Dans cette affaire, toute nouvelle, d’un lieutenant-colonel qui ose former un recours pour excès de pouvoir contre des décisions du ministre de la guerre refusant de faire droit à ses propositions, en ce qui concerne la nomination d’un maréchal des logis, le Conseil d’Etat nous paraît avoir suivi sa politique coutumière, qui est de se donner le temps de la réflexion, en n’examinant pas au fond la question nouvelle, et en rejetant le recours par une fin de non-recevoir.
Il appartient à la doctrine d’apprécier le bien-fondé de cette fin de non-recevoir.
Le lieutenant-colonel de Tinan, commandant en 1913 le 2e régiment de spahis, à Oudjda, avait proposé au ministre de la guerre de reporter du 1er mars au 15 juin 1913 la nomination du brigadier Vallé au grade de maréchal des logis; le ministre de la guerre, par deux décisions en date des 14 août et 13 décembre 1913, avait refusé; contre ces décisions de refus, le lieutenant-colonel a formé un recours pour excès de pouvoir. Nous n’avons pas à nous demander en ce moment si le ministre de la guerre avait, au fond, tort ou raison, mais seulement si le lieutenant-colonel avait qualité pour former un recours. Le Conseil d’Etat lui dénie cette qualité, sous le prétexte qu’il n’avait pas d’intérêt personnel à l’annulation des décisions : « Considérant que le lieutenant-colonel de Tinan, agissant comme commandant le 2e régiment de spahis, ne justifie d’aucun intérêt lui donnant qualité pour contester devant le Conseil d’Etat au contentieux, etc. »
Dès le premier abord, cette affirmation surprend. Dans l’armée, organisme dont la cohésion réside tout entière dans la discipline et dans l’autorité du chef, il est clair que tout chef de corps a un intérêt personnel à ce que son autorité personnelle ne soit pas amoindrie, fut-ce par des décisions ministérielles. Quand un chef de corps fait des propositions pour la nomination des sous-officiers, et ceci a lieu dans le cas de nominations de sous-officiers spécialistes, ces propositions sont connues des intéressés, et tout démenti donné par le ministre à ces propositions est une diminution du prestige et de l’autorité du chef de corps. Nous ne prétendons pas que le contrôle du ministre sur les chefs de corps soit inutile, loin de là ; mais nous croyons que les chefs de corps ont un intérêt personnel à ce que ce contrôle demeure discret et ne détruise pas leur autorité. Nous croyons de plus que cet intérêt personnel des chefs de corps est légitime, et leur donne qualité pour intenter le recours pour excès de pouvoir, et cela, pour plusieurs raisons. D’abord, dans les cas de nomination de sous-officiers spécialistes, le colonel a un intérêt évident à ce que la nomination soit faite à la date demandée par lui, car il risque d’avoir à la fois dans son régiment deux sous-officiers ayant la même spécialité, chose défendue par les règlements, et pouvant donner lieu à de graves difficultés, notamment pour le paiement de la solde. Ensuite, ce sont les lois et règlements sur l’organisation de l’armée qui ont conféré aux chefs de corps des prérogatives telles que celle de faire des propositions de nomination, dans les hypothèses où ils ne nomment pas eux-mêmes, et, dès lors, la défense de ces prérogatives légales est légitime; la défense de l’autonomie des chefs de corps contre la centralisation ministérielle est elle-même dans l’intérêt de la bonne administration de l’armée, parce que toute centralisation excessive est mauvaise.
Ces considérations n’ont certainement pas échappé au Conseil d’Etat, mais elles ont dû être tenues en échec par d’autres considérations qu’il n’est pas bien difficile de deviner. On peut résumer toutes ces considérations inhibitives dans la formule du respect de l’indivisibilité de la hiérarchie. Le ministre de la guerre est le supérieur hiérarchique du lieutenant-colonel. Sans doute, dans le cas de la nomination d’un sous-officier spécialiste, le lieutenant-colonel participe à la décision par une proposition, mais c’est le ministre qui prend la décision, et il n’est pas absolument lié par la proposition de son subordonné; son droit de décision n’est pas partagé. Une fois la décision prise, en revanche, elle l’est par la hiérarchie, et le subordonné qui a fait la proposition ne peut pas se séparer de la hiérarchie pour critiquer la décision, y eût-il un intérêt personnel ; l’indivisibilité de la hiérarchie empêche que cet intérêt soit légitime. Pour présenter la chose autrement, on peut dire qu’il y a dans la hiérarchie un devoir d’office, qui empêche le subordonné de prendre une attitude contentieuse à l’égard d’une décision de son supérieur hiérarchique, à laquelle il a participé par une simple proposition ne liant pas complètement le ministre.
Il ne faut certainement pas traiter à la légère des considérations de cet ordre. Tout ce qui touche au principe d’autorité et même à la hiérarchie mérite des égards et des précautions; mais ce qui touche à la liberté et à la décentralisation, dans ce qu’elles ont de légitime, et aussi tout ce qui intéresse le bon ordre véritable de l’armée, en tant qu’il est assuré par l’autonomie des chefs de corps et par le respect de cette autonomie, tout cela également mérite des égards. Examinons donc soigneusement l’objection. Acceptons de placer la question sur le terrain de l’indivisibilité de la hiérarchie en ce qui concerne l’attitude des subordonnés vis-à-vis d’une décision prise par le ministre, et serrons de près la question de savoir à quel moment précis et à quelles conditions un subordonné peut être admis à se séparer de la hiérarchie, à propos d’une décision prise pour la défense de ses prérogatives personnelles.
Il y a des cas non douteux, et il y en a dans les deux sens.
D’une part, il est bien certain que les agents de préparation des bureaux, dans notre organisation bureaucratique, bien que matériellement ils préparent les décisions ministérielles, n’ont juridiquement aucune participation au pouvoir de décision du ministre, et ne pourraient invoquer aucune prérogative pour justifier d’un intérêt personnel à attaquer une décision qui ne serait pas conforme à leur projet ; il en est de même des conseils et assemblées, qui sont consultés sur des projets de décision, et qui formulent des avis qui ne sont pas suivis ; il en est de même des agents d’exécution, qui n’ont en aucune façon participé à la décision, et auxquels elle est transmise à seule fin d’exécution (V. Cons. d’Etat, 13 mars 1908, Comm. de Boutevilliers, S. et P. 1910.3.76 ; Pand. pér., 1910.3.76).
D’autre part, et en sens inverse, la hiérarchie n’empêche pas que certains agents, placés sous l’autorité des ministres, n’aient une sphère d’autonomie, ne puissent prendre des décisions exécutoires par elles-mêmes, et n’aient qualité pour attaquer les décisions que les ministres prendraient directement sur les affaires de leur compétence. C’est ainsi que les préfets ayant reçu, des décrets du 25 mars 1852 et du 13 avril 1861, des pouvoirs propres, tout le monde admet que si le ministre empiétait sur cette compétence, la décision ministérielle serait entachée d’excès de pouvoir, et, sans doute, bien que le cas ne se soit jamais présenté à notre connaissance, le préfet pourrait-il lui-même former un recours basé sur la violation de ses prérogatives. On peut dire que là, en tant qu’il possède un pouvoir propre de décision, le préfet est séparé de la hiérarchie, assez pour avoir un intérêt personnel légitime à la défense de ses prérogatives.
Mais que penser du cas du lieutenant-colonel qui fait au ministre de la guerre des propositions pour la nomination de sous-officiers spécialistes ?
Certes, sa situation est moins indépendante que celle du préfet qui prend une décision en vertu du décret de 1852. Mais elle est plus indépendante que celle du chef de bureau qui a dressé le simple projet d’une décision ; faire une proposition de nomination, c’est participer à la nomination en vertu d’une prérogative d’autonomie.
Il y aurait toute une étude à faire du droit de proposition, qu’il ne faut pas du tout confondre avec le droit d’avis consultatif. En principe, le ministre est lié davantage par une procédure qui implique des propositions de ses subordonnés que par une procédure qui implique des avis consultatifs. C’est ainsi que l’art. 68 de la loi du 10 août 1871 énumère des cas où des propositions sont demandées aux conseils généraux, relativement à des secours à distribuer sur fonds d’Etat, et l’on admet que, si le gouvernement n’est pas lié quant à la quotité des secours, il l’est quant à l’ordre de distribution, qui doit être conforme aux propositions (V. Hauriou, Précis de dr. admin, 11e éd., p. 168). C’est ainsi encore que, dans les concours d’agrégation ou autres concours institués pour le recrutement de certains fonctionnaires, les jurys de concours ne font au ministre que des propositions; le ministre n’est pas entièrement lié, en ce sens qu’il pourrait refuser de nommer un candidat proposé (V. la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 16 nov. 1894, Brault; S et p. 1896.3.63); mais il est lié, en ce sens qu’il ne pourrait pas nommé un candidat non proposé, et qu’il ne peut faire les nominations que dans l’ordre déterminé par le jury (Comp. Cons. d’Etat, 1er juin 1906 [4 arrêts], Alcindor, S. et P. 1908.3.138; Pand. pér., 1908.3.138). D’autres fois, les propositions constituent des listes de noms parmi lesquelles le ministre est tenu de choisir, ce qui restreint son choix.
Donc, en principe, la proposition lie plus ou moins le ministre; par conséquent, elle est le signe que l’autorité chargée de la faire a plus ou moins d’autonomie vis-à-vis du ministre, et, par cette prérogative qui lui est propre, se sépare plus ou moins de la dépendance hiérarchique.
Les propositions de nomination de sous-officiers spécialistes ne font pas exception à la règle : si le ministre peut ne pas nommer un sous-officier proposé, en revanche, il ne peut pas nommer un sous-officier qui n’aurait pas été proposé par son chef de corps; par conséquent, le chef de corps a une prérogative qui le fait participer à la nomination, une prérogative d’autonomie, par laquelle il échappe à la dépendance hiérarchique, et, s’il veut former un recours pour la défense de cette prérogative, on ne peut pas lui objecter qu’il n’a pas d’intérêt personnel, à cause de l’indivisibilité de la hiérarchie.