Par sa décision Association » Libérez les Mademoiselles ! » du 26 décembre 2012, requête numéro 358226 le Conseil d’Etat livre une nouvelle illustration du contentieux des circulaires administratives. Il rejette le recours exercé contre la circulaire du Premier ministre prescrivant la suppression du terme « Mademoiselle » dans les formulaires administratifs, au profit du terme « Madame ».
Le Premier Ministre a adopté le 21 février 2012 une circulaire numéro 5575/SG dont l’objet était la suppression des termes » Mademoiselle « , » nom de jeune fille « , » nom patronymique « , » nom d’épouse » et » nom d’époux » des formulaires et correspondances des administrations.
Cette circulaire prenait en compte l’évolution de la législation sur les noms de famille, et principalement la loi n° 2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille ; la circulaire indiquait aux administrations de l’Etat que l’usage des termes « nom d’époux » et « nom d’épouse » devaient être remplacés par celui de « nom d’usage »; les termes « nom de jeune fille » et « nom patronymique » doivent être remplacés par le terme « nom de famille ».
Ces modifications sont très neutres sur le plan symbolique, et personne n’a songé à les discuter.
Tel n’est pas le cas de la modification qui a justifié le recours devant le Conseil d’Etat : le remplacement du terme « Mademoiselle » par celui de « Madame » dans tous les formulaires administratifs.
Comme l’indique la circulaire, la distinction entre les deux expressions, fondée sur la situation matrimoniale des personnes de sexe féminin, n’est imposée par aucun texte : c’est un simple usage. Plusieurs circulaires avaient déjà semble-t-il prescrit la disparition du terme « Mademoiselle ». Jugé discriminatoire par certains, en tant qu’il distingue les femmes selon leur situation matrimoniale, le terme doit disparaître des formulaires, mais n’a pas pour le moment a disparaître du vocabulaire commun. Notons que dans certains pays comme en Allemagne, l’équivalent de Mademoiselle, « Fraulein », est réservé aux toutes jeunes filles. Son usage est très fortement déconseillé dans le langage courant et son recours dans les formulaires administratifs tout bonnement impensable.
La décision rapportée est intéressante à plusieurs titres, bien qu’elle ne soit sur aucun point une décision de principe.
Elle illustre le caractère très libéral la qualité et l’intérêt pour agir des associations (1). Elle rappelle l’étendue de certaines compétences que tient le Premier Ministre de l’article 21 de la Constitution (2). Elle apporte une belle illustration de la jurisprudence Duvignières relative à la recevabilité des recours contre les circulaires (3).
1) La qualité et l’intérêt pour agir des associations
La suppression du terme « Mademoiselle » était contestée par l’association » Libérez les Mademoiselles ! « . Il est évident que cette association avait été créée à seule fin de contester la circulaire.
La circulaire date du 21 février 2012. Ce n’est que le 1er mars 2012 que l’association était déclarée en préfecture et le 10 mars que cette déclaration était publiée au Journal Officiel.
On le sait,le Conseil d’Etat admet qu’ont qualité pour agir par la voie du recours pour excès de pouvoir les associations même non déclarées. Une distinction doit ainsi être faites entre la défense des intérêts patrimoniaux, qui est réservée aux associations déclarées en application des articles 5 et 6 de la loi du 1er juillet 1901, et les associations légalement constituées (dont l’assemblée générale constitutive a eu lieu) qui peuvent agir par la voie de l’excès de pouvoir.
V. par exemple Conseil d’Etat, 21 avril 1997, Madame Dominique X, requête numéro 156370 :
Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article 2 de la loi du 1er juillet 1901 : « Les associations de personnes pourront se former librement sans autorisation ni déclaration préalable » ; qu’il suit de là que les associations, même non déclarées, peuvent se prévaloir d’une existence légale ; que si, en application des articles 5 et 6 de la même loi, les associations non déclarées n’ont pas la capacité d’ester en justice pour y défendre des droits patrimoniaux, l’absence de la déclaration ne fait pas obstacle à ce que, par la voie du recours pour excès de pouvoir, toutes les associations légalement constituées aient qualité pour contester la légalité des actes administratifs faisant grief aux intérêts qu’elles ont pour mission de défendre ;
Rappelons qu’il existe une exception à cette règle jurisprudentielle. Elle est posée par l’article L. 600-1-1 du code de l’urbanisme : « Une association n’est recevable à agir contre une décision relative à l’occupation ou l’utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l’association en préfecture est intervenu antérieurement à l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire« .
En l’espèce, la déclaration de l’association était postérieure à l’adoption et à la publication de la circulaire. Ceci n’empêche pas l’association d’avoir qualité pour agir.
Le Conseil d’Etat n’a dès lors aucun mal à reconnaître (de manière implicite, puisqu’aucun développement de l’arrêt n’est consacré à la qualité ou à l’intérêt pour agir de l’association) l’intérêt pour agir d’une association qui a pour objet de « défendre le Droit, les libertés publiques et les grands principes du droit constitutionnel, notamment des femmes ; refuser l’immixtion du pouvoir exécutif ou du pouvoir législatif dans la pratique de la langue française par les Français dans le cadre de leurs relations avec les agents de l’État et inversement ; défendre la langue française et l’utilisation du terme « Mademoiselle » […]« .
2) Les compétences du Premier Ministre
Le Premier Ministre ne peut pas agir en dehors des règles de forme et de compétences prévues notamment par l’article 22 de la Constitution (obligation du contreseing). Il dispose cependant sur le Gouvernement une compétence particulière, qui lui permet d’adresser aux membres du Gouvernement des instructions :
« Considérant que si le Premier ministre ne saurait exercer le pouvoir réglementaire qu’il tient de l’article 21 de la Constitution sans respecter les règles de forme ou de procédure applicables à cet exercice, notamment l’exigence de contreseing résultant de l’article 22 de la Constitution, il lui est toujours loisible, sur le fondement des dispositions de l’article 21 de la Constitution en vertu desquelles il dirige l’action du Gouvernement, d’adresser aux membres du Gouvernement et aux administrations des instructions par voie de circulaire, leur prescrivant d’agir dans un sens déterminé ou d’adopter telle interprétation des lois et règlements en vigueur »
Ainsi, si le Premier Ministre n’est pas le supérieur hiérarchique des ministres, il dispose d’un pouvoir d’instruction par voie de circulaires, mais également de directives. La circulaire permet, dans tous les domaines où ni le Premier Ministre, ni les Ministres n’ont de pouvoir réglementaire, d’orienter l’action du gouvernement et des administrations déconcentrées. La circulaire, bien qu’elle puisse avoir un caractère impératif, n’a pas de caractère normatif. Primus inter pares, le Premier Ministre dirige l’action du gouvernement notamment par voie de circulaires; ces dernières ne peuvent pas, de ce seul fait, être annulées comme ayant été adoptées par une autorité incompétente.
3) La légalité de la circulaire et le statut juridique de la langue française
Outre l’incompétence du Premier ministre, nombreux étaient les moyens soulevés à l’encontre de la circulaire.
Dans le souci d’une exhaustivité peut-être inutile, relevons qu’il était reproché au Premier ministre de ne pas avoir recueilli l’avis du Conseil supérieur de la langue française créé par le décret n° 89-403 du 2 juin 1989 instituant un Conseil supérieur de la langue française et une délégation générale à la langue française. Le Conseil d’Etat rejette le moyen, car ce Conseil n’a pas de compétence consultative obligatoire.
5. Considérant, en deuxième lieu, qu’il ne ressort d’aucune disposition du décret du 2 juin 1989 instituant un conseil supérieur de la langue française que la consultation de cette instance aurait été requise avant l’adoption de la circulaire attaquée ;
Notons cependant que le décret précité prévoit que le délégué général à la langue française « est consulté sur la définition de la politique et le financement des actions menées par les différents départements ministériels dans les matières relevant de la compétence du Conseil supérieur [de la langue française] ».
Cette fonction consultative ne semble pas concerner l’adoption des textes, mais simplement la définition de la politique des différents départements ministériels en matière de promotion de la langue française. En tout état de cause, la circulaire n’intervenait pas dans le champ d’application du décret du 2 juin 1989 qui définit l’objet du Conseil comme étant « d’étudier, dans le cadre des grandes orientations définies par le Président de la République et le Gouvernement, les questions relatives à l’usage, à l’aménagement, à l’enrichissement, à la promotion et à la diffusion de la langue française en France et hors de France et à la politique à l’égard des langues étrangères« .
D’une manière plus générale encore, la circulaire ne porte pas sur le statut de la langue française, et son usage par les personnes privées. Il était en effet reproché à la circulaire d’être intervenue dans une matière réservée par l’article 34 à la compétence du législateur.
Le Conseil d’Etat rejette le moyen en notant :
7. Considérant, en quatrième lieu, que cette circulaire n’a nullement pour objet ou pour effet d’imposer à des personnes privées l’obligation d’user de certains mots ou expressions, mais se borne à donner instruction aux administrations de renoncer, dans les formulaires administratifs et correspondances émanant de l’administration, à l’emploi du terme » Mademoiselle » ; que, ce faisant, la circulaire n’a fixé aucune règle qu’il reviendrait au législateur de fixer en vertu de l’article 34 de la Constitution ;
A contrario, imposer aux personnes privées l’obligation d’user de certains mots ou expressions relèverait de la compétence du législateur.
C’est bien par la loi (loi nº 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, dite « Loi Toubon ») que l’emploi de la langue française a été imposé notamment pour toute « inscription ou annonce apposée ou faite sur la voie publique, dans un lieu ouvert au public ou dans un moyen de transport en commun et destinée à l’information du public« .
Et le moyen soulevé par la requérante n’est pas inintéressant.
A l’occasion du contrôle de la loi du 4 août 1994, le Conseil constitutionnel (CC, décision n° 94-345 DC du 29 juillet 1994, Loi relative à l’emploi de la langue française) avait considéré que :
5. […] s’il incombe au législateur, compétent, aux termes de l’article 34 de la Constitution, pour fixer « les règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques », d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer, il ne saurait le faire, s’agissant d’une liberté fondamentale, d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés, qu’en vue d’en rendre l’exercice plus effectif ou de le concilier avec d’autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ;
6. Considérant qu’au nombre de ces règles, figure celle posée par l’article 2 de la Constitution qui dispose : « La langue de la République est le français » ; qu’il incombe ainsi au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre ces dispositions d’ordre constitutionnel et la liberté de communication et d’expression proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; que cette liberté implique le droit pour chacun de choisir les termes jugés par lui les mieux appropriés à l’expression de sa pensée ; que la langue française évolue, comme toute langue vivante, en intégrant dans le vocabulaire usuel des termes de diverses sources, qu’il s’agisse d’expressions issues de langues régionales, de vocables dits populaires, ou de mots étrangers ;
En l’espèce, l’obligation d’user ou de ne pas user d’un terme n’étant imposée qu’à l’administration, et non à des personnes privées intervenant en dehors de l’exercice d’une mission de service public, le législateur n’était pas compétent.
De même doivent par voie de conséquence être écartés les moyens relatifs à la violation de l’article 11 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui garantit la liberté d’expression.
Le Conseil constitutionnel avait censuré une partie de la « loi Toubon » en raison du fait qu’elle prévoyait d’imposer l’usage de certains termes à des personnes privées intervenant en dehors de toute mission de service public :
8. Considérant que s’agissant du contenu de la langue, il lui était également loisible de prescrire, ainsi qu’il l’a fait, aux personnes morales de droit public comme aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public l’usage obligatoire d’une terminologie officielle ;
9. Considérant que toutefois, eu égard à la liberté fondamentale de pensée et d’expression proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, il ne pouvait imposer, sous peine de sanctions, pareille obligation aux organismes et services de radiodiffusion sonore et télévisuelle qu’ils soient publics ou privés ;
10. Considérant par ailleurs que le législateur ne pouvait de même sans méconnaître l’article 11 précité de la Déclaration de 1789 imposer à des personnes privées, hors l’exercice d’une mission de service public, l’obligation d’user, sous peine de sanctions, de certains mots ou expressions définis par voie réglementaire sous forme d’une terminologie officielle ;
11. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que sont contraires à la Constitution le deuxième alinéa de l’article 2 relatif à des pratiques commerciales et la seconde phrase du premier alinéa de l’article 3 concernant la voie publique, les lieux ouverts au public et les transports en commun en tant qu’ils s’appliquent à des personnes autres que les personnes morales de droit public et les personnes privées dans l’accomplissement d’un service public ;
Le Conseil d’Etat rend une décision en tous points conforme à la « ligne » qui avait été tracée par le Conseil constitutionnel. Le Conseil d’Etat a constaté (cf. supra) que la circulaire n’imposait pas » à des personnes privées l’obligation d’user de certains mots ou expressions, mais se born[ait] à donner instruction aux administrations » d’user de certains termes. Le Conseil d’Etat ne peut donc que rejeter le moyen tenant notamment à la violation de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
8. Considérant que la circulaire n’a, en tout état de cause, pas porté d’atteinte illégale à la liberté d’expression garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et par l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni, en prescrivant d’user à l’égard des femmes d’une forme qui n’entend pas préjuger pas de leur statut marital, au droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
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