Un décret n° 85-283 du 27 février 1985 (JO 1er mars 1985, p. 2600) avait réformé les modalités de calcul des cotisations à la caisse de retraites des chirurgiens-dentistes. Contestant ces nouvelles modalités, M. Gardedieu avait obtenu du Conseil d’État la constatation de leur illégalité (CE, 18 février 1994, Gardedieu, requête numéro 112587). Toutefois, le législateur est intervenu pour valider rétroactivement les appels à cotisation réalisés sur la base du décret de 1985 (loi n° 94-637, 25 juillet 1994, article 41-IV, JO 27 juillet 1994, p. 10815). Contraint à payer ceux-ci, M. Gardedieu a engagé un recours devant la juridiction administrative en vue d’obtenir l’engagement de la responsabilité de l’État. Il a, en première instance, invoqué la responsabilité sans faute de l’État sur le fondement du principe de l’égalité devant les charges publiques (CE Ass., 14 janvier 1938 Société anonyme des produits laitiers « La Fleurette », rec. p. 25), avant de se prévaloir, en appel, de la responsabilité pour faute de l’État du fait de la méconnaissance, par la loi de validation, du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le Conseil d’État a d’abord constaté la contrariété de la loi de validation avec l’article 6 de la ConvEDH. Appliquant une solution traditionnelle (CE Ass., 27 mai 2005, Provin, requête numéro 277975) et conforme à la jurisprudence européenne (CEDH, 28 octobre 1999, Zielinski Pradal et Gonzales et autres c/ France, requête numéro 24846/94, rec. 1999-VI), il a ainsi conclu que l’intérêt financier poursuivi par le législateur ne constituait pas un impérieux motif d’intérêt général permettant de justifier la validation législative. Il a ensuite affirmé que cette incompatibilité de la loi avec l’article 6 était susceptible d’engager la responsabilité de l’État, dans la mesure où le préjudice subi par le requérant était la conséquence directe de la loi de validation. Par cette jurisprudence novatrice, le Conseil d’État renforce donc la protection du justiciable en élargissant les hypothèses d’engagement de la responsabilité du législateur. Mais la portée de cette nouveauté reste délicate à apprécier.
On sait que le juge administratif refuse traditionnellement d’engager la responsabilité pour faute du législateur, pour rechercher l’origine du préjudice subi par le requérant, non pas dans la loi elle-même, mais dans la faute de l’administration appliquant celle-ci (CE Ass., 28 février 1992, Société Arizona Tobacco Products, requête numéro 87753). Ainsi, admettait-il, jusqu’à présent, la seule responsabilité sans faute du législateur, en vertu de la jurisprudence La Fleurette (préc.), laquelle était doublement conditionnée à l’absence de volonté du législateur d’exclure toute indemnisation et à l’existence d’un préjudice grave et spécial. Or, c’est précisément l’exigence liée au préjudice qui rendait contestable la position du Conseil d’État face à la jurisprudence communautaire. En effet, la Cour de justice ne conditionne en rien la réparation du dommage subi par le requérant à l’existence d’un préjudice spécifique, les conditions de l’engagement de la responsabilité du législateur se limitant à la constatation d’une violation manifeste et grave d’une règle communautaire conférant des droits aux particuliers, et d’un lien de causalité direct entre le préjudice et cette violation (CJCE, 19 novembre 1991, Francovich et Bonifaci, affaire numéro C-6/90, affaire numéro C-9/90, rec. p. I-5357). En cela, la jurisprudence Gardedieu est même plus protectrice des administrés, dans la mesure où la simple incompatibilité suffit à voir la responsabilité du législateur engagée.
Mais quelle est la nature de ce nouveau cas de responsabilité de l’État, et comment s’inscrit-il dans la classification traditionnelle distinguant responsabilité pour faute et responsabilité sans faute ? Plusieurs arguments contradictoires empêchent d’apporter à cette question une réponse évidente. Tout d’abord, il apparaît peu probable que l’assemblée du contentieux ait entendu mettre en place une responsabilité pour faute du législateur, même si la reconnaissance de l’incompatibilité de la loi pouvait, a priori, laisser supposer l’existence d’une faute. D’une part, le choix du juge de ne pas employer le terme de faute, et la coexistence de la jurisprudence Gardedieu et de la jurisprudence traditionnelle Arizona Tobacco (préc.), à laquelle l’arrêt ne met pas fin, sont autant d’arguments militant pour l’exclusion d’un régime de responsabilité pour faute. D’autre part, un motif procédural conforte cette appréciation : la responsabilité pour faute n’ayant été invoquée qu’en appel et non en première instance, sa prise en considération par le Conseil d’État aurait signifié une remise en cause de la théorie classique de la cause qui empêche un requérant de formuler, en appel, une demande fondée sur une cause nouvelle.
Inversement, l’absence d’exigence d’un préjudice spécial et anormal rend très difficile le rattachement de la solution d’espèce à la responsabilité sans faute, dont un tel préjudice est la caractéristique classique. C’est ainsi qu’il est possible de conclure, au regard de ces données contradictoires, que l’assemblée du contentieux a admis l’existence d’un nouveau type de responsabilité dans le domaine de la violation, par le législateur, des engagements internationaux de la France. Ce régime mixte qui, tout en refusant l’existence d’une faute, se rapproche dans son régime juridique de celui de la responsabilité pour faute est source de complexification du droit. Mais tel était sans doute le prix à payer pour que le citoyen puisse bénéficier d’une protection nouvelle et accrue, sans que celle-ci entraîne la remise en cause de la retenue historique du juge administratif face au pouvoir législatif et à la constatation de ses éventuelles fautes.