C’est avec une satisfaction profonde que nous enregistrons cet arrêt, qui consacre à la fois l’extension du contentieux administratif aux affaires départementales et communales et son application naturelle à tout ce qui est exécution d’un service public ou d’une mesure prise par les mêmes moyens administratifs. On a lu plus haut l’exposé des faits et les remarquables conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu; nous avons peu de choses à ajouter à ce commentaire éloquent d’une décision capitale. Il est cependant de notre devoir de rappeler toutes les raisons qu’à la juridiction administrative de persévérer dans une voie où, certes, les critiques ne lui manqueront pas, parce que de vieilles habitudes vont être troublées, et de rassurer les justiciables eux-mêmes en leur montrant que ce revirement de jurisprudence est pour leur plus grand bien.
§ 1.
D’abord, pesons les termes et apprécions la portée de notre décision. Un conseil général prend une délibération, par laquelle il alloue une prime de 0 fr. 25 à tout individu qui justifiera, par la production d’un certificat du maire, avoir détruit une vipère; en même temps, il inscrit au budget, pour assurer le service de cette prime, un crédit de 200 francs. Il advient que le nombre des vipères tuées dans l’année dépasse de beaucoup les prévisions, et que le crédit est épuisé. Après avoir payé un certain nombre de primes sur le crédit des dépenses imprévues, le préfet trouve que décidément on lui présente trop de certificats, que cette hécatombe de vipères est invraisemblable, et il refuse de payer. Ici, des questions accessoires que nous négligeons parce qu’elles n’importent pas au fond de la décision; tous ces certificats de maires étaient-ils sincères? C’est ce qu’une enquête ultérieure établira; les seules questions intéressantes pour nous sont celles de savoir si le département était engagé à payer les primes au-delà des forces du crédit de prévision inscrit au budget et aussi celle de savoir quelle serait la juridiction compétente. L’un des chasseurs de vipères se décida à réclamer et saisit le conseil de préfecture. Celui-ci était manifestement incompétent, mais il faut noter cet instinct du justiciable de s’adresser à un tribunal qui soit auprès de lui. Le conseil de préfecture ayant fait savoir au réclamant, dans une forme un peu insolite (une note du greffier, qui ne pouvait être considérée comme une décision de justice de nature à être déférée au Conseil d’Etat), qu’il se serait déclaré incompétent, le réclamant eut le bon esprit de former au Conseil d’Etat un recours qui était à la fois un pourvoi en appel contre la décision du conseil de préfecture, si c’en était une, et une action directe contre le département. C’est à peu près de la même façon oblique, si on se le rappelle, que s’était engagée l’affaire Cadot du 13 décembre 1889 (S. et P. 1892.3.17), qui a été la première assise de l’édifice nouveau du contentieux administratif, dont notre affaire Terrier sera la seconde. Le Conseil d’Etat s’est en effet déclaré compétent, non pas comme juge d’appel du conseil de préfecture, donc la décision était inexistante, mais comme juge de première instance, valablement saisi par les conclusions directes du requérant : 1° parce que, du refus du préfet d’admettre la réclamation en paiement dont il avait été saisi, il est né entre les parties un litige dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître, et dont ce Conseil est valablement saisi par les conclusions subsidiaires du requérant; 2° parce que, « étant donnés les termes dans lesquels a été prise la délibération du conseil général allouant des primes pour la destruction des animaux nuisibles et a été voté le crédit inscrit à cet effet au budget départemental de l’exercice 1900, le sieur Terrier peut être fondé à réclamer l’allocation d’une somme à ce titre ».
On a reconnu dans le 1° la formule classique par laquelle la Conseil d’Etat se déclare juge de droit commun en premier ressort en matière administrative depuis l’affaire Cadot (Cf. Cons. d’Etat, 28 mars 1890, Drancey, S. et P. 1892.3.65; 3 août 1894, Départ de la Savoie, S. et P. 1896.3.122; 3 févr. 1899, Chiroux, S. et P. 1901.3.86; 24 mars 1899, Favril et Flacon, S. et P. 1901.3.107). Il n’est aucun besoin d’y insister, tout l’intérêt se concentre sur le 2°, où se trouvent les raisons qui font que la matière est administrative. Remarquons qu’il s’agissait de reconnaître un engagement du département, et que, jusqu’à présent, les engagements des départements et des communes, mêmes pris pour assurer l’exécution des services publics, étaient considérés comme relevant de la juridiction ordinaire; il en était ainsi, par exemple, des emprunts ou des marchés de fournitures (V. en ce qui concerne les emprunts, Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. I, p. 485; et en ce qui concerne les marchés des fournitures, Trib. des conflits, 28 janv. 1899, Lagauche, S. et P. 1901.3.83 et le renvoi; et la note de M. Hauriou, sous Trib. des conflits, 11 mai 1901, Casadavant, S. et P. 1901.3.113). C’est donc toute une révolution dans les habitudes qu’il s’agissait d’opérer; là où l’on avait vu jusqu’ici des engagements civils, il fallait montrer qu’il y a en réalité des engagements administratifs. M. le commissaire du gouvernement Romieu a développé admirablement les deux grandes raisons qu’il y a d’assimiler sur ce point les opérations faites par les départements et les communes à celles accomplies par l’Etat; d’une part, le fait que c’est partout « la même administration publique, où l’on est en présence de besoins et d’intérêts collectifs auxquels les personnes publiques sont tenues de pourvoir, et dont la gestion ne saurait être considérée comme gouvernée nécessairement par les principes du droit civil qui régissent les intérêts privés » ; d’autre part, le fait que le principe de la séparation des pouvoirs domine les actes d’exécution des services publics ou des opérations administratives aussi bien que les décisions rendues par la puissance publique dans la voie d’autorité ou de commandement. S’élevant à une vue d’ensemble de ce que serait le contentieux administratif unifié étendu à l’Administration départementale ou communale aussi bien qu’à l’Administration de l’Etat, il a proposé cette formule : « Tout ce qui concerne l’exécution et le fonctionnement des services publics proprement dits généraux ou locaux, — soit que l’Administration agisse par voie de contrat, soit qu’elle procède par voie d’autorité, — constitue une opération administrative, qui est par sa nature du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges de toutes sortes auxquels elle peut donner lieu », ou bien cette autre : « Toutes les actions entre les personnes publiques et les tiers ou entre les personnes publiques elles-mêmes, et fondées sur l’exécution, l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un service public, sont de la compétence administrative et relèvent, à défaut d’un texte spécial, du Conseil d’Etat, juge de droit commun du contentieux de l’administration publique, générale ou locale. » Le Conseil d’Etat ne s’est pas approprié ces formules ni ne les a répudiées; sa décision est très enveloppée et comme implicite. Le caractère administratif de l’engagement du département se trouve consacré comme une conséquence de l’existence de cet engagement et à raison des circonstances mêmes qui font qu’il existe.
Il est bon d’observer, en effet, qu’il pouvait y avoir doute sur la question de savoir si le département était obligé de payer des primes pour les vipères tuées au-delà des limites du crédit de prévision inscrit au budget. Le département avait fait une offre de 0 fr. 25 par tête de vipère, et sans doute cette offre était obligatoire par cela seul qu’elle était inscrite dans une délibération du conseil général rendu publique; mais l’étendue de cette offre n’était-elle point restreinte par le crédit voté? Il y avait là de délicates questions d’interprétation de termes et de relations entre les crédits budgétaires et les dettes, et, si la question de compétence n’était pas actuellement celle qui prime toutes les autres, nous aurions eu belle matière à disserter sur la décision de fond. Disons simplement que nous l’approuvons entièrement. Du moment que le département fait une offre à des personnes incertaines, comme les chasseurs de vipères, et pour un résultat incertain, il s’engage d’une façon indéfinie, et le crédit voté ne limite pas son engagement, car il ne saurait être interprété que comme un crédit provisoire, et d’attente. On ne met pas les gens en campagne par l’appât d’une prime, avec le sous-entendu que les 800 premières vipères donneront seules droit à cette prime. Si on avait l’intention de limiter ainsi l’engagement, il faudrait le dire expressément, car autrement on tromperait les gens. Ajoutons qu’un engagement ainsi limité d’avance n’aurait guère chance de stimuler les amateurs, qui n’auraient point les moyens de savoir si leurs captures se trouveront ou non dans les 800 premières. Il vaut mieux que le principe de l’engagement ultra vires ait été posé, sauf aux conseils généraux, qui votent beaucoup d’allocations de ce genre pour encourager des œuvres utiles, à peser à l’avenir avec soin tous les termes de leurs délibérations.
Le considérant de notre arrêt déjà cité : « qu’étant donnés les termes dans lesquels a été prise la délibération du conseil général allouant des primes… et a été voté le crédit inscrit à cet effet au budget départemental…, le sieur Terrier peut être fondé à réclamer l’allocation d’une somme à ce titre », décide donc avant tout que le département est engagé au-delà des forces du crédit par l’interprétation raisonnable des termes de la délibération du conseil général et de l’ouverture de crédit. Mais, par là même, et implicitement, il décide que cet engagement est de nature administrative, puisque le Conseil d’Etat se reconnaît compétent pour statuer. Or, 1° c’est un engagement du département; 2° c’est un engagement qui, s’il n’a pas été pris pour l’exécution d’un service public proprement dit, comme le serait le service de la destruction des loups, dont M. Romieu rappelle fort à propos l’existence, l’a été tout au moins pour l’exécution d’une mesure analogue, et a été pris, chose importante, par les mêmes moyens, c’est-à-dire par la voie des délibérations administratives et des allocations budgétaires. Nous sommes donc bien autorisés à conclure que le Conseil d’Etat annexe au contentieux administratif cet engagement, bien qu’il soit départemental, et bien que ce ne soit qu’une mesure de gestion et d’exécution qui aurait parfaitement pu être assimilée à un engagement civil. C’est donc bien un premier pas très net dans la voie de l’assimilation des contentieux et dans celle de l’annexion au contentieux administratif de tout qui est gestion publique, c’est-à-dire exécution des services publics ou des mesures administratives par les moyens ordinaires de l’Administration publique. Notons avec soin ces deux éléments du contentieux administratif, et nous les verrons sûrement reparaître dans des décisions ultérieures; les engagements administratifs seront considérés comme relevant des juridictions administratives : 1° pour une raison de fond, quand ils auront pour but d’assurer l’exécution d’un service public ou d’une mesure administrative; 2° pour une raison de forme, lorsqu’ils auront été pris dans les formes habituellement employées par l’Administration : allocation d’un crédit, marché passé par adjudication, etc. M. Romieu a excellemment montré de ce côté la limite du contentieux administratif, dans les cas où l’Administration use, même pour l’exécution de ses services publics, des formes de la vie ordinaire, par exemple des achats au comptant. Il y aura plus tard à déduire avec logique toutes les conséquences de ce fait que l’Administration peut elle-même civiliser ses engagements en employant les formes de la vie civile. Mais retenons le principe fécond que les formes de la vie administrative entraînent en principe la nature administrative des engagements, lorsque d’ailleurs, au fond, ceux-ci sont pris pour l’exécution des services.
M. Romieu a indiqué de façon parfaite les précédents qui poussaient la jurisprudence à entrer dans cette voie; il a cité notamment une décision que nous aurons occasion de retrouver plus tard (Cons. d’Etat, 31 janv. 1902, Grosson, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 56), dans laquelle le Conseil d’Etat a reconnu implicitement sa compétence pour statuer en matière de responsabilité des communes. Il y a d’autres décisions encore à rapprocher notamment. (V. Cons. d’Etat, 22 juin 1888, Ville de Biarritz, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 543; 26 févr. 1892, Comm. de Lion-sur-Mer, S. et P. 1894.3.11; 8 avril 1892, Maire de Rennes, S. et P. 1894.3.17; 24 févr. 1896, Ville de Narbonne, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 66). Mais ce travail de reconstitution historique se fera plus tard. Avant de raconter l’évolution de la jurisprudence dans tout son détail, il est urgent de l’achever et de la consolider, et pour cela de rappeler à tous les raisons nécessaires qu’il y a d’y persévérer.
§ 2.
Ces raisons peuvent se ramener à trois : 1° le salut du contentieux administratif exige qu’on l’unifie; 2° l’unification dans le sens de l’extension de la compétence du Conseil d’Etat est déjà trop avancée pour qu’on puisse reculer; 3° cette unification sera pour le plus grand bien des justiciables.
I. — Le contentieux administratif, c’est-à-dire le contentieux des opérations auxquelles l’administration publique est mêlée, ne peut plus demeurer longtemps dans l’état d’incohérence où il se trouvait depuis un siècle, engagements de l’Etat aux tribunaux administratifs, engagements des départements et des communes aux tribunaux civils (V. Cons. d’Etat, 1er juin 1900, Moreau, S. et P. 1902.3.94); actions en responsabilité contre l’Etat aux tribunaux administratifs, actions en responsabilité contre les départements et les communes aux tribunaux civils (V. Cass. 17 déc. 1895, S. et P. 1897.1.492, et la note; 11 janv. 1898, S. et P. 1902.1.38); et, brochant sur le tout tous les travaux publics (L. 28 pluviôse an VIII, art. 4), toutes les contributions directes aux tribunaux administratifs, tandis que toutes les contributions indirectes sont aux tribunaux civils. Sans doute, on a vécu pendant cent ans avec cette répartition bizarre, mais on ne le peut plus, parce qu’il vient un moment où les yeux s’ouvrent sur les abus, et que, dès ce jour, ils ne peuvent plus être tolérés. Il en est arrivé de même des abus de l’ancien régime. Certes, au moment de la Révolution, il y avait longtemps que l’on vivait au milieu des vexations féodales, longtemps que la vieille machine gouvernementale jouait péniblement, longtemps que le système des impôts était pesant et inefficace, que la variété des coutumes et des lois, la multiplicité des barrières intérieures, la décadence des corporations entravaient la vie économique; mais tout cela n’avait pas été clairement vu avant le XVIIIe siècle. Du moment où, grâce à la diffusion des idées philosophiques, un public assez nombreux eut la claire vision des incohérences et des complications inutiles de cette organisation, c’en fut fait d’elle, et la Révolution devint une échéance fatale. Du petit au grand, notre contentieux administratif chaotique a pu durer tant qu’il n’a été connu que d’un petit nombre d’initiés, absorbés d’ailleurs par l’Administration pratique; mais, du jour où le grand public a été amené à s’en préoccuper, du jour où la réflexion scientifique s’est exercée sur lui, il a été facile de pronostiquer que ses complications devraient disparaître et qu’il attendait son 89. Dans des pays plus traditionnels que le nôtre, il pourrait durer tel quel, mais nous sommes trop amoureux de la simplicité et de la logique pour supporter des défauts dès que nous en avons pris conscience. Il faut qu’il se réforme ou qu’il disparaisse. Déjà le parti de la suppression totale est constitué; il y a longtemps que l’on demande la disparition de la juridiction administrative et l’attribution de tous les litiges administratifs au juge civil, comme dans les pays anglo-saxons. Ce parti a des représentants au Parlement, parmi les publicistes et dans l’enseignement. Nous ne supposons pas qu’il en ait dans la juridiction administrative, ni même dans la magistrature. C’est pourquoi sans nous arrêter à démontrer qu’il faut conserver le contentieux administratif, parce que c’est une admirable institution française et un précieux correctif de la centralisation, nous nous bornons à répéter : pour conserver, il faut progresser; pour éviter les révolutions, il faut faire des réformes; et, actuellement, les réformes demandées dans le contentieux administratif sont des simplifications et des unifications.
II. — L’unification du contentieux administratif ne peut se faire que dans le sens de la compétence de la juridiction administrative, et spécialement du Conseil d’Etat, pour tout ce qui concerne l’exécution des services publics de toutes les administrations, par la bonne raison que le mouvement est déjà donné en ce sens depuis pas mal d’années, et qu’on ne l’arrêtera pas. L’histoire de cette évolution et les causes de la marche incessante en avant sont bien curieuses. Il y a en réalité trois question sur le tapis depuis trente ans : celle du juge de droit commun en matière administrative, celle de l’extension de la compétence administrative aux litiges suscités par les opérations de la vie départementale ou communale, et enfin celle de l’extension de cette même compétence aux litiges suscités par l’exécution des services publics; ces trois questions sont liées l’une à l’autre par un principe secret, à savoir qu’il doit exister un contentieux administratif spontané dont soit naturellement saisi un juge de droit commun, et, ce qui a fait jaillir ce principe, c’est la vie administrative elle-même, en provoquant des litiges dans des cas nouveaux qui n’étaient prévus par aucun texte. Les trois questions sont si bien liées que la solution donnée à l’une entraîne logiquement la solution à donner aux autres, et que les dernières se sont trouvées préjugées par les premières. Ainsi les solutions ont progressé solidaires l’une de l’autre comme ces ascensionnistes liés par une corde, dont chacun conquiert pour tous un degré nouveau dans l’escalade des glaciers. Tel qui poussait le Conseil d’Etat à se déclarer juge de droit commun, et qui, pour cela, le décidait à s’emparer des litiges créés par l’administration départementale et communale, aurait été très surpris peut-être si on lui eût dit que cela conduirait logiquement à développer la compétence du Conseil d’Etat dans toutes les matières de la gestion publique, c’est-à-dire dans tout ce qui touche à l’exécution des services. C’est le cas de M. Laferrière. M. le commissaire du gouvernement Romieu a rappelé en excellents termes, ainsi que M. le procureur général Beaudoin, comme quoi M. Laferrière avait déterminé le Conseil d’Etat à s’annexer le contentieux départemental et communal en matière de réclamations d’employés et en matière d’actions récursoires entre les administrations locales, par exemple pour le remboursement des frais du service de l’assistance médicale gratuite. M. Laferrière s’applaudissait lui-même d’avoir ainsi organisé un contentieux qui sans cela semblait ne pas pouvoir trouver de juges, d’en avoir fait profiter le Conseil d’Etat, et d’avoir fait de celui-ci le juge de droit commun, portant un coup mortel à la doctrine du ministre-juge. Il croyait n’avoir fait que coup double; en réalité, le coup était triple. La raison profonde de la compétence administrative dans les relations entre les communes et leurs employés, ou bien dans les rapports des communes et des départements dans la co-administration de l’assistance médicale gratuite, était qu’il s’agit dans toutes ces matières de l’exécution des services publics et de relations spécialement administratives. On n’allait pas tarder à remarquer que les gestions des services publics et les relations spécialement administratives qu’elle entraîne étaient la matière même du contentieux administratif, et que, dès lors, partout où cette matière se rencontre, ce contentieux doit exister. Or, M. Lafferière n’était pas allé jusque-là, il n’avait pas d’idée arrêtée sur le caractère juridique de l’exécution des services publics, ou plutôt il inclinait à attribuer en principe aux tribunaux judiciaires toutes les matières de gestion. Il y avait évidemment dans son système une inconséquence dont sans doute il se fût aperçu lui-même, sans sa retraite et sa mort prématurées, et qui est devenue très apparente. Sa doctrine sur la compétence en matière de gestion doit être dépassée, parce qu’elle-même n’était pas en harmonie avec sa doctrine sur le Conseil d’Etat juge de droit commun et juge des litiges nouveaux suscités par l’administration départementale ou communale. Le Conseil d’Etat juge de droit commun, de quoi? On ne pouvait pas répondre indéfiniment : des cas nouveaux ! Il fallait ramener les cas nouveaux à un principe commun, qui s’est trouvé être celui de la gestion publique, c’est-à-dire de l’exécution des services publics par les procédés ordinaires et avec les prérogatives de l’administration publique.
Ainsi, on est beaucoup trop avancé pour reculer. En réalité, toutes les questions ont été implicitement tranchées à la fois, du jour où le Conseil d’Etat s’est affirmé juge de droit commun dans des cas nouveaux, et, si l’on veut une date précise, nous estimons qu’elles sont tranchées depuis l’arrêt Cadot du 13 décembre 1889. La Cour de cassation et le Tribunal des conflits comprendront, il faut l’espérer, toute la gravité de ces faits, et ils abandonneront de bonne grâce à la juridiction administrative un domaine qui lui est devenu nécessaire pour organiser d’une façon rationnelle et harmonieuse, telle que l’exige l’esprit critique contemporain, les divers compartiments de sa jurisprudence. Après les cas nouveaux viendront les cas anciens; il faudra que la juridiction civile cède à l’administration les matières de la responsabilité communale et départementale, des marchés de fournitures et des emprunts de ces administrations, sauf la réserve des engagements qui seraient contractés dans les formes de la vie civile.
III. — Les justiciables se trouveront bien de ces changements de jurisprudence et de ses réformes; c’est par là que nous tenons à terminer ces observations. D’abord, tout le monde gagne toujours à la simplicité et à la clarté des institutions; on saura qu’en matière administrative, pour l’exécution, le défaut d’exécution ou la mauvaise exécution d’un service public, quel qu’il soit, pour toute convention directement relative à l’exécution des services publics et passée dans les formes de l’administration publique, on doit s’adresser au juge administratif; on évitera ainsi bien des fausses manœuvres, des pertes de temps et d’argent. Mais il y a plus. On obtiendra plus facilement et plus complètement justice. Le juge administratif est beaucoup moins timide que le juge civil en présence de l’Administration. Devant le tribunal civil, notre chasseur de vipères n’eût probablement pas obtenu gain de cause. D’abord, parce que le juge civil se fût senti arrêté par le principe de la séparation des pouvoirs; il eût senti qu’en interprétant des délibérations du conseil général et des ouvertures de crédit, il s’immisçait dans les opérations d’un corps administratif. Ensuite, le principe de la séparation des pouvoirs fût-il aboli, un tribunal civil hésitera toujours dans un procès où, s’il donne gain de cause au réclamant, il condamne par là même l’ensemble des contribuables. Prononcer en matière de contentieux administratif, c’est encore administrer; cela ne s’aperçoit pas, si l’on n’envisage que l’acte abstrait de dire le droit, mais cela crève les yeux, si l’on envisage la réalité concrète et la répercussion réelle des arrêts, soit sur un administré, soit sur l’ensemble des contribuables et des administrés. Voilà pourquoi, pour le justiciable, il vaut mieux un juge qui se sente la mission et le pouvoir de condamner tous les administrés à payer une indemnité ou une allocation à un seul.
Il y a un revers à la médaille; cette concentration de tout le contentieux administratif au profit d’un juge, qui en fait se trouve être le Conseil d’Etat, met le juge bien loin du justiciable. Mais toutes les réformes ne peuvent pas se faire à la fois. Après la centralisation des matières administratives et l’unification de la compétence, se posera la question de la décentralisation du juge et de la réorganisation des conseils de préfecture. Chaque chose en son temps ! Cette réforme, amorcée elle aussi depuis de longues années, se fera à son tour.
Voilà bien des affaires à propos d’un chasseur de vipères. Les adversaires de cette évolution de jurisprudence pourraient conseiller à la jurisprudence administrative de se méfier des suggestions du serpent. Nous lui conseillerons au contraire d’aller de l’avant, et, si l’ambition d’agrandir son rôle lui est imputée à faute, nous dirons, comme un Père de l’Eglise de la faute originelle : felix culpa, parce qu’elle aura été la cause d’un plus grand bien.