L’épidémie de SIDA est apparue aux cours des années 1980, mais il a fallu attendre un certain nombre d’années pour que soient découverts ses modes de transmission et que des tests soient disponibles. Si une circulaire du 20 juin 1983 imposait déjà d’écarter des dons de sang les sujets dits « à risques », et notamment les homosexuels, la première information établissant un lien entre les contaminations et les transfusions sanguines date seulement d’octobre 1984. Ce n’est toutefois qu’à compter du rapport Brunet, publié le 22 novembre de la même année, qu’il a été clairement établi que le chauffage d’extraits du plasma permettait d’inactiver le virus. Pourtant, des produits sanguins non chauffés seront encore distribués en France durant plusieurs mois, jusqu’à l’intervention de la circulaire du 2 octobre 1985 prescrivant le retrait de ces produits.
Pour la période comprise entre le 22 novembre 1984 et le 2 octobre 1985, la responsabilité de l’Etat a été recherchée par les personnes contaminées pour carence dans l’exercice de ses pouvoirs de contrôle et de police sanitaire. Le Conseil d’État, saisi de cette question, avait alors jugé qu’une faute simple suffisait à engager la responsabilité de l’Etat (CE Ass. 9 avril 1993, requête numéro 138652, requête numéro 138653, requête numéro 138663, M. D. M.G. et Epoux B : Rec. p.110, concl. Legal ; AJDA 1993 p.344, chron. Maugüé et Touvet ; D. 1993, p.312, concl. Legal ; JCP G 1993,I, 3700, chron. Picard ; JCP G 1993, 21110, note Debouy ; RFDA 1993, p.583, concl. Legal). Les juges ont en effet estimé que dès le moment où elle était “informée, de façon non équivoque, de l’existence d’un risque sérieux, l’administration avait le devoir d’interdire les produits dangereux, sans attendre d’avoir la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés”.
La même affaire a donné lieu à la condamnation par le juge répressif de différents responsables du Centre national de transfusion sanguine à des peines d’emprisonnement pour délit de tromperie (Cass. crim., 22 juin 1994, pourvoi numéro 93-83900: Bull. crim. 1994, n° 249 ; JCP G 1994, II, 22310, note Rassat ; D. 1995, jurispr. p. 65, concl. Perfetti, note Prothais ; Gaz. Pal. 1994, 2, p. 592, note Doucet). En revanche, dans le volet non ministériel de l’affaire, la Cour de cassation n’a pas retenu le crime d’empoisonnement à l’encontre des médecins qui avaient prescrit à leurs patients des produits sanguins contaminés par le virus du sida, la preuve n’étant pas rapportée qu’ils aient eu connaissance du caractère nécessairement mortifère des lots fournis par le Centre national de transfusion sanguine, et en raison des incertitudes qui régnaient encore, à l’époque, quant aux conséquences mortelles du sida (Cass. crim., 18 juin 2003, pourvoi numéro 93-83900 : Bull. crim. 2003, n° 127 ; JCP G 2003, II, 10121, note Rassat ; LPA 25 juillet 2003, note Steinlé-Fenerbach). Enfin, dans une décision du 8 mars 1999, la Cour de justice de la République, saisie de plaintes à l’encontre de trois ministres pour homicides involontaires et atteintes involontaires à l’intégrité, a condamné – mais dispensé de peine – l’ancien ministre de la santé et a relaxé l’ancien premier ministre ainsi que le ministre des affaires sociales.
Les arrêts N’Guyen, Jouan et Pavan ne s’inscrivent pas dans la même problématique, puisqu’ils concernent des contaminations survenues avant le 22 novembre 1984, c’est-à-dire une époque où l’Etat ne pouvait être considéré comme fautif. Le Conseil d’Etat s’inspire en l’espèce de la solution, très généreuse pour les victimes, qui avait été peu de temps auparavant admise par la Cour de cassation (Cass. 1ère civ., 12 avril 1995, pourvoi numéro 92-20.747, Consorts Martial c. Centre régional de transfusion sanguine de l’hôpital Purpan et pourvoi n° 92-11.950, pourvoi numéro 92-11.975, Centre départemental de transfusion sanguine de l’Essonne et a. c/ Consorts Dupuy et a. : JCP G 1995, II, 22467, note Jourdain). Dans cette affaire, la Cour avait en effet condamné les centres privés de transfusion sanguine en se fondant sur l’obligation contractuelle de sécurité leur incombant.
En l’espèce, c’est un régime de responsabilité sans faute que mettent en œuvre les juges. Ainsi, « eu égard tant à la mission qui leur est ainsi confiée par la loi qu’aux risques que présente la fourniture de produits sanguins, les centres de transfusion sont responsables, même en l’absence de faute, des conséquences dommageables de la mauvaise qualité des produits fournis ». Plus précisément, c’est donc à la personne morale dont relève le centre de transfusion sanguine qui a élaboré les produits utilisés qu’est imputable le préjudice qui résulte pour un malade de sa contamination par des produits sanguins transfusés.
Il a à noter que les victimes contaminées par le virus du sida avaient également la possibilité de saisir le fonds d’indemnisation des transfusés et des hémophiles institué par la loi. Toutefois, il a été jugé que l’acceptation de l’offre du fonds n’empêchait pas le requérant d’exercer devant la juridiction de droit commun une action afin d’obtenir une indemnisation complémentaire (CE avis, 15 octobre 1993, requête numéro 148888, requête numéro 14889, Consorts Jézéquel et Vallée : D. 1994, p. 319, obs. Terneyre et Bon).
La jurisprudence N’Guyen, Jouan et Pavan a également vocation à s’appliquer en faveur des victimes, beaucoup plus nombreuses, du virus de l’hépatite C (V. par exemple Cour administrative d’appel de Marseille, 12 décembre 2006, requête numéro 00MA00473, Avargues; Cour administrative d’appel de Nancy, 15 juin 2006, requête numéro 05NC00193, Etablissement français du sang), celles-ci bénéficiant, par ailleurs, d’une présomption de causalité (loi n°2002-3003 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système. de santé , art. 102).
En application de cette jurisprudence, la juridiction administrative est incompétente lorsque les produits contaminés ont été élaborés par un centre de transfusion sanguine rattaché à une personne privée, alors même que la victime a été hospitalisée dans un établissement de santé public, lorsque aucune faute ne peut être reprochée à ce dernier (CE 30 juillet 1997, requête numéro 160773, Consorts Beaumer : Rec. tables, p. 1064 ; Dr. adm. 1997, comm. 359). De la même façon, doit être mis hors de cause, en l’absence de faute qui lui serait imputable, la personne morale dont relève un centre de transfusion sanguine qui n’a fait que fournir des produits sanguins contaminés qui ont été élaborés par un autre centre de transfusion sanguine (CE Ass. 26 mai 1995, requête numéro 94NC00550, requête numéro 95NC00770, requête numéro 95NC00917, Consorts Pavan, préc. .- CAA Nancy, 27 juin 1996 : Hospices civils de Colmar c/ consorts Engel: LPA 28 mars 1997, p.12). Enfin, lorsque les produits incriminés ont été élaborés par plusieurs centres de transfusion sanguine ayant des personnalités juridiques distinctes, l’hôpital qui a participé à leur élaboration pourra être tenu pour responsable de l’ensemble des dommages subis, à charge pour lui d’appeler en garantie, devant le juge administratif, les centres de transfusion ayant la personnalité publique, ou d’exercer une action, devant le juge judiciaire, lorsque ces centres ont une personnalité morale de droit privé (CE 15 janvier 2001, requête numéro 208958, requête numéro 208959, requête numéro 208960, requête numéro 208961, requête numéro 208962, Assistance publique – hôpitaux de Paris : RFDA2002, p. 139, concl. Chauvaux).
Depuis l’intervention de la loi numéro 98-535 du 1er juillet 1998, la responsabilité sans faute incombe désormais de l’Établissement français du sang qui détient le monopole du service public transfusionnel et assure l’ensemble des activités exercées par les centres de transfusion sanguine. En cas de litige, l’établissement français du sang étant un établissement public administratif, c’est devant le juge administratif que sa responsabilité devra être recherchée (CE avis, 20 octobre 2000, requête numéro 22672, Torrent : AJDA 2001, p. 394, concl. Chauvaux ; Petites affiches 2001, n° 132, p. 23 obs. Guettier). Toutefois, c’est seulement à la date à laquelle la transfusion a été réalisée que doit s’apprécier la question de la compétence juridictionnelle. En conséquence, l’établissement français du sang n’étant entré en fonction qu’au 1er janvier 2000, les contaminations intervenues avant cette date, lorsqu’elles ont pour origine des produits sanguins élaborés par des centres de transfusion sanguine relevant de personnes privées, ne peuvent donner lieu à un contentieux que devant les juridictions judiciaires (CE avis, 20 octobre 2000, Torrent, préc.).