A travers cet arrêt, le Conseil d’Etat reconnaît pour la première fois la responsabilité pour faute simple de l’Etat du fait du fonctionnement défectueux du service public de la justice administrative, revenant en partie sur la jurisprudence Darmont (CE 29 décembre 1978, requête numéro 96004, Darmont : Rec. p. 542 ; AJDA 1979, n° 11, p. 45, note Lombard ; D. 1979, jurispr. p. 279, note Vasseur ; RDP 1979, p. 1742, note Auby Lebon, p. 152) qui exigeait la preuve d’une faute lourde (pour un rejet explicite de la faute lourde en matière de droit à un délai raisonnable de jugement : CE 16 février 2004, requête numéro 219516, De Vitasse Thezy : Resp. civ. et assurances 2004, 230, note Guettier). Pour se faire, il fait sien le raisonnement de la Cour européenne des droits de l’homme relatif à l’article 6§1 de la Convention qui impose aux juridictions de statuer dans un délai raisonnable (CEDH 24 octobre 1989, affaire numéro 10073/82, H. c/ France, série A, n° 162-A ; CEDH 31 mars 1992, affaire numéro 18020/91, X. c/ France, série A, n° 236 ; CEDH 26 avril 1994, affaire numéro 22121/93, Vallée c/ France, série A, n° 289-A ; CEDH 26 avril 1994, affaire numéro 22800/93, Karakaya c/ France, série A, n° 289-B). Cette solution est à rapprocher de celle déjà mise en œuvre par les juridictions civiles qui fonde la responsabilité étatique pour violation du délai raisonnable soit sur le déni de justice (TGI Paris, 6 juillet 1994, C. et A. de Jaeger c. Agent judiciaire du Trésor public, Gaz. Pal., 1994 II 589, note Petit et TGI Paris, 5 novembre 1997, Gauthier c/ Ministre de la justice et autres), soit sur une conception extensive de la notion de faute lourde (Cass., A.P., 23 février 2001, pourvoi numéro 99-16165, Consorts Bolle Laroche : Bull. inf. C. cass. 1er avril 2001, p. 9, concl. de Gouttes et rapp. Collomp ; Bull. civ, Ass. plén. n° 5 ;Resp. civ. et assur. 2001, comm. n° 10, note Vaillier ; D. 2001, p. 1752, note Debbasch).
Désormais, lorsque le litige entre dans le champ d’application de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, les requérants ont le droit à voir leur affaire jugée dans un délai raisonnable. Le Conseil d’Etat a fait application de ce principe, en acceptant, par exemple, de se prononcer sur la durée excessive de la procédure devant les juridictions spécialisées des pensions (CE 19 juin 2006, requête numéro 285152, Koller), ou encore devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CE 22 janvier 2007, requête numéro 286292, Forzy). Dans l’affaire Magiera, le juge administratif a ajouté qu’à défaut de pouvoir invoquer l’article 6§1, les requérants pourront également se prévaloir du principe général du droit à un délai raisonnable de jugement. Une telle possibilité permet d’étendre cette garantie à l’ensemble des contentieux administratifs qui sont exclus du champ d’application du procès équitable car ne se rattachant pas à des contestations sur des droits et obligations de caractère civil ou au bien-fondé d’une accusation en matière pénale.
Selon l’article R. 311-1 du Code de justice administrative, le Conseil d’Etat est compétent en premier et dernier ressort pour connaître des litiges ayant trait à un dépassement du délai raisonnable de jugement dirigés contre l’Etat devant la juridiction administrative. La procédure à suivre pour former un recours est visée par l’article R. 421-1 de ce même code. Le requérant devra dans un premier temps provoquer une décision administrative préalable du Garde des Sceaux et, en cas de refus ou d’une indemnisation qu’il estime insuffisante, de saisir le Conseil d’Etat d’une action en responsabilité. (CE 7 juillet 2006, requête numéro 285669, Mangot).
Afin de déterminer si le délai procédural est excessivement long, le Conseil d’Etat reprend les critères développés par la Cour européenne des droits de l’homme. Il aura recours à une appréciation globale lorsqu’il calculera la durée totale de la procédure, allant du dies ad quo au dies ad quem et à une appréciation concrète lorsqu’il recherchera les raisons du retard. Cette appréciation in concreto se base sur quatre critères : la complexité du litige (pour l’absence de complexité : CE 16 février 2004, De Vitasse Thezy, préc.), le comportement des autorités étatiques (dans l’affaire Magiera, l’élaboration du rapport d’expertise demandé par le juge des référés du tribunal administratif a duré 4 ans et 4 mois. Pour une confirmation : CE 19 juin 2006, requête numéro 96004, M. Loupias et Mme Joncquières), le comportement du requérant (lorsque le comportement du requérant est dilatoire, il peut diminuer voire exclure la responsabilité étatique) et l’enjeu du litige, ici était pris en compte l’âge du requérant, 72 ans à la date d’introduction du recours en 1990 (CEDH 26 avril 1994, Vallée c/ France, série A, n° 289-A, préc. : l’affaire concernait trois personnes malades du sida. La Cour a énoncé qu’une « diligence exceptionnelle s’imposait eu égard au mal incurable qui minait les requérants et à leur espérance de vie réduite » ; CE 19 juin 2006 M. Loupias et Mme Joncquières, préc. : « qu’eu égard à l’âge avancé et à l’état de santé du requérant, à l’objet même du litige relatif à l’allocation pour tierce personne à domicile »).
L’indemnisation pour une violation du délai raisonnable n’est pas automatique, le requérant devant nécessairement prouver l’existence d’un préjudice causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Ce préjudice peut être de deux types. Il peut d’abord s’agir d’un dommage matériel et/ou moral (CE 25 janvier 2006, requête numéro 284013, SARL Potchou .- CE, 29 octobre 2007, requête numéro 298781, Decker : JCPA 2007, Act. 984), certain et direct, et dont la réparation ne se trouve pas assurée par la décision rendue sur le litige principal. Le Conseil d’Etat admet que la durée excessive d’une procédure est présumée entraîner, par elle-même, un préjudice moral dépassant les préoccupations habituellement causées par un procès, sauf circonstances particulières en démontrant l’absence (CE 19 octobre 2007, requête numéro 296529, Blin : JCPA 2007, Act. 960). Pourra également s’ajouter à cette première catégorie, la perte d’une chance (pour la perte de chance d’exploiter des terres : CE 16 février 2004, De Vitasse Thezy, préc. ; pour la perte de chance de bénéficier d’une allocation : CE 19 juin 2006 M. Loupias et Mme Joncquières, préc. ) ou la reconnaissance tardive d’un droit. Il peut ensuite s’agir d’un préjudice résultant de désagréments provoqués par la durée abusivement longue d’une procédure. Mais dans ce cas, encore faut il que ces désagréments aient un caractère réel et qu’ils aillent au-delà des préoccupations habituellement causées par un procès compte tenu de la situation personnelle du requérant. Dans notre affaire, le Conseil d’Etat a reconnu que le litige avait provoqué à M. Magiera une inquiétude et des troubles dans les conditions d’existence et a accordé 30 000 francs en guise de réparation (V. également CE 19 juin 2006 M. Loupias et Mme Joncquières, préc. ). Dans les arrêts ultérieurs, le Conseil d’Etat semble toutefois rattacher ce second type de préjudice à un dommage moral (CE 19 juin 2006, requête numéro 284668, Ngeleka)
Il n’est pas nécessaire que le dépassement du délai raisonnable résulte d’une décision définitive. Il peut en effet également trouver son origine dans une décision toujours pendante. Dans ce cas, le juge administratif évalue le délai à partir de son point de départ jusqu’au moment de la saisine du Conseil d’Etat pour violation de ce droit (CE 25 janvier 2006, SARL Potchou, préc. : dans cette affaire, l’affaire était pendante devant la Cour administrative de Marseille mais la durée de jugement, qui a été reconnue excessive, était déjà supérieure à 18 ans dont 9 de délibéré).
Enfin, il faut noter que la méconnaissance du délai raisonnable n’a aucune incidence sur la validité de la décision juridictionnelle prise à l’issue de la procédure (CE, 19 juin 2006 M. Loupias et Mme Joncquières, préc. ; CE 25 janvier 2006, SARL Potchou, préc. ; Cass. crim. , 29 novembre 2000, Administration des douanes et des droits indirects, préc.).