Dans les mains du juge administratif, la vie d’un contrat peut se révéler chaotique. La convention signée entre la Ville de Paris et la société JC Decaux pour l’installation et l’exploitation de colonnes et de mâts porte-affiches sur le domaine public de la commune a revêtu, entre 2005 et 2013, pas moins de trois qualifications différentes. Conclue le 18 octobre 2005 en la forme d’une convention d’occupation domaniale, elle fut requalifiée en délégation de service public par le tribunal administratif de Paris dans un jugement du 24 avril 2009 (n° 0516044/6-1). La cour administrative d’appel, par un arrêt du 17 octobre 2012 (CAA Paris, n° 09PA03922), opta pour la qualification de marché public. Enfin, après avoir traversé de la sorte le spectre des contrats publics, la convention revient par le présent arrêt à son habit originel.
L’affaire opposait la Ville de Paris à la société d’affichage CBS Outdoor. Cette dernière, évincée de la procédure de passation organisée ad hoc par la commune, souhaitait voir annuler la délibération en date du 26 septembre 2005 par laquelle le conseil de Paris autorisait son maire à signer la convention d’occupation avec la société concurrente JC Decaux. Elle soutenait que la commune avait entaché d’irrégularité la passation du contrat en ne se conformant pas aux règles procédurales adéquates. Les juges du fond lui donnèrent raison, mais sur une base juridique différente.
En première instance, le tribunal a annulé la délibération municipale en jugeant que la convention présentait le caractère d’une délégation de service public. Les juges avaient en effet retenu que les contraintes imposées par la Ville à la société JC Decaux pour déterminer l’emplacement des colonnes et des mâts porte-affiches ainsi que la part de ce mobilier réservée à des tarifs préférentiels à l’annonce de certains spectacles caractérisaient l’intention de la commune d’ériger la promotion d’activités culturelles en un service public. La cour administrative d’appel a retenu au contraire que le contrat litigieux avait le caractère d’un marché public en estimant que son objet était de permettre la réalisation et la fourniture de prestations de service pour la promotion d’activités culturelles et qu’il avait été conclu pour répondre aux besoins de la personne publique.
Saisi en cassation par la Ville de Paris, le Conseil d’Etat écarte ces deux solutions. En qualifiant le contrat de convention d’occupation domaniale (I), il rejette les moyens tirés de l’irrégularité de la procédure de passation (II).
I. La qualification du contrat
La pluralité des outils contractuels offerts aux collectivités locales pour mener à bien leurs missions engendre un contentieux abondant. Le juge doit ainsi résoudre les difficultés inhérentes à la qualification de ces contrats. La matière suscite une divergence frappante entre le Conseil d’Etat et les juridictions du fond, particulièrement matérialisée à l’occasion de l’affaire Jean Bouin (CE, 3 décembre 2010, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin, n° 338272 et n° 338527, publié au recueil Lebon). L’approche du juge suprême à l’égard des concessions domaniales semble en effet bien plus extensive que celle des juridictions inférieures. Ce constat est en l’espèce conforté par l’interprétation des stipulations contractuelles à laquelle s’est livré le Conseil d’Etat.
La convention litigieuse avait pour objet l’installation et l’exploitation de 550 colonnes et de 700 mâts porte-affiches sur le domaine public parisien. Leurs emplacements devaient être déterminés par les parties contractantes afin d’assurer une répartition homogène, et ne pouvaient être modifiés et retenus qu’après accord exprès de la Ville. Les dispositions du contrat prévoyaient qu’une part déterminée du mobilier serait affectée à l’affichage des théâtres et des cirques et bénéficierait de tarifs d’affichages préférentiels. En outre, il était convenu que la Ville aurait le droit de faire effectuer par ses agents toutes les vérifications jugées utiles pour s’assurer du respect des clauses contractuelles et de la sauvegarde de ses intérêts, et pourrait prononcer des sanctions en cas d’irrespect des stipulations relatives à l’affichage réservé.
Le Conseil d’Etat ne déduit pas de ces dispositions la présence d’un marché public. Aux termes du code des marchés publics, ces contrats ont pour objet la satisfaction des besoins d’une personne publique en travaux, fournitures ou services, moyennant le versement d’un prix. Or, en l’espèce, si l’affectation culturelle du mobilier urbain répond effectivement à un intérêt général communal, « il est constant qu’elle ne concerne pas des activités menées par les services municipaux ni exercées pour leur compte » (cons. 5). Dès lors, la convention litigieuse n’a pas pour objet de répondre aux besoins de la Ville, et « ne peut être, pour ce seul motif, qualifiée de marché public ».
Cette solution peut paraître surprenante au regard de la jurisprudence JC Decaux (CE Ass., 4 novembre 2005, n° 247298, publié au recueil Lebon). L’affaire était similaire puisqu’il était question de la qualification d’une convention passée entre la société JC Decaux et la commune de Villetaneuse portant sur la fourniture, l’installation et l’entretien sur le domaine public d’éléments de mobilier urbain destinés à abriter les usagers du réseau de transport et à afficher des plans ou des informations municipales. En contrepartie, la commune avait autorisé son cocontractant à exploiter à titre exclusif une partie du mobilier urbain et l’avait exonéré de redevance pour occupation du domaine public. Le Conseil d’Etat avait considéré que l’objet du contrat était de répondre aux besoins de la personne publique en matière d’information des habitants et de protection des usagers des transports et que l’avantage accordé à la société constituait la contrepartie onéreuse de la prestation.
La distinction opérée par le juge est donc subtile puisqu’il qualifie de marché public le contrat signé pour l’installation et l’entretien d’abribus publicitaires, mais dénie cette qualité à celui portant sur des panneaux d’affichage à vocation culturelle, nonobstant l’intérêt général qui s’y attache. C’est probablement la raison pour laquelle le Conseil d’Etat achève le raisonnement de la cour administrative d’appel en réfutant l’existence d’un prix payé par la personne publique. La convention litigieuse prévoyait en effet le versement d’une redevance d’occupation du domaine à la Ville de Paris, proportionnelle au chiffre d’affaire réalisé par la société au titre de l’exploitation publicitaire du mobilier urbain, et comprenant une part fixe de 9 050 000 euros par an. Pour le juge, ces dispositions ne sont constitutives ni d’une renonciation de la personne publique à percevoir une redevance, ni d’une perception de redevances inférieures à celles normalement attendues. Le Conseil précise ainsi que « pour ce motif également, la convention ne peut être qualifiée de marché public » (cons. 10).
La qualification de délégation de service public n’emporte pas plus d’adhésion. Comme dans l’arrêt Jean Bouin précité, le Conseil d’Etat adopte une conception restrictive de la notion en estimant que les obligations à la charge du cocontractant, loin de caractériser une mission de service public, découlent de la règlementation relative aux publicités et enseignes (articles R. 581-45 et R. 581-46 du code de l’environnement) ou de l’intérêt de la gestion du domaine :
« il ressort également des pièces du dossier que la Ville n’a pas entendu créer un service public de l’information culturelle mais seulement utiliser son domaine conformément aux prescriptions légales régissant les colonnes et mâts porte-affiches pour permettre une promotion de la vie culturelle à Paris » (cons. 8).
Si le juge n’occulte pas l’intérêt général qui s’attache à la promotion des activités culturelles sur le territoire de la ville, aucun élément de la convention ne permet d’en déduire une obligation de service public mise à la charge du délégataire, les contraintes sur l’activité de la société exprimant simplement le contrôle que toute personne publique doit exercer sur l’occupant privatif du domaine.
En échappant à ces qualifications, le contrat se trouve ainsi exclu du champ des règles de publicité et de mise en concurrence préalables.
II. La passation du contrat
La qualification du contrat présente un enjeu de taille pour les parties contractantes. En effet, alors que la passation des délégations de service public et des contrats de la commande publique est soumise aux règles de publicité et de concurrence, les conventions ayant pour seul objet l’occupation du domaine public échappent à cet encadrement procédural. Si la décision du 15 mai 2013 infléchit la ligne classique en matière de qualification des contrats de mobilier urbain, elle est en revanche conforme à la jurisprudence établie par le Conseil d’Etat concernant les règles procédurales de passation.
En effet, indifférent à la poussée du juge communautaire et des juridictions inférieures, le Conseil d’Etat refuse d’étendre aux concessions domaniales les règles issues du droit de la commande publique. Cette position s’explique par des raisons théoriques et pratiques. D’une part, le fondement de la contrainte procédurale reste à construire. Dans une autre mesure, le juge se montre réticent à l’idée d’une telle création normative dans une matière où l’intervention du législateur serait souhaitable. La doctrine a constaté ces difficultés en appelant à leur dépassement (voir par exemple C. VAUTROT-SCHWARZ, « L’avenir de la publicité et de la mise en concurrence dans la délivrance des titres d’occupation domaniale », Contrats et Marchés publics n° 12, décembre 2012, étude 8). Mais le Conseil d’Etat ne semble pas disposé à faire évoluer sa jurisprudence.
Dans la lignée des décisions Jean Bouin et RATP (CE, 23 mai 2012, RATP c/ 20 Minutes France, n° 348909, publié au recueil Lebon), le juge rappelle en l’espèce, par un considérant désormais classique :
« qu’aucune disposition législative ou réglementaire ni aucun principe n’imposent à une personne publique d’organiser une procédure de publicité préalable à la délivrance d’une autorisation ou à la passation d’un contrat d’occupation d’une dépendance du domaine public, ayant dans l’un ou l’autre cas pour seul objet l’occupation d’une telle dépendance ; qu’il en va ainsi même lorsque l’occupant de la dépendance domaniale est un opérateur sur un marché concurrentiel ; que si, dans le silence des textes, l’autorité gestionnaire du domaine peut mettre en oeuvre une procédure de publicité ainsi que, le cas échéant, de mise en concurrence, afin de susciter des offres concurrentes, en l’absence de tout texte l’imposant et de toute décision de cette autorité de soumettre sa décision à une procédure préalable, l’absence d’une telle procédure n’entache pas d’irrégularité une autorisation ou une convention d’occupation d’une dépendance du domaine public » (cons. 12).
Il est à noter que la Ville de Paris s’était volontairement imposé une procédure de publicité et de mise en concurrence préalable en vue de la conclusion d’une première convention, qui différait légèrement de celle en cause dans la présente affaire. La procédure avait été annulée par une ordonnance du juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Paris en date du 25 juillet 2005, au motif qu’il s’agissait d’un marché public de services et non d’une convention domaniale. Le tribunal avait en effet considéré que « le concessionnaire devant réserver 50 mâts à la communication des musées municipaux chaque année et 50 entre les 15 juillet et 15 août pour les communications municipales, le contrat constituait un marché public » ; la Ville avait alors renoncé à cette clause et limita l’objet du contrat à l’affichage d’informations culturelles (conclusions de S. DEWAILLY sur l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 17 octobre 2012, précité, AJDA 2012, n° 42, p. 2323 et s.). Or, la société CBS Outdoor se prévalait de l’irrégularité de la première procédure au soutien de ses prétentions. Constatant la caducité de l’intention initiale de la Ville de Paris, le Conseil d’Etat ne pouvait qu’écarter ce moyen. Partant, la Ville n’est nullement tenue d’organiser un nouvel appel à la concurrence.
Cette solution, bien que juridiquement fondée, est à regretter dans la mesure où l’opacité des relations contractuelles s’en trouve maintenue, dans un secteur qui déplore de nombreux comportements anticoncurrentiels de la part des entreprises. Les péripéties à propos de l’attribution des contrats de mobilier urbain et de vélos en libre service défrayent régulièrement la chronique. Dans ces conditions, et compte tenu de l’importance économique substantielle que revêtent ces conventions, il serait opportun d’encadrer davantage leur passation afin d’en garantir la transparence. Comme l’a rappelé G. ECKERT à propos de l’affaire Jean Bouin :
« il peut sembler difficile de concilier l’exigence d’une procédure de publicité et de mise en concurrence pour la conclusion d’un marché public d’un montant de quelques milliers d’euros alors qu’une convention d’occupation du domaine public d’une durée de vingt ans et permettant la réalisation d’activités générant des millions d’euros de chiffre d’affaires y échappe et peut être conclue de gré à gré. Que l’on envisage la question sous l’angle de la protection des deniers publics […] ou de la protection de la concurrence sur le marché, rien ne justifie cette disparité de solution. » (G. ECKERT, « Fin du feuilleton Jean Bouin : les conventions d’occupation du domaine public peuvent être conclues sans publicité », Contrats et marchés publics, n° 1, janvier 2011, comm. 25).
Par ailleurs, les incertitudes quant à la nature de la convention, qualifiée de délégation de service public puis de marché public par les juridictions du fond, auraient pu amener le Conseil d’Etat à appliquer la jurisprudence Port autonome de Marseille (CE, 10 juin 2009, n° 317671, mentionné dans les tables du recueil Lebon). En effet, selon cette décision, la personne publique confrontée à des doutes sur la nature du contrat doit respecter la procédure de publicité et de mise en concurrence la plus contraignante. En écartant cette solution, le Conseil d’Etat, tout en faisant valoir l’absence d’équivoque quant à la nature de la convention, réaffirme sa volonté de préserver la liberté contractuelle des personnes publiques en matière de gestion domaniale.