moins que l’ensemble des dispositions contestées, et demeurant en vigueur pour la plupart à l’issue du contrôle du juge, maintiennent les tarifs réglementés du gaz à un niveau inférieur au coût réel, générant des difficultés d’accès pour les nouveaux entrants sur le marché du gaz. Il n’est donc pas exclu que le système des tarifs réglementés soit à terme remis en cause, au vu des effets d’éviction constatés.