Est-il raisonnable de signer un contrat avec l’administration ? Au vu de la décision du Conseil d’Etat du 1er octobre 2013 Société Espace Habitat Construction (requête numéro 349099), qui est une version actualisée de la décision Eurolat (CE SSR, 6 mai 1985, Association Eurolat, requêtes numéros 41589 et 41699), l’on peut en douter.
Il n’y a rien à redire à l’impeccable logique de cet arrêt. C’est sur ce plan un chef d’oeuvre. Mais si le raisonnement s’enchaîne avec maestria, c’est pour aboutir encore une fois à des conclusions absurdes, et profondément préjudiciables pensons-nous à la confiance qui devrait fonder les relations contractuelles avec l’administration.
Elément de satisfaction pour le publiciste amoureux des belles constructions de l’esprit : cette décision cumule les principes relatifs au domaine public virtuel, aux complexes contractuels, aux droits réels sur le domaine public, aux demandes indemnitaires préalables, à l’enrichissement sans cause et au recours contre la résiliation des contrats administratifs (jurisprudence Béziers II). C’est en soi un modèle, et la décision devrait constituer dans les prochains mois un parfait sujet d’examen dans les masters spécialisés. C’est peut-être pourquoi cette décision de sous-section, après avoir été (24 heures) classée B (intéressante, mais pas novatrice; sera publiée aux tables) a été élevée à la dignité d’une décision publiée intégralement au recueil, bien qu’elle n’apporte rien de bien nouveau ou de très surprenant (note du 19/10/2013 : quelques jours après la publication de cette note, la décision a été rétrogradée en B; elle ne sera donc que mentionnée aux tables. Ce statut est plus conforme à son réel intérêt juridique).
Elément de désolation pourtant : la logique déroulée par le Conseil d’Etat aboutit à l’absurde conséquence de déclarer nul, vingt-sept ans après sa signature, un innocent « bail à construction » qui n’a pour seul tort d’avoir été signé avant que le BEA ne soit créé.
Le principal responsable est, encore une fois, la théorie de la domanialité publique virtuelle, que nous préférons appeler domanialité publique par anticipation. Nous avons récemment eu l’occasion de dire tout ce que nous en pensions (Philippe Cossalter, « Les habits neufs de l’Empereur ou la théorie virtuelle de la domanialité publique« , Revue générale du droit on line, 2013, numéro 7252 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=7252)). Nous ne pouvons qu’être confortés dans notre opinion, et changeons d’avis sur un point : le Conseil d’Etat devrait abandonner purement et simplement cette théorie, en la renversant de manière rétroactive.
Les faits, tels qu’ils sont rapportés par le Conseil, étaient les suivants : une commune signe en 1986 un « contrat » avec la Société anonyme d’habitation à loyer modéré du personnel de la préfecture de police aux droits de laquelle vient la société Espace Habitat Construction (EHC). Aux termes de ce contrat, EHC s’engage à construire une résidence pour personnes âgées puis à le donner à bail à la commune. Cette dernière concluait quelques jours plus tard une convention de gestion avec l’association pour l’amélioration des conditions d’hébergement des anciens (AACHA).
La commune ayant conféré à EHC des droits réels sur son terrain, pour une durée de 55 ans, le bâtiment lui reviendrait à l’échéance du contrat. Mais en 2006, la commune décide de résilier le contrat. Le Conseil d’Etat était saisi d’une demande en rétablissement des relations contractuelles (Conseil d’Etat, Section, 11 mars 2011, Commune de Béziers (arrêt Béziers II), requête numéro 304806, publié au recueil).
Le raisonnement de la Haute juridiction est, pour l’essentiel, conforme à celui de la décision Eurolat. Quelques variations sont cependant notables (I). Le Conseil d’Etat, reconnaissant la compétence de la juridiction administrative et l’illégalité des clauses essentielles et indivisibles du contrat, en conclut qu’une demande de reprise des relations contractuelles doit être rejetée, car le contrat est nul (II).
I) Une application malheureusement conforme à la jurisprudence Eurolat
A./ Un copié-collé de la décision Eurolat
La comparaison entre notre décision, et la célèbre décision Eurolat permet de comprendre en quoi le Conseil d’Etat n’innove pas tant, mais pousse son raisonnement initial dans ses limites.
Rappelons-nous que dans la décision Eurolat (Conseil d’Etat, SSR., 6 mai 1985, Association Eurolat, requêtes numéros 41589 et 41699, publié au recueil), la Haute assemblée avait à connaître d’une convention de 1972 par laquelle un syndicat intercommunal pour la création et la gestion provisoire de maisons de retraite publiques avait confié à l’Association Eurolat la création et la gestion d’un foyer-logement pour personnes âgées valides et handicapées sur un terrain situé à Villiers-sur-Marne qu’il lui louait par bail emphytéotique. Par une convention ultérieure, le syndicat précisait les conditions du bail emphytéotique.
Le Conseil d’Etat considérait que les deux conventions formaient « un ensemble indivisible » et que l’association Eurolat s’était vue confier une mission de service public.
De cette qualification découlait ceci : le terrain donné à bail étant propriété publique et devant être affecté à une activité de service public, il intégrait le domaine public par anticipation.
Le bail portant sur le domaine public contenait un certain nombre de clauses illégales : droits réels sur le domaine public, interdiction de résiliation par la personne publique, libre cession du bail par l’emphytéote.
Ces clauses nulles, étant indivisible de l’ensemble contractuel et ayant été déterminantes pour sa conclusion, les conventions entre le syndicat et l’association étaient déclarées nulles.
La demande de résiliation formée par le syndicat était donc sans objet.
C’est, presque au mot près, l’objet des conventions soumises à l’appréciation du Conseil d’Etat dans la décision du 1 octobre 2013; c’est, presque au mot près, la solution retenue ici.
La seule différence, notable à notre avis, est ici que la personne morale chargée de la gestion de l’établissement pour personnes âgées est différente du preneur à bail.
Le Conseil d’Etat n’en considère pas moins que les deux conventions constituent un « ensemble contractuel ». La convention de gestion, conclue après le bail, est indivisible de ce dernier et l’affectation au service public était certaine au moment de sa conclusions.
B./ Pour que rien ne change, il fallait que tout change
La théorie de la domanialité publique virtuelle est mauvaise. Que l’on y songe : c’est notamment pour pallier ses effets que le bail emphytéotique administratif puis les hypothèques sur le domaine public de l’Etat ont été créées par le législateur. Le Conseil d’Etat lui-même a participé, indirectement, à son renversement. Elle démontre tous les jours ses effets délétères, comme dans la présente affaire où un contractant apparemment de bonne foi se voit privé de son contrat par un enchaînement théorique aussi imprévisible qu’illogique (bien que, il est vrai, la décision Eurolat soit antérieure à la signature des contrats ici en cause).
Qu’est-ce qui a changé depuis 1986 ? Tout. Mais les changements législatifs n’ont pas d’effet sur la convention et sa légalité.
En premier lieu, les critères d’identification du domaine public ont été modifiés. Ceci n’a pas d’effet en l’espèce. D’une part, les immeubles étant devenus des dépendances du domaine public sous l’empire de l’ancienne qualification jurisprudentielle n’en sont pas sortis par l’effet de l’entrée en vigueur du CG3P (CE, Section, 28 décmbre 2009, Société Brasserie du théâtre, requête numéro 290937; Conseil d’Etat, 3 octobre 2012, Commune de Port-Vendres, requête numéro 353915). D’autre part, il n’est pas certain qu’un établissement pour personnes âgées ne fasse pas l’objet d’un aménagement indispensable, et que les critères d’identification du domaine pubic ne soient pas remplis aujourd’hui, aussi bien qu’en 1986.
En second lieu, le bail emphytéotique administratif a été créé par la loi n° 88-13 du 5 janvier 1988. Trop tard pour que son régime s’applique à un contrat conclu en 1986. C’est, d’après ce que l’on peut en lire dans la décision du Conseil, bien d’un bail emphytéotique administratif qu’il s’agit, le renvoi au texte excepté. La légalité d’une convention se jugeant au jour de sa signature, il n’était pas possible au Conseil de considérer que la convention en cause était un bail emphytéotique « par anticipation ».
Restent les changements qui auraient pu intervenir dans la jurisprudence du Conseil d’Etat.
Le seul « levier » à disposition du Conseil d’Etat, à supposer qu’il ait voulu stabiliser les situations contractuelles, était l’effet dans le temps de l’apparition, puis de la disparition de la théorie de la domanialité public par anticipation ou « domanialité publique virtuelle ». Comme on le sait, le Conseil considère que les biens entrés dans le domaine public par l’effet de cette théorie n’en sont pas sortis du seul fait de l’entrée en vigueur du CG3P. Bien plus, cette théorie continue à s’appliquer à toutes les propriétés publiques sur lesquels un projet d’aménagement spécialement affecté à une activité de service public a été formalisé avant l’entrée en vigueur du code (Conseil d’Etat, SSR., 8 avril 2013, Association ATLALR, requête numéro 363738, publié au recueil).
Celà concerne, potentiellement, un nombre important de conventions.
Ce sont d’abord les conventions antérieures à l’entrée en vigueur de la loi n° 88-13 du 5 janvier 1988.
Ce sont ensuite les conventions qui, passées postérieurement au 5 janvier 1988, n’ont pas été qualifiées de BEA. Encore doit-on garder à l’esprit que de nombreux BEA (la plus grande majorité) sont illégaux car contraires aux principes communautaires, faute d’avoir été soumis à une procédure de publicité et de mise en concurrence jusqu’à l’entrée en vigueur du décret n° 2011-2065 du 30 décembre 2011 relatif aux règles de passation des baux emphytéotiques administratifs.
Mais il semble peu probable que le Conseil d’Etat renverse cette jurisprudence, malgré le grand nombre de méfaits qu’elle a déjà causés.
II) Béziers II et l’enrichissement sans cause
La décision Société Espace Habitat Construction, et c’est peut-être pour celà qu’elle sera publiée au recueil, apporte des précisions sur l’office du juge saisi d’une demande en rétablissement des relations contractuelles (I). Elle illustre enfin, si toutefois ils n’étaient pas suffisants, tous les obstacles qui se dressent sur le chemin contentieux des cocontactants de bonne foi de l’administration (II).
A) On ne peut rétablir un contrat illégal
Le Conseil d’Etat était saisi par le cocontractant de l’administration d’une demande en rétablissement des relations contractuelles. Le Conseil reprend en complète sa décision Béziers II (Conseil d’Etat, Section, 11 mars 2011, Commune de Béziers (arrêt Béziers II), requête numéro 304806, publié au recueil). Après en avoir repris les éléments essentiels, le Conseil ajoute qu’il ne peut rétablir les relations contractuelles d’un contrat nul.
Nous l’avons vu, les clauses octroyant des droits réels sur le domaine public et celles qui interdisent à l’administration de résilier le contrat ont été jugées illégales, et entâchent de nullité l’ensemble contractuel.
Bien que le juge administratif n’ait pas été saisi d’un constat en nullité, le Conseil relève que « s’il était saisi d’un recours de plein contentieux contestant la validité du contrat, [il serait amené] à prononcer, après avoir vérifié que sa décision ne porterait pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation ou l’annulation de ce contrat ». Dans ces conditions, le juge du contrat ne peut ordonner la reprise des relations contractuelles.
Il n’y a là rien que de très logique et de très naturel. Ce n’est pas la conséquence de la nullité, mais la cause qui en est discutable.
Nous allons voir qu’en outre, le cocontractant aura toutes raisons de regretter de s’être engagé avec l’administration. Il n’a plus de contrat. Il n’aura pas non plus l’argent.
B) In caude venenum : sur les pièges de la théorie de l’enrichissement sans cause
Le requérant, prévoyant (mais pas assez) demande à titre subsidiaire l’indemnisation de son préjudice sur le fondement de l’enrichissement sans cause (1). Cette demande est rejetée (2).
1) Le recours étrange à l’enrichissement sans cause
Relevons d’abord une incongruïté, qui est peut-être le résultat d’une maladresse du requérant : il saisit le juge d’une demande indemnitaire sur le fondement de l’enrichissement sans cause, alors que le juge n’est pas saisi d’une demande en déclaration de nullité mais suite à une résiliation.
Le Conseil d’Etat n’apporte pas de précisions sur ce point et la lecture des conclusions sera pleine d’enseignements. Mais il est étrange d’utiliser ce fondement suite à une résiliation.
Il est étrange également que le Conseil d’Etat ne rejette pas les conclusions indemnitaires pour ce motif, mais pour un autre, que nous allons voir.
La Haute juridiction a en effet noté que,
dans le cas où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d’office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d’une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, qui le conduirait, s’il était saisi d’un recours de plein contentieux contestant la validité de ce contrat, à prononcer, après avoir vérifié que sa décision ne porterait pas une atteinte excessive à l’intérêt général, la résiliation du contrat ou son annulation, il doit, quels que soient les vices dont la mesure de résiliation est, le cas échéant, entachée, rejeter les conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles
Si le juge administratif ne constate pas lui-même la nullité du contrat, il existe une cause, ce qui exclut la théorie de l’enrichissement sans cause.
Dans tous les cas, ce n’est pas ce point qui attire notre attention, mais le motif par lequel le Conseil rejette la demande indemnitaire subsidiaire.
2) La requête indemnitaire devait être précédée d’une demande préalable : du juste et de l’injuste
Le Conseil note que requête indemnitaire n’a pas été précédée d’une demande indemnitaire préalable, ce qui la rend irrecevable.
Rien que de très classique. Mais tout celà est fort déplaisant.
Nous courrons le risque d’être qualifié de Calimero, et de ne pouvoir opposer à la froide mécanique de la jurisprudence administrative qu’un « c’est vraiment trop injuste ». Celà nous conviendrait car nous pensons, comme Aristote, que le sentiment d’injustice est le premier pas vers le sentiment du juste et, seuls les cyniques le contesteront, vers le droit.
Plus sérieusement, reprenons les causes de la « nullité virtuelle » du contrat : ce sont toutes les clauses qui devaient le sécuriser, droit réels immobiliers, interdiction des résiliations. La présence seule de ces clauses rend le contrat illégal.
Le Conseil d’Etat les juge inséparables du complexe contractuel et le déclare nul pour cette raison. A tout prendre, nous pensons que le cocontractant préférerait perdre ses droits réels, et rendre à l’administration le droit de résiliation dont on ne peut la priver, mais conserver son contrat. Et nous considérons que ces clauses sont, quoi qu’ait révélé l’instruction, divisibles du contrat. Il est évident que la sécurisation préalable de l’investissement est une condition essentielle d’un engagement de 55 ans: le constat fait par le Conseil d’Etat n’apporte à notre sens rien à l’analyse du contrat.
Il existe quelque chose d’indécent à cet enchaînement intellectuel, qui fait que les clauses protégeant le cocontractant sont celles qui anéantissent son contrat.
Mais en outre nous dit le Conseil, le cocontractant aurait dû faire précéder sa requête indemnitaire d’une demande indemnitaire préalable. Là encore, la règle est dans son principe indiscutable.
Bien entendu, en l’espèce le contrat porte sur la réalisation de travaux publics (travaux réalisés pour une personne publique pour l’exécution d’un service public). Et en matière de travaux publics, une demande préalable n’est pas nécessaire. Mais ce détail, qui n’aurait été favorable qu’à la partie privée, ne retient pas l’attention du Conseil d’Etat.
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