Il était une fois un Empereur qui aimait par dessus tout les habits neufs. Un jour, deux escrocs se présentent à lui et lui proposent de coudre ses vêtements dans un fil magique. Ce fil est superbe, mais seuls peuvent le voir les personnes intelligentes. Les idiots eux, ne voient rien. L’Empereur, qui n’ose pas avouer qu’il ne voit pas les somptueux vêtements qu’on lui a taillés défile, nu, dans la rue1.
La décision de sous-section du 8 avril 2013, Association ATLALR, par laquelle le Conseil d’Etat condamne la théorie de la domanialité publique virtuelle, est faite de cette étoffe. Si l’on s’arrête un instant, l’on voit défiler l’Empereur, nu, paré des prétendus atours de la logique juridique la plus somptueuse.
* * *
Comme on le sait, le code général de la propriété des personnes publiques modifie légèrement la définition du domaine public immobilier artificiel. Nous ne nous appesentirons pas sur cette nouvelle définition. Notons simplement, et c’est le point essentiel, que l’ancienne et la nouvelle définition du domaine public ne correspondent pas. La nouvelle définition est censée être plus restreinte que l’ancienne (Christine Maugüé et Gilles Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006 p. 1073).
Un certain nombre de propriétés immobilières des personnes publiques se trouvent donc dans la situation suivante : elles appartiennent au domaine public selon l’ancienne définition, mais pas selon la nouvelle.
Quel est le régime de ces biens après l’entrée en vigueur du CG3P ?
Le Conseil d’Etat a récemment apporté une réponse de principe : les biens appartenant au domaine public en application des règles jurisprudentielles antérieures à l’entrée en vigueur du CG3P n’en sont pas sortis par le seul effet de l’adoption du CG3P. D’une manière plus générale les biens incorporés au domaine public en font partie tant qu’un acte de déclassement n’est pas intervenu (Conseil d’Etat, 3 octobre 2012, Commune de Port-Vendres, requête numéro 353915).
Cette décision, qui découle d’une interprétation restrictive de l' »intention du législateur » (si tant est qu’elle puisse être analysée concernant une ordonnance), n’est dénuée ni de logique, ni d’intérêts pratiques. Sur le plan pratique, il semble préférable que les biens antérieurement incorporés au domaine public n’en sortent pas immédiatement. Celà remettrait en cause le régime applicable, notamment, aux occupations privatives consenties par l’affectataire du domaine.
Afin d’assurer la sécurité juridique des occupations domaniales, le Conseil d’Etat avait déjà implicitement jugé que le régime des conventions conclues avant l’entrée en vigueur du CG3P dépendait du régime du domaine, apprécié selon les anciens critères jurisprudentiels (CE, Section, 28 décmbre 2009, Société Brasserie du théâtre, requête numéro 290937).
Le Conseil d’Etat renforçait encore la sécurité juridique en établissant, par sa décision Commune de Port-Vendres, qu’aucune dépendance du domaine public immobilier artificiel n’était déclassé en dehors d’une décision expresse de déclassement.
Mais un bien immobilier n’entre-t-il dans la catégorie des dépendances du domaine public que lorsqu’il fait effectivement l’objet d’un aménagement spécial , et qu’il est directement affecté à une activité de service public ?
L’on sait que non. Par un célèbre avis du 31 janvier 1995 (CE, avis, 31 janvier 1995, EDCE 1995, p. 407) puis une décision du 1er février 1995 (Conseil d’Etat, Préfet de la Meuse, requête numéro 127969) le Conseil d’Etat posait qu’un bien immeuble incorporait le domaine public dès lors que son amégement spécial et son affectation au service public étaient certains : c’est la domanialité publique « virtuelle » ou « par anticipation » :
[…] l’appartenance d’un terrain nu qui est la propriété d’une personne publique au domaine public ne se concrétise que dans la mesure où ce terrain reçoit une affectation à l’usage direct du public ou à un service moyennant des aménagements spéciaux. Le fait de prévoir de façon certaine l’une ou l’autre de ces destinations implique cependant que le terrain est soumis dès ce moment aux principes de la domanialité publique (CE avis 31 janvier 1995)
En poussant la logique de l’absence de déclassement du domaine public par l’effet de l’entrée en vigueur du CG3P, le Conseil d’Etat déduit que les biens entrés dans le domaine public par l’effet de la théorie de la domanialité publique virtuelle y sont toujours incorporés. Il donne même une vigueur particulière au domaine public virtuel (I).
Par ailleurs le Conseil d’Etat semble lever les derniers doutes concernant la survie de cette théorie : la théorie de la domanialité publique virtuelle est condamnée par le CG3P. Il aura fallu beaucoup de détours pour se défaire de cette idée que l’on appelle « théorie » par respect pour le juge administratif (II).
I. Le spectre du domaine public virtuel survit à l’entrée en vigueur du CG3P
A./ Les biens entrés dans le domaine public n’en sortent que par déclassement
Le Conseil d’Etat reprend dans sa décision ALTALR le principe qu’il avait posé dans sa décision Commune de Port-Vendres du 3 octobre 2012 (Conseil d’Etat, SSR, 3 octobre 2012, Commune de Port-Vendres, requête numéro 353915, publié aux tables).
L’on se souvient que dans cette décision, le Conseil d’Etat avait posé le principe suivant :
2. Considérant, en premier lieu, qu’avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance au domaine public d’un bien était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné ; qu’en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entrainer le déclassement de dépendances qui appartenaient antérieurement au domaine public et qui, depuis le 1er juillet 2006, ne rempliraient plus les conditions désormais fixées par son article L. 2111-1 ;
Il s’agissait, dans la décision Port-Vendres, d’une maison d’habitation ayant fait l’objet, avant l’entrée en vigueur du CG3P, d’un aménagement spécial en vue d’en faire un centre éducatif renforcé. Cet aménagement spécial faisait entrer l’immeuble dans le domaine public et le CG3P ne l’en avait pas fait sortir, en l’absence d’un acte spécifique de déclassement.
Dans la décision ATLALR, le Conseil d’Etat note que lorsqu’un bien est entré dans le domaine public par l’effet de la théorie de la « domanialité publique virtuelle », il n’en sort pas par le seul effet de l’entrée en vigueur du CG3P :
en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entraîner le déclassement de dépendances qui, n’ayant encore fait l’objet d’aucun aménagement, appartenaient antérieurement au domaine public en application de la règle énoncée ci-dessus, alors même qu’en l’absence de réalisation de l’aménagement prévu, elles ne rempliraient pas l’une des conditions fixées depuis le 1er juillet 2006 par l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques qui exige, pour qu’un bien affecté au service public constitue une dépendance du domaine public, que ce bien fasse déjà l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ;
Ce principe est assez sain : il garantit la stabilité des relations contractuelles nouées avant l’entrée en vigueur du CG3P.
Si un aspect de cette décision est criticable, ce n’est pas celui-ci. C’est bien l’ensemble des éléments théoriques qui l’entourent, et en premier lieu la théorie même de la domanialité publique virtuelle, que le Conseil d’Etat renforce, inutilement.
B./ L’abandon d’un projet d’aménagement n’a pas d’effet sur la domanialité
Par cet arrêt qui semble (v. infra) mettre fin à la théorie de la domanialité publique virtuelle, le Conseil d’Etat en renforce en même temps les effets.
Le Conseil considère en effet que lorsqu’une parcelle a fait l’objet d’une déclaration d’utilité publique, elle intègre le domaine public sans que l’abandon subséquent du projet n’entraîne son déclassement :
ces parcelles avaient été acquises par l’Etat en vue de la réalisation des travaux, déclarés d’utilité publique par décret du 30 mars 2000, de raccordement de l’autoroute A75 à l’autoroute A9 aux abords de l’échangeur de Béziers Est ; qu’ainsi, la personne publique avait prévu de manière certaine de réaliser les aménagements nécessaires ; que, par suite, ces parcelles étaient soumises aux principes de la domanialité publique ; que la circonstance qu’elles n’aient finalement pas été utilisées pour la réalisation des infrastructures de transport ainsi envisagées, ainsi qu’il résulte d’une déclaration d’utilité publique modificative du 16 novembre 2007, est sans incidence, en l’absence de décision de déclassement, sur leur appartenance au domaine public ;
Entrée « virtuellement » dans le domaine public du fait de la certitude d’un améganement futur, les parcelles n’en sortent pas même par la certitude de l’absence d’aménagement.
Il n’existe pas de « service public virtuel ». Le service public est ou n’est pas. Il n’existe pas plus de domanialité publique virtuelle : un bien appartient ou n’appartient pas au domaine public.
A cet égard, l’appréciation de Christine Maugüé et Gille Bachelier sur les effets de la domanialité publique virtuelle est hautement discutable : « Il semblait ainsi exister un régime intermédiaire où sont applicables les principes de la domanialité publique (notamment l’inaliénabilité, l’imprescriptibilité) bien que le bien ne relève pas encore du domaine public » (Christine Maugüé et Gilles Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006 p. 1073).
A vrai dire, l’on ne comprend pas bien cette logique. Si les règles juridiques répondent à une utilité sociale, il est difficile de découvrir celle qui sous-tend la présente décision du Conseil d’Etat.
L’on nous répondra qu’il est paradoxal de réclamer une véritable dogmatique juridique, et de condamner le juge qui confère à ses règles une véritable rigueur. Mais la rigueur n’est pas la logique : si la règle de base est mauvaise, l’ensemble de ses développements le sont aussi.
De plus, il eut été aisé d’affirmer que l’abandon d’un projet vaut déclassement. Le dire n’est pas moins rigoureux que dire le contraire. A ce pile ou face de virtualités, il était bien plus logique et rigoureux de considérer qu’un projet qui n’existe pas, n’a jamais existé et n’existera jamais, ne peut emporter affectation au service public et aménagement spécial.
II. Le Conseil d’Etat donne le coup de grâce au domaine public virtuel
A./Il aurait pu faire ça proprement !
Le Conseil d’Etat donne le coup de grâce à la théorie du domaine public virtuel. Le coup de grâce était attendu (1). Mais il est donné d’une main un peu molle, par périphrase (2).
1) Les doutes suscités par l’adoption du CG3P
On le sait, la disparition de la théorie de la domanialité publique virtuelle avait été annoncée. La méthode utilisée pour mettre fin à cette théorie est discutable, voire choquante.
Le Code général de la propriété des personnes publiques a été rédigé par deux conseillers d’Etat, Christine Maugüé et Gille Le Châtelier. Le texte en a été adopté sous forme d’ordonnance portant partie législative du CG3P (Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques).
Il n’existe donc pas de travaux préparatoires. Mais les rédacteurs du code ont souhaité, ce qui n’est pas discutable en soi, exposer de manière complète la genèse, les principes directeurs et les principaux apports du code.
Ce travail d’explication a été mené dans le classique « rapport au Président de la République » (Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 relative à la partie législative du code général de la propriété des personnes publiques, JORF n°95 du 22 avril 2006 page 6016).
Il a été complété sous forme doctrinale, notamment par un article à l’AJDA (Christine Maugüé et Gilles Bachelier, « Genèse et présentation du code général de la propriété des personnes publiques », AJDA 2006 p. 1073).
L’explication a été parachevée dans un guide pratique de la DGCL (Guide pratique d’utilisation du code général de la propriété des personnes publiques (DGCL – 25 avr. 2007)).
Ces trois textes inteprétatifs expliquent que les nouveaux critères d’identification du domaine public immobilier artificiel privent d’effet la théorie de la domanialité publique virtuelle.
Le rapport au Président de la République indique : « En termes de définitions générales, celle du domaine public immobilier est fondée sur les critères jurisprudentiels de l’affectation d’un bien à l’usage direct du public ou au service public pourvu qu’en ce dernier cas, ce bien fasse l’objet d’un aménagement indispensable à la mission de service public. L’existence d’un simple aménagement spécial n’est ainsi plus suffisante pour caractériser la nature domaniale d’un bien. Il s’agit de proposer une définition qui réduit le périmètre de la domanialité publique. C’est désormais la réalisation certaine et effective d’un aménagement indispensable pour concrétiser l’affectation d’un immeuble au service public, qui déterminera de façon objective l’application à ce bien du régime de la domanialité publique. De la sorte, cette définition prive d’effet la théorie de la domanialité publique virtuelle« . Le rapport n’est pas plus précis sur ce point et le lecteur attentif aura pu être déconcerté, en découvrant que l’ordonnance ne traite à aucun moment, ni de près ni de loin, de la théorie de la domanialité publique virtuelle.
Ce n’est que quelques semaines plus tard que les choses s’éclairent. Dans leur article à l’AJDA, les rédacteurs affirment qu' »en exigeant que les biens fassent l’objet d’un aménagement indispensable, les auteurs du code ont entendu donner une sécurité juridique aux personnes publiques et aux tiers. Cette définition substitue une appréciation objective, fondée sur le fait que l’affectation au service est certaine, à l’appréciation subjective résultant de l’application de la théorie de la domanialité publique virtuelle ».
Le Guide pratique de la DGCL conclut en disant que « La nouvelle définition du domaine public prévue à l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques a pour conséquence de priver d’effet cette théorie de la domanialité publique virtuelle.
Sous réserve de dispositions législatives spéciales, le domaine public d’une personne publique mentionnée à l’article L. 1 est constitué des biens lui appartenant qui sont soit affectés à l’usage direct du public, soit affectés à un service public pourvu qu’en ce cas ils fassent l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public.
L’on ne voit pas très bien comment l’on peut déduire de ces termes que « le fait de prévoir de façon certaine » un aménagement indispensable ne ferait pas tomber le bien dans le régime de la domanialité publique. En d’autres termes, le caractère « indispensable » plutôt que « spécial » de l’aménagement ne porte pas en lui-même condamntation de la théorie.
En réalité, rien dans le texte du CG3P ne condamne cette théorie. La domanialité publique virtuelle est condamnée par les auteurs du texte, qui n’ont pas trouvé le moyen de le dire expressément. Introduire le terme « effectivement’ entre « fassent » et « l’obejt » aurait suffi. L’on aurait pu aussi plus élégamment écrire « fasse l’objet d’un aménagement effectif et indispensable… ». Les possibilités de rédaction étaient infinies.
Le CG3P a pu faire l’objet de critiques. Nous pensons qu’il est dans son ensemble un bon texte. Celà n’interdit pas de s’interroger sur la méthode d’interprétation employée en l’espèce.
Les rédacteurs, qui ne sont pas les auteurs du texte, ont livré leur interprétation. Et l’on a demandé à tous les destinataires de la norme, ainsi qu’à la doctrine, de recevoir cette interprétation sans protester. Que l’administration ait obtempéré, c’est presque naturel. Que la doctrine, à l’exception de quelques voix discordantes, ait accepté le principe de l’interprétation authentique par des « auteurs autorisés », voilà qui est plus douteux.
Bien entendu, il faisait peu de doute que le Conseil d’Etat suivrait l’interprétation proposée par les rédacteurs du texte. Il n’est au demeurant pas indifférent de noter que Gilles Bachelier est le président de la 8ème sous-section, qui a jugé avec la 3ème la présente affaire.
Il n’en reste pas moins qu’un texte est chargé d’un sens, et qu’on ne peut pas tout lui faire dire, sous prétexte que l’on connaît bien le juge qui sera chargé de l’appliquer. Même la lecture des travaux préparatoires d’une loi ne permet pas de faire dire à la loi ce qui n’y est pas écrit. Les rédacteurs du CG3P ont voulu aller trop loin, en émettant une sorte de réserve d’interprétation au texte dont ils ne sont pas les auteurs.
Il est souhaitable que la méthode ne soit pas utilisée trop souvent.
2) La condamnation par périphrase
Le premier considérant de la décision ATLALR vaut certainement condamnation de la théorie de la domanialité publique virtuelle :
1. Considérant qu’avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance d’un bien au domaine public était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné ; que le fait de prévoir de façon certaine un tel aménagement du bien concerné impliquait que celui-ci était soumis, dès ce moment, aux principes de la domanialité publique ; qu’en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entraîner le déclassement de dépendances qui, n’ayant encore fait l’objet d’aucun aménagement, appartenaient antérieurement au domaine public en application de la règle énoncée ci-dessus,… »
Il découle d’une interprétation raisonnable de ce considérant que la théorie de la domanialité publique virtuelle est incompatible avec le CG3P.
Cette interprétation découle en premier lieu de l’usage de l’imparfait. En indiquant que le fait de prévoir de façon certaine un aménagement « impliquait » que ce bien soit soumis au régime de la domanialité publique, le Conseil d’Etat indique qu’il ne l’est plus.
En second lieu, en évoquant l’absence de déclassement par le seul effet du code, le Conseil d’Etat indique sans conteste que les biens en question ont changé de statut : tombés dans le régime de la domanialité publique, ils ne peuvent en sortir que par déclassement. Si un déclassement est possible, c’est qu’ils ne remplissent plus les conditions d’identification du domaine public.
L’on aurait souhaité que la condamnation de la théorie de la domanialité publique virtuelle fut plus explicite, et qu’elle ne s’appuie pas sur un raisonnement par a contrario.
Mais l’on ne peut guère demander au Conseil d’Etat d’être plus rigoureux en 2013, alors que la situation actuelle n’est que l’enchainement presque comique de principes dont les fondements ont toujours échappé à notre entendement.
B./ La théorie virtuelle de la domanialité publique
Si l’on veut bien reprendre l’enchaînement logique qui a abouti à la décision ATLALR, l’on est un peu décontenancé.
Le lecteur nous permettra de chiffrer ces étapes, pour plus de clarté.
1. Le Conseil d’Etat élabore la théorie du domaine public en posant par des arrêts classiques les critères de son identification. Même en l’absence d’acte formel de classement, un bien intègre le domaine public dès lors que les conditions de son identification sont remplies.
2. A partir de 1995, il consacre la théorie de la domanialité publique virtuelle, qui pourrait être mieux dénommée domanialité publique « par anticipation ». Même si les critères d’identification ne sont pas remplis, le bien peut être soumis à la domanialité publique s’il apparaît certain qu’ils le seront à l’avenir.
3. Les membres du Conseil d’Etat, rédacteurs du CG3P, proposent d’abandonner la théorie de la domanialité publique virtuelle. Plutôt que d’adopter une décision de principe entraînant un revirement de jurisprudence, le choix est fait de passer par une réforme législative accompagnée d’une sorte « d’interprétation authentique ».
4. Les rédacteurs du texte, reprenant leur fonction juridictionnelle, condamnent la théorie de la domanialité publique virtuelle en retenant l’interprétation audacieuse qu’ils avaient proposée. Aucun élément du texte ne l’implique.
5. A cette occasion, le juge administratif décide d’interpréter l’article L.2111-1 CG3P comme entraînant la condamnation de la théorie, mais décide sans plus de justification que les biens étant tombés précédemment dans le régime de la domanialité publique n’en sont pas sortis car « en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entraîner le déclassement de dépendances qui, n’ayant encore fait l’objet d’aucun aménagement ». Voilà semble-t-il une belle marque de rigueur juridique. Le raisonnement se fonde pourtant, pour moitié, sur une mystification. L’on ne voit pas pourquoi le texte doit être interprété comme condamnant la domanialité publique virtuelle, et ne doit pas être interprété comme entraînent le déclassement de certains biens.
6. Par la même décision, le Conseil consacre, ce qui n’allait évidemment pas de soi, le fait que l’abandon d’un projet précédemment « certain » n’entraîne pas le déclassement du domaine.
Dans toute cette affaire, le Conseil d’Etat porte la plus grande révérence à la théorie qu’il a élaborée, allant jusqu’à lui attacher les conséquences les plus extrêmes, mais traite le texte avec un certain mépris.
La décision ATLALR, à l’instar de la décision Commune d’Olivet, fait partie de ces monstruosités qui, sous l’apparence de la rigueur scientifique, sont des accumulations d’acrobaties juridiques sans réelle logique.
Rappelons que le classement du domaine doit, en principe, se faire par un acte de classement. Ce n’est que par extension, et pour conférer au domaine public sa plus grande étendue, que le Conseil d’Etat a consacré l’idée qu’une affectation puisse être de fait. Du fait, il est passé au droit, en considérant que des actes pouvaient suppléer au fait, si ces faits étaient à l’avenir certains. Ces actes sont eux-mêmes devenus équivalents à des faits; ils ne peuvent pas être renversés par des actes contraires.
L’ensemble de cette théorie, pour le moins alambiquée, n’aura été renversée que par un texte, qui fait lui-même l’objet d’une interprétation sans fondement textuel.
C’est la théorie virtuelle de la domanialité publique. Qui veut s’en draper, défile nu.
- Les Habits neufs de l’empereur, Conte d’Andersen publié en 1837 dans La Petite Sirène [↩]
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